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Œuvres de Champlain/Tome II/Chapitre IX

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Texte établi par Charles-Honoré Laverdière Voir et modifier les données sur WikidataG. E. Débarats (IIp. 44-48).

CHAPITRE IX.


Retour du Sault a Tadouſſac, auec la confrontation du rapport de pluſieurs ſauuages touchant la longueur & le commencement de la grande riuiere de Canadas, du nombre des ſaults & lacs qu’elle trauerſe.



NOus partiſmes dudict ſault, le Vendredy, quatrieſme iour de Iuin[1], & reuinſmes cedict iour à la riuiere des Irocois. Le Dimanche, ſixieſme iour de Iuin, nous en partiſmes & vinſmes mouiller l’ancre au lac. Le Lundy enſuyuant, nous fuſmes mouiller l’ancre au Trois Riuieres. Cedict iour nous feiſmes quelques quatre lieuës par delà leſdictes Trois Riuieres. Le Mardy enſuyuant, nous vinſmes à Quebec, & le lendemain, nous fuſmes au bout de l’iſle d’Orleans, où les ſauuages vindrent à nous, qui eſtoient cabannez à la grande terre du Nort. Nous interrogeaſmes deux ou trois Algoumequins, pour ſçauoir s’ils ſe conformeroient auec ceux que nous auions interrogez touchant la fin & le commencement de ladicte riuiere de Canadas.

Ils dirent comme ils l’ont figuré, que, paſſé le ſault que nous auions veu, enuiron deux ou trois lieuës, il y a vne riuiere en leur demeure, qui eſt en la bande du Nort, continuant le chemin dans ladicte grande riuiere, ils paſſent vn ſault, où ils portent leurs canots, & viennent à paſſer cinq autres ſaults, leſquels peuuent contenir du premier au dernier quelques neuf ou dix lieuës ; & que leſdicts ſaults ne ſont point difficiles à paſſer, & ne font que trainer leurs canots en la pluſpart deſdicts ſaults, hormis à deux, où ils les portent. De là, viennent à entrer dedans vne riuiere qui eſt comme vne manière de lac, laquelle peut contenir comme ſix ou ſept lieuës ; & puis paſſent cinq autres ſaults, où ils traînent leurs canots comme auxdicts premiers, hormis à deux, où ils les portent comme aux premiers ; & que du premier au dernier il y a quelques vingt ou vingt-cinq lieuës. Puis viennent dedans vn lac qui contient quelque cent cinquante lieuës de long[2] ; & quelques quatre ou cinq lieuës à l’entrée dudict lac, il y a vne riuiere[3] qui va aux Algoumequins vers le Nort, & vne autre[4] qui va aux Irocois ; par où leſdicts Algoumequins & Irocois ſe font la guerre. Et vn peu plus haut à la bande du Su dudict lac, il y a vne autre riuiere[5] qui va aux Irocois ; puis venant à la fin dudict lac, ils rencontrent vn autre ſault, où ils portent leurs canots ; delà ils entrent dedans vn autre très grand lac, qui peut contenir autant comme le premier. Ils n’y ont eſté que fort peu dans ce dernier, & ont ouy dire qu’à la fin dudict lac, il y a vne mer dont ils n’ont veu la fin, ne ouy dire qu’aucun l’aye veu ; mais que là où ils ont eſté, l’eau n’eſt point mauuaiſe, d’autant qu’ils n’ont point aduancé plus haut ; & que le cours de l’eau vient du coſté du ſoleil couchant venant à l’Orient, & ne ſçauent ſi paſſé le dits lacs qu’ils ont veu il y a autre cours d’eau qui aille du coſté de l’Occident ; que le ſoleil ſe couche à main droite dudict lac, qui eſt, ſelon mon iugement, au Noroueſt peu plus ou moins ; & qu’au premier lac l’eau ne gelle point, ce qui me fait iuger que le temps y eſt temperé. Et que toutes les terres des Algoumequins eſt terre baſſe, remplie de fort peu de bois ; & du coſté des Irocois eſt terre montaigneuſe ; neantmoins elles font très bonnes & fertiles, & meilleures qu’en aucun endroict qu’ils ayent veu. Les Irocois ſe tiennent à quelque cinquante ou ſoixante lieuës dudict grand lac. Voilà au certain ce qu’ils m’ont dict auoir veu, qui ne differe de bien peu au rapport des premiers.

Cedict iour, nous fuſmes proche de l’iſle aux Coudres, comme enuiron trois lieuës. Le Ieudy 10. dudict mois, nous vinſmes à quelque lieuë & demye de l’iſle au Lieure, du coſté du Nort, où il vint d’autres ſauuages en notre barque, entre leſquels il y auoit vn ieune homme Algoumequin, qui auoit fort voyagé dedans ledict grand lac : nous l’interrogeaſmes fort particulièrement comme nous auions fait les autres ſauuages. Il nous dict que, paſſé ledict ſault que nous auions veu, qu’à quelques deux ou trois lieuës, il y a vne riuiere qui va auſdicts Algoumequins, où ils ſont cabannez ; & qu’allant en ladicte grande riuiere, il y a cinq ſaults, qui peuuent contenir du premier au dernier quelque huict ou neuf lieuës, dont il y en a trois où ils portent leurs canots, & deux autres où ils les traînent ; que chaſcun deſdicts ſaults peut tenir vn quart de lieuë de long. Puis viennent dedans vn lac qui peut contenir quelque quinze lieuës. Puis ils paſſent cinq autres ſaults, qui peuuent contenir du premier au dernier quelques vingt à vingt-cinq lieuës, où il n’y a que deux deſdicts ſaults qu’ils paſſent auec leurs canots ; aux autres trois ils ne les font que trainer. Delà ils entrent dedans vn grandiſſime lac qui peut contenir quelques trois cents lieuës de long[6]. Aduançant quelque cent lieuës dedans ledict lac, ils rencontrent vne iſle qui eſt fort grande, où, audelà de ladicte iſle, l’eau eſt ſalubre ; mais que paſſant quelques cent lieuës plus auant, l’eau eſt encore plus mauuaiſe ; arriuant à la fin dudict lac, l’eau eſt du tout ſalée. Qu’il y a vn ſault qui peut contenir vne lieuë de large, d’où il deſcend vn grandiſſime courant d’eau dans le dict lac[7] ; que paſſé ce ſault, on ne voit plus de terre ny d’vn coſté, ne d’autre, ſinon vne mer ſi grande qu’ils n’en n’ont point veu la fin, ny ouy dire qu’aucun l’aye veu. Que le ſoleil ſe couche à main droite dudict lac, & qu’à ſon entrée il y a vne riuiere qui va aux Algoumequins, & l’autre aux Irocois, par où ils ſe font la guerre. Que la terre des Irocois eſt quelque peu montaigneuſe, neantmoins fort fertile, où il y a quantité de bled d’Inde, & autres fruicts qu’ils n’ont point en leur terre. Que la terre des Algoumequins eſt baſſe & fertile.

Ie leur demandis s’ils n’auoient point cognoiſſance de quelques mines. Ils nous dirent qu’il y a vne nation qu’on appelle les bons Irocois[8], qui viennent pour troquer des marchandiſes que les vaiſſeaux françois donnent aux Algoumequins ; leſquels diſent qu’il y a à la partie du Nort vne mine de franc cuiure, dont ils nous en ont montré quelques bracelets qu’ils auoient eu deſdicts bons Irocois. Que ſi l’on y voulloit aller, ils y meneroient ceux qui ſeroient depputez pour ceſt effect.

Voilà tout ce que i’ay pu apprendre des vns & des autres, ne ſe differant que bien peu, ſinon que les ſeconds qui furent interrogez, dirent n’auoir point beu de l’eau ſalée, auſſi ils n’ont pas eſté ſi loing dans ledict lac comme les autres ; & different quelque peu du chemin, les vns le faiſant plus court, & les autres plus long : de façon que ſelon leur rapport, du ſault où nous auons eſté, il y a iuſques à la mer ſalée, qui peut eſtre celle du Su, quelques quatre cents lieuës. Sans doubte, ſuyuant leur rapport, ce ne doibt eſtre autre choſe que la mer du Su, le ſoleil ſe couchant où ils diſent.

Le Vendredy, dixieſme[9] dudict mois, nous fuſmes de retour à Tadouſſac, où eſtoit noſtre vaiſſeau.



  1. Dans cette phrase et la suivante, l’édition originale met, par inadvertance, le mois de juin au lieu de juillet.
  2. Jusqu’ici, ce second rapport s’accorde passablement avec le premier, sauf les distances, qui diffèrent un peu.
  3. La rivière Trent et la baie de Quinté.
  4. La rivière Noire.
  5. La rivière de Chouaguen, ou Oswego.
  6. Quelque trois cents lieues de tour, et encore ce serait beaucoup.
  7. Malgré les inexactitudes qui précèdent, on ne peut s’empêcher de reconnaître ici la chute de Niagara.
  8. Les bons Iroquois étaient sans doute les Hurons, qui parlaient un dialecte de la même langue.
  9. Le vendredi était le 11 du mois de juillet.