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Œuvres complètes de Frédéric Ozanam, 3e édition/Volume 11/090

La bibliothèque libre.
Lecoffre (Œuvres complètes volume 11, 1873p. 477-479).

XC
À M. CHARLES LENORMANT.
Pise,12 janvier 1853.

Monsieur et ami, En arrivant à Pisé où je suis entouré de tant de grands spectacles et de grands souvenirs, je me sens encore plus touché de trouver dans le numéro du Correspondant qui’ m’attendait à la poste, quelques lignes si affectueuses pour moi. Assurément, je ne vaux point ce que vous dites, et je ne mérite pas d’occuper nos lecteurs mais je vous remercie de leur avoir rappelé mon nom : j’y gagnerai peut-être les prières de quelques bonnes âmes. Je vous remercie surtout de la place que vous voulez bien me garder dans vos pensées, elle me fait penser à celle que je trouvais à votre foyer, quand madame Lenormant nous accueillait ma femme et moi avec tant de grâce et d’indulgence. -Je ne sais encore ce que Dieu ordonnera de nous, mais il a certainement assez fait pour l’honneur et la douceur de notre vie en nous choisissant nos amis. Si mal que je pense de moi-même, je ne puis croire qu’il m’ait créé pour ne rien faire, lorsqu’il me fait connaître l’un après l’autre les plus grands chrétiens de mon temps et les âmes les plus choisies. Leur affection, vous avez raison de le dire, me soutient et m’encourage elle m’aide à soutenir des épreuves, proportionnées, d’ailleurs, à ma faiblesse. Même ces dernières inquiétudes de santé commencent à s’évanouir. Les organes sont remis, et les forces, qui manquaient surtout, sont assez revenues pour supporter le long voyage de Bayonne à Pise. Nous avons été un peu battus sur divers éléments  : terris jactatus et alto ; et la mer nous a jetés à Livourne mouillés comme des naufragés ; mais enfin nous voici sains et saufs nous avons pu rendre nos actions de grâce sous les voûtes de cette admirable cathédrale, et nous attendons maintenant que le soleil qui la dore et la conserve achève de me fortifier et de me rajeunir.

...Je voudrais vous parler de l’Italie, mais j’y mets seulement le pied, et je commence à connaître assez ce beau et trompeur pays, pour savoir qu’il faut s’y défier des premières impressions. Seulement, j’ai vu à Gênes les catholiques, fervents, mais animés d’un esprit de prosélytisme que naguère on n’y connaissait pas. Il m’a semblé que là, comme ailleurs, le vent de la tempête a la vertu de porter les bonnes semences, que l’Église gagne à se retrouver militante, et que, malgré les défections à jamais regrettables de quelques mauvais chrétiens, le protestantisme et le mazzinisme nous rendent le service de réveiller notre sœur qu’on croyait morte et qui dormait. J’ai trouvé dans la même ville le P. Marchese, l’auteur des Vies des artistes dominicains, et j’ai reconnu avec un grand orgueil pour notre cause commune, que cet admirateur de l’art catholique réprouvait de toutes ses forces la croisade prêchée contre l’antiquité. Je finis impoliment ce billet que j’insère dans une lettre à notre excellent ami Ampère. Comment né pas manquer à toutes les convenances dans un pays où l’on taxe au double les correspondances sous enveloppes ? Cependant il me reste —encore la place de vous souhaiter une année plus douce que la dernière, et des consolations mesurées à vos peines passées..

Votre bien dévoué et reconnaissant.

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