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Œuvres complètes de Pierre Louÿs, tome 1/Poésies de Méléagre, suivies de Mimes des Courtisanes/XIV. L’ABANDONNÉE

La bibliothèque libre.
Slatkine reprints (p. 287-291).





XIV

L’ABANDONNÉE





GLYKERA (La Douce), jeune courtisane


THAÏS (La Brillante), son amie.




glykera
Ce soldat, Thaïs, l’Acarnane qui entretenait autrefois Abrotonon et après devint amoureux de moi, je veux dire celui qui était toujours sous la pourpre et la chlamyde, est-ce que tu le connais ou bien as-tu oublié l’homme ?
thaïs
Non, je le connais, ma petite Glykera. Même il a fait la noce avec nous l’année dernière à la fête de Déméter. Eh bien, qu’est-ce que tu veux en dire ?
glykera
Cette mauvaise Gorgona, que je croyais mon amie, a si bien manœuvré qu’elle me l’a enlevé.
thaïs
Et maintenant il n’est plus à toi, il a fait de Gorgona sa maîtresse ?
glykera
Oui, ô Thaïs, et la chose m’a terriblement frappée.
thaïs
C’est méchant, Glykerion, mais ce n’est pas imprévu ; ces choses arrivent chez nous les hétaïres. Il ne faut pas te faire de peine ni dire de mal de Gorgona. Abrotonon n’a pas dit de mal de toi dans la même circonstance, et pourtant vous étiez amies. — Mais je me demande ce qu’il lui trouve de bien, ce soldat-là, à moins d’être complètement aveugle, pour ne pas voir comme elle a les cheveux rares et comme ils sont loin du front ; ses lèvres sont livides, cadavéreuses, son cou est grêle ; ses veines ressortent ; son nez est long. Elle n’a qu’une chose, c’est qu’elle est grande et droite ; et puis son sourire est, très attirant.
glykera
Tu crois donc, Thaïs, que c’est pour sa beauté que l’Acarnane l’aime ? Tu ne sais pas que la sorcière Chrysarion est sa mère, cette femme qui sait les charmes thettaliens, et qui fait descendre la lune. On dit qu’elle vole pendant la nuit ; elle aura tourné la tête de cet homme en lui faisant boire des poisons, et maintenant elle le panne.
thaïs
Et toi, ma petite Glykera, tu en panneras un autre. Mais tu peux dire adieu à celui-là.