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Œuvres complètes de Pierre Louÿs, tome 1/Poésies de Méléagre, suivies de Mimes des Courtisanes/V. LES CONSEILS MATERNELS

La bibliothèque libre.
Slatkine reprints (p. 219-224).





V

LES CONSEILS MATERNELS





PHILINNA (Aimée), courtisane.


SA MÈRE.




la mère
Tu étais folle, Philinna, hier ? Qu’est-ce qu’il t’a pris pendant le souper ?

Diphilos est venu me voir ce matin en pleurant et il m’a raconté tout ce qu’il avait eu à souffrir de toi. Tu t’es soûlée, tu t’es levée au milieu du repas en dansant quand il te le défendait, et après cela tu as donné un baiser à son ami Lamprias : et comme il se fâchait, tu l’as quitté, tu es allée près de Lamprias, tu l’as pris dans tes bras, et Diphilos étouffait de colère à cause de cela. Et la nuit, je le sais, tu n’as pas couché avec lui ; tu l’as laissé pleurer et tu t’es étendue toute seule sur un lit voisin, en chantant pour lui faire de la peine.

philinna, furieuse.
Mais ce qu’il m’a fait, mère, il ne te l’a pas dit. Sans cela tu ne te mettrais pas du côté de cet insolent !

Il m’a laissée pour aller causer avec Thaïs, la maîtresse de Lamprias qui n’était pas encore arrivé. Voyant que cela me rendait malheureuse et que je lui faisais des signes, il prit Thaïs par le bout de l’oreille, lui fit plier la nuque en arrière et lui donna un baiser si bien aspiré qu’elle ne pouvait plus dégager ses lèvres ! Moi je pleurais, mais lui se mit à rire, et à dire toutes sortes de choses dans l’oreille de Thaïs, contre moi sans doute, car Thaïs souriait en me regardant. Quand ils entendirent Lamprias entrer et qu’ils furent fatigués de se baiser l’un l’autre, j’allai me coucher avec Diphilos pour qu’il n’eût aucune excuse ensuite. Alors Thaïs se leva et dansa la première en se retroussant pour montrer ses jambes toutes nues comme si elle était seule à les avoir belles. Quand elle s’arrêta, Lamprias ne dit rien, mais Diphilos vanta tant qu’il put son rythme et sa danse, disant comme son pied suivait bien la cithare ! et comme sa jambe était belle ! et dix mille autres choses ! on aurait dit qu’il parlait de la Sôsandra de Kalamis, et non de cette Thaïs, que tu connais bien et moi aussi puisqu’elle va aux mêmes bains que nous. Alors la Thaïs se moqua de moi : « Si quelqu’une, dit-elle, n’était pas si honteuse d’avoir les jambes maigres, elle se lèverait aussi et danserait. »

Que dirai-je, mère ? Je me suis levée et j’ai dansé. Que fallait-il faire ? Supporter cette moquerie au risque de la laisser croire, et permettre à Thaïs de régner sur le festin ?
la mère
Tu es trop ardente, ma fille. Il ne fallait pas prendre cela tant à cœur. Dis-moi ce qui s’est passé après.
philinna
Tout le monde m’a félicitée ; Diphilos seul s’est couché sur le dos, et a regardé le plafond, jusqu’au moment où je me suis arrêtée de fatigue.
la mère
Enfin, est-ce vrai que tu as donné des baisers à Lamprias et que tu as quitté ton lit pour le prendre dans tes bras ?… Tu te tais ?… En effet, c’est impardonnable !
philinna
Je voulais lui rendre chagrin pour chagrin.
la mère
Ainsi ce n’est pas avec lui que tu as couché ? et tu as chanté pendant qu’il pleurait ? Tu ne comprends donc pas, ma fille, que nous sommes pauvres ! tu ne te rappelles plus tout ce que nous avons reçu de celui-là et comment nous aurions passé l’hiver dernier, si l’Aphrodite ne l’avait envoyé vers nous !
philinna
Quoi donc ? je supporterai d’être insultée par lui à cause de cela ?
la mère
Rage, mais ne te moque pas. Tu ne sais pas que les amants cessent d’aimer quand on se moque d’eux, et qu’ils s’en veulent à eux-mêmes. Tu as toujours été trop susceptible avec cet homme-là. Prends garde que, selon le proverbe, nous ne cassions la corde pour l’avoir trop tendue.