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Œuvres de Turgot (Daire, 1844)/Impôt/Observations de l’éditeur

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Œuvres de Turgot, Texte établi par Eugène DaireGuillaumintome I (p. 389-392).


IMPÔT.



I. 
plan d’un mémoire sur les impositions en général, sur l’imposition territoriale en particulier, et sur le projet du cadastre.
II. 
comparaison de l’impôt sur le revenu des propriétaires et de l’impôt sur les consommations.
III. 
explications sur le sujet du prix offert, par la société royale d’agriculture de limoges, au meilleur mémoire sur les effets de l’impôt direct et indirect.
IV. 
observations sur le mémoire en faveur de l’impôt direct, couronné par cette société.
V. 
observations sur le mémoire en faveur de l’impôt indirect, auquel la même société décerna une mention honorable.
VI. 
observations sur le projet d’un édit royal pour abonnement des vingtièmes.
VII. 
lettre au contrôleur général de laverdy sur la répartition des vingtièmes.
VIII. 
déclaration concernant la taille tarifée dans la généralité de limoges.
IX. 
lettre circulaire aux commissaires des tailles.
X. 
lettre au contrôleur général bertin, sur la situation de la généralité de limoges relativement à l’assiette de la taille.
XI. 
avis annuels sur l’imposition de la taille dans cette généralité, de 1762 à 1774.

OBSERVATIONS DE L’ÉDITEUR.

Il n’est pas de question plus capitale que celle de l’impôt en économie politique. Quelle que soit l’opinion qu’on se forme de la théorie des économistes du dix-huitième siècle sur ce grave sujet, la gloire leur restera toujours d’en avoir les premiers compris l’importance, et tenté la noble entreprise de ramener, à cet égard, l’autorité souveraine dans les voies de la justice et de la raison : de la justice, parce qu’elle est violée partout où se rencontrent des vices graves dans la quotité, l’assiette, la répartition et la perception de l’impôt ; de la raison, parce que ces vices affectent à un haut degré le développement de la richesse générale. Partant du principe, que la société n’existe que par et pour les individus, ces illustres philosophes ne prenaient pas la nature des choses à rebours, et n’apercevaient point de simples abstractions dans les éléments individuels du corps social, et, dans cette abstraction qu’on appelle l’État, une réalité à laquelle la personnalité humaine devait être offerte perpétuellement en sacrifice. De là, leur respect profond pour la propriété territoriale et mobilière, et pour la plus sacrée de toutes, celle à laquelle les deux autres doivent leur origine, la propriété du travail. De là enfin la conséquence, que le citoyen ne pouvant jamais absorber l’homme, l’impôt ne devait prendre qu’une portion déterminée du revenu national, et qu’il ne devait la demander qu’à ceux qui étaient en possession d’un actif disponible, d’un superflu réel. Que le système des économistes atteigne ou non ce résultat, toujours est-il que la pensée qui lui sert de base a l’évidence d’une démonstration mathématique, à moins qu’on ne soutienne que le travail, qui nourrit l’homme dans l’état sauvage, ne doive pas pourvoir à ses besoins dans l’état civilisé. Mais comme par la force des choses, et de l’aveu de tous les économistes, le travail ne saurait produire plus que l’entretien du simple travailleur, il faut bien admettre que, si l’impôt est combiné de telle sorte qu’il ravisse à celui-ci une portion de son salaire, il y a dans ce fait un désordre moral dont le contre-coup doit, par mille effets divers, nuire au progrès de la richesse de la société. C’est qu’au fond l’utile ne se distingue pas du juste, quand on donne au premier de ces mots son véritable sens, ou qu’on l’applique, non à ce qui sert l’intérêt de quelques-uns, mais à ce qui sert l’intérêt de tous. Nous ne ferons qu’une remarque à l’appui de cette proposition, dont tout lecteur cherchant la vérité de bonne foi pourra suppléer les développements. N’est-il pas certain, par exemple, que la marche de la richesse en Europe a toujours suivi les progrès de la moralité publique ? Après la chute de l’empire romain, l’esclavage ne fait que changer de forme, et partout la misère est profonde. Mais elle s’affaiblit, au contraire, à mesure que l’homme rentre dans les droits de sa personnalité, et les pays qui s’enrichissent le plus sont ceux où le travail rapporte davantage aux gens qui s’y livrent, et où l’on voit décroître avec rapidité le pouvoir de ces oppresseurs féodaux, qui appelaient vivre noblement la faculté de vivre aux dépens des travailleurs. Et de nos jours même, d’où proviennent tous les embarras économiques que nous cause le système colonial, sinon des mauvais calculs de la cupidité de nos pères, et d’une affreuse iniquité dont ils n’entrevoyaient pas que les générations futures porteraient la peine ?

Ce sentiment de l’intime connexion de l’utile et du juste caractérise l’école de Quesnay, à laquelle Turgot appartient, et il explique toute l’importance que celui-ci attachait, avec elle, à la question de l’impôt. Précisément parce que le corps social éprouve des besoins nécessaires, ce grand homme pensait que la science de pourvoir à ces besoins n’est pas plus dénuée de principes que les autres sciences, et que par conséquent il existe un abîme entre elle et la fiscalité, dont le propre est de n’en point avoir. Il est à propos de remarquer que cette opinion a reçu de la loi même, depuis un demi-siècle, une sanction imposante. La déclaration qui porte que tous les citoyens contribuent dans la proportion de leur fortune aux charges de l’État, doit être considérée comme l’acceptation, par l’esprit humain, de la pensée des économistes, et c’est désormais à la science et au temps qu’il appartient de la faire prévaloir. Car, qui pourrait douter que des institutions fiscales, débris du moyen âge, ne soient point en harmonie avec la moralité de notre époque, et qui n’aperçoit que, condamnées en principe par le législateur, elles ne peuvent rester debout, nonobstant tous les efforts des passions humaines intéressées à les maintenir ? Il est vrai que depuis Turgot, à l’exception de Smith et de J.-B. Say, les économistes modernes sont loin d’avoir accordé à la question de l’impôt toute l’attention dont elle est digne. Mais la force des choses les y ramènera nécessairement ; et ceux d’entre eux, du moins, qui demandent à la science la vérité, et non des services, comprendront un jour que, sans parler de l’influence générale qu’ils exercent sur la production et la distribution de la richesse, les vices de l’assiette et de la répartition de l’impôt tombant, d’une manière presque exclusive, sur les travailleurs, c’est de ce côté surtout que doivent se tourner leurs efforts immédiats dans l’intérêt du peuple. Nous l’avouerons sans détour, c’est pour nous une anomalie inexplicable que d’entendre quelquefois sortir l’éloge de notre système contributif de la même bouche qui défend le droit de propriété et préconise la liberté industrielle et commerciale. Il nous semble que les atteintes à la propriété n’ont pas disparu avec la chute des corporations et des maîtrises[1], et que la liberté des échanges n’a pas été rétablie par le seul fait de la suppression des douanes intérieures. Le quelque chose à faire nous paraît même immense sous ce rapport ; et, tout en convenant, d’une part, que le retour aux principes, au respect du droit naturel, serait une imprudence s’il s’opérait sans aucune transition, il n’y a pas de moyen de dissimuler, de l’autre, que le statu quo est profondément déplorable.

Il y a donc encore aujourd’hui, pour les cœurs honnêtes et les esprits sérieux, un bien grave sujet d’étude dans tout ce que Turgot a écrit sur la manière la plus avantageuse d’assurer les revenus de l’État, et de répartir sur la communauté entière le tribut qu’elle se doit à elle-même pour subvenir aux dépenses publiques. Malheureusement, comme on le verra, les circonstances n’ont pas permis à l’illustre philosophe de donner un complet développement à ses idées sur la matière, ou bien l’on a à regretter la perte d’une partie de ses savantes méditations. Ces circonstances sont un véritable malheur, car quel homme avait jamais été plus digne, par le talent et par le caractère, de parler de l’impôt, que le vertueux ministre dont l’infortuné Louis XVI disait : « Il n’y a que lui et moi qui aimions le peuple ? » (E. D.)


  1. Nous ne citerons que deux genres de faits pour justifier notre opinion à cet égard. Conçoit-on une atteinte plus positive à la propriété foncière, que celle qui empêche le propriétaire du sol de l’exploiter ainsi qu’il lui convient ? Cependant, le fisc prohibe la culture du tabac en France, uniquement pour nous faire payer 4 francs le demi-kilogramme ce qui aurait une valeur courante de 80 centimes sans le monopole. Conçoit-on une atteinte plus positive encore à la propriété personnelle, au droit du travail, que les entraves mises à l’exercice de certaines professions, restées libres dans les pays étrangers sans nul inconvénient pour l’ordre social ? Et enfin, que ces conditions diverses de savoir scientifique ou littéraire imposées pour l’admission à certains emplois publics avec lesquels elles n’ont aucun rapport ? (E. D.)