Œuvres de Camille Desmoulins/Tome III/Le Vieux Cordelier, n° VIII

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Œuvres de Camille DesmoulinsBibliothèque nationaleI, II, III (p. 175-178).

LE VIEUX CORDELIER

No VIII


FRAGMENT[1]
RÉDIGÉ PAR CAMILLE DESMOULINS, DANS SA PRISON DU LUXEMBOURG, ET NON PUBLIÉ ALORS
Vous souvient-il, citoyens et frères, que les tyrans de la féodalité personnifiaient le peuple aujourd’hui souverain sous le nom de Jacques Bonhomme ! Eh bien ! s’il m’était permis d’user de cette dénomination presque insultante, je vous dirais aujourd’hui : Jacques Bonhomme, sais-tu où tu vas, ce que tu fais, pour qui tu travailles ? Es-tu sûr que ceux sur qui maintenant tu tiens les yeux ouverts ont réellement l’intention d’achever, de compléter l’œuvre de la liberté ? et cette licence que je me donnerais ne serait pas sans exemple dans la république, car le sans-culotte Aristophane parlait ainsi jadis au peuple d’Athènes, il lui disait la vérité et le laissait faire. Le sénat, les jacobins et les cordeliers lui en savaient gré. Avons-nous encore de vrais cordeliers, des sans-culottes et désintéressés ? n’avons-nous pas plus de masques que de visages à l’ordre du jour ? et si je les arrachais, ces masques trompeurs, peuple, que dirais-tu ? me défendrais-tu ? j’ignore si tu le ferais, mais je sais qu’il en serait besoin, et cette seule circonstance devrait montrer le danger et t’en faire connaître l’étendue ; j’ai commencé par parler d’Athènes, j’y reviens encore. La renommée de Solon est en honneur : ce fut lui qui donna des lois à cette république florissante, ce ne fut pas lui qui les exécuta, on eut même tort d’en charger son parent, cette seule circonstance donna trop de crédit à son nom ; la confiance des sans-culottes alla jusqu’à fournir à Pisistrate le pouvoir de les asservir en maître : ce fut un crime de lèze-majesté que d’avoir conspiré contre sa vie, et dès lors il fut tout à fait un tyran, il en sera ainsi toutes les fois que conspirer contre un homme ce sera conspirer contre la république ; toutes les fois que le peuple sera représenté par des citoyens connaissant assez peu leur mission pour s’attacher aux doctrines, à la réputation d’un seul individu, quelque bon sans-culotte qu’il leur paraisse.
 

Libres ! vous voulez l’être ; soyez-le donc tout à fait ; ne vous contentez pas d’une liberté d’un moment, cherchez aussi quelle sera votre liberté dans l’avenir. Vous avez chassé votre Tarquin, vous avez fait plus, son supplice a effrayé tous les rois, ces prétendus maîtres du monde qui n’en sont que les tyrans et les spoliateurs. Mais pourquoi le pouvoir de Brutus dure-t-il plus d’une année ? Pourquoi pendant trois jours entiers, un homme, deux hommes, trois hommes, peuvent-ils distribuer des grades, des faveurs et des grâces ? Pourquoi est-ce à eux qu’on en doit la conservation et non à la République ?

Rome voulut dix législateurs ; ils pensaient n’être élus que pour un temps, ils restèrent bons sans-culottes ; une première prolongation leur donna l’espoir d’une souveraineté durable, ils devinrent tyrans.

Camille exilé par la voix publique ne se voyant aucun partisan, fait en partant des vœux pour une ingrate patrie ; Coriolan y laisse des amis qui ont osé le défendre. On a souffert qu’un parti dans l’État s’élevât en sa faveur, et il amène contre Rome les ennemis de sa gloire naissante.

La puissance d’un dictateur était bornée à six mois. Quiconque après avoir rempli sa mission aurait exercé un jour de plus cette autorité suprême eût été accusé par tous les bons jacobins de Rome. Après avoir été six fois consul, un aristocrate est élevé à ce rang suprême ; il croit pouvoir le conserver suivant la loi, mais contre l’usage ; de ce premier empiétement au titre de dictateur perpétuel, il n’y a qu’un pas, et s’il dédaigna de se maintenir tyran lui-même, le dictateur perpétuel rendit la route facile aux ancêtres des Caligula et des Néron.

Que devait faire la Convention ! finir l’affaire ; donner une constitution à la France ! tout cela n’est-il pas déjà fait ? Que l’on proclame donc cette constitution et que tout le monde s’y soumette ! Si c’est la majorité de l’Assemblée qui veut retenir les pouvoirs, fesons encore une révolution contre la majorité de l’Assemblée.

FIN DU VIEUX CORDELIER.
  1. Le Credo politique que l’on vient de lire, et le fragment du no VIII, furent retranchés par Desenne dans l’édition originale, et publiés seulement en 1883 par M. Matton.