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Œuvres complètes de Frédéric Ozanam, 3e édition/Volume 11/083

La bibliothèque libre.
Lecoffre (Œuvres complètes volume 11, 1873p. 449-456).
LXXXIII.
À M.AMPÈRE.
Bayonne, 25 novembre 1852.

Mon excellent ami,

C’ est répondre bien tard à votre bonne lettre, et encore n’ai-je pas cette fois l’excuse de la santé. Heureusement je puis vous. en donner une autre que vous accueillerez mieux, puisqu’elle me suppose fort et bien portant. Mais avant de vous compter mes faits et gestes, laissez-moi vous remercier d’abord de vos avis. Vous me défendez le tour de l’Espagne et vous penchez vers l’Italie, notre belle Italie qui a tant de séductions ! Vous- y ajoutez comme une espérance de vous y voir. Mais cette espérance se mêle à des suppositions douloureuses que je ne veux pas croire possibles. J’aime trop mon pays pour vous souhaiter de si funestes loisirs. Non, vous ne quitterez pas cette jeunesse qui vous entoure, qui s’attache à vous et dans les rangs de laquelle j’ai appris à vous aimer en aimant le vrai et le beau. Nous partirons donc pour la Toscane, probablement dans quinze jours. Cependant il m’en coûtait trop de quitter l’Espagne si voisine, dont je voyais tous les jours les côtes et les montagnes vertes. Si j’avais tâché d’occuper un peu les journées vidés de cet automne, c’était en étudiant le moyen âge espagnol, son histoire, sa littérature. Je savais peu de chose ; cependant quelques figures commençaient a se mouvoir, quelques institutions à s’animer devant mes yeux. Mais ces scènes, pour ainsi dire, manquaient de fond c’étaient des rêves sans réalité jusqu’à ce que je visse par où ces hommes, ces rois, ces communes, tenaient à la terre. Ne pouvant visiter qu’une ville, j’ai choisi Burgos ; Burgos, le cœur de l’ancienne monarchie, la Mère des rois, comme elle s’appelle, et leur séjour pendant trois cents ans. J’ai fait cette course, et elle m’a tenu plus que je ne m’en étais promis. A Séville, à Tolède, j’aurais trouvé d’admirables épisodes ; à Burgos, j’avais tout le poëme de l’Espagne héroïque et sacrée. J’avais les murs encore en partie conservés, encore percés de portes sarrasines, où Diego Porcellos réunit au neuvième siècle la première commune de Castille. J’ai vu le siège grossier où Laïn Calvo et Nunez de Rasura, juges électifs comme ceux d’Israël, gouvernaient ce peuple sans rois. J’ai salué l’arc de Fernan Gonzalez, premier comte de Castille, dont les aventures remplissent tant de ballades. Des chapelets de têtes sculptées sur les murs de la cathédrale m’ont rappelé les têtes coupées des sept infants de Lara. Mais, par-dessus tout, et à chaque pas, la grande image du Cid. Le lieu de sa maison marquée par une pierre monumentale, le château où il célébra ses noces avec Chimène, la porte de l’église où il obligea le roi Alfonse VI à se purger par serment, de la mort de son frère ; le coffre ; oui, monsieur, le célèbre coffre qu’il remplit de sable et sur lequel les juifs du lieu lui prêtèrent six cents écus d’or. Enfin, ce qui est plus triste, ses os qu’on a troublés dans leur tombe, qu’on a tirés du couvent supprimé de Saint Pierre de Cardena pour les conserver dans un cercueil de bois à la chapelle de l’Ayuntamiento. Désormais pour moi toutes ces traditions vivent, tous ces personnages ont chair et sang ; j’ai presque touché de ma main la belle barbe du Campeador, et si je veux réveiller son vieux cheval Babieça, je sais l’endroit où il est enterré.

Voilà pour les temps merveilleux et légendaires. Mais, au douzième siècle, les monuments commencent, la ville des rois se bâtit avec une grandeur dont nous avons les restes. Je ne parle pas de la cathédrale que vous avez sans doute visitée en passant. Nous y sommes demeurés cinq heures en différentes fois, et nous n’avons pas achevé de la voir ; avec ses flèches et sa coupole et ses nefs spacieuses, ce serait déjà une des belles églises de la chrétienté. Que dire de ces cloîtres, de ces chapelles grandes comme des églises, qui se groupent tout autour, et qui se peuplent d’autels, de retables et de tombeaux ? Tout l’éclat de la renaissance est dans cette chapelle du Connétable, brillante, riche, ingénieuse, maniérée quelquefois, religieuse toujours, comme le génie espagnol. Mais, ce que vous n’avez peut-être point vu parce qu’il y faut tout un jour, c’est le monastère de Las Huelgas et la Chartreuse de Miraflores, qui sont comme le Saint-Denis et l’Escurial de la Vieille-Castille. A Las Huelgas, une grande et superbe basilique de la fin du douzième siècle, où l’austérité byzantine se mêle encore à la hardiesse élégante du style gothique là les sépultures de cinq rois, de six reines, de dix-neuf infants ou infantes ; là les souvenirs d’Alfonse le Noble, de saint Ferdinand, d’Alfonse le Sage, couronnés ou armés chevaliers sous ces voûtes ; là l’étendard des Maures pris à las Navas de Tolosa et encore porté processionnellement au jour anniversaire de cette

victoire. La Chartreuse de Miraflores, achevée par Isabelle la Catholique, n’est elle-même qu’un grand mausolée élevé à la mémoire de Juan II, de sa femme et de son fils. Au dehors, l’église a toute la forme d’un catafalque flanqué de candélabres funèbres ; au dedans, elle a toute la splendeur des espérances chrétiennes la pensée de l’immortalité bienheureuse y rayonne avec les faisceaux de pierre travaillée à jour qui jaillissent le long de l’abside, qui pendent en festons charmants au-dessus du sanctuaire. Le retable est doré du premier or que Christophe Colomb rapporta d’Amérique. Le ciseau le plus exquis a travaillé les boiseries du chœur. C’est au milieu de ces richesses que reposent le roi Jean II et sa femme, leurs statues colossales d’albâtre couchées sur un soubassement octogone ; les têtes sont belles, l’attitude calme et chaste, les costumes chargés d’ornements. Mais le soubassement est lui-même tout un monde, tout un monde de statues, de statuettes, de figures, de figurines, assises, sur des trônes, enfoncées dans des niches, voilées sous des feuillages. Il y a des anges, des saints, huit personnages de-l’Ancien. Testament, sept figures allégoriques de vertus, un nombre infini de moines priant sous leurs capuchons, de docteurs méditant sous leurs manteaux, il y a des enfants jouant de la cornemuse ou folâtrant avec de jeunes animaux, il y a tout ce qu’on a pu réunir de sacré, de pur, d’innocent pour soutenir le poids de ce roi et de cette reine qui furent chrétiens, mais qui furent pécheurs, qui ont besoin d’être entourés, défendus devant Dieu, pour qui les chartreux psalmodient jour et nuit dans leurs stalles, et pour qui tout ce peuple de pierre semble intercéder dans son silence. La grande Isabelle avait élevé ce monument à ses parents, elle n’a pas oublié non plus son jeune frère dont le tombeau plus simple a peut-être plus de grâce et de correction Il faut avoir vu ces lieux pour se représenter la cour de Castille au quinzième siècle ; quand le souffle de l’Italie avait passé sur elle sans l’enivrér encore, quand les poëtes et les artistes se pressaient au palais de Burgos, quand le roi Juan II faisait des vers, et que les chefs de l’aristocratie castillane, les marquis de Santillane et de Villena, s’honoraient de traduire Dante et de ranimer le Gai Savoir des troubadours. Le génie castillan connaît déjà l’inspiration des peuples voisins ; mais il ne connaît pas la servitude, il est encore dans toute la liberté de son essor national, il est plein de joie et de sérénité. Il n’a pas encore cette grandeur triste que lui donna la dynastie autrichienne, lorsqu’elle voulut mettre le monde entier sur les épaules de l’Espagne, au risque de l’étouffer. J’ai trouvé aussi beaucoup de plaisir à voir de près ce peuple original, qui n’a pas la grâce italienne, mais qui a de la noblesse. Il me semble qu’il est instructif d’entendre parler et d’être contraint de parler soi-même une langue qu’on n’avait vue que dans les livres, et comme une lettre morte, comme un instrument de musique dont on connaissait les cordes, mais dont on n’avait jamais entendu les sons. Les vieux Castillans parlent très-purement ; j’étais tout ravi de les bien comprendre, et j’ai eu la témérité de leur répondre, au péril de leurs verbes que je massacrais et de ma dignité professorale compromise par des centaines de solécismes . Du reste, j’ai trouvé les gens fort doux, obligeants, et les personnes auxquelles nous étions recommandés nous ont comblés d’attentions. Je vois pourtant que vous froncez le sourcil, et. que vous avez bien envie de censurer mon escapade. Cependant ne croyez pas, mon cher maître, que j’aie foulé aux pieds les oracles d’Hippocrate. J’avais permission de médecin jusqu’à Burgos. Nous avons trouvé de bonnes diligences, des auberges en général passables, et, malgré un temps froid et pluvieux, je ne me suis jamais mieux porté. Ma poitrine a très-bien résisté au vent glacé de la Vieille-Castille ; pourtant j’ai compris qu’il ne faudrait pas tenter la Providence en prolongeant ces expériences pendant l’hiver. J’ai donc remercié Dieu de m’avoir permis un voyage si agréable et si utile, et je me suis résigné réserver le reste de l’Espagne pour des temps meilleurs. Mes trois jours de Burgos m’avaient paru bien courts, du moins j’ai pu en prolonger un peu le souvenir en rapportant quelques lithographies point trop mauvaises, de bonnes notices sur les monuments, particulièrement un excellent mémoire sur la Chartreuse, enfin des légendes et des romances populaires, que j’ai achetées au milieu d’une troupe de muletiers et de paysans ; ils en achetaient comme moi, d’où j’ai conclu avec édification qu’ils savaient lire. Pour m’avoir exilé à deux cents lieues de vous, sans doute vous pensez être à l’abri de mes importunités ? Point. Si ce n’est lui, c’est donc son frère. C’est au moins un de mes cousins qui me demande une nouvelle lettre d’introduction auprès de vous. Veuillez donc étendre jusqu’à lui cette indulgence qui vous fait excuser toutes mes indiscrétions. Vous-encouragerez un homme qui vaut mieux que moi et qui de l’esprit et du cœur. Ce qui pourrait bien prouver que j’ai peu de cœur, c’est que je suis au bout de ma lettre sans vous avoir rien dit de deux de vos meilleures amies et des miennes, madame et mademoiselle Ozanam. Elles ont pourtant été mes compagnes de voyage, bien aimables et bien dévouées, la pauvre dame surtout qui appréhendait beaucoup cette course et qui craignaitde ramener un mari en fort mauvais état. Je dois assurément beaucoup à sa sollicitude, aussi bien qu’à certaines poudres que mon frère me fait prendre.

Dites-moi, je vous prie, qu’ai-je donc fait pour mériter que Dieu me donne une famille comme celle-là et un ami comme vous ?