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Œuvres de Turgot (Daire, 1844)/Impôt/07

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VII. LETTRE À M. DE LAVERDY[1].


À Paris, le      1764.

Monsieur, vous m’avez fait l’honneur de m’écrire, le 27 décembre dernier, une lettre à l’occasion de la clause apposée par l’arrêt d’enregistrement de la déclaration du 21 novembre 1763, qui porte que le premier et le second vingtièmes, tant qu’ils auront lieu, seront perçus sur les rôles actuels, dont les cotes ne pourront être augmentées[2].

Votre lettre avait deux objets : l’un de me prescrire ce qu’il y avait à faire dans le moment pour concilier l’exécution de cette clause avec la nécessité de ne pas différer la remise des rôles de 1763 aux préposés ; l’autre de me demander mon avis sur ce que je croirais convenable de faire entrer dans un projet de règlement sur la perception du vingtième, par lequel on puisse éviter, autant que faire se pourra, et les fraudes des contribuables, et les abus qui pourraient résulter de la façon d’opérer des employés. Vous me demandiez en même temps si, par le moyen de la levée du vingtième, on ne pourrait pas parvenir à simplifier beaucoup l’opération du cadastre.

Sur le premier objet, je me suis conformé à ce que vous m’aviez prescrit, et j’ai lieu de croire que les rôles de 1764 ne donneront lieu à aucune plainte relative à l’exécution de la clause apposée à l’enregistrement de la déclaration du 21 novembre 1763. Par rapport au second objet, il n’est pas possible de vous satisfaire sans entrer dans une discussion fort étendue. Il n’est pas douteux que l’impossibilité de concilier l’exécution de la modification du Parlement avec les principes d’après lesquels a été établie l’imposition des vingtièmes, n’exige indispensablement que le roi explique ses intentions par un nouveau règlement sur cette matière.

J’avais déjà pris la liberté, à la fin du mois de décembre, d’indiquer à M. de Courteille le plan que j’imaginais qu’on pourrait suivre ; je me réservais de le développer d’une manière plus détaillée dans le Mémoire que je dois avoir l’honneur de vous fournir sur le projet du cadastre général ; mais l’étendue de la matière et la multiplicité des faces sous lesquelles j’ai cru nécessaire de l’envisager ne m’ayant pas encore permis de mettre la dernière main à ce travail, je crois devoir, en attendant, vous envoyer mes réflexions sur ce qui concerne le vingtième, et le nouveau règlement que la modification du Parlement a rendu nécessaire.

Je commencerai par examiner les difficultés que l’exécution de cette modification peut apporter dans la levée du vingtième, telle qu’elle est établie aujourd’hui.

L’esprit de l’imposition du dixième et des vingtièmes, qu’on depuis substituée au dixième, a été de faire contribuer tous les sujets du roi aux charges de l’État, d’une partie proportionnelle de leur revenu. En conséquence, on a taxé les biens-fonds et les maisons ; on a supposé avec raison que, les rentes étant supportées par les propriétaires des fonds, on ne pouvait les taxer sans double emploi, si l’on taxait la totalité des fonds ; ainsi, pour ne point entrer dans les discussions nécessaires pour décharger les débiteurs à proportion de ce que l’on chargerait les rentiers, on s’est adressé aux possesseurs des fonds qu’on oblige à payer la totalité de l’imposition, mais qu’on a autorisés à se dédommager de l’avance qu’ils font pour le vingtième de la portion du revenu affecté à leurs créanciers, en retenant à ceux-ci les vingtièmes de la rente qu’ils leur payent. Il n’a pas été nécessaire d’étendre ce principe aux rentes seigneuriales et aux rentes foncières non remboursables : ces rentes forment une diminution constante dans la valeur du fonds ; on peut les regarder comme un partage de la propriété de ce fonds, et l’on a taxé directement les possesseurs de ces rentes foncières, en faisant déduction de la valeur de la rente dans l’évaluation du fonds.

Ces trois objets, les fonds de terre, les maisons et les rentes seigneuriales ou foncières non rachetables, remplissent la plus grande partie de ce que le roi lève sur ses sujets à titre de vingtièmes.

Mais on a cru que plusieurs particuliers riches ne possédant aucuns biens-fonds, et ne tirant leur aisance que des profits de leur industrie ou de leur commerce, devaient aussi contribuer d’une partie de ces profits à la défense de l’État, et sur ce fondement on les a de même assujettis à une imposition établie sous le nom de vingtième d’industrie : ce vingtième d’industrie se lève sur des rôles particuliers distingués de ceux des vingtièmes des fonds et des maisons.

Outre le revenu des fonds et les profits de l’industrie, on connaît en France une autre espèce de biens qui consistent dans le produit des offices. Sur ceux de ces offices dont le produit ne consiste qu’en gages payés par l’État, le roi retient le dixième par ses mains ; les autres offices, dont le produit est attaché à leur exercice et payé par le public, comme ceux de notaires, de procureurs, etc., sont taxés au vingtième, à proportion du profit qu’ils sont censés faire. Cette taxe, jointe à celle du vingtième de certains droits aliénés, comme les droits de greffe, d’octroi et autres, forme l’objet d’un rôle particulier séparé de celui des fonds et de celui de l’industrie, et qui s’arrête chaque année au conseil.

J’ai cru devoir entrer dans le détail sur la différence de ces trois classes d’objets imposés au vingtième, parce que la modification des Cours n’influera pas de la même manière sur ces trois branches de l’imposition du vingtième.

Quant à ce qui concerne les rôles des vingtièmes des fonds et des maisons, si l’on s’en tenait à la lettre de la clause d’enregistrement, il serait impossible de l’exécuter sans anéantir presque entièrement l’imposition du vingtième. Aux termes de l’arrêt d’enregistrement, les vingtièmes doivent toujours être perçus sur les rôles actuels, dont les cotes ne pourront être augmentées. Il suivrait de cette clause, entendue judaïquement, que lorsqu’un homme taxé en 1763 pour un héritage l’a vendu, et est par conséquent déchargé de droit,
l’acquéreur déjà taxé au vingtième ne pourrait pas être augmenté du montant de celui de la nouvelle propriété[3]

  1. Conseiller au Parlement de Paris, contrôleur général des finances de décembre 1763 à octobre 1768, — Ce fut M. le duc de Choiseul, ministre alors tout-puissant, qui fit nommer ce contrôleur général. Le mérite de M. de Laverdy auprès de M. le duc de Choiseul fut d’avoir, dans le Parlement, attaqué vigoureusement les jésuites, dont ce ministre provoquait la destruction. Mais on peut haïr les jésuites, les injurier, même les calomnier, sans avoir les qualités d’un grand ministre, et M. de Laverdy le prouva. (De Monthion, Particularités sur les ministres des finances.)
  2. La querelle du Parlement et du ministère, à propos des vingtièmes, tenait, ainsi qu’on le voit par ce passage, à la question de savoir si la taxe serait impôt de répartition ou de quotité. Les gens de loi lui avaient imprimé le premier caractère par la clause d’enregistrement, et ils soutenaient avec raison qu’il ne faut pas concéder l’arbitraire au pouvoir en matière d’impôt. Celui-ci répliquait que les vingtièmes n’avaient pas été portés à leur véritable valeur, et que, par conséquent, l’on fraudait les droits de l’État. Il n’avait pas tort non plus ; mais d’où ce fait provenait-il, si ce n’est du manque de force du pouvoir, qui n’était, en dernière analyse, que la juste conséquence de son défaut de moralité ?

    Voyez l’opinion de Turgot sur cette question, page 447. (E. D.)

  3. Le complément de cette lettre a été perdu. (Note de Dupont de Nemours.)