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Œuvres littéraires de Napoléon Bonaparte/Lettres sur la Corse

La bibliothèque libre.
Texte établi par Tancrède MartelAlbert Savine (Tome 1p. 53-119).

I

LETTRES SUR LA CORSE[1]


LETTRE PREMIÈRE


Monsieur[2],

Ami des hommes libres, vous vous intéressez au sort de la Corse, que vous aimez ; le caractère de ses habitants l’appelait à la liberté ; la centralité de sa position, le nombre de ses ports et la fertilité du sol l’appelaient à un grand commerce. — Pourquoi donc le peuple corse n’a-t-il jamais été ni libre ni commerçant ? — C’est qu’une fatalité inexplicable a toujours armé ses voisins contre lui. Il a été la proie de leur ambition, la victime de leur politique et de sa propre opiniâtreté… Vous l’avez vu prendre les armes, secouer l’atroce gouvernement génois, recouvrer son indépendance, vivre un instant heureux ; mais, poursuivi par cette fatalité irrésistible, il tomba dans le plus insupportable avilissement. Pendant vingt-quatre siècles, voilà les scènes qui se renouvellent sans interruption : mêmes vicissitudes, même infortune, mais aussi même courage, même résolution, même audace. Les Romains ne purent se l’attacher qu’en se l’alliant ; des essaims de Barbares l’assaillirent ; ils s’emparèrent de ses champs, incendièrent ses maisons ; mais il sacrifia son caractère de propriétaire à celui d’homme ; il erra pour vivre libre. S’il trembla devant l’hydre féodale, ce fut seulement autant de temps pour la connaître et pour la détruire. S’il baisa en esclave les chaînes de Rome, guidé par le sentiment de la nature, il ne tarda pas à les briser ; s’il courba enfin la tête sous l’aristocratie ligurienne, si des forces irrésistibles le maintinrent vingt ans soumis au despotisme de Versailles, quarante ans d’une guerre opiniâtre étonnèrent l’Europe et confondirent ses ennemis. Mais vous qui avez prédit à la Hollande sa chute, à la France sa génération, vous aviez promis aux Corses le rétablissement de leur gouvernement, le terme de l’injuste domination française.

Votre prédiction se serait accomplie lorsque cet intrépide peuple, revenu de son étourdissement, se fût ressouvenu que la mort n’est qu’un des états de l’âme, mais que l’esclavage en est l’avilissement ; elle se serait accomplie… Inutiles recherches ! Dans un instant tout est changé. Du sein de la nation que gouvernaient nos tyrans a jailli l’étincelle électrique : cette nation éclairée, puissante, généreuse, s’est souvenue de ses droits et de sa force ; elle a été libre et a voulu que nous le fussions comme elle. Elle nous a ouvert son sein : désormais nous avons les mêmes intérêts, les mêmes sollicitudes ; il n’est plus de mer qui nous sépare.

Parmi les bizarreries de la révolution française, celle-ci n’est pas la moindre. Ceux qui nous donnaient la mort comme à des rebelles sont aujourd’hui nos protecteurs ; ils sont animés par nos sentiments. — Homme ! homme ! que tu es méprisable dans l’esclavage, que tu es grand lorsque l’amour de la liberté t’enflamme ! Alors tes préjugés se dissipent, ton âme s’élève, ta raison reprend son empire… Régénéré, tu es vraiment le roi de la nature.

À combien de vicissitudes, Monsieur, sont sujettes les nations ! Est-ce la Providence d’une intelligence supérieure, ou est-ce le hasard aveugle qui dirige leur sort ? Pardonne, ô Dieu ! mais la tyrannie, l’oppression, l’injustice dévastent la terre, et la terre est ton ouvrage. Les souffrances, les soucis sont le partage du juste, et le juste est ton image. Ces amères réflexions sont écrites sur toutes les pages de l’histoire de Corse, car l’histoire de Corse n’est qu’une lutte perpétuelle entre un petit peuple qui veut vivre libre et ses voisins qui veulent l’opprimer ; l’un se défend avec cette énergie qu’inspirent la justice et l’amour de l’indépendance, les autres attaquent avec cette perfection de tactique qui est le fruit des sciences et de l’expérience des siècles ; le premier a des montagnes pour dernier refuge, les seconds ont leurs navires. Maîtres de la mer, ils interceptent les communications et se retirent, reviennent ou varient leurs attaques à leur gré. Ainsi, la mer, qui, pour tous les autres peuples, fut la première source des richesses et de la puissance, la mer qui éleva Tyr, Carthage, Athènes, qui maintient encore l’Angleterre, la Hollande, la France, au plus haut degré de splendeur et de puissance, fut la source de l’infortune et de la misère de ma patrie ; heureuse si la sublime faculté de perfection eût été plus bornée dans l’homme ! Il n’aurait pas alors, dans la soif de son inquiétude et par le moyen de l’observation, soumis à ses caprices le feu, l’eau et l’air ; il aurait respecté les barrières de la nature. Des bras de mer immenses l’auraient étonné sans lui donner l’idée de les franchir. Nous eussions donc toujours ignoré qu’il existait un continent… Oh ! l’heureuse, l’heureuse ignorance !!!

Quel tableau offre l’histoire moderne ! Des peuples qui s’entre-tuent pour des querelles de famille, et qui s’entr’égorgent au nom du moteur de l’univers ; des prêtres fourbes et avides qui les égarent par les grands moyens de l’imagination, de l’amour du merveilleux et de la terreur. Dans cette suite de scènes affligeantes quel intérêt peut prendre un lecteur éclairé ! Mais, un Guillaume Tell vient-il à paraître, les vœux s’arrêtent sur ce vengeur des nations ; le tableau de l’Amérique dévastée par des brigands forts de leur fer, inspire le mépris de l’espèce humaine ; mais on partage les travaux de Washington, on jouit de ses triomphes, on le suit à deux mille lieues ; sa cause est celle de l’humanité. Eh bien ! l’histoire de Corse offre une foule de tableaux de ce genre ; si ces insulaires ne manquèrent pas de fer, ils manquèrent de marine pour profiter de la victoire et se mettre à l’abri d’une seconde attaque. Ainsi les années durent se passer en combats. Un peuple fort de sa sobriété et de sa constance, et des nations puissantes, riches du commerce de l’Europe, voilà les acteurs qui figurent dans l’histoire de Corse.

Pénétré de l’intérêt qu’elle pouvait avoir, de l’intérêt qu’elle inspirait, et convaincu de l’ignorance ou de la vénalité des écrivains qui ont jusqu’ici travaillé sur nos annales, vous avez senti que l’histoire de Corse manquait à notre littérature. Votre amitié voulut me croire capable de l’écrire. J’acceptai avec empressement un travail qui flattait mon amour pour ma patrie, alors avilie, malheureuse, enchaînée. Je me réjouis d’avoir à dénoncer à l’opinion qui commençait à se former, les tyrans subalternes qui la dévastaient : je n’écoutais pas le cri de mon impuissance… « Il s’agit moins ici de grands talents que d’un grand courage, me dis-je, il faut une âme qui ne soit pas ébranlée par la crainte des hommes puissants qu’il faudra démasquer. Eh bien ! ajoutai-je, avec une sorte de fierté, je me sens ce courage-là.

» La constance et les vertus de ma nation captiveront le suffrage du lecteur. J’aurai à parler de M. Paoli dont les sages institutions assurèrent un instant notre bonheur, et nous firent concevoir de si brillantes espérances. Il consacra le premier ces principes qui font le fondement de la prospérité des peuples. On admirera ses ressources, sa fermeté, son éloquence ; au milieu des guerres civiles et étrangères, il fait face à tout. D’un bras ferme il pose les bases de la Constitution, et fait trembler jusque dans Gênes nos tyrans. Bientôt trente mille Français, vomis sur nos côtes, renversent le trône de la liberté, le noyant dans des flots de sang, nous font assister au spectacle d’un peuple qui, dans son découragement, reçoit des fers. Tristes moments pour le moraliste, pareils à celui qui fit dire à Brutus : Vertu, ne serais-tu qu’une chimère !… J’arriverai enfin à la domination française. Accablé sous le triple joug du militaire, du robin, du maltôtier ; étranger dans sa patrie, en proie à des aventures que le Français d’outre-mer refuserait de reconnaître, le Corse voit ses jours flétris par l’avidité, par la fantaisie, par le soupçon et l’ignorance de ceux qui, au nom du roi, disposent des forces publiques. Hélas ! comment cette nation éclairée ne serait-elle pas touchée de notre état ! Comment l’envie de réparer les maux qui nous sont faits en son nom ne lui viendrait-elle pas ! » C’était là le principal fruit que je voulais tirer de mon ouvrage.

Plein de la flatteuse idée que je pouvais être utile aux miens, je m’appliquais à recueillir les matériaux qui m’étaient indispensables ; mon travail se trouvait même assez avancé lorsque la révolution vint rendre au peuple corse sa liberté. Je cessai : je compris que mes talents n’y étaient plus suffisants, et que pour oser saisir le burin de l’histoire, il fallait avoir d’autres moyens. Lorsqu’il y avait du danger, il ne fallait que du courage : quand mon ouvrage pouvait avoir un objet immédiat d’utilité, je crus mes forces suffisantes ; aujourd’hui je laisse le soin d’écrire notre histoire à quelqu’un qui n’aurait pas eu notre dévouement, mais qui aura peut-être plus de talents. Cependant, pour ne pas perdre tout le fruit de quelques recherches, et pour remplir en quelque sorte la promesse que je vous avais faite, convaincu d’ailleurs que je ne puis vous offrir rien qui soit plus conforme à vos principes que les annales d’un peuple comme le mien, je vais vous les faire passer rapidement sous les yeux. Entrant dans la belle saison, abrité par l’arbre de la paix et par l’oranger, chaque regard me retrace la beauté de ce climat, que la nature a orné de tous ses dons, mais que des ennemis implacables ont dévasté et dépouillé.

Le gouvernement républicain florissait jadis dans les plus beaux pays du monde, il amenait un accroissement de population qui obligeait à des émigrations fréquentes. C’est ainsi que les Lacédémoniens, les Lyguriens, les Phéniciens, les Troyens, envoyèrent des colonies en Corse.


Phocéens. — Six siècles avant l’ère chrétienne, les Phocéens, peuple d’Ionie, chassés de leur patrie, vinrent y établir la ville de Calaris. Les Phocéens étaient venus solliciter un asile ; ils prétendirent cependant dominer ; quoique plus instruits dans l’art militaire, ils n’y purent réussir : les naturels du pays, secourus par les Étrusques, les chassèrent.

Il est difficile de pénétrer dans les temps si éloignés. Il paraît cependant que les Corses vivaient contents, libres et abandonnés à eux-mêmes, divisés en petites républiques confédérées pour leur défense commune. C’est pourtant dans cet intervalle que les écrivains placent la domination carthaginoise : tous se répètent, sans qu’il soit possible de pénétrer l’origine de cette opinion. Il est certain toutefois que la Corse ne fut jamais soumise aux Carthaginois. On lit dans les anciens historiens qu’ils ont asservi la Sardaigne ; que les Corses, qui occupaient douze bourgs sur les plus hautes montagnes de cette île, leur résistèrent ; mais Pausanias et Ptolémée nous apprennent que ces Corses étaient des descendants proscrits à qui on avait conservé le nom de la patrie de leurs pères. Dans les actes par lesquels les Romains et les Carthaginois ont limité leur navigation et leur commerce respectifs, comme dans leurs traités de paix, il est toujours fait mention de la Sardaigne et jamais de notre île. Si après la première guerre punique, Carthage céda la Sardaigne, la Corse ne se ressentit aucunement de l’humiliation de Carthage, et resta toujours indépendante et libre… Il y a cent raisons qui auraient pu empêcher tant d’écrivains de se copier si servilement. C’est surtout en lisant notre histoire qu’il faut être en garde contre les opinions le plus universellement adoptées.


Romains. — Les Romains, maîtres de l’Italie, vainqueurs de Carthage, durent penser à la conquête de la Corse, qui néanmoins ne leur fut pas aussi facile qu’ils se l’étaient promis. Les Corses se défendirent avec intrépidité, quatorze fois ils furent vaincus et quatorze fois ils reprirent les armes et chassèrent leurs ennemis. C. Papirius, réfléchissant sur la cause de cette obstination, leur offrit le titre d’alliés des Romains sur le pied des Latins, et l’on accepta cette condition qui assurait en partie la liberté… Rome ne put parvenir à se concilier ces peuples qu’en les faisant participer à sa grandeur… Depuis, quelques infractions au traité irritèrent les Corses, qui devinrent irréconciliables. En vain le préteur C. Cicereus et le consul M. Juventius Thalna ravagèrent la Corse. Leurs victoires furent aussi éclatantes qu’inutiles. Douze mille patriotes morts ou traînés en esclavage affaiblissent, sans le décourager, un peuple implacable dans sa haine. On fut bien étonné, à Rome, d’être obligé, après de pareils événements, d’envoyer des armées consulaires contre une nation qu’on croyait non seulement découragée, mais même détruite. Et si enfin il fallait qu’elle se soumît aux vainqueurs du monde, elle ne le fit qu’après avoir été l’objet de cinq triomphes… La Corse, dans son exaltation, avait préféré abandonner les plaines trop difficiles à défendre plutôt que de se soumettre. Les Romains se les approprièrent, et y établirent des colonies qui ont servi de lien entre les deux peuples. Lorsque, depuis, les triumvirs offrirent au monde le hideux spectacle du crime heureux, la Corse et la Sicile furent le refuge de Sextus Pompée. Je vois avec plaisir ma patrie, à la honte de l’univers, servir d’asile aux derniers restes de la liberté romaine, aux héritiers de Caton.

Barbares. — Des peuplades nombreuses de Goths, de Vandales, de Lombards, après avoir ravagé l’Italie passèrent en Corse, plusieurs même s’y établirent et y régnèrent longtemps. Leur gouvernement, aussi sanglant que leurs excursions, semblait n’avoir pour but que de détruire ; la plume refuse de s’arrêter à de pareilles horreurs.

Lorsque les Sarrasins furent battus par Charles Martel, ils débarquèrent en Corse ; furieux d’avoir été vaincus, ils assouvirent sur nos malheureux habitants la rage forcenée qui les transportait contre le nom chrétien. Les prêtres massacrés au moment du sacrifice, les enfants arrachés du sein maternel, écrasés contre des rochers, périssant victimes d’un Dieu qu’ils ne pouvaient connaître ; les femmes égorgées, le pays incendié, furent les offrandes que ces hommes féroces vouèrent à leur prophète. Effet terrible du fanatisme ! il étouffe les lois sacrées de l’humanité, rend les peuples sanguinaires, et finit par leur forger des fers.

Fatigués de se trouver sans cesse en proie aux incursions des barbares et d’espérer en vain des secours des princes voisins, les Corses, quittant leurs habitations, et errant dans les forêts les plus impénétrables, sur les sommets les plus inaccessibles, traînèrent sans espoir leur triste existence, lorsque, du fond de l’Italie un homme généreux y aborda avec mille ou douze cents de ses parents et de ses vaisseaux.

Ugo Colonna. — Ugo, du sang des Colonna, fut le génie tutélaire qui, sous la protection des papes, vint ranimer le courage des insulaires et détruire l’empire mauresque. Les naturels du pays rentrèrent libres dans leurs habitations ; ils commenceront sans doute à goûter les fruits d’un sage gouvernement et désormais plus tranquilles, ils vivront heureux !… Non… Ugo croit avoir le droit de s’ériger en despote en conservant à la cour de Rome la suzeraineté. Les seigneurs qui l’avaient accompagné s’approprièrent divers cantons ; le régime féodal naquit de ce partage, et voilà les Corses, échappés aux cruautés des Goths et des Vandales, devenus victimes d’un système de gouvernement que ces barbares avaient imaginé, système qui a nui plus à l’Europe que leurs armes. Ainsi une reconnaissance exagérée pour les libérateurs, peut-être même une admiration aveugle pour de riches étrangers, dompte cette fois ce caractère inflexible.

Quiconque a médité sur l’histoire des nations est accoutumé sans doute au spectacle du fort opprimant le faible, et à voir les différentes sectes se haïr et s’égorger ; mais l’horrible rapine que Rome exerçait à cette époque est, je crois, le point extrême de l’abus de la religion. Les papes, en vertu de leur suzeraineté, pour s’indemniser des secours qu’ils avaient accordés, imposèrent, sous le titre de tribut temporel, le cinquième des revenus, et sous le nom de tribut spirituel… je crains que l’on ne me taxe d’exagération, je serai tenté de développer toutes les preuves…, oui, sous le titre de tribut spirituel, le père commun des fidèles, le vicaire d’un Dieu-Homme, percevait le dixième des enfants, que ses collecteurs prenaient âgés de cinq ans pour les transporter dans les palais de Rome. Briser les liens qui unissent les pères aux enfants, la patrie aux citoyens, s’appelait une chose spirituelle !… Quand les historiens ne présenteront que ce trait, ils offriraient une matière inépuisable aux méditations de l’homme sensé. Celui qui veut amollir l’empire de la raison, qui essaie de substituer aux sentiments infaillibles de la conscience le cri des préjugés, est un fourbe, il veut tromper !

Dans ces temps de malheurs et d’avilissement naquit Arrigo il bel Messere. Arrigo, descendant de Ugo, respecté de ses peuples, craint de ses vassaux, s’occupait quelquefois de leur bonheur ; quoique soumis à la cour de Rome, plus encore par les préjugés qui dominaient alors en Europe que par son serment, il obtint, après de longues négociations, la suppression du tribut spirituel. Le fer d’un Sarde coupa le fil des jours de ce prince. Arrigo ne laissant point de postérité, tous les seigneurs se cantonnèrent dans leurs châteaux, et après s’être longtemps disputé l’empire, visèrent tous à l’indépendance. Les peuples également victimes des guerres que les seigneurs se faisaient entre eux ne tardèrent pas à s’en lasser. Le peuple corse, au centre de l’Europe, a dû sans doute être opprimé par les mêmes tyrans que les autres peuples, mais il a toujours été le premier à donner l’éveil et à secouer le joug. Ainsi, dans ce siècle où toute l’Europe croupissait sous le régime féodal, lui seul se fit un gouvernement municipal, adopté depuis en Italie, et ensuite dans les autres pays du continent.


Gouvernement municipal. — La partie septentrionale de l’île fut la première à recouvrer sa liberté ; chaque village forma sa municipalité, chaque piève eut son podestat, et tous réunis nommèrent une régence, ou suprême magistrature, composée de douze membres.

Les papes, qui n’avaient pas abandonné leurs prétentions sur la Corse, y envoyèrent des seigneurs de la maison de Massa, sous prétexte de diriger les forces des communes contre les barons avec plus d’intelligence. Ils les accoutumaient ainsi à recevoir des chefs de leurs mains ; mais, en 1091, le pape Urbain second donna l’investiture de la Corse aux Pisans, qui, maîtres de Bonifacio et très puissants dans ces mers, se faisaient estimer par leur sagesse.

Une partie de l’île était gouvernée en démocratie, avait des lois, des magistrats et des forces ; la partie méridionale, excepté deux pièves, était soumise aux seigneurs des maisons de Cinarca, Leca, Rocca, Ornano. Quelle était donc l’autorité de la République de Pise ? Elle envoyait deux de ses principaux citoyens qui percevaient une légère imposition : leur principale fonction consistait à tâcher de maintenir la paix parmi les différents États qui composaient le royaume. Soit qu’il s’élevât un différend entre deux barons, soit qu’il s’en élevât un entre un baron et une commune, les deux magistrats qui portaient le titre de judice prononçaient. Le gouvernement des Pisans fut agréé en Corse ; ils n’ambitionnaient pas une extension d’autorité, la paix et la justice furent l’objet de leur soin, le tribut modique qu’ils percevaient, ils l’employaient tout entier à des établissements publics. Le titre de citoyens de Pise, qu’ils donnèrent aux Corses, avec la jouissance des prérogatives qui s’y trouvaient attachées, acheva de consolider leur prépondérance.

Ainsi, Monsieur, s’écoulèrent dix-huit siècles, sans qu’au milieu de tant de révolutions, le peuple corse ait jamais démenti son caractère.

Des érudits italiens ont prétendu, dans ces derniers temps, que la maison Colonna n’était jamais venue en Corse ; ils ont fourni des preuves qui ne m’ont point convaincu : je m’en tiens donc à l’assertion reçue, à la tradition, à la conviction qu’en ont les Colonna de Rome, et à l’autorité de tant d’historiens, dont plusieurs sont contemporains, aux restes de quelques monuments, etc. Contentons-nous de discuter la principale objection.

D’abord, disent-ils, on trouve qu’un Charles, roi de France, a délivré la Corse des Maures. Depuis, l’on voit un Bonifazio, marquis de Toscane, chargé par l’empereur de défendre la Corse ; c’est lui qui est si célèbre par la fameuse descente en Afrique. Après sa mort, l’on voit son fils Adalberto lui succéder et précéder Alberto second, dit le Riche, qui meurt en 916 ; enfin Guido Lamberto succède à Alberto le Riche… Je conviens de tous ces faits, mais je ne vois pas ce qu’ils ont d’incompatible avec ce que nous avons dit des Colonna.

Les papes envoyèrent Ugo en Corse pour la délivrer. Les empereurs étaient, ce me semble, aussi fort intéressés à ce que les Barbares ne s’y établissent pas ; ils donnèrent donc commission au marquis de Toscane de veiller sur la Corse, de la secourir si les Barbares l’attaquaient, et, en conséquence de cette commission, les marquis de Toscane prenaient le titre de Tutor Corsicæ. Cela est si vrai, que, depuis, lorsque les communes eurent pris consistance, l’on voit une comtesse Mathilde, marquise de Toscane, s’intituler Tutor Corsicæ ; cependant elle n’y avait certainement aucune autorité.

L’on relève ensuite quelques erreurs de chronologie de Giovanni della Grossa, et l’on en déduit la fausseté du fait ; cela n’est pas conséquent ; en vérité, il faut bien avoir la manie des systèmes pour ne pas sentir que c’est bâtir sur le sable que d’en fabriquer sur de si faibles fondements.


LETTRE DEUXIÈME


Monsieur,

Nous avons parcouru rapidement les régions ténébreuses de notre histoire ancienne ; nous voici arrivés au douzième siècle, nos annales commencent à s’éclaircir. À cette époque la tradition, les monuments, ont pu instruire Giovanni della Grossa, notre premier historien, qui naquit en 1378, Pietro-Antonio Monteggiani, qui écrivait en 1525, Marco-Antonio Ceccaldi, qui cessa de vivre en 1560, Cirneo, qui acheva son ouvrage en 1566, Philippini, qui publia son histoire en 1594.

À l’époque où les Corses libres avaient trouvé un refuge dans la confédération de Pise, les Génois abordèrent dans leur île ; l’esprit de la faction et de l’intrigue y arrivèrent avec eux. Armer le fils contre le père, le neveu contre l’oncle, le frère contre le frère, paraissait à ces avides Liguriens le chef-d’œuvre de la politique. S’étant rendus maîtres de Bonifazio, en trahissant les liens les plus sacrés de l’hospitalité, ils commencèrent à semer dans tous les cœurs le poison des factions.

Les Pisans, affaiblis par leur guerre, préoccupés des graves intérêts qu’ils avaient à soutenir dans le continent, se trouvèrent hors d’état de s’opposer aux projets des Génois et de maintenir la paix entre les différents pouvoirs qui existaient alors en Corse. Les seigneurs, ne connaissant plus de frein, aspirèrent à la tyrannie ; le peuple, dénué de protecteurs, se livra à tout l’emportement de son indignation, et menaça les barons de les dépouiller d’une autorité illégitime et contraire à tous les droits naturels. L’un et l’autre parti comptaient sur l’appui des Génois, qui fomentaient leurs discordes. Les barons, sur la promesse d’une protection efficace, se confédérèrent avec la république de Gênes et lui prêtèrent hommage. Les communes s’unirent et reconnurent Sinuccello della Rocca pour Guidice, ou premier magistrat.


Sinuccello della Rocca (1238). — Sinuccello della Rocca, distingué dans les armées pisanes par son rare courage, ne l’était pas moins par son austère justice. Pendant soixante ans qu’il fut à la tête des affaires, il sut contenir Gênes, et effacer des privilèges des seigneurs ce qui était contraire à la liberté publique. D’une humeur toujours égale, impartial dans ses jugements, calme dans ses passions, sévère par caractère et par réflexion, Sinuccello est du petit nombre des hommes que la nature jette sur la terre pour l’étonner. Au commencement de sa carrière publique on lui contestait son autorité ; faiblement accompagné, il errait dans les montagnes de Quenza. Un chef fort accrédité dans ces pièves, après avoir tué un de ses rivaux, se présenta à lui. Sinuccello méprisant l’avantage qu’il pouvait tirer d’un homme puissant, fait constater son crime et le fait mourir. La renommée répand ce fait, on accourt de tous côtés se ranger sous ses drapeaux.

Pise, écrasée à la journée de la Meloria, ne donna plus d’ombrage ; les Génois résolurent de faire tous les efforts pour profiter des circonstances. Voyant la difficulté de vaincre Sinuccello, ils firent en sorte de le gagner ; envisageant d’ailleurs les barons comme les principaux obstacles à leur domination, ils les désignèrent à être d’abord sacrifiés. Sinuccello qui ne perdait pas de vue le grand objet de l’indépendance de la Corse, vit avec plaisir les ennemis naturels de sa patrie s’entre-déchirer. Profitant des événements, il sut faire tourner à l’avantage public l’animosité des deux partis. Il dut chercher à diminuer la puissance des barons, mais il le fit avec prudence, et garda assez de mesure pour pouvoir se réconcilier avec eux quand il serait temps ; en effet, dès que les succès multipliés des Génois les eurent affaiblis, Sinuccello leur tendit la main, les incorpora dans le reste de la nation, et obligea les ennemis communs à repasser les mers, après avoir remporté sur eux de grands avantages. Ce fut dans une de ces rencontres qu’ayant fait un grand nombre de prisonniers, leurs femmes vinrent de Bonifacio apporter leur rançon. Sinuccello les reçut avec humanité et les confia à la garde de son neveu. Ce jeune homme, égaré par l’amour, trahit les devoirs de l’hospitalité et de la probité publique, malgré la vive résistance d’une de ces infortunées. Navrée de l’affront qu’elle venait d’essuyer, les cheveux épars, ses beaux yeux égarés et flétris par la honte, elle se prosterne aux pieds de Sinuccello, et lui dit : « Si tu es un tyran sans pitié pour les faibles, achève de faire périr une malheureuse avilie ; si tu es un magistrat, si tu es chargé par les peuples de l’exécution des lois, fais-les respecter par les puissants. Je suis étrangère et ton ennemie ; mais je suis venue sur ta foi, et je suis outragée par ton sang et par le dépositaire de ta confiance… » Sinuccello fait appeler le criminel, constate son délit, et le fait mourir sur-le-champ. C’est par de pareils moyens qu’il soutint toujours la rigueur des lois. Ses armes prospérèrent et la nation unie vécut longtemps tranquille. Dès cette époque jusqu’au temps de Sambucuccio, les Génois ne parurent plus en Corse ; ils furent découragés par les pertes qu’ils avaient faites ; ils se contentèrent de fomenter, dans l’obscurité, la guerre civile, mais Sinuccello sut rendre vaines toutes leurs trames ; il vieillit, et la perte de la vie fut son premier malheur.

Guglielmo de Pietrallerata, gagné par les Liguriens, méprisant un vieillard caduc et accablé d’infirmités, déploie l’étendard de la rébellion ; Lupo d’Ornano, neveu de Sinuccello, mis à la tête de la force publique, marche, bat, près de la Mezzana, l’imprudent Guglielmo, qui, sans ressource, a recours à la commisération du jeune vainqueur, de qui il obtient une suspension de quelques jours. Lupo se reproche déjà un délai qui peut rendre inutile sa victoire, flétrir ses lauriers, et lui enlever son triomphe. Dans l’inquiétude de ses pensées arrive le terme de la suspension : une entrevue lui est demandée, il y court avec impatience ; il va enfin, par la captivité de son ennemi, se rendre illustre parmi les siens, et mériter de succéder aux honneurs comme à la puissance de son oncle… ; les deux escortes restent à trois cents pas ; les deux chefs s’avancent, se joignent, une visière se lève et, au lieu de Guglielmo, laisse voir sa fille, l’intéressante Véronica.

« Lupo, lui dit Véronica, il n’y a pas encore un an que nous vivions en frères, et il faut que la fortune te réserve une destinée bien glorieuse, puisque ton coup d’essai a été la défaite de mon père… Lupo, je t’ai vu à mes genoux me promettre un amour constant ; ô Lupo, je viens aujourd’hui implorer de toi la vie ! »

Ce jeune héros, hors de lui, conserve cependant assez de force pour fuir ; mais Véronica le retient. « Je ne viens pas ici séduire votre vertu, lui dit-elle, la gloire de mon père et des miens est en danger, et c’est vous qui la menacez… Quelle horrible position est la mienne ! et si vous refusez de m’écouter, de qui devrai-je attendre la pitié ? Sinuccello ne pardonne jamais, et c’est vous qui êtes destiné à être le ministre de ses cruautés ! Lupo, pourrais-tu être le bourreau des miens, pourrais-tu porter la flamme dans ce séjour où tu passas à mes côtés les plus belles années de ton enfance ? » Déchiré par les sentiments les plus opposés, retenu par l’amour, Lupo obéit au devoir, il s’arrache avec violence et fait quelques pas pour s’éloigner, mais un cri qui lui perce le cœur l’oblige de s’arrêter, à détourner la tête, et lui laisse voir Véronica se précipitant sur sa lance, prête à se donner la mort ; il revient brusquement, arrive à temps, prend dans ses bras et arrose de ses larmes celle qui l’a vaincu sans retour, et qui, pâle, affaiblie par les efforts qu’elle vient de faire, lui dit : « Je n’ai à te proposer rien d’indigne de toi ; écoute-moi, et quand j’aurai cessé de parler, si ta gloire, si ton devoir l’ordonnent, tu pourras me laisser seule en proie à mon sort malheureux… Sinuccello est vieux et infirme ; il faut à la république un magistrat actif et dans la force de l’âge ; tu t’es rendu assez grand pour pouvoir prétendre à gouverner tes concitoyens ; mon père et les siens te promettent leur appui ; Sinuccello lui-même ne pourra s’opposer à toi ; à l’âge où l’on doit encore obéir, tu seras le premier de la république, qui, heureuse et comblée de prospérité par tes vertus, par ton courage, ne laissera rien à désirer à ton cœur ; la main de Véronica cimentera ta puissance, Véronica t’aura dû la vie, et s’il est possible, son amour s’en accroîtra. »

Lorsque l’homme imprudent a laissé pénétrer dans son sein un amour désordonné, lorsque la femme qui l’a allumé vient d’échapper à la mort, et qu’elle est embellie par la pâleur de l’angoisse, par les souffrances du cœur, il est au-dessus des forces accordées aux faibles mortels de résister : Lupo réfléchit donc, et les intérêts du devoir, de la patrie, et de la gloire firent place à l’amour. Guglielmo put s’échapper ; l’inflexible Sinuccello fit instruire le procès de son neveu, et oublia sa victoire pour ne voir que sa faute. Celui-ci n’ayant plus de ménagement à garder, s’unit à Guglielmo et épousa la tendre Véronica. Salnese, propre fils de Sinuccello, se joignit aux ennemis de son père ; tous réunis, ils dressèrent une embuscade et firent prisonnier le vieillard. Ils furent longtemps indécis sur le sort qu’ils lui réserveraient : les uns le voulaient mettre à mort, mais Lupo ne voulut jamais y consentir. Le garder prisonnier était le parti le moins sûr. Le peuple, ému par le souvenir de ses services et par son grand âge, aurait pu, dans un retour de son amour, lui restituer l’autorité. Dans cet embarras, les conjurés s’avisèrent de l’expédient qui réunissait tous les avantages, c’était de le livrer aux Génois… Un Spinola vint le prendre avec quatre galères. La tâche de l’historien devient pénible lorsqu’il a de tels faits à raconter. Le discours que les écrivains lui font prononcer, au moment de s’embarquer, est le dernier trait qui achève d’indigner contre les monstres qui l’ont trahi… « Lupo, dit d’un ton ferme le malheureux vieillard, ton cœur me vengera, je le connais bien ; tu n’étais pas pour épouser des remords : tu as été méchant, parce que tu as été faible… Quant à toi, Salnese, ton âme atroce me punit de ne pas t’avoir laissé périr sur l’échafaud, souillé du crime de la mort de mon intime ami. Je fus faible ; l’amour paternel étouffa le cri de la justice. Je te sauvai du supplice que tu méritais ; j’expie durement cette unique faute de ma vie ; mais quatre-vingts ans de vertu n’effacent-ils pas une faiblesse ?… Salnese, que ta femme t’abreuve de douleur ! que tes enfants conjurés contre toi te ressemblent par leur méchanceté ! que tu périsses, ne laissant parmi les hommes que l’exécration de ta mémoire ! Salnese, je te maudis avec ta postérité ! »

En achevant ces paroles, cet illustre vieillard se prosterna à genoux, se couvrit la tête de sable, médita un moment, et puis d’un pas ferme, il monta sur un navire qui l’attendait. Salnese était ému, mais de colère ; les dernières paroles de son père avaient vivement excité cette âme de fiel. Quant à Lupo, la révolution fut étonnante, le bandeau parut tomber ; l’effervescence de la passion qui lui avait voilé l’énormité de son crime s’apaisa ; il eut horreur de lui-même, il chercha à réparer ses fautes, mais ses efforts furent vains. Alors se roulant sur le sable, se jetant à la mer, il appelait tour à tour la mort et Sinuccello ; heureux celui-ci, dans sa catastrophe, s’il eût pu être témoin du repentir de celui qu’il avait adopté pour fils. Son âme en eût été rafraîchie, et peut-être l’émotion du sentiment lui eût fait goûter un plaisir avant de mourir.

Arrivé à Gênes, ce grand homme périt au bout de quelques jours, dans un âge très avancé ; il laissa quatre enfants, tous indignes de lui, tous marchant sur les traces de leur frère aîné. Lupo parut se consoler ; le temps et le cœur de l’intéressante Véronica adoucirent le venin des remords. Lupo acquit une grande puissance, mais sa femme mourut, et les remords revinrent se saisir de leur proie. Il mourut enfin misérablement. Orlando le plus puissant de ses enfants périt sur l’échafaud ; l’amour fit le malheur de cette race. Orlando devint épris de la femme de son frère, et cette passion fut la cause de sa mort ignominieuse.

Quant à Salnese, il prospéra toujours, et toujours faisant le mal. Après avoir trahi son père, il vendit son oncle pour quatre cents écus d’or ; mais enfin ses deux enfants moururent sans postérité et cette mort délivra notre pays d’une race de monstres.


Les Giovannali (1355). — De grands troubles suivirent la mort de Sinuccello ; les différents partis se choquèrent violemment. Les Génois parurent vouloir profiter de cet instant, mais ils manquèrent d’énergie. L’on a peine à suivre les différentes factions qui se partagent la scène, lorsque tout d’un coup l’on voit les Giovannali s’élever d’un vol hardi. Deux frères de la lie du peuple, mais d’un esprit noble, d’un grand courage, tentent la régénération de leur pays ; ils voient que les débris du régime féodal qui s’appuyait sur les lois instituées par les préjugés, dictées la plupart sur les circonstances, mêlées de superstitions romaines, n’offraient qu’une bigarrure dégoûtante, propre à perpétuer l’anarchie. Ils comprirent qu’un palliatif n’était pas de saison. Ils employèrent les moyens les plus forts ; ils prêchèrent les vérités les plus hardies, les grands dogmes de l’égalité, de la souveraineté du peuple, de l’illégitimité de toute autorité qui n’émane pas de lui ; ils firent en peu de temps de nombreux partisans, et ils n’étaient pas loin de rallier toute la nation à leurs principes, lorsque le Vatican publia une croisade contre eux, sous prétexte que leur morale n’était pas conforme à l’Évangile ; une armée de croisés marcha contre les Giovannali, qui, après une vigoureuse résistance, furent exterminés jusqu’au dernier avec une telle barbarie, que le proverbe s’en conserve encore : Il a été traité comme les Giovannali.

Pour justifier cette exécrable entreprise, on a eu recours aux armes ordinaires. On a calomnié sans ménagement ; on a dit tout ce qui a été répété depuis sur les protestants de Paris, qu’ils s’assemblaient, qu’ils éteignaient les lumières pour se livrer à leur lubricité. Impostures dignes de leur auteur… Les infortunés Giovannali périrent victimes de la superstition de leur siècle.


Sambucuccio d’Allando (1359). — Le vieux Sambucuccio était un des plus fermes soutiens des Giovannali. Blessé dans le dernier combat que ces infortunés livrèrent, il se réfugia dans une caverne du Fiumorbo, pour pouvoir mourir libre et inspirer à son fils ces sentiments qui portent à tout entreprendre et à braver tous les dangers. Ses leçons fructifièrent, et Sambucuccio son fils, dès qu’il lui eut fermé les yeux, fit jurer à ses compagnons de ne rien épargner pour rétablir la République et les communes. Pour mieux exciter son zèle, pour qu’il eût devant les yeux un objet toujours présent qui lui fît un devoir de ne pas perdre un instant, son père lui avait fait promettre de ne rendre les derniers honneurs à son corps qu’après le premier succès qu’il devait obtenir dans sa juste entreprise. Il laissa donc le corps du vieux Sambucuccio sans sépulture, et il se transporta rapidement sur les pièves de Rostino et d’Ampugnani. Par ses discours autant que par les premiers avantages qu’il remporta sur les barons, il rétablit la confiance, ranima le courage, se fit une armée, fut créé premier magistrat, et partout il fit triompher la bonne cause ; mais, le fer d’une main et la flamme de l’autre, il se porta à d’horribles excès que rien ne peut justifier, pas même le droit de représailles, et que condamne essentiellement la politique. D’une stature, d’une imagination, d’un courage gigantesques, il fut extrême dans toutes ses opérations, il crut devoir s’étayer de quelques secours étrangers, et se confédéra avec les communes de Gênes. Démarche imprudente, qui a coûté cher à son pays qu’il avait cru servir. Plein de fougue, de force et de haine, mais sans politique, sans ménagement et sans dextérité, Sambucuccio opposait à tout sa propre personne. Il ne tarda pas à être dominé par les alliés qu’il s’était donnés, et qui, insensiblement, à force d’adresse, s’étaient rendus ses maîtres ; il s’en aperçut, mais trop tard. Il ne lui restait plus qu’un parti, c’était de pardonner aux nobles, de rechercher leur amitié, d’effacer autant qu’il était possible la défiance et le souvenir des maux passés ; mais, soit que Sambucuccio comprît qu’il était impossible à ceux-ci d’avoir jamais confiance en un homme, qui, depuis tant d’années, était leur fléau, soit que, se souvenant de leur avoir juré dans les mains de son père une haine implacable, il ne voulût pas être infidèle à son serment, il ne trouva pas d’autre expédient que de finir une vie dont tous les moments avaient été sacrifiés à la patrie. Il termina ses jours dans cette exaltation de principe particulière aux sectateurs de Giovannali. Sambucuccio naquit les armes à la main contre l’aristocratie, et périt comme Caton, pour ne rien faire d’indigne de soi, ou comme Codrus, pour lever un obstacle à la félicité de son pays.


Arrigo della Rocca (1378). — Avant de mourir, Sambucuccio avait désigné au peuple Arrigo della Rocca, comme digne de sa confiance. Arrigo, ennemi implacable de Gênes, ami des communes, avait l’avantage de tenir aux barons par la naissance et par les alliances ; presque toute la nation marcha, se rallia autour de lui : en peu de temps il obligea les ennemis à repasser les mers. Mais les Génois ne pouvaient si promptement abandonner une entreprise qui était l’objet des intrigues fomentées, des crimes commis, du sang versé pendant deux siècles. Ils comprirent seulement qu’il fallait ou une masse de forces plus considérable, ou des ressorts plus compliqués, pour soumettre une nation indomptable ; ils comprirent que le principal avantage qu’ils tiraient de l’île consistant dans un commerce exclusif, ainsi que dans la possession des ports qui favorisaient leur marine et les rendaient redoutables à leurs ennemis, ils pouvaient remplir le même but en tenant les places maritimes et en abandonnant l’intérieur aux factieux, que l’on exciterait pour les empêcher de se rallier. D’ailleurs, le commerce avait beaucoup accru la puissance de certaines familles de Gênes ; il n’était pas moins important pour la liberté de les affaiblir. L’on imagina de les mettre aux prises avec les Corses. Dans ce but, la République déclara abandonner les affaires intérieures de l’île et ne plus vouloir se mêler de protéger un peuple ingrat ; sous main cependant, elle sollicita les plus puissants patriciens d’employer leurs richesses à une conquête glorieuse pour la patrie et avantageuse pour leurs familles.

L’ambition excitée est aveugle, et cinq des plus puissantes familles de Gênes s’allièrent sous le nom de Compagnie de la Maona pour conquérir la Corse. Au milieu des troubles que ces nouveaux ennemis nous susciteront, le gouvernement national ne pourra se consolider ; les patriotes, ne voyant que guerres continuelles, se décourageront en s’affaiblissant. Outre ce double avantage, Gênes avait le plaisir de voir se briser contre une roche inébranlable les navires des familles qu’elle redoutait.

Quoique puissante, la Maona fit de vains efforts pour s’emparer de vive force de l’île. Battue, chassée, elle revint à ses premiers projets, et résolut de n’élever l’édifice de sa domination qu’à l’ombre des factions ; mais aussi peu avancée qu’à sa première année, elle reconnut, après trente-neuf ans de vicissitudes, la chimère dont elle s’était bercée, et quoique à regret abandonna des projets qui lui avaient été si funestes.

La maison de Fregose était alors très puissante à Gênes. On lui offrit de succéder à la Maona, et, pour l’encourager, le Sénat lui céda Bonifacio et Calvi qu’il avait conservés jusque-là. Abraco di Campo Fregose ne parut en Corse que pour être battu et fait prisonnier ; il vit en moins de quatre ans ses espérances s’évanouir avec sa faction.


Vincentellio d’Istria (1405). — Vincentellio d’Istria, depuis la mort d’Arrigo, avait été élevé au premier rang ; son activité, ses talents militaires, lui ont mérité une des premières places parmi les grands hommes qui ont gouverné la Corse. Il acheva de détruire le reste de la faction de la Maona, renversa le parti des Fregose et fit régner la justice. Vainqueur des Turcs sur terre, il arma une flottille et battit leurs galères. Une grande partie de nos maux devait être causée par les papes. Par suite d’une donation qu’ils avaient faite de la Corse à Alphonse, roi d’Aragon, il vint, en 1420, avec quatre-vingts vaisseaux, pour s’en emparer… Vincentellio sentait que ce ne pouvait être qu’un torrent passager, il se joignit à lui et ils assiégèrent ensemble Calvi, dont ils se rendirent maîtres ; mais ayant échoué devant Bonifacio, Alphonse continua son voyage vers la Sicile.

Après son départ, à l’abri de la grande réputation de Vincentellio, les Corses vécurent en paix, et les particuliers de Gênes n’osaient s’aventurer contre un homme si favorisé de la fortune ; on réussit toutefois à gagner Simone-da-Mare, qui leva l’étendard de la révolte. Cet ennemi, quoique redoutable, n’aurait fait qu’augmenter les triomphes de Vincentellio, lorsque celui-ci, s’étant embarqué, fut pris par deux galères génoises et conduit à Gênes où il périt misérablement. Ainsi finit un homme qui, par ses rares talents, méritait l’estime des nations. Pourquoi Gênes, au mépris du droit des gens et de l’hospitalité, violait-elle cinquante-trois ans de paix ? C’est ce qui fut reproché par les puissances voisines ; mais, malgré ces reproches, ces avides marchands n’en recueillirent pas moins le fruit de leur crime.

Paolo della Rocca (1438). — Après la mort de Vincentellio, le peuple choisit pour lui succéder, Paolo della Rocca. Sa première expédition fut de marcher contre Simone, qui avait pris du crédit : il le battit, le força de se retirer à Gênes. Là, cet infâme citoyen continua à conspirer contre sa patrie ; il entraîna les Montalto, les Fregose, les Adorno, qui aussi peu sages que la Maona, éprouvèrent le même sort ; mais, à mesure que les Corses détruisent un ennemi, il en paraît dix autres : affaiblis par leur victoire même, ne pouvant ni prévenir l’attaque ni profiter de leurs succès, ils se trouvent dans la plus triste position. Si un élément ennemi ne les eût empêchés de l’atteindre, Gênes, superbe repaire ! tu n’aurais pas longtemps insulté à nos malheurs… Pouvoir d’un bras désespéré se venger en un moment de tant d’affronts, d’un seul coup assurer l’indépendance de sa patrie et donner aux hommes un exemple éclatant de justice… Dieu ! ton peuple ne serait-il pas le faible opprimé ?

Dans cette position désespérée, l’évêque d’Aleria ouvrit l’avis d’implorer la protection des papes ; Eugène occupait alors la chaire pontificale. Ravi de cette heureuse circonstance, il envoya un légat en Corse. Les Adorno prétendirent mettre obstacle à ce nouvel ordre de choses ; mais battu, Gregorio Adorno paya par sa captivité les vues ambitieuses de son oncle.

Mariano di Caggia (1445). — Les peuples nommèrent pour gouverner sous la protection des papes, Mariano di Caggia. Mariano, implacable envers les caporaux, leur fit une guerre opiniâtre ; il brûla, dévasta leurs biens, démolit leurs châteaux. Les caporaux distingués par leur crédit sur le peuple, en étaient les chefs ; mais, corrompus, ils ne servirent plus qu’à l’égarer, et la nation était victime de leur ambition et de leur avidité : funestes effets de l’ignorance de la multitude. L’on ne peut disconvenir cependant que les caporaux n’aient rendu des services à la Corse. Leur histoire est à peu près celle des tribuns de Rome. Après sa brillante expédition contre les caporaux, Mariano ne fit plus rien qui fût digne de sa réputation ; il conserva sa prépondérance sur le peuple malgré le grand nombre de ses ennemis ; mais il s’en servit pour prêcher la soumission à l’Offizio. L’histoire, méprisant cette indigne conduite, ne s’occupe plus de lui et le laisse mourir dans l’oubli.

Peut-être, à l’ombre de la tiare, on eût vécu tranquille ; mais le pape Nicolas v, Génois, ami de Fregose, donna l’investiture de la Corse à Lodovico, chef de cette maison. Les Corses, bien loin d’approuver cette élection, coururent aux armes avec leur intrépidité ordinaire, et repoussèrent ce nouvel adversaire. Galeazzo dit Campo Frigoso, découragé, céda à la République le peu de forts qu’il tenait : mais les Génois, constants dans leur politique, engagèrent l’Offizio de Sant-Giorgo à succéder aux Fregose, et firent naître dans cette compagnie une espérance de succès qu’ils étaient bien loin de désirer.

À cette époque, l’esprit de la nation était perverti, l’on ne respirait que factions, que divisions. L’Offizio fit des préparatifs considérables ; son premier acte dans l’île fut d’assembler ses partisans al lago Benedetto. Là, il annonça ses propositions bénignes : ce n’était que pour le bonheur des Corses qu’il voulait les subjuguer. Ce jargon, auquel ils eussent dû être accoutumés depuis longtemps, en éblouit plusieurs. La liste de ses adhérents s’accrut ; une partie considérable de l’île envoya les députés à la diète de Lago Benedetto, où ils arrêtèrent les pactes conventionnels de la souveraineté de l’Offizio.


Raffaëllo da Leca (1455). — Dans cet intervalle, les patriotes ne restèrent pas oisifs, la faction aragonaise se joignit à eux, et ils coururent aux armes, indignés de l’ineptie de la diète del Lago Benedetto, qui avait cru qu’une compagnie de marchands pût être animée par d’autres mobiles que l’amour du gain ; Raffaëllo da Leca passe les monts, bat le général Batista Doria et le capitaine Francesco Fiorentino, et restreint l’Offizio aux seules villes de Bonifacio et de Calvi ; mais ayant, l’année d’après, eu le malheur de tomber dans les mains de l’Offizio, il termina par une mort malheureuse une vie pleine de gloire. La rage inhumaine d’Antonio Calva, alors général des troupes de l’Offizio, ne fut pas assouvie ; il fit égorger sous ses yeux vingt-deux des plus zélés patriotes, avec plusieurs de leurs enfants. On craignait les rejetons d’un sang qui avait de tels pères à venger.

Les larmes que leur sort fit verser à la nation, se changèrent bientôt en haine ; toutes les factions semblèrent n’être animées que par l’indignation et le désir de la vengeance, et chacun s’empressa d’offrir son bras aux familles de Leca et Della Rocca. Dans ce pressant danger, l’Offizio expédia Antonio Spinola… Antonio Spinola, de tous les hommes, était le plus dissimulé : ne connaissant d’autre loi que sa politique, nourri dès son enfance d’intrigues obscures, imbu des barbares maximes seigneuriales, le cœur inaccessible à la pitié, Antonio Spinola débarqua dans l’île à la tête d’un corps de troupes cent fois moins redoutable que son génie malfaisant. Sa profonde dissimulation en imposa au peuple, et, par des manières étudiées, il vint à bout d’effacer les impressions sinistres des derniers événements qu’il attribua aux passions particulières des ministres… Il assura que l’Offizio voulait vivre en bonne intelligence avec les patriotes, et, dans la nécessité de prendre des mesures pour consolider l’harmonie, il invita les chefs Niolinchi et ceux des autres pièves à se transporter à Vico où il était. Dans cet état de choses, ils tinrent conseil. Giocante di Leca, vieillard respecté, le Nestor du bon parti, se leva pour parler en ces termes :

« Mes infirmités, depuis bien des années, ne m’ont pas permis d’assister à vos conseils, et j’ignore les maximes que vous avez adoptées pour règle de votre conduite. Vos pères en avaient une qui était gravée dans leurs cœurs de traits ineffaçables ; la vengeance était, selon eux, un devoir imposé par le ciel et par la nature… Si ces fureurs sublimes règnent dans vos cœurs, compatriotes, courons aux armes ; mais, je le vois, cette amertume était réservée à mes vieux ans ; les méchants triompheront !… Vous délibérez et vous avez à venger, l’un un père, l’autre un frère ; celui-ci un neveu, et tous ensemble, les maux qu’a soufferts la patrie… Mais que répondrez-vous à ces martyrs de la liberté, lorsqu’ils vous diront : Tu avais des bras, de la force, de la jeunesse, tu étais libre, et tu ne m’as pas vengé ?… En recevant la vie, ne devîntes-vous pas les garants de la vie de vos pères ? Eh bien ! ils l’ont tous perdue en défendant vos foyers, vos mères, vous-mêmes ; ils l’ont pour la plupart perdue dans les supplices ou par le poignard de lâches assassins, et leur mémoire resterait sans vengeance ? Sinuccello della Rocca dans les prisons de Gênes ; Vincentellio périt comme un criminel ; Raffaëllo en qui l’on voyait revivre ce courage inflexible, cet amour patriotique qui animait vos pères, vous savez tous comment il mourut ! Oh ! défenseurs de la patrie ! telle fut la récompense de vos vertus ; mais que votre mort eût été cruelle pour vous, si vous eussiez prévu qu’elle n’aurait point de vengeurs. Citoyens, si le tonnerre du ciel n’écrase pas le méchant, s’il ne venge pas l’innocence, c’est que l’ homme fort et juste est destiné à remplir ce noble ministère. » Malgré la véhémence de Giocante, on décida que l’on consentirait à un accommodement, si nécessaire dans ce temps de crise, et l’on résolut de se rendre à Vico. « Hommes sans vertu ! s’écria Giocante, si l’amour de la patrie, si les devoirs sacrés de la vengeance sont étouffés dans vos cœurs énervés… au moins veillez à la conservation de vos vies, ne laissez pas tous ces peuples sans défenseurs ; écoutez un instant et je cesse de vous importuner.

» Seul d’entre vos pères, je me suis garanti des embûches des méchants ; que cette considération vous fasse réfléchir sur ce que j’ai à vous dévoiler : aveugles, vous croyez que l’Offizio demande sincèrement la paix… la paix est sur leurs lèvres, votre supplice est dans leurs cœurs. Aucun de vous ne reviendra de Vico, vous périrez par votre faute… Eh ! comment pourriez-vous en douter ! Ne sont-ce pas les maximes qui ont toujours fait agir les enfants de Gênes ? Sans religion, sans vertu, sans pitié, n’ont-ils pas tout sacrifié à leurs projets ?… Tout est vain ; la politique de Spinola l’emporte… triomphe ! tu tiendras bientôt dans tes filets ces hommes faibles, ton génie encore à demi illustre, va surpasser de beaucoup ceux des Montalto, des Lomelline, des Fregose, des Grimaldi, des Calva, et chargé de louanges et de lauriers par tes dignes compatriotes, tu vas offrir au monde le spectacle odieux du crime heureux, Spinola ! Ô Dieu ! n’est-il aucun d’entre vous qui, transporté d’une noble fureur, aille enfoncer son stylet dans le sein de ce traître avant qu’il ait consommé son crime !… Mon fils, où es-tu ? Hélas ! il périt en défendant son père… Raffaëllo, mon neveu, Raffaëllo, où es-tu ? Ô souvenir déchirant ! son sang arrose encore la terre qui vous porte… Ô vieillesse, tu ne m’as laissé qu’une prévoyance stérile et des larmes impuissantes ! Jeunes gens, voyez mes cheveux, ils ont blanchi dans le malheur ; le malheur m’a appris à apprécier les hommes. Ah ! si les âmes de ces infortunés qui périrent par la trahison de vos ennemis pouvaient revenir du sein de l’Éternel… Dieu ! si les miracles sont indignes de ta puissance, celui-ci est digne de ta bonté ! »

Le spectacle touchant de cet illustre vieillard prosterné à genoux ne fut pas capable de les détourner de leur fatale résolution ; que peut la sagesse humaine lorsque la destinée doit s’accomplir !… Giocante, consterné, abandonna…… l’île. Ces infortunés, arrivés à Vico, se laissèrent séduire par les manières de Spinola, et, invités à un grand festin, ils furent assassinés au milieu du repas. Cent vingt-sept des plus beaux villages devinrent aussitôt la proie de Spinola ; les flammes les consumèrent.

Giocante et Paolo della Rocca retournèrent dans l’île. Les peuples, indignés, coururent en foule se ranger sous leurs drapeaux. Spinola mourut alors ; il mourut de rage de voir tourner si mal des affaires pour lesquelles il s’était couvert d’infamie.


Tommasino di Campo Fregoso (1464). — Dans leur antipathie frénétique, les peuples élevèrent Tommasino di Campo Fregoso, et, par l’exaltation de ce seigneur génois, ils s’humilièrent. Ainsi, Monsieur, après onze ans, l’Offizio vit toute sa puissance échouer au moment où il croyait avoir, par un assassinat, assuré à jamais sa domination.

Les Génois, qui depuis tant d’années avaient médité notre destruction, faillirent périr eux-mêmes ; et, déchirés par les diverses factions, ils ne trouvèrent point de meilleur expédient que de se réfugier dans le sein du duc de Milan ; ils pouvaient dire avec Thémistocle : Nous périssions si nous n’eussions péri.

L’Offizio céda les forteresses qu’il possédait aux Milanais, qui firent de vains efforts pour accroître son autorité. Giocante di Leca, Paolo della Rocca, Sambucuccio, Dolenda, Vinciguerra, Carlo della Rocca, Colombano, Giovan Paolo, Carlo da Casta, à différentes années et sous différents titres, furent à la tête du gouvernement ; mais, après seize ans, convaincue qu’elle ne pouvait gagner sur un peuple comme celui-là, la duchesse de Milan céda à Tommasino les forts qu’occupaient ses troupes. À force de patience et d’heureux succès, Tommasino parvint à supplanter tous ses rivaux. Giocante et Paolo étaient affaissés par l’âge ; Carlo della Rocca et Colombano furent assassinés par ses plus intimes partisans ; Carlo da Casta, battu, fut réduit au silence ; il sut se faire un parent de Giovan Paolo. Tommasino, fils d’un Corse, joignait à un grand nombre de parents et à une fortune considérable, les qualités qui captivent la multitude ; mais, depuis, ayant oublié qu’il ne devait sa fortune qu’au peuple, et voulant trancher du prince, on le chassa en criant : e Genuves ! Il comprit alors que ses affaires étaient désespérées ; il céda à l’Offizio ses prétentions, et le recommanda à ses partisans.

Gherardo, frère du seigneur de Piombino, séduisit nos insulaires par sa magnificence ; mais, né dans les plaisirs, Gherardo ne put souffrir les incertitudes de la guerre, et il se retira chez son frère. Giovan Paolo (1487). — L’Offizio revint alors avec de plus fortes espérances, mais vingt ans n’avaient pas suffi pour calmer l’indignation qu’avaient inspirée ses forfaits ; Giovan Paolo, mis à la tête des patriotes, courut aux armes. Giovan Paolo, enfant, avait échappé au massacre de Vico ; encore teint du sang de ses pères, il présenta pendant seize ans un front redoutable. L’Offizio consterné, réduit aux. seuls ports de Calvi et de Bonifacio, fut plusieurs fois sur le point d’abandonner son entreprise ; mais Giovan Paolo dut succomber lorsqu’il se trouva privé de ses principaux appuis. Son fils fut fait prisonnier en allant voir à Vico une femme qu’il aimait. Rinuccio di Lecca, son compagnon d’armes, avait un fils prisonnier à Gênes ; Fieschi, général des troupes de l’Offizio, passa en Corse, et proposa à Rinuccio une entrevue afin de renouveler leur connaissance, car ils avaient été élevés ensemble à la cour de Milan. L’expérience avait instruit Rinuccio ; il refusa craignant quelque piège. Alors Fieschi se présente seul à sa demeure et l’accable de mille marques d’une tendre amitié. « Tu t’es défié de moi, lui dit-il ; les années ont effacé cette étroite liaison qui confondit nos premières affections et nos jeunes âmes ; mais dans mon âme, les impressions se conservent. Nous étions alors à l’aurore des passions ; que de beaux tableaux nos jeunes imaginations nous traçaient dans l’avenir ! Quel plaisir nous goûtions ! Nous sentions toutes les délices d’une amitié réciproque.

» — Fieschi, répondit Rinuccio, vous me rappelez des temps qui seront toujours chers à mon cœur, et qui ne s’effaceront jamais de ma mémoire ; mais devant voir en vous un ennemi, qui, sans droit, ravage cette patrie infortunée, je ne voulais point y reconnaître les traits qui, pendant dix ans, furent ceux de mon ami ; votre confiance, votre âme noble est au dessus de la mienne… Pardonnez, Fieschi, vous avez passé votre vie dans les délices de Gênes, et moi, depuis le moment où je vous quittai, je fus toujours dans les factions, dans les guerres, dans les inimitiés, qui nécessairement rendent l’homme farouche et ferment son cœur aux doux épanchements. J’ai vu le fils trahir le père ; j’ai vu l’hospitalité, la sainte suspension des traités ne servir qu’à cacher les trames les plus horribles ; votre nation nous en a donné tant d’exemples, que je vous fis un moment l’injustice de me souvenir moins de votre caractère que de votre patrie ; mais il m’est bien doux de vous retrouver, et vous me voyez glorieux de la victoire que vous remportez sur moi. Puisque l’Offizio vous envoie commander ses armées, il a donc changé de système, il s’en trouvera mieux ; les trahisons ne font qu’aigrir les âmes, et si elles préparent des triomphes, ils sont de courte durée. »

Tels étaient les discours qu’ils se tenaient ; Fieschi était dans la fleur de l’âge, grand, beau ; la sérénité, la douceur étaient peintes dans sa physionomie, et l’onction de son discours achevait de lui captiver tous les cœurs. Il fit une douce impression sur celui de Rinuccio, qui se reprochait de s’être laissé vaincre en générosité et d’avoir pu calomnier un vieil ami… Celui-ci attendit le moment avec impatience, il courut dans le camp de Fieschi ; il y était attendu, les ordres étaient donnés pour le recevoir… et pour l’arrêter. Conduit dans une obscure prison, de là dans le château d’Évisa, il passa quelques semaines et après que son premier mouvement dut être calmé, Fieschi se présenta à lui. « Il ne tient qu’à vous, lui dit-il, d’améliorer le sort de votre patrie et de votre famille ; vous et votre fils vous vivrez dans les honneurs ; vous goûterez les charmes de la paix et les avantages que doit vous procurer votre immense fortune. L’Offizio prendra pour base de son gouvernement le pacte del Lago Benedetto ; devenez son appui, livrez-lui vos châteaux et faites abandonner par vos partisans l’armée de Giovan Paolo. »

Rinuccio étouffait d’indignation, sa voix était éteinte ; il ne répondit que par un regard terrible et un morne silence… Fieschi ne se découragea pas, il lui tint toute espèce de discours ; il finit par s’attendrir ; il lui dit qu’il ne faisait dans cette affaire qu’obéir, qu’il n’était que l’instrument, qu’il plaignait son malheur… « Fieschi, dit Rinuccio, je suis près de ma mort ; car je comprends bien que n’ayant pu me gagner, il faudra se défaire de moi ; mais souviens-toi que je porte à l’autre monde une conscience intacte ; les miens pleureront et vengeront ma mémoire ; les hommes de bien me citeront quelquefois ; tu ne sens pas combien cette idée est consolante ! Fieschi, tu vivras longtemps et heureux, ta mort sera lente, mais à ton convoi funèbre : joie à la société, s’écrieront les spectateurs, elle est délivrée d’un méchant homme ! » Rinuccio avait ressenti juste ; il ne tarda pas à mourir de faim et de misère.

Peu de temps après, Giovan Paolo dut céder à Ambrogio Negri, et sa catastrophe mérita une statue à ce vainqueur génois.


Rinuccio della Rocca (1502). — Rinuccio della Rocca, formé à l’école de Giovan Paolo, hérita de ses projets. On voyait revivre en lui les vertus inflexibles les anciens républicains. Il opéra six révolutions ; souvent battu, mais jamais découragé, il semblait avoir étouffé tous les sentiments pour les sacrifier tous à la patrie. Richesse, douceur de la vie, amour paternel, rien ne put arrêter en sa course cet indomptable ennemi de l’Offizio, le malheur qui le poursuivit dans ses vieux jours rend sa mémoire plus intéressante ; vaincu, proscrit, errant sur les rochers, il fut inébranlable, et il mourut sans jamais rien faire d’indigne de lui.


Offizio de San-Giogo (1502). — Ainsi, Monsieur, à force d’intrigues et d’assassinats, l’Offizio parvint à régner. Le sang de tant de martyrs ne servit qu’à teindre la pourpre des protecteurs de Saint-Georges. Paolo della Rocca, Giocante di Leca, Vinciguerra, Giovan Paolo, Rinuccio, ne brillaient plus à la tête de la nation : on avait péri, on s’était exilé. L’Offizio, au comble de ses vœux, régna sans contradiction ; une longue expérience lui avait appris à connaître l’amour de ces peuples pour la justice et la liberté ; il donna donc pour instruction à ses ministres de rendre la première avec exactitude, et leur accorda la seconde en prenant les conventions del Lago Benedetto pour pacte conventionnel de la souveraineté, et après tant de calamités, les Corses vécurent heureux de leur tranquillité.

Ils commencèrent à perdre de vue l’idole chérie de l’indépendance, et au lieu de l’enthousiasme qui les transportait autrefois aux noms sacrés de patrie et de liberté, des larmes seules exprimaient ce que ces noms chéris leur faisaient éprouver. La peste vint achever la dépopulation. En moins de deux ans, une grande partie de ceux qui avaient survécu à la liberté, descendirent dans la tombe. Dans l’état de faiblesse où l’on se trouvait, l’Offizio comptait qu’on ne pouvait plus s’opposer à ses projets et résolut de plier ces hommes indomptables sous le joug de la servitude ; les conventions del Lago Benedetto tombèrent dans l’oubli… Ensanglantées, jonchées des cadavres de ses habitants, nos montagnes ne retentissaient que de gémissements. Les Corses voyaient l’esclavage s’avancer à grands pas, et dans leur grande faiblesse ils n’y trouvaient point de remède. Ainsi l’infortuné timonier prévoit le flot qui va l’engloutir, et le prévoit en vain. Le roi d’Alger, Lazzaro, Corse de nation, qui avait conservé dans ce haut rang le même amour pour sa patrie, ne pouvant la délivrer, la vengeait en détruisant le commerce de l’Offizio, mais rien ne pouvait adoucir le sort des Corses. Ils vivaient sans espérance, lorsque Sampiero de Bastelica, couvert de lauriers qu’il avait conquis sous le drapeau français, vint faire ressouvenir ses compatriotes que leurs oppresseurs étaient ces mêmes Génois qu’ils avaient tant de fois battus. Sa réputation, son éloquence, les ébranlaient, et à l’arrivée de Thermes, que le roi Henri II expédia avec dix-sept compagnies de troupes pour en chasser l’Offizio, les Corses s’armèrent du poignard de la vengeance, et, réduits à la seule ville de Calvi, les protecteurs de Saint-Georges reconnurent, mais trop tard, que quelque accablés qu’ils fussent, ces intrépides insulaires pouvaient mourir, mais non vivre esclaves.


Sampiero di Bastelica. — Le sénat de Gênes, fidèle au plan qu’il s’était tracé, avait sans cesse travaillé et contre l’Offizio et contre les Corses. Il voyait avec plaisir s’entr’égorger des peuples qu’il voulait soumettre, et s’affaiblir une compagnie qui lui donnait ombrage ; mais, dans ces circonstances, il sentit qu’il fallait la secourir puissamment, ou se résoudre à voir recueillir par les Français le fruit de tant de peines et d’intrigues. Il offrit donc ses galères et ses troupes, et sollicita l’empereur Charles V, son protecteur, qui lui envoya aussitôt une armée et des vaisseaux. Vains préparatifs ! Les Corses triomphèrent ; le grand Andréa Doria vit périr dix mille hommes de ses troupes sous les murs de San-Fiorenzo. L’immortel Sampiero battit les Génois sur les rives du Golo, à Petreta ; mais s’étant brouillé avec de Thermes, le roi de France l’appela à sa cour. Dès ce moment nos affaires déclinèrent et ne furent rétablies que par son retour. Après diverses vicissitudes, l’Offizio allait être expulsé à jamais, lorsque par le traité de Cateau-Cambrésis, les Français évacuèrent l’île. Les Corses firent leur paix ; les pactes conventionnels del Lago Benedetto furent renouvelés de part et d’autre, l’Offizio promit de gouverner conjointement avec la nation et de gouverner avec justice. Gouverner avec justice n’était pas ce que voulait la politique du sénat, qui, voyant les Corses sur le point de s’attacher sérieusement, d’oublier leur ressentiment et de céder à leur fatalité une portion de leur indépendance, voyait se renverser tous ses projets. La circonstance d’ailleurs était favorable ; il obligea les protecteurs de Saint Georges à lui céder la possession de l’île. Outré de ce changement qui s’était fait sans son consentement, le peuple soupire après l’arrivée de son libérateur Sampiero. Cet homme ardent avait juré dans son cœur la ruine des tyrans et la délivrance de son pays. Voyant la France trahir ses promesses, il dédaigne les emplois que ses services militaires lui ont mérité, et parcourt les différents cabinets pour susciter des ennemis aux oppresseurs et des amis aux siens… Mais les rois de l’Europe ne connaissaient de justice que leur intérêt, d’amis que les instruments de la politique. Il s’embarque pour l’Afrique ; il est accueilli par le bey de Tunis, qui lui promet du secours ; il gagne la confiance de Soliman, qui lui promet assistance. Soliman avait l’âme noble et généreuse ; il devint le protecteur de Sampiero et de ses infortunés compatriotes. Tout se dispose en leur faveur ; bientôt le Croissant humiliera jusque dans nos mers la croix ligurienne ! — Gênes cependant suit d’un œil inquiet les courses de son implacable ennemi, et ne pouvant l’apaiser, elle cherche à lui lier les mains par l’amour de ses enfants et par l’amour de sa femme, douces affections qui maîtrisent l’âme par le cœur, comme le sentiment par la tendresse… Sampiero aime tendrement sa femme Vannina, qu’il a laissée à Marseille avec ses enfants, ses papiers et quelques amis… C’est Vannina que les Génois entreprennent de séduire par l’espoir de lui restituer les biens immenses qu’elle a en Corse et de faire un sort si brillant à ses enfants, que son mari même s’en trouvera satisfait. Ainsi la patrie vivra tranquille sous leur gouvernement et elle vivra tranquille au milieu de ses terres, de ses parents, contente de la considération de ses enfants, et ne sera plus exposée à mener une vie errante en suivant les projets d’un époux furibond. Mais pour cela il faut aller à Gênes, donner aux Corses l’exemple de la soumission au nouveau gouvernement et de la confiance dans le sénat. Vannina accepte : elle enlève tout, jusqu’aux papiers de son mari, et s’embarque avec ses enfants sur un navire génois. Ils étaient déjà arrivés à la hauteur d’Antibes, lorsqu’ils sont atteints par un brigantin monté par les amis de Sampiero, qui s’emparent du bâtiment où est la perfide et la conduisent à Aix avec ses enfants.

La nouvelle du crime de Vannina élève dans le cœur de l’impétueux Sampiero la tempête et l’indignation ; il part, comme un trait, de Constantinople ; les vents secondent son impatience. Il arrive enfin en présence de sa femme.

Un silence farouche résiste obstinément à ses excuses et aux caresses de ses enfants. Le sentiment aigre de l’horreur a pétrifié sans retour l’âme de Sampiero. Quatre jours se passent dans cette immobilité, à la fin desquels ils arrivent dans leur maison de Marseille. Vannina, accablée de fatigue et d’angoisse, se livre un moment au sommeil ; à ses pieds sont ses enfants, vis-à-vis est son mari, cet homme que l’Europe estime, en qui sa patrie espère et qu’elle vient de trahir… Ce tableau remue un instant Sampiero, le feu de la tendresse et de la compassion semble se ranimer en lui. Le sommeil est l’image de l’innocence ! Vannina se réveille, elle croit voir de l’émotion sur la physionomie de son mari, elle se précipite à ses pieds ; elle en est repoussée avec effroi.

« Madame, lui dit avec dureté Sampiero, entre le crime et l’opprobre, il n’est de milieu que la mort. »

L’infortunée et criminelle Vannina tombe sans connaissance. Les horreurs de la mort s’emparent, à son réveil, de son imagination : elle prend ses enfants dans ses bras. « Soyez mes intercesseurs ; je veux la vie pour votre bien. Je ne me suis rendue criminelle que pour l’amour de vous ! »

Le jeune Alphonse va alors se jeter dans les bras de son père, le prend par la main, l’entraîne auprès de sa mère, et là, embrassant ses genoux, il les baigne de larmes, n’a que la force de lui montrer du geste Vannina, qui, tremblante, égarée, retrouve cependant sa fierté à la vue de son mari, et lui dit avec courage : « Sampiero, le jour où je m’unis à vous, vous jurâtes de protéger ma faiblesse et de guider mes jeunes années, pourriez-vous donc souffrir aujourd’hui que de vils esclaves souillassent votre épouse ? Et puisqu’il ne me reste plus que la mort pour refuge contre l’opprobre, la mort ne doit pas être plus avilissante que l’opprobre même… Oui, Monsieur, je meurs avec joie, vos enfants auront pour les élever l’exemple de votre vie et l’horrible catastrophe de leur mère ; mais Vannina qui ne vous fut pas toujours si odieuse, mais votre épouse mourante ne vous demande qu’une grâce, c’est de mourir de votre main ! »

La fermeté que Vannina mit dans ce discours frappa Sampiero sans aller jusqu’au cœur. La compassion et la tendresse qu’elle eût dû exciter trouva une âme fermée désormais à la vie du sentiment…… Vannina mourut…… Elle mourut par les mains de Sampiero.

Peu de temps après ce terrible événement, Sampiero débarque au golfe de Valinco, avec vingt-cinq hommes, et trouve bientôt une armée ; il bat les ennemis à Vescovato, à Rostino, où Antonio Négri périt avec deux mille des siens. Après avoir été forcé de se retirer devant l’armée de Stephano Doria, il la détruit par l’habileté de ses manœuvres ; il bat, à Borgo, les secours que le roi d’Espagne envoyait à la République. Enfin, sous cet intrépide général, les Corses touchaient au moment d’être libres, mais par un lâche assassinat, Gênes se délivra de cet implacable ennemi[3].

Dans la tombe d’Epaminondas s’ensevelit la prospérité de Thèbes ; dans celle de Sampiero s’ensevelit le patriotisme et l’espérance des Corses. Son fils Alphonse, trop jeune pour soutenir son parti avec éclat, se retira en France après deux ans de guerre. Un grand nombre d’insulaires le suivirent et abandonnèrent une patrie qui désormais ne pouvait plus vivre libre.

Les Génois ne trouvèrent plus de contradicteurs, leur politique leur réussit en tous ses points. La Maona, les Adorne, les Fregose s’étaient ruinés, et les Corses affaiblis par leurs victoires mêmes, furent obligés de se soumettre ; ils perdirent pour longtemps la liberté… Les infortunés ! ils reconnaissaient pour maîtres les meurtriers de Sinuccello, de Vincentellio, de Sampiero, ceux qui ordonnèrent les massacres à Montalto, à Calvi, à Spinola.


LETTRE TROISIÈME


Monsieur,

Les Génois, maîtres de la Corse, se comportèrent avec modération, ils prirent les conventions del Lago Benedetto pour bases de leur gouvernement. Le peuple conserva une portion de l’autorité législative : une commission de douze personnes, présidée par le gouverneur, eut le pouvoir exécutif ; des magistrats élus par la nation et ressortissant au syndicat eurent la justice distributive. À leur grand étonnement les Corses se trouvèrent tranquilles, gouvernés par leurs lois ; ils crurent qu’ils devaient désormais oublier l’indépendance et vivre sous une forme de gouvernement propre à rendre à la patrie toute la splendeur dont elle était susceptible. Les Génois trouvaient dans la Corse de quoi accroître leur commerce ; ils y trouvaient des matelots et des soldats intrépides pour augmenter leur force… Mais il était à craindre que situés si avantageusement, ces insulaires ne fissent un commerce nuisible à celui de la métropole ; il était à craindre qu’avec l’accroissement de forces que donne un bon gouvernement, ils ne devinssent indépendants en peu de temps. La jalousie politique sera toujours le tourment des petits États, et l’on sait que la jalousie commerciale a toujours été la passion spéciale de Gênes.

D’ailleurs tous les ordres de l’État, accoutumés à se partager les possessions de la République, murmurèrent contre une administration où il n’y avait point d’emploi pour eux. « À quoi nous a servi la conquête de la Corse, si l’on doit conserver à celle-ci un gouvernement presque indépendant ; il valait vraiment bien la peine que nos pères répandissent tant de sang et dépensassent tant d’argent, » disait-on publiquement à Gênes. La grande noblesse voyait avec dépit l’autorité du gouverneur restreinte, réduite presque à rien par le conseil des douze et par les assemblées populaires. La petite noblesse, dite noblesse du grand conseil, que l’on peut appeler le peuple de l’aristocratie, attendait, avec une impatience facile à concevoir, l’occasion de pouvoir se saisir de tous les emplois qu’occupaient les Corses. Les prêtres convoitaient nos bénéfices ; les négociants aspiraient au moment où ils pourraient, au moyen de sages lois, fixer seuls le prix de nos huiles et de nos denrées.

Ce n’était qu’un cri dans tous les ordres de la République ; pour la première fois le même vœu les unissait. Aussi l’on ne tarda pas à supprimer en Corse toute la représentation nationale. En peu de temps le gouverneur réunit sur sa tête toute l’autorité… Il put faire mettre à mort un citoyen sans autre formalité que celle-ci : Je le prends sur ma conscience, et la grande noblesse fut satisfaite.

Tous les emplois civils et militaires furent donnés par le gouverneur ou par le sénat, et furent donnés à des nobles Génois. Pour ne laisser naître aucune espérance présomptueuse, il y eut une loi qui déclara les Corses incapables d’occuper aucun emploi… et la petite noblesse fut contente.

Le noble du grand conseil, excessivement pauvre, n’a pour nourrir une famille nombreuse que le droit qu’il tient de sa naissance, de gérer les emplois de la République. Il faut que chacun profite à son tour de ce droit, parce qu’il faut que chacun vive ; aussi ne peut-on être que deux ans en place, et est-on obligé, durant un certain temps, de n’occuper aucun autre emploi. Il faut donc, pendant ces deux années, amasser assez pour se maintenir pendant quatre ans et fournir aux différents voyages que l’on doit entreprendre.

Gênes, jadis très puissante, avait un grand nombre d’emplois à donner ; mais au temps dont nous parlons, elle était réduite à la Corse seule, et la Corse était obligée de supporter presque tout cet horrible fardeau. Chaque deux ans l’on voyait arriver des flottilles de ces gentillâtres, avec leurs familles, affamés, nus, sans éducation, sans délicatesse. Plus redoutables que des sauterelles, ils dévoraient les champs, vendaient la justice et emprisonnaient les plus riches pour obtenir une rançon. On riait à Gênes de ces plaisanteries nobiliaires ; le répertoire des gens aimables, des conteurs de bons mots dans les sociétés, n’est rempli que d’aventures de ces gentilshommes, et toujours le Corse est le battu et le moqué… Combien avez-vous gagné ? Nous avez-vous laissé quelque chose à prendre ? demandaient ceux qui allaient partir à ceux qui étaient de retour. Un honnête sénateur fort religieux avait coutume de dire une prière toutes les fois qu’il entendait la cloche des morts annoncer le décès de quelque patricien ; il demandait toutefois avant si le défunt avait été employé en Corse, et dans ce cas, il se dispensait de la prière, disant : À quoi cela servirait-il ? è a casa del Diavolo, il est au diable.

Les bénéfices ecclésiastiques furent donnés par les évêques ; les évêques furent nommés à la sollicitation des cardinaux génois. Il est sans exemple qu’un Corse ait été évêque, et les prêtres génois furent contents.

Et le négociant ! Comment son intérêt eût-il été oublié dans un État commerçant ?… Des lois positives lui accordèrent le monopole de l’approvisionnement et du trafic. L’on détruisit les marais salants qui existaient, l’on en fit autant des poteries et de toutes manufactures. Cela accrut le petit cabotage et rendit le pays plus sujet.

Les marchandises cessant d’avoir leur prix, le peuple cessa de travailler, les champs devinrent incultes, et un pays appelé à l’abondance, au commerce, un sol qui promet à ses habitants la santé, la richesse, ne lui offrit que la misère et l’insalubrité. Malheureusement, à force de piller, l’on épuisa notre pauvre pays, qui n’eut plus rien à offrir que des pierres. Il fallait cependant que cette illustre noblesse vécût ; elle eut recours à deux moyens : d’abord chaque commandant de petites tours, chaque petit commissaire, eut une boutique à laquelle il fallut donner la préférence ; enfin ils vendaient la permission de porter les armes.

Dépouillé des biens qui rendent la vie aimable et sûre, exclu de tous les grades, de toutes les places, privé de toute considération, réduit à la dernière misère, outragé par la classe la plus méprisable de l’univers, comment le Corse, si hardi, si fier, si intrépide, se laissa-t-il traîner dans la fange sans résister ? Je m’empresse de vous développer ces tristes circonstances, afin qu’en plaignant ce peuple, vous ne cessiez pas de l’estimer.

Je vous ai, en deux pages, tracé l’histoire du gouvernement génois ; mais ces deux pages renferment cent cinquante ans. On marcha pas à pas. Si tout à coup le sénat eût découvert son horrible projet, sans exciter des soulèvements, ma nation serait si vile, qu’elle ne mériterait pas d’être plainte.

Immédiatement après la mort de Sampiero, on provoqua de toutes les manières les émigrations qui, dès ce moment, furent très considérables. On souffla partout l’esprit de la division, et la République accorda un refuge aux criminels ou favorisa leur fuite. Les émigrations s’accrurent. La peste affligea l’Italie ; elle vint en Corse ; la famine s’y joignit ; la mortalité fut immense… Le gouvernement se montra insouciant, et si ces deux fléaux finirent c’est que tout finit. C’est ici l’occasion de faire une observation bien remarquable : toutes les fois que les Corses ont perdu leur liberté, ils ont été, quelque temps après, affligés d’une grande mortalité. Après la conquête de 1770, on vit encore la mortalité et la famine dépeupler le pays. Alors la République ne garda plus de mesure ; elle jeta le masque, renversa le gouvernement national et établit les choses telles que nous les avons décrites.

Quelle position douloureuse ! le Corse sentit la peste lui dévorer les chairs, la faim lui ronger les entrailles, et l’esclavage navrait son cœur, effrayait son imagination et anéantissait les ressorts de son âme !!!

Cependant, pour maintenir ce peuple dans cet assujettissement, il fallait avoir une grande force ou se faire une étude de le diviser. On adopta ce dernier parti, et on relâcha à cet effet les ressorts de la justice criminelle ; chacun fut obligé de pourvoir de soi-même à sa sûreté ; de là est né le droit de vendetta.

L’homme dans l’état de nature ne connut d’autre loi que son intérêt. Pourvoir à son existence, détruire ses ennemis fut son occupation journalière. Mais lorsqu’il fut réuni en société, ses sentiments s’agrandirent ; son âme, dégagée des entraves de l’égoïsme prit son essor, l’amour de la patrie naquit, et les Curtius, les Décius, les Brutus, les Dion, les Caton, les Léonidas, vinrent émerveiller le monde. Des magistrats assurèrent à chacun la conservation de sa propriété et de sa vie ; le but des actions individuelles dut être le bonheur général de l’association, et personne ne dut plus agir par le sentiment de son propre intérêt. Les rois régnèrent ; avec eux régna le despotisme ; l’homme méprisé n’eut plus de volonté ! Avili, il fut à peine l’ombre de l’homme libre. Les rois, qui tinrent dans leurs mains la force publique, durent l’employer pour assurer à chacun sa vie et sa propriété.

La confédération changea, s’altéra même, si l’on veut, mais exista cependant toujours. La force publique serait devenue dans les mains du prince, un instrument inutile s’il eût vu l’homicide sans le punir ; si, par une dépravation inouïe, il eût lui-même aiguisé les poignards de l’assassin. Personne ne peut nier qu’alors la confédération ne se fût trouvée dissoute et les hommes rendus à l’anarchie. Telle était notre situation. Le sénat voyait avec plaisir s’entr’égorger des hommes dont il craignait l’union ; le meurtre ne fut plus puni, il fut encouragé, il fut récompensé ; il fallut cependant que chacun veillât à sa sûreté.

Des confédérations de familles, quelquefois de villages, se formèrent. On jura de veiller à l’intérêt de tous et de faire guerre éternelle à celui qui offenserait un des confédérés ; les liens du sang se resserrèrent, on chercha des parents ; l’île fut divisée en autant de puissances qu’il y eut de familles, qui se faisaient la paix ou la guerre selon leur caprice et leur intérêt…

On appela vertu l’audace de s’exposer à tous les dangers pour soutenir ses parents ou les membres de sa confédération ; les citoyens ne furent que des membres d’autant de puissances étrangères, liées entre elles par leurs rapports politiques. Ils respectèrent les femmes et les enfants et les laissèrent sortir de la maison assiégée pour prendre de l’eau et pour vaquer aux affaires du ménage. Il était aussi d’usage de laisser croître sa barbe lorsqu’on était en guerre ; c’était un acte de courage, car il n’y avait point de buisson, de rocher qui ne pût recéler un ennemi ; c’était s’exposer à périr à tous les moments du jour… Celui-là passait pour un homme lâche, un homme vil, qui, à la nouvelle de la mort de son parent, ne courait jurer sur son cadavre de le venger, et, dès ce moment, ne laissait croître sa barbe. La paix se faisait cependant quelquefois ; il y avait des gens sages, des vieillards respectés qui réconciliaient les partis. On était scrupuleux dans l’exécution du traité.

Tels furent, Monsieur, les effets de l’administration génoise. Accablés sous le poids des impôts arbitraires, désunis, les mains dégouttantes du sang de nos frères, nous gémîmes longtemps ; mais ce ne fut qu’en 1714 que l’on commença à s’apercevoir qu’il se faisait un mouvement général, l’on envoya un orateur à Gênes représenter l’état déplorable de la nation ; il était entre autres choses chargé de solliciter un désarmement général et priait le sénat de faire respecter son autorité. Les patentes pour porter les armes étaient à la fois une spéculation de finances et de politique. Le sénat eut l’impudence de se refuser à la demande si raisonnable, et d’alléguer pour prétexte la diminution que cela produirait dans le revenu public. L’orateur proposa une nouvelle imposition beaucoup plus forte ; l’imposition fut acceptée, mais les patentes continuèrent toujours à se distribuer, et la justice s’occupa tout aussi peu de se faire respecter ; l’île était déserte, inculte et dépeuplée. Depuis l’époque de Giovan Paolo, la population avait diminué des trois quarts ; elle était alors de 400 000 habitants, et en 1720, on n’en comptait que 120 000, le commerce était anéanti et la férocité des Corses était à son comble, leur existence était si misérable, qu’ils n’avaient rien à perdre. Il ne fallait qu’un signal.

En 1729, le lieutenant génois qui commandait à Corte imposa, de sa propre fantaisie, une nouvelle taxe qui, jointe à toutes les autres et à la misère du pays, devenait insupportable. Cardone di Bozio, vieillard estropié, ayant reçu de la nature un corps difforme, mais une âme vigoureuse et une élocution très facile, assembla les habitants du village de Bozio pour leur parler dans les termes les plus forts sur l’avilissement où ils vivaient, sur la gloire de leurs ancêtres et les charmes de la liberté. Il profita du moment où les collecteurs venaient percevoir l’imposition pour les faire chasser et poursuivre. Il excite ses compatriotes à marcher vers Corte. Ceux-ci rencontrent un détachement de soldats envoyés pour les punir ; ils le battent, le désarment, arrivent à Corte et brûlent la maison du commandant, qui a le bonheur de se sauver. À cette nouvelle, on se rallie de tous côtés, on prend les armes, on court à Bastia pour punir le gouverneur général Pinelli, objet de l’exécration publique ; on prend une partie de la ville, on surprend Algagiolo, et voilà le joug rompu sans retour… « Aux yeux de Dieu, disait souvent Cardone, le premier crime est de tyranniser les hommes ; le second, c’est de le souffrir. » Jamais révolution ne s’opéra plus subitement. Les ennemis oublièrent leur haine, firent partout la paix, objet de tous les vœux. La prospérité de la patrie naissante sembla être le mobile des actions de chacun ; le feu du patriotisme agrandit subitement des âmes qu’avaient pendant tant d’années, rétrécies l’égoïsme et la tyrannie… Amis, nous sommes hommes ! était le cri de ralliement. Fiers tyrans de la terre, prenez-y bien garde ! Que ce sentiment ne pénètre jamais dans le cœur de vos sujets ; préjugé, habitude, religion, faibles barrières ! Le prestige est détruit, votre trône s’écroule si vos peuples se disent jamais : « Et nous aussi, nous sommes des hommes ! »

Les premières années de la guerre, les Corses n’eurent aucune forme de gouvernement : la haine des tyrans guidait tout le monde. Ce ne fut qu’à la réunion de Saint-Pancrazio que l’on nomma Giaffori commandant des armées.

À l’Assemblée de Corte, on déclara les Génois déchus de leur souveraineté, l’on déclara la nation libre et indépendante. Pour rendre cette déclaration plus imposante, pour achever de détruire les préjugés que la multitude pouvait conserver, on assembla à Orezza un Congrès des théologiens les plus célèbres des différents ordres. On leur proposa trois questions : Si la guerre actuelle était juste, si les Génois étaient des tyrans, si l’on était délié du serment de fidélité. Ce Congrès, que présida le célèbre Orticoni, répondit à tout d’une manière satisfaisante. La guerre, dit-il, est non seulement juste, mais même sainte ; le serment est nul dès lors que le souverain est tyran.

Mal armés, sans discipline, ils battirent partout leurs tyrans, malgré leur nombre, leur expérience et leur artillerie. Assiégés dans le château de Bastia, ils étaient, au bout de deux ans d’une guerre opiniâtre, réduits à abandonner notre île, lorsque l’aigle impériale, arborée au lieu de la croix ligurienne, vint nous présager de nouveaux malheurs, mais non décourager notre courage.

Qu’avions-nous fait aux Allemands pour qu’ils voulussent notre destruction ? Que pouvait importer à l’empereur d’Occident qu’une petite île de la Méditerranée fût libre ou esclave ? Mais les puissances se jouent des intérêts de l’humanité, et les méchants ont toujours des protecteurs. Le général allemand, à la tête de sa petite armée, s’engagea dans des défilés ; il périssait infailliblement, lorsqu’il trouva dans l’humanité des Corses une commisération inattendue, dont il s’est rendu indigne par son lâche manque de foi. On lui accorda la permission de retourner à Bastia, à condition qu’il ferait savoir à son souverain la manière dont les Corses agissaient à son égard, et l’on conclut un traité de deux mois ; mais, avant l’expiration de la trêve, les Allemands se remontrèrent au delà du Golo en plus grand nombre. Au respect que nous avaient inspiré les armes d’un grand prince, succéda l’indignation pour la perfidie de ses ministres. Après avoir laissé environ deux mille morts ou prisonniers, nos ennemis regagnèrent leurs remparts avec précipitation. L’enthousiasme produisit les actions les plus dignes d’être transmises à la postérité : Vingt et un bergers de Bastelica faisaient paître leurs troupeaux dans la plaine de Campo di Loro, deux cents hussards et six cents piétons vinrent pour les enlever : ces braves gens se réunissent, tiennent ferme, repoussent cette nombreuse troupe et la font fuir. Investis enfin par quatre cents autres ennemis, ils périssent tous en prononçant le nom sacré de la patrie.

L’honneur de l’empereur avait essuyé bien des échecs. Si l’honneur des princes consiste à protéger le juste contre le méchant, le faible contre le fort, sans doute l’empereur Charles VI avait déshonoré ses armes ; mais si l’honneur consiste à massacrer des infortunés, le cabinet de Vienne sut bien réparer ce qu’il n’avait pu faire à la campagne précédente : il envoya le prince de Wurtemberg avec des renforts considérables et quoique ses premiers efforts ne furent pas heureux, il était désormais impossible de résister à des forces si imposantes. On fit des propositions de paix ; les Génois reconnurent, accordèrent, promirent tout ce qu’on voulut, et l’on posa les armes.

Il était tout naturel que, ne voulant observer aucune des conditions du traité, les Génois commençassent par se défaire des chefs qui avaient conduit les Corses avec tant de bonheur dans des circonstances si difficiles. Les principaux parmi ces chefs furent arrêtés et conduits dans le château de Savone. C’en était fait de leur vie, si Boerio et Orticone n’eussent su intéresser le prince Eugène[4] au sort de ces illustres prisonniers. L’empereur, éclairé, exigea du sénat leur délivrance. Ne pouvant les perdre, les Génois tentèrent de se les attacher en leur faisant des offres qu’ils méprisèrent. On suivit le même plan de persécution contre les principaux citoyens : la mort ou la prison[5].

  1. Ces Lettres, écrites de 1786 à 1790, ne sont qu’un amas de notes préparées par Bonaparte en vue d’une nouvelle réfection de son Histoire de la Corse. Voyez sur cette question la note qui accompagne le texte du Précis, que nous donnons plus loin.
  2. L’abbé Raynal.
  3. Gustave Flaubert avait été frappé de la dramatique histoire qu’est la vie de Sampiero. Voyez, dans la première série de sa Correspondance, une lettre sur ce sujet. (Charpentier, édit. 1887.)
  4. Le prince Eugène de Savoie.
  5. L’original de ces Lettres existe aux archives de la guerre. Le texte en a été reproduit par M. le colonel Iung (depuis général de brigade) au T. 1er de Bonaparte et son temps. (Charpentier, édit.)