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ABC du travailleur/XII

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Hachette (p. 301-315).

XII

DE L’ASSURANCE ET DE QUELQUES AUTRES NOUVEAUTÉS RECOMMANDABLES

Lecteur intelligent, tu dois comprendre que si je tenais dans ma main la solution du problème de la misère, je ne te l’aurais pas fait attendre jusqu’au dernier chapitre de mon livre.

Le mal est vieux comme le monde ; tous ceux qui l’ont étudié consciencieusement (et j’en suis) affirment que la guérison sera longue et difficile. C’est déjà rendre service au malade que de le prémunir contre les charlatans qui promettent de le guérir en huit jours. C’est quelque chose aussi que de réhabiliter les vrais remèdes, tous connus, mais trop peu usités de notre temps.

Tous les hommes veulent avoir ; c’est une ambition non-seulement naturelle, mais louable.

« Pour avoir, il faut hériter, ou travailler, ou gagner à la loterie. » (Cernuschi.)

J’écarte la loterie, qui est une impudente exploitation de l’imbécillité humaine, et je dis : ceux qui n’ont pas eu le bonheur d’hériter ne doivent rien attendre que de leur propre travail et de leur épargne personnelle. Toutes les théories qui leur promettent des biens gagnés autrement sont des leurres.

Consommer tous les jours un peu moins qu’on n’a produit, voilà la source unique de tous les capitaux, petits et grands.

J’avoue que le fait d’entasser sou sur sou n’est pas très-séduisant en lui-même. Cependant cette pratique a pour effet certain de rendre le travail plus intéressant et moins dur. Ceux qui vivent au jour le jour, absorbant tout leur salaire à mesure qu’ils le gagnent, n’ont aucun encouragement ici-bas. Leur vie est sans objet ; le passé, le présent, l’avenir se ressemblent ; ils sentent que dans vingt ans ils ne seront pas plus avancés qu’aujourd’hui. Cela étant, pourquoi se donner de la peine ?

Dès que le prolétaire a commencé le petit pécule qui doit, ou émanciper son travail, ou assurer le repos de ses vieux jours, tout change de face. Il voit son but, il marche avec confiance, il constate avec bonheur que chaque pas l’en approche. La monotonie de ses occupations disparaît à ses yeux, parce que chaque jour amène un changement dans sa personne ; il se sent devenir un autre homme à mesure qu’il s’enrichit. Celui qui travaille sans acquérir ne sait pas pourquoi il travaille ; celui qui voit croître son épargne se dit tous les matins avec un redoublement de courage : je travaille pour moi.

Cet égoïsme prévoyant est un ressort bien plus vigoureux que la nécessité de gagner le pain quotidien. Le travailleur qui pense à l’avenir est un autre gaillard que le mercenaire résigné à une gueuserie sempiternelle, qui réduit ses besoins pour ménager ses efforts, et arrive à consommer le moins possible en se fatiguant le moins possible.

Mais le plus fort de tous les travailleurs est celui qui épargne dans l’intérêt de ses enfants. Mariez-vous ; les charges du ménage ne sont pas comparables à ses profits. Toutes les privations deviennent des plaisirs, dès qu’on se prive pour ceux qu’on aime.

Instruisez-vous si vous pouvez ; je vous ai dit que le travail de l’homme instruit vaut plus cher que celui de l’illettré. Si vous avez passé le temps d’apprendre, ne manquez pas d’envoyer vos enfants à l’école, afin qu’ils soient un jour plus utiles et plus heureux que vous. Cherchez tous les moyens de vous éclairer sur les questions d’économie sociale, ne fût-ce que pour vous mettre en garde contre l’exploitation des hâbleurs.

Vous saviez tout cela, n’est-il pas vrai ? Mais chaque fois que vous avez voulu faire un pas en avant, vous vous êtes heurtés contre un obstacle.

D’abord, c’est la cherté des subsistances, qui rend les économies difficiles.

Ensuite, le peu d’argent que vous avez mis de côté ne rapporte qu’un piètre intérêt, 3 1/2 pour 100, à la caisse d’épargne. À ce taux, il faut bien du temps pour grossir votre petit capital. Et personne n’est sûr de vivre assez longtemps pour arrondir une somme !

Et quand même on arrive à réaliser mille ou deux mille francs, le moyen de s’établir à son compte avec si peu ? Les artisans et les boutiquiers sont régis par la loi commerciale, qui est rude ; leur clientèle est soumise à la loi civile, infiniment plus douce. Le prolétaire qui fonde une maison sans grandes ressources, achète des matières premières à 60 ou 90 jours d’échéance. S’il ne les paye pas exactement, il est mis en faillite, saisi, ruiné et déshonoré : telle est la loi du commerce. Ses clients, plus riches que lui, le payent quand ils y pensent, quand ils n’ont rien de plus pressé, au bout d’un an, deux ans et quelquefois plus tard encore. Tel est l’usage du monde, encouragé par les lenteurs et les facilités de la loi civile. Il résulte de là qu’un brave homme peut tomber légalement au-dessous de ses affaires, quoiqu’on lui doive en réalité plus qu’il ne doit ; il perd en un seul jour vingt ans d’épargne.

Il est facile de dire aux prolétaires : étudiez l’économie sociale. Où sont les livres et les brochures à bon marché qui leur parlent leur langue et peuvent les instruire ?

On leur conseille d’envoyer leurs enfants à l’école ; ils répondent : nous ne demandons pas mieux, mais nous n’avons pas tous le moyen de payer cet humble enseignement primaire.

Je ne conteste point la valeur de ces arguments, mais j’estime qu’ils ne sont pas sans réplique.

Les prolétaires ont en main le droit de suffrage ; ils ne savent pas le tourner au mieux de leurs intérêts. Ils se laissent enrôler aujourd’hui dans un parti, demain dans un autre ; quand donc entreprendront-ils une campagne pacifique au profit de leurs femmes et de leurs enfants ? Quand dresseront-ils le programme des réformes équitables dont ils ont besoin pour améliorer leur sort ?

Il ne s’agit pas de lever le drapeau d’une opposition nouvelle. Nous vivons sous un gouvernement qui s’est toujours déclaré et montré neutre en matière d’économie ; les principes d’amélioration sociale ont leurs adhérents disséminés dans tous les partis, à la droite et à la gauche des assemblées.

Les prolétaires ont la majorité acquise dans toutes les élections, s’ils veulent s’entendre. La Constitution leur défend d’imposer à personne un mandat impératif, mais elle ne leur défend pas d’exposer dans quelques journaux ce qu’ils attendent de leurs députés.

Veulent-ils les subsistances à bon marché ? Qu’ils nomment des représentants dévoués au libre-échange.

Veulent-ils boire du vin naturel à bas prix, même dans les grandes villes ? Qu’ils appuient la révision des tarifs d’octroi ; qu’ils proposent la vente des vins communs à la criée et la perception d’un droit ad valorem. Ce droit fût-il de cent pour cent, l’ouvrier de Paris boirait, dans sa famille, un vin agréable et généreux à 30 centimes le litre.

Veulent-ils que tous leurs enfants suivent l’école ? Qu’ils nomment des députés acquis au principe de l’enseignement gratuit.

Sont-ils curieux de s’éclairer sur tous les points de l’économie sociale ? Qu’ils fassent proposer la suppression du timbre sur les brochures instructives. C’est par la brochure à deux sous que les idées pratiques sont entrées dans l’esprit des prolétaires anglais, et la brochure à deux sous ne sera jamais possible si elle doit payer huit centimes au Timbre.

Les ouvriers se plaignent, avec raison, de ut toucher qu’un intérêt de 3 1/2 pour 100 lorsqu’ils portent leur argent à la Caisse d’épargne. Quoi ! disent-ils, lorsque nous empruntons un milliard comme citoyens, membres de la grande communauté française, nous payons un intérêt de 5 ou tout au moins de 4 1/2, et quand c’est nous qui prêtons nos économies on ne peut pas nous donner quatre ! — Eh ! mes amis, défendez votre poche ! Élisez des députés qui soient les avocats de vos intérêts ! La Caisse d’épargne peut donner 4 1/2 sans faire tort à personne. Une augmentation d’un pour cent sur les intérêts qu’elle paye aurait bientôt doublé le total des dépôts (qui s’élève à 528 millions), c’est-à-dire provoqué beaucoup d’économies et moralisé une foule de citoyens. L’affaire serait bonne pour les déposants, meilleure pour la nation. Riches et pauvres, mous sommes tous intéressés à étendre la classe des petits capitalistes.

Et pour que les petits capitalistes puissent s’établir à leur compte sans risquer trop de faillites, usez, ô prolétaires, de votre droit d’électeurs. Dédoublez votre personne, et que le citoyen soit en aide à l’homme privé. Demandez une loi qui mette le Code civil en harmonie avec le Code de commerce. Faites décider en principe que « tous les biens et les services portent 6 pour 100 d’intérêt à dater du lendemain de la livraison. » Ce simple article habituerait en peu de temps la clientèle aisée à payer ses fournisseurs et ses ouvriers au comptant ; il ne faudrait rien de plus pour épargner bien des sinistres aux petits capitaux soit unis, soit isolés. La nouveauté que je conseille ici n’est pas nouvelle en Angleterre.

Enfin si vous n’êtes pas sûrs de vivre assez longtemps pour devenir capitalistes vous-mêmes, arrangez-vous au moins de manière à faire souche de bourgeois en assurant votre existence au profit de vos enfants.

Les prolétaires de la ville et de la campagne connaissent et pratiquent depuis un certain temps deux institutions de prévoyance qui sont :

1o La Société de secours mutuels contre les tristes nécessités qu’entraîne la maladie ou le chômage.

2o L’assurance contre les privations qui résultent de la faiblesse et de l’incapacité séniles.

Une société de secours mutuels est une loterie en sens inverse où les mauvais numéros sont gagnants. Quelques centaines de travailleurs mettent en commun une faible partie de leurs épargnes. Le capital ainsi créé appartient, en vertu d’une convention équitable et morale, à ceux des associés qui seront désignés par le malheur. Excellente institution que partout les capitalistes favorisent d’un concours actif et désintéressé. Les citoyens riches ou aisés qui s’affilient comme membres honoraires à une société de ce genre ne font pas acte de bienfaisance individuelle, mais de prévoyance sociale. Nous sommes tous intéressés à aider nos concitoyens honnêtes et courageux qui commencent par s’aider eux-mêmes.

La Caisse des retraites pour la vieillesse permet au prolétaire d’assurer le pain de ses derniers jours par un léger prélèvement sur son salaire.

Une nouvelle institution, la Caisse des assurances en cas d’accident, invite les travailleurs de toutes les catégories à se prémunir contre les coups soudains qui entraînent l’incapacité permanente du travail. Le prolétaire, moyennant un versement de 8, 5 ou 3 fr., à son choix, se garantit pour toute une année. S’il est frappé accidentellement d’une incapacité de travail absolue, l’État, son assureur, place immédiatement sur sa tête, en viager, une somme de 5120 fr., ou 3200, ou 1920, suivant le chiffre de la cotisation. Ce capital produit une rente proportionnée naturellement à l’âge de l’assuré, mais qui ne peut être inférieure à 200 fr. pour les cotisations de 5 fr., et à 150 fr. pour les cotisations de 3.

Si l’accident est de nature à entraîner une incapacité permanente de votre travail professionnel, sans toutefois vous en interdire un autre, le chiffre de la pension viagère est réduite de moitié.

En cas de mort de l’assuré, sa veuve, ses enfants mineurs ou ses vieux parents reçoivent, à titre de secours, deux annuités de la pension à laquelle il aurait eu droit.

Vous devinez au premier coup d’œil que les cotisations minimes de 8, 5 et 3 fr. ne sont pas proportionnées aux avantages que l’assuré en retire. Il a fallu que la société, en autres termes l’État, vînt à l’aide des prolétaires en doublant le produit de leurs épargnes. Chaque fois que le travailleur fait acte de prévoyance en versant une somme de cinq francs, la masse des citoyens français fait acte de patronage en donnant pareille somme. Les assurés recevront au moins le double de ce qui leur serait dû sans cette intervention amicale. Ce n’est point une aumône qu’on leur fait, c’est un encouragement fraternel qu’on leur donne, dans l’intérêt commun des riches et des pauvres.

Cette institution aura pour effet de soulager bien des misères, mais elle ne créera pas un seul capitaliste. C’est la Caisse d’assurances en cas de décès qui vous permet de faire un sort à vos héritiers sans vous imposer des privations trop sensibles.

Parmi les prolétaires qui vivent au jour le jour, il n’y en a peut-être pas un qui n’ait dit bien des fois : Ah ! si j’avais un petit capital ! Deux ou trois mille francs, ou même un seul billet de mille ! Je serais un autre homme, plus libre, plus fort, plus utile aux autres et à moi-même.

Au pauvre mercenaire qui se lamente ainsi, la loi répond : Ce que ton père n’a pas fait pour toi, mon ami, tu peux le faire pour tes enfants. Arrange-toi de manière à épargner 17 fr. 70 dans ton année, si tu as trente ans, 23 fr. 50, un peu moins de dix sous par semaine, si tu as atteint la quarantaine. Si tu es arrivé jusqu’à l’âge de cinquante ans sans connaître les admirables ressources de l’assurance, cela te coûtera plus cher, mais pas beaucoup. Un léger sacrifice de deux sous par jour te permet de léguer à ton fils un capital de mille francs, payable le lendemain de ta mort !

Ainsi, le prolétaire de trente ans, s’il donne un sou par jour, le prolétaire de quarante ans, s’il donne un sou et demi, le prolétaire de cinquante ans, s’il donne dix centimes, assure un capital de mille francs payable entre les mains de ses héritiers, quelle que soit l’époque de son décès.

Je me trompe. La loi, pour épargner aux assurés les frais et les ennuis d’une expertise médicale, et pour éviter cependant qu’un malade condamné s’assure in extremis, dit que toute assurance contractée moins de deux ans avant le décès de l’assuré demeure sans effet. On restituera simplement aux ayants-droit la somme versée, avec les intérêts à 4 pour 100.

Mais au bout de deux ans et un jour, si l’assuré vient à mourir, les mille francs seront acquis à sa famille. Un homme de cinquante-trois ans, qui serait frappé dans la troisième année du contrat, n’aurait payé que 106 fr. 50, il en laisserait mille à ses enfants. Un jeune marié, qui s’assure à vingt ans et meurt à vingt-trois, laisse mille francs à sa veuve ; il n’a versé en trois fois que 42 fr. 90.

L’État n’a pas voulu faire concurrence aux Compagnies qui assurent des capitaux importants ; son but est de faire participer le prolétaire aux bienfaits d’une invention nouvelle. C’est pourquoi il a limité à 3000 francs la somme assurable sur chaque tête.

Pour laisser 3000 francs à ses héritiers, un assuré de dix-sept ans s’engage à épargner 40 fr. 20 par an, ou environ onze centimes par jour ; un homme qui s’assure à trente ans versera 53 fr. 10 par an, soit un peu plus d’un franc par semaine. Vous voyez qu’un bon travailleur et même un médiocre n’aura pas besoin de se saigner pour faire souche de capitalistes.

Mais l’assurance est surtout légère à ceux qui la contractent dès leur jeunesse. La prime annuelle est minime pour ceux qui ont le plus de chances de la payer longtemps ; elle s’élève à mesure que votre vie probable devient plus courte. L’homme de soixante ans qui voudrait laisser 3000 francs à ses fils ou petits-fils, aurait à verser 45 centimes par jour. Le capital ne lui coûterait pas plus cher en réalité qu’au jeune homme de dix-sept ans qui s’engage à payer 11 centimes pendant une longue vie ; mais la privation de 11 centimes sur un salaire moyen n’est pas appréciable, tandis qu’un retranchement de 45 centimes sur un salaire même élevé paraîtra dur. Donc assurons-nous vite. En cela, comme dans toutes les bonnes choses, le plus tôt sera le mieux.

Si cette nouveauté trouve dans le public la faveur qu’elle mérite, le problème du prolétariat, qui passait naguère pour insoluble, est résolu en principe dès aujourd’hui et en fait avant trente ans.

Mais d’ici là, les travailleurs honnêtes et prévoyants qui vont se priver de leurs aises et se refuser quelques douceurs dans l’intérêt de la génération suivante, ne recueilleront-ils aucun fruit d’un si beau dévouement ? Est-il juste que le présent se sacrifie absolument à l’avenir ? Non certes.

L’homme qui a pris soin d’assurer trois mille francs sur sa tête devient par cela seul, au bout de quelques années, une valeur négociable. Il vaut plus cher sur la place que le prolétaire pur et simple. Avant son assurance, il aurait difficilement trouvé un voisin assez généreux pour lui avancer cent francs à 5 pour 100. C’est folie de confier le capital le plus modeste à l’homme qui possède ses bras pour tout avoir et qui peut mourir d’un jour à l’autre. Mais si ma mort tardive ou prématurée doit ouvrir de plein droit une succession de 3000 fr. ; si la loi m’autorise à céder par acte authentique une moitié de cette somme, mon crédit personnel, c’est-à-dire l’estime que j’ai su inspirer, se double d’une garantie réelle. Le prêteur sait que je m’acquitterai moi-même, si je vis, et que la mort m’acquittera, en cas de malheur. On peut donc, sans danger, mettre un petit capital à mon service ; je m’établis à mon compte et je deviens bourgeois moi-même pour avoir eu la généreuse idée de faire souche de bourgeois.






FIN.