Œuvres littéraires de Napoléon Bonaparte/Lettres de Famille/06 à 07

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Texte établi par Tancrède MartelAlbert Savine (Tome 1p. 225-228).

VI

À SON ONCLE L’ABBÉ FESCH.

Lyon, le 11 septembre 1786[1].

Je quitte Lyon avec plus de peine encore que Valence. Je me trouvais si bien dans cette ville qu’il me semble que j’aurais voulu y passer ma vie ; mais il faut suivre sa destinée et surtout se plier aux exigences de son état. Un soldat ne doit pas s’attacher à autre chose qu’à son drapeau.


VII

AU MÊME.

Auxonne, le 22 août 1788.

Vous saurez que je viens de recevoir réponse de M. Vautier ; il me dit qu’il reconnaît que Joseph[2] a des titres particuliers pour obtenir une place dans les tribunaux et qu’il saisira la circonstance avec plaisir ; que pour le moment des personnes proposées depuis plusieurs années empêcheront qu’il ne soit placé, mais qu’il fera son possible pour hâter son retour.

Je suis indisposé ; les grands travaux que j’ai dirigés ces jours derniers en sont cause. Vous saurez, mon cher oncle, que le général d’ici m’a pris en grande considération, au point de me charger de construire au polygone plusieurs ouvrages qui exigeaient de grands calculs, et pendant dix jours, matin et soir, à la tête de deux cents hommes, j’ai été occupé. Cette marque inouïe de faveur a un peu irrité contre moi les capitaines qui prétendent que c’est leur faire tort que de charger un lieutenant d’une besogne si essentielle et que lorsqu’il y a plus de trente travailleurs, il doit y avoir un d’eux. Mes camarades aussi montrent un peu de jalousie ; mais tout cela se dissipe. Ce qui m’inquiète le plus, c’est ma santé qui ne me paraît pas trop bonne.

J’étais sur le point de faire passer au libraire l’ouvrage dont je vous entretins[3] ; mais le fâcheux contre-temps de la disgrâce de M. l’archevêque de Sens[4] arrivée avant-hier m’oblige à des changements considérables ; il est possible même que j’attende les États généraux[5].

Écrivez à votre ami qui est à Pise ; demandez-lui l’adresse, c’est-à-dire la rue où reste[6] Paoli à Londres, ne manquez pas cette commission[7].

Le triste état de ma famille m’a affligé d’autant plus que je n’y vois pas de remède. Vous vous êtes abusé en espérant que je pourrais trouver ici de l’argent à emprunter. Auxonne est une très petite ville et j’y suis d’ailleurs depuis trop peu de temps pour pouvoir y avoir des connaissances sérieuses. Ainsi du moment que vous n’espérez pas dans notre vigne, je n’y pense plus et il faut abandonner cette idée du voyage à Paris. Si nous avions été à Paris, vous auriez mal fait de mener avec vous Isoard, il n’aurait pu que nous embarrasser… Je vous accuse d’exagération en me disant que la Sposata[8] ne produira que douze mezzins… Adieu, bien des choses à Isoard et donnez-moi communication des nouvelles que vous recevrez de ma famille sur votre projet.

  1. Bonaparte était lieutenant en second au régiment de la Fère-artillerie depuis le 1er septembre 1785. Le bataillon dont il faisait partie fut envoyé à Lyon, du 15 août au 20 septembre 1786, pour y réprimer l’émeute dite des Deux-Sous.
  2. Son frère, Joseph Bonaparte, le futur roi d’Espagne.
  3. L’Histoire de la Corse.
  4. Frère du comte de Marbeuf, gouverneur de la Corse. Ancien évêque d’Autun ; il avait la feuille des bénéfices.
  5. Les États généraux s’ouvrirent à Versailles le 5 mai 1789.
  6. Provincialisme (fréquent en Provence et dans le Dauphiné.)
  7. Bonaparte songeait à lui dédier son Histoire.
  8. Vigne appartenant à la famille Bonaparte et située dans la piève de Talavo, près du bourg de Bocognano.