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Œuvres complètes de Pierre Louÿs, tome 1/Poésies de Méléagre, suivies de Mimes des Courtisanes/II. EROS

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Slatkine reprints (p. 17-37).






II

ÉROS



IV


Je crie : « Il a été perdu : Érôs, le sauvage. » Il n’y a qu’un instant, * matinal, hors de mon lit, il est parti, s’étant envolé.


C’est un enfant qui a le charme des larmes, qui parle sans cesse, vif et hardi, * riant à nez ouvert, ailé, pharétrophore.


Son père, je ne pourrais pas dire qui c’est : ni Aïther, * ni Khthôn ne disent avoir enfanté l’audacieux, — ni Pélagas.


Partout et par tous il est haï. Or prenez garde *, de peur qu’aujourd’hui dans vos âmes il ne pose d’autres filets.


Mais le voilà, dans son trou. Tu ne m’échappes plus, * archer, blotti dans les yeux de Dzénophila.


V


Qu’il soit vendu ! même s’il est au sein de sa mère endormi, * qu’il soit vendu ! pourquoi aurais-je cet intrigant à nourrir ?


Il est camus, hypoptère ; avec le bout de ses ongles * il griffe ; il pleure et souvent, à la fois, il rit ;


Pour comble il est entêté, bavard, curieux, * sauvage : même avec sa mère aimée il ne s’apprivoise pas.


Tout un monstre : c’est pourquoi il sera vendu. Si, au départ, * quelque marchand veut acheter l’enfant, qu’il s’avance !


Mais voilà qu’il supplie, qu’il pleure… Je ne te vends plus, * rassure-toi : sois le camarade de Dzénophila et reste ici.



VI


Oui, par Kypris, Érôs, je te brûlerai tout au feu, * ton arc, et ton carquois porteur de flèches de Scythie.


Je les brûlerai, oui. Pourquoi ris-tu sottement sous ton nez épaté * en soufflant du nez ? Dans un instant tu riras jaune.


Car ces porteuses de Désirs, tes ailes rapides enfin coupées, * je serrerai à tes pieds une entrave d’airain.


Mais ce sera pour moi une victoire à la Kadmos, si, près de moi, * je t’unis à mon âme comme le lynx dans la chèvrerie.


Va-t’en donc, ô Difficile à vaincre ! Prends encore de petites talonnières, * et envole-toi vers d’autres avec tes ailes rapides.


VII


Au maternel giron, l’enfant à l’aurore jouant * aux osselets, il a joué mon âme, Érôs.



VIII


Trois Kharites, trois douces vierges Heures, * trois Désirs amoureux me jettent des flèches.


Est-ce qu’Il m’a tiré d’en haut trois flèches, comme s’il voulait * frapper non pas un seulement, mais trois cœurs en moi ?


IX


Le dé en soit jeté ! Allume. J’irai. Allons, ose, * lourd de vin, qu’est-ce que tu as à réfléchir ? J’irai à l’orgie.


J’irai à l’orgie ? Où vas-tu, mon cœur ? Mais avec l’amour pourquoi raisonner ? * Allume vite ! Où sont mes mœurs d’autrefois !


Que soit chassée la trop grande peine de la sagesse. En un mot, sache * ceci, que même la volonté de Dzeus est abaissée par Érôs.


X


Bien que des ailes rapides à ton dos s’étendent, * et malgré, de ton scythique arc, les flèches au loin lancées,


Je t’échapperai, Érôs, sous terre. Mais pourquoi ? Car lui-même * il n’a pas évité ta puissance, Aîdas Pandamator.


XI


Ô homme, venez à mon secours ! De la mer sur la terre * à peine, après mon premier voyage, ai-je posé les pieds,


Que m’entraîne de là le violent Érôs. Comme montrant une flamme * brille la beauté de l’enfant amoureux à voir.


Je mets mes pas dans ses pas, et dans l’air, par une illusion douce, * j’abstrais sa forme et je l’embrasse avec ses lèvres.


Est-ce que, ayant fui la mer mauvaise, je vais, dans un bien plus grand danger, * traverser sur terre le flot plus mauvais de Kypris ?


XII


Je suis couché. Foule aux pieds ma nuque, cruel daïmôn.* Je te connais, oui, par les dieux, et que tu es lourd à porter.


Je connais aussi tes flèches en feu. Quand tu jetteras sur mon âme tes torches, * tu n’y brûleras rien, car elle est toute en cendre.


XIII


Toujours bruit en mes oreilles la voix d’Érôs ; * mon œil silencieux consacre aux désirs ses larmes douces.


Ni la nuit ni le jour ne m’ont endormi, mais sous les philtres * déjà mon cœur quelque part se creuse.


Ô, ne savez-vous que voler vers moi, ailés Érôs ? * Et vous envoler ne le pouvez-vous pas ?


XIV


Ni les boucles de Timo, ni le scandale d’Héliodora, * ni le prothyre parfumé de Timarion,


Ni le mou sourire d’Antikleia aux yeux de bœuf, * ni les couronnes de Dorothéa nouvelles-fleuries,


Nulle, dans ton carquois, de tes flèches ailées * ne se cache, Érôs, car en moi sont tous tes traits.


XV


Oui, par les belles amoureuses boucles de Timo, * par la peau parfumée de Dêmô, hanteuse de rêves.


Oui encore, par les jeux aimés d’Ilias, par cette veilleuse * allumée qui de nos orgies boit tous les chants lyriques,


Je n’ai plus qu’un tout petit souffle, Érôs, sur les lèvres : * si tu veux même celui-là, dis et je l’exhalerai.


XVI

EROS ET PSYKHÈ


Si ta flamme brûle trop souvent dans l’âme papillonnante et nageuse, * elle fuira, Érôs. Elle aussi, méchant, elle a des ailes.


XVII


Ne t’ai-je pas crié ces choses, Psykhè ? « Par Kypris tu es prise, * ô malheureuse amante, pour avoir à la glu trop souvent volé. »


N’ai-je pas crié ? Le filet t’a prise. Pourquoi vainement dans tes liens * palpites-tu ? Érôs lui-même t’a lié les ailes,


T’a mise sur le feu, a versé des parfums sur toi défaillante, * et donné à l’altérée des larmes chaudes à boire.


Ô Psykhè lassée, tantôt par le feu tu brûles, * tantôt la fraîcheur t’évente et tu recueilles ton haleine.


Pourquoi pleures-tu ? Lorsque dans ton giron l’inexorable Érôs * tu nourrissais, ne savais-tu pas qu’il se nourrissait contre toi ?


Ne savais-tu pas ? Maintenant, connais le prix de la belle nourriture, * toi qui ensemble le feu et la fraîche neige as reçus ?


Toi-même tu l’as voulu : porte ta peine. Tu souffres justement * ce que, tu as fait, brûlée d’une ardeur mielleuse.


XVIII


Psykhè en larmes, pourquoi la blessure fermée d’Érôs * à travers tes entrailles encore une fois se rouvre-t-elle ?


Non, non ! je t’en prie par Dzeus : non, par Dzeus ! ô volontairement folle ! * Ne remue pas sous la cendre le feu qui rougeoie par-dessous.


Car aussitôt, ô oublieuse de tes maux ! si, encore une fois fugitive, * Érôs te reprend et te possède, la déserteuse sera mal traitée.



XIX

EROS ET KYPRIS


Quoi d’étrange si le fléau des mortels, Érôs, a des flèches de feu * qu’il lance, et des yeux effrontés qui amèrement rient ?


Sa mère n’aime-t-elle pas Arès ? N’est-elle pas femme * de Haphaïstos, habituée au feu et aux épées ?


Et la mère de sa mère, n’est-ce pas sous le fouet des vents Thalassa * farouche et hurlante ? Son père ce n’est ni celui-là ni un autre.


C’est pourquoi de Haphaïstos il a les feux, des vagues les colères, * et d’Arès les flèches ensanglantées.


XX


Terrible Érôs, terrible ! Mais pourquoi davantage et encore dire * et encore, gémissant souvent : terrible Erôs.


Car l’enfant rit de tout cela ; et souvent de ce qu’on lui reproche * il se réjouit ; quand je lui dis des injures il est même heureux.


C’est une merveille pour moi, qu’apparue à travers la glauque * écume, avec de l’eau, Kypris, tu aies enfanté le feu.


XXI


En offrande à toi, Méléagre consacre sa lampe familière, * Kypris aimée. Elle fut initiée à tes nuits blanches.