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Œuvres de Champlain/Tome II/Chapitre VII

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Texte établi par Charles-Honoré Laverdière Voir et modifier les données sur WikidataG. E. Débarats (IIp. 32-35).

CHAPITRE VII.


Longueur, largeur profondeur d’un lac, & des riuieres qui entrent dedans, des iſles qui y ſont, quelles terres l’on void dans le pays, de la riuiere des Irocois, & de la fortereſſe des ſauuages qui leur font la guerre.



LE ſamedy enſuyuant, nous partiſmes des Trois Riuieres, & vinſmes mouiller l’ancre à vn lac, où il y a quatre lieues. Tout ce pays depuis les Trois Riuieres iuſques à l’entrée dudict lac, eſt terre à fleur d’eau, & du coſté du Su quelque peu plus haulte. Laditte terre eſt trés bonne, & la plus plaiſante que nous euſſions encores veuë. Les bois y font aſſez clairs, qui faict que l’on pourroit y trauerſer aiſément.

Le lendemain, 29. de iuin[1], nous entraſmes dans le lac, qui a quelques quinze lieuës de long[2], & quelques ſept ou huict lieuës de large. A ſon entrée du coſté du Su enuiron vne lieuë, il y a vne riuiere[3] qui eſt aſſez grande, & va dans les terres quelques ſoixante ou quatre-vingts lieuës ; & continuant du meſme coſté, il y a vne autre petite riuiere qui entre enuiron deux lieuës en terre, & ſort de dedans vn autre petit lac[4] qui peut contenir quelques trois ou quatre lieuës. Du coſté du Nort, où la terre y paroiſt fort haulte, on void iuſques à quelques vingt lieuës ; mais peu à peu les montaignes viennent en diminuant vers l’Oueſt comme païs plat. Les ſauuages diſent que la pluſpart de ces montaignes ſont mauuaiſes terres. Ledict lac a quelques trois braſſes d’eau par où nous paſſaſmes, qui fut preſque au millieu. La longueur giſt d’Eſt & Oueſt, & de la largeur du Nort au Su. Ie croy qu’il ne laiſſeroit d’y auoir de bons poiſſons, comme les eſpeces que nous auons par deçà. Nous le trauerſaſmes ce meſme iour, & vinſmes mouiller l’ancre enuiron deux lieuës dans la riuiere qui va au hault, à l’entrée de laquelle il y a trente petites iſles[5]. Selon ce que i’ay pû veoir, les vnes ſont de deux lieuës, d’autres de lieuë & demye, & quelques vnes moindres, leſquelles ſont remplies de quantité de noyers, qui ne ſont gueres diſſerens des noſtres, & croy que les noix en ſont bonnes à leur ſaiſon ; i’en veis en quantité ſous les arbres, qui eſtoient de deux façons, les vnes petites, & les autres longues comme d’vn pouce ; mais elles eſtoient pourries. Il y a auſſi quantité de vignes ſur le bord deſdittes iſles ; mais quand les eaux font grandes, la pluſpart d’icelles ſont couuertes d’eau. Et ce païs eſt encores meilleur qu’aucun autre que i’euſſe veu.

Le dernier de iuin, nous en partiſmes, & vinſmes palier à l’entrée de la riuiere des Iroquois, où eſtoient cabannez & fortifiez les ſauuages qui leur alloient faire la guerre. Leur fortereſſe eſt faicte de quantité de baſtons fort preſſez les vns contre les autres, laquelle vient ioindre d’vn coſté ſur le bord de la grande riuiere, & l’autre ſur le bord de la riuiere des Iroquois, & leurs canots arrangez les vns contre les autres ſur le bord pour pouuoir promptement fuyr, ſi d’aduenture ils ſont ſurprins des Iroquois : car leur fortereſſe eſt couuerte d’eſcorces de cheſnes, & ne leur ſert que pour auoir le temps de s’embarquer.

Nous fuſmes dans la riuiere des Iroquois quelques cinq ou ſix lieuës[6] & ne peuſmes paſſer plus outre auec noſtre barque, à cauſe du grand cours d’eau qui deſcend, & auſſi que l’on ne peut aller par terre, & tirer la barque, pour la quantité d’arbres qui ſont ſur le bord. Voyans ne pouuoir aduancer dauantage, nous prinſmes noſtre eſquif, pour veoir ſi le courant eſtoit plus adoucy ; mais, allant à quelques deux lieuës, il eſtoit encores plus fort, & ne peuſmes aduancer plus auant. Ne pouuant faire autre choſe, nous nous en retournaſ en notre barque. Toute ceſte riuiere eſt large de quelques trois à quatre cens pas, fort ſaine. Nous y veiſmes cinq iſles, diſtantes les vnes des autres d’vn quart ou demye lieuë ou d’vne lieuë au plus, vne deſquelles contient vne lieuë, qui eſt la plus proche ; & les autres ſont fort petites. Toutes ces terres ſont couuertes d’arbres, & terres baſſes comme celles que i’auois veuës auparauant ; mais il y a plus de ſapins & de cyprez qu’aux autres lieux. La terre ne laiſſe d’y eſtre bonne, bien qu’elle ſoit quelque peu ſablonneuſe. Ceſte riuiere va comme au Sorouet[7]. Les ſauuages diſent qu’à quelques quinze lieuës d’où nous auions eſté, il y a vn ſault[8] qui vient de fort hault, où ils portent leurs canots pour le paſſer enuiron vn quart de lieuë, & entrent dedans vn lac[9], où à l’entrée il y a trois iſles, & eſtans dedans, ils en rencontrent encores quelques vnes. Il peut contenir quelques quarante ou cinquante lieuës de long, & de large quelques vingt-cinq lieuës, dans lequel deſcendent quantité de riuieres, iuſques au nombre de dix, leſquelles portent canots allez auant. Puis, venant à la fin dudict lac, il y a vn autre ſault, & rentrent dedans vn autre lac[10], qui eſt de la grandeur dudict premier[11], au bout duquel ſont cabannez les Iroquois. Ils diſent auſſi qu’il y a vne riuiere[12] qui va rendre à la coſte de la Floride, d’où il y peut aueoir dudict dernier lac quelques cent ou cent quarante lieuës. Tout le pays des Iroquois eſt quelque peu montagneux, neantmoins païs très bon, temperé, ſans beaucoup d’hyuer, que fort peu.

  1. Le jour de la Saint-Pierre. C’est pour cette raison sans doute que ce lac a été appelé lac Saint-Pierre. Il avait porté précédemment le nom d’Angoulême (Thévet, Cosmographie Universelle, t. II).
  2. Dans sa plus grande longueur il n’a que neuf ou dix lieues.
  3. Probablement la rivière de Nicolet ; mais elle ne va pas si loin dans les terres.
  4. Il semble ici que l’auteur parle de ce que nous appelons aujourd’hui baie de La Valière.
  5. Les îles de Sorel, que l’on a appelées aussi îles de Richelieu.
  6. Champlain aurait donc, dès cette année 1603, remonté la rivière de Chambly jusqu’au-delà de l’endroit où l’on a construit la dame de Saint-Ours, laquelle a fait disparaître les rapides que Champlain trouva plus haut.
  7. Il faudrait : comme au Sud.
  8. Le rapide de Chambly.
  9. Champlain découvrit lui-même ce lac six ans plus tard, et lui donna son nom.
  10. Les Iroquois l’appelaient Andiatarocté (là où le lac se ferme). Le P. Jogues le nomma Saint-Sacrement en 1646 ; il est connu aujourd’hui sous le nom de lac George.
  11. Les Sauvages qui donnaient à Champlain ces renseignements s’étaient exagéré la grandeur de ce lac ; car le lac Champlain a quarante lieues de long, et le lac George n’en a que onze.
  12. L’Hudson, qui a à peu près cent vingt lieues de long. C’était en effet la meilleure route à suivre pour aller à la côte de la Floride, qui alors était regardée comme voisine du Canada.