Œuvres et correspondance inédites/IIc

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Texte établi par M. G. Streckeisen-Moultou, Michel Lévy frères (p. 53-58).

EXTRAIT D’UNE PRÉFACE

AUX

ŒUVRES INÉDITES DE J. J. ROUSSEAU

FAITE EN 1828, PAR M. G. MOULTOU.

D’après les Confessions de Rousseau et la correspondance avec M. de Buttafuoco, on sera surpris de voir paraître dans ce recueil l’ébauche d’une constitution pour les Corses. Rousseau, il est vrai, refusa d’abord d’y travailler ; mais, quand il eut reçu les mémoires qu’il avait demandés sur ce pays qu’il ne connaissait pas, il s’en occupa pendant son séjour dans l’île de Saint-Pierre. Pendant ses promenades, il portait toujours avec lui deux petits livres sur lesquels il écrivait les fragments qu’on va lire, et dont le développement devait un jour former un ouvrage qui aurait peut-être rendu heureux le peuple auquel il était destiné. Ce travail fut interrompu par l’envahissement de la Corse par les Français, qui donnèrent un maître à une nation qui n’en voulait point.

Ce morceau sur la Corse est un premier jet ; s’il avait pu porter atteinte à la réputation de son auteur, comme écrivain ou comme philosophe, je ne l’aurais pas fait paraître ; mais, ayant été écrit après l’Émile et avant les Confessions, on sait assez que Rousseau pouvait mieux faire. On y trouve ce feu qui l’animait toujours, lorsqu’il travaillait à assurer les droits des peuples.

Ces fragments paraissant si longtemps après les premières années de la Révolution de France, on ne pourra pas dire qu’ils y aient contribué. Les privilégiés d’alors, qui ont nécessité cette crise révolutionnaire, et qui en ont été les victimes, cherchent à se justifier, en accusant des maux qu’ils ont soufferts celui qui leur donnait les moyens de les éviter.

La Révolution de France a eu des causes qu’on a vainement signalées ; il n’est pas douteux que, si les Montesquieu, les Mabli, les Rousseau avaient été écoutés, le sang des Français n’aurait pas été versé par des Français.

Comment voulait-on que le pays le plus populeux de l’Europe, arrivé au plus haut degré de la civilisation, pût marcher avec un gouvernement gothique, où une caste privilégiée, moins nombreuse, moins éclairée que le reste de la nation, remplissait à elle seule non-seulement tous les emplois militaires, de judicature et ecclésiastiques, mais encore était exempte de l’impôt territorial, quoiqu’elle possédât la plus grande partie du territoire français. La haute noblesse était honteuse de n’être rien devant les ministres du roi, et d’être tout devant le peuple, dont elle ne partageait pas les charges.

Monsieur, que la France a eu le bonheur d’avoir pour roi, et des nobles dignes de l’être, voulaient et demandaient la réforme de ces indignes abus ; mais ils ne furent point écoutés par les gens de robe. Le peuple ne pouvant plus supporter de nouvelles charges pour subvenir aux dépenses de la guerre d’Amérique, on eut recours aux emprunts. Il fallut trouver les moyens de payer les intérêts. Le roi propose l’impôt territorial, qui, en faisant partager à la noblesse une petite partie des charges de l’État, aurait à lui seul couvert le déficit ; les Parlements refusent de l’enregistrer, le roi ordonne et veut forcer cet enregistrement ; les Parlements persistent dans leurs refus et se font exiler et incarcérer, en criant à la tyrannie et en appelant le peuple à leur secours : le peuple mécontent prend leur défense, et la guerre civile éclate dans cette malheureuse Bretagne, qui, après avoir levé l’étendard de la révolte, est plus tard martyre de sa fidélité à son roi et à sa religion.

Les Parlements furent bientôt abandonnés par le peuple, qui leur demandait compte de tous les arrêts qu’ils avaient rendus en secret. Le clergé, qui, pendant plusieurs siècles de ténèbres, avait travaillé et réussi à détruire la religion, n’avait plus la confiance de la nation éclairée, qui se rappelait avec horreur et crainte qu’un roi despote, gouvernant sous l’empire des prêtres et non sous celui des lois, pût, dans une nuit, faire verser impunément le sang de quarante mille citoyens innocents.

Le soldat était las d’obéir à ses chefs, qui n’avaient d’autres titres pour leur commander que des titres de noblesse, dont la plupart étaient acquis à prix d’argent, et honteux de servir dans une armée dont la mauvaise organisation ne permettait pas aux Pichegru, aux Moreau, aux Bernadotte de dépasser le grade de servent. Tous les rouages de la machine politique étaient vicieux, usés, et contraires aux vrais intérêts de la nation.

Aussi ce mouvement donné par les Parlements et le roi entraîna-t-il la chute de l’édifice miné, dont on n’avait pas voulu réparer une seule pièce. Tout croula à la fois ; l’anarchie fut horrible chez un peuple qui croyait avoir le droit de se venger de plusieurs siècles d’opprobre et d’oppression.

Cet édifice est reconstruit sur des bases qui, assurant le bonheur de tous, assurent sa durée, et la France est arrivée par un chemin qui a fait frémir d’horreur ceux qui l’ont parcouru, là où Rousseau et la raison voulaient la faire parvenir sans secousse et surtout sans effusion de sang.

On trouvera dans ce projet de constitution pour les Corses un morceau un peu sévère sur les Suisses. Tout en partageant l’opinion de Rousseau, qui pense qu’ils ont méconnu leurs vrais intérêts en introduisant chez eux le luxe, en encourageant les manufactures, en ouvrant de grandes et superbes routes, qui traversent leur pays dans tous les sens, en signant des capitulations pour fournir des hommes aux puissances qui les avoisinent, on ne peut cependant convenir avec lui que ces fautes graves, qui, sans doute, ont affaibli la Suisse, aient dénaturé le caractère de cette vigoureuse et héroïque nation. On trouve toujours chez elle ce même courage qui lui fit conquérir et conserver sa liberté, cette fidélité à ses serments qui en a fait des héros au 10 août et à la Bérésina. L’amour de la patrie est aussi vif chez les Suisses du dix-neuvième siècle que chez les Suisses du quinzième. Mais l’expérience n’a que trop prouvé que Rousseau avait eu raison de dire que les Suisses ne pouvaient pas avoir d’accord dans leurs résolutions ; ils avaient rendu alors leurs intérêts trop directs avec leurs voisins, et trop opposés entre eux pour qu’il n’en fût pas ainsi. Mais la Suisse n’est plus ce qu’elle était lorsque Rousseau écrivait, et lorsque les Français y sont entrés ; son organisation a été changée ; les éléments de division qui subsistaient dans les principaux cantons ont disparu. Celui de Berne, qui était alors composé de parties hétérogènes, forme aujourd’hui trois cantons qui sont très-unis entre eux. Cette séparation donne à la Suisse une force qui était, il y a trente ans, paralysée ; tous les cantons ont actuellement la constitution et le gouvernement le mieux adapté à leurs mœurs, et chaque année voit les liens fédéraux se resserrer.

Cette heureuse Suisse, par son organisation militaire, a une force qui la met à l’abri de tout envahissement étranger ; elle a une armée de soixante mille hommes d’élite[1], une réserve beaucoup plus forte et un matériel en harmonie avec ses forces ; et, chose remarquable, c’est que les levées de l’élite et même de la réserve n’arrêteraient point ses travaux agricoles, et son sol n’en souffrirait pas[2].

Ce qui double cette force effective, c’est le moral de la nation, c’est son bonheur, c’est que chaque individu qui la compose sent ce bonheur. Malheur à l’armée impie qui oserait violer la neutralité d’un pays dont l’heureuse organisation la met dans l’impossibilité de troubler jamais la tranquillité de ses voisins ! Malheur à la puissance qui voudrait franchir les frontières de la Suisse ! Elle trouverait dans chaque citoyen un soldat pour qui la vie n’est rien sans la liberté, et qui sait qu’en défendant la patrie il est fidèle au Dieu qui guida jadis les flèches de Tell. La Suisse est encore, quoi qu’en dise Rousseau, si elle le veut, dans une position à ne pas trembler au sourcil froncé d’un ministre des grandes puissances ; qu’elle répande, enfin, à toute injuste demande, en montrant son bonheur, ses montagnes et ses baïonnettes ; alors, seulement alors, chacun voudra l’avoir pour amie, et elle pourra, comme dans ses beaux jours, protéger ses alliés, donner asile aux proscrits malheureux, et ne plus sacrifier une neutralité qu’elle doit religieusement observer…



  1. Actuellement, cette armée compte passé cent mille hommes.
    (Note de l’Éditeur.)
  2. Depuis que ceci a été écrit, les liens fédéraux n’ont fait que se resserrer toujours davantage, et la force de la Suisse s’en est accrue par conséquent en proportion. (Note de l’Éditeur.)