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Œuvres politiques de Machiavel (Louandre)/Le Prince/Avant-propos

La bibliothèque libre.
Traduction par Jean Vincent Périès.
Œuvres politiques de Machiavel / Le Prince, Texte établi par Ch. LouandreCharpentier (p. 3-4).
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AVANT-PROPOS


En rappelant dans l’Introduction les divers jugements portés sur le Prince, nous avons montré combien les intentions de Machiavel et sa pensée secrète à l’égard de ce livre ont été diversement interprétées, et combien de commentaires officieux ont été faits pour excuser quelques-unes de ses maximes politiques. L’auteur, dans une lettre intime, s’est chargé de nous apprendre lui-même le but qu’il se proposait d’atteindre. « Dans cet ouvrage, dit-il, j’examine ce que c’est que principauté ; combien il y en a d’espèces, comment on les acquiert, comment on s’y maintient, comment on les perd. » Or, dans l’Italie du seizième siècle, c’était le plus souvent par la ruse, par le crime même qu’on s’élevait au pouvoir, qu’on parvenait à le garder. Machiavel écrivait pour les hommes de son époque, et, comme le dit avec raison Ginguené, le langage qu’il parlait était celui de son siècle. Il s’adressait aux intérêts et à l’égoïsme de ses contemporains. De là ces maximes qui ont laissé sur la mémoire du secrétaire florentin comme une tache ineffaçable, maximes qui se retrouvent dans le Prince plus nombreuses et plus terribles que dans ses autres œuvres.

Qu’il y ait dans le Prince une partie éternellement condamnable, que cet ouvrage ait exercé sur la politique une influence funeste, c’est là un fait qu’on ne peut contester, et nous ne sommes pas de ceux qui, se passionnant pour le génie et la gloire d’un homme, cherchent à l’absoudre, quand la conscience universelle réprouve quelques-uns de ses actes ou quelques-unes de ses pensées. Trois siècles nous séparent de Machiavel, et l’histoire a prononcé sans appel. Mais, tout en se soumettant à ce jugement irrévocable, il faut s’incliner devant ce génie supérieur qui a su le premier, depuis Aristote et Cicéron, et au sortir du moyen âge, jeter un coup d’œil si profond sur le mystère des sociétés humaines. Aucun livre, on peut le dire, n’est mêlé d’autant de mal et de bien que le livre du Prince, et c’est tout à la fois, dans la rigoureuse acception du mot, une œuvre de ténèbres et de lumière. Si d’un côté l’auteur s’égare, lorsqu’il part de ce principe absolu qu’il faut quelquefois recourir au mal, parce que les hommes sont méchants ; de l’autre, il marche toujours droit et d’un pas ferme quand il pénètre dans l’analyse et l’exposition des faits, et son esprit positif touche souvent à la réalité d’une manière si saisissante qu’on a pu croire qu’il avait voulu écrire une satire. Lui-même d’ailleurs avait provoqué cette opinion par ces ligues empreintes d’un désenchantement si profond : « Bien des gens ont imaginé des républiques et des principautés telles qu’on n’en a jamais vu ni connu. Mais à quoi servent ces imaginations ? il y a si loin de la manière dont on vit à celle dont on devrait vivre, qu’en n’étudiant que cette dernière, on apprend plutôt à se ruiner qu’à se conserver. »

Le livre du Prince, composé en 1513, au moment où l’auteur fut exclu des affaires publiques, ne parut qu’après sa mort en 1532. Machiavel l’avait dédié d’abord, non point à Laurent le Magnifique, comme l’ont dit à tort certains historiens littéraires, mais à Laurent, duc d’Urbin, usurpateur de la liberté florentine. « C’est la nécessité, dit-il dans une de ses lettres, qui me force à dédier ce livre ; c’est elle qui me pousse ; je me consume, et ne puis rester longtemps comme je suis sans tomber dans un état de pauvreté qui m’exposerait au mépris. Je voudrais que les seigneurs de Médicis commençassent à se servir de moi, dussent-ils m’employer d’abord aux choses les plus communes ; car si je ne pouvais pas me les rendre favorables, je m’en ferais ensuite un reproche… On devrait aimer à se servir d’un homme qui a acquis aux dépens d’autrui une si longue expérience. » En d’autres termes, le secrétaire de Florence avait dédié, et peut-être aussi composé son ouvrage, pour obtenir, comme on dit de nos jours, une position. La position, cependant, lui fit défaut ; et il ne retira aucun fruit de son œuvre, quelque opinion qu’en ait eue Laurent, qui mourut en 1519 sans avoir récompensé l’auteur.

Nous n’entrerons point ici dans le détail des nombreuses éditions ou traductions qui ont été faites du livre du Prince, nous bornant à renvoyer le lecteur, pour ces détails bibliographiques, au Manuel du Libraire de M. Brunet (Paris, 1843, in-8), au mot « Machiavel », t. III, p. 221, et à La France littéraire de M. Quérard, t. V, p.411 et suiv., au mot « Machiavelli ».