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Abigaïl/02-06

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VI


Le marquis de Guiscard aide M. Saint-John à sortir d’un grand embarras.


Pendant que le sergent s’embarquait, deux hommes s’avançaient en chancelant dans Stonecutter’s Alley, étroit passage situé à l’angle nord-est du parc de Saint-James et communiquant avec Pall-Mall. Ils s’appuyaient le long des murailles et proféraient de temps en temps de sourds gémissements et des blasphèmes dans une langue étrangère.

À la lenteur et à l’irrégularité de leur démarche, on aurait pu les prendre pour des gens ivres. Mais lorsqu’ils arrivèrent sous le réverbère appendu au coin de l’allée, on eût distingue, à leurs visages livides et à leurs vêtements en désordre, qu’ils étaient dangereusement blessés.

Dès qu’il eut atteint le poteau du réverbère, celui des deux qui marchait le premier, s’y accrocha afin de ne pas tomber, et déclara en jurant qu’il ne pouvait aller plus loin.

La conversation entre cet homme et son compagnon se faisait en langue française.

« Que la peste l’étouffe ! s’écria cet homme d’une voix que la douleur rendait rogue. Je crois que c’est fait de moi ; qui aurait pu s’attendre à un si fâcheux résultat ? Deux contre un ! nous aurions dû en avoir raison ; mais mieux eût valu se battre avec le diable ; avec un pareil colosse on est toujours sûr d’avoir le dessous ; il a un bras de fer.

— Je n’aurais pas risqué cette attaque, fit l’autre en gémissant, si je n’avais cru que nous pouvions tomber sur lui à l’improviste. Il se vantait souvent de ne pouvoir jamais être surpris, et aujourd’hui je crois qu’il disait vrai !

— Si son crâne n’était pas aussi dur qu’un bloc de marbre, je l’aurais fendu en deux, répliqua le premier interlocuteur.

— Certes, s’il était fait comme tout le monde, il aurait dû tomber après le coup que je lui ai assené sur la tête, reprit l’autre ; mon épée lui a traversé le corps.

— Bab ! Bimbelot, votre lame a dû effleurer ses côtes ou lui percer le bras, observa le premier. Réservez pour le marquis le récit de vos hauts faits imaginaires ; quant à moi, je sais comment les choses se sont passées en réalité, je sais que j’en ai assez pour ne plus me relever ; allez, et laissez-moi ; peu m’importe de mourir ici ou dans mon lit.

— Ne parlez pas de mourir, caporal, répliqua Bimbelot ; ce serait en vérité une vilaine fin pour une sotte affaire. Vous êtes sérieusement blessé et moi aussi, mais le coup n’est pas mortel, je l’espère. Si nous pouvions seulement nous traîner jusqu’à la taverne l’Unicorn là-bas, où le marquis nous attend, on pansera nos blessures, et nous nous trouverons hors de danger. Venez, faites un effort ; vous perdrez lout votre sang si vous restez là ! je voudrais vous donner la main, mais cela m’est impossible !

— Tout est fini pour moi, camarade, murmura Sauvageon ; hélas ! cette embuscade était de votre invention, et vous voyez comme elle a tourné.

— Si nous avons couru les mêmes risques, nous devions partager la récompense, répliqua Bimbelot.

— Partager la récompense ! répéta amèrement Sauvageon ; mais que va dire le marquis en nous voyant revenir les mains vides ? Il nous donnera sa malédiction en place d’or.

— Oh ! que non, répliqua Bimbelot, il nous payera… ou alors !

— Je souffre plus de la honte de notre défaite que de mes blessures, s’écria Sauvageon en rugissant de douleur ; que ne puis-je assener un dernier coup à ce misérable sergent !

— Ne me frappez donc pas, caporal, s’écria Bimbelot en s’éloignant de son camarade ; je ne suis pas le sergènt, moi ; faites un effort, vous dis-je, ou nous allons tomber aux mains des veilleurs de nuit. On vient… j’entends marcher. »

En disant ces mots, Bimbelot se glissa à pas de loup, et Sauvageon, effrayé par un bruit de pas qui arrivait jusqu’à lui, le suivit en trébucbant de l’autre côté de la rue.

Ces deux hommes arrivèrent enfin à l’Unicorn : c’était une petite taverne bâtie au coin de Haymarket.

Guiscard se tenait sur le seuil, et, sans proférer une parole, il introduisit ses affiliés dans une chambre ouvrant à droite du corridor. Dès que la lumière éclaira Bimbelot et Sauvageon, la vue du sang qui tachait leurs vêtements fit tressaillir l’aventurier français.

« Que diable veut dire ceci ? s’écria-t-il ; votre coup aurait-il manqué ? Mais non, cette entreprise était trop bien combinée et trop facile à exécuter. Donnez-moi vite les dépêches, et vous aurez en échange quelque chose qui sera un baume pour vos blessures, fussent-elles cent fois plus profondes et plus désespérées.

— Avant de nous interroger, monseigneur, vous feriez mieux d’envoyer querir un chirurgien, observa Bimbelot, à moins, cependant, que vous ne vouliez nous voir mourir à vos pieds.

— Vous mourrez certainement, misérables, si vous avez trompé mon attente, s’écria le marquis furieux. Donnez-moi les dépêches, ou bien… »

Ce disant il tira son épée.

« Si c’est ainsi que vous nous traitez, il est temps que nous songions à trouver des soins quelque part, » fit Bimbelot en se dirigeant vers la porte.

Le marquis lui barra le passage. Bimbelot voulait appeler à l’aide, mais Sauvageon l’en empêcha.

« Ce sont là des procédés sans humanité envers des gens qui ont risqué leurs jours pour vous, monseigneur, dit enfin ce dernier. Si nous n’avons pas réussi, l’état dens lequel vous nous voyez vous prouve que nous avons fait de notre mieux et qu’il n’y a pas de notre faute.

— J’ai tort, en effet, mon pauvre garçon, de m’en prendre à vous, répondit le marquis en remettant son épée au fourreau ; mais c’est chose déplorable d’être ainsi privé d’une proie qu’on était presque sûr de tenir. Le sort de ce royaume dépendait de ces dépêches ; si je les avais eues, le succès de l’expédition française était assuré. J’avais tout préparé pour qu’elles fussent promptement portées en France. Un courrier tout botté et tout éperonné, assis sur sa selle, attend mes ordres dans la rue voisine, prêt à courir la poste à franc etrier jusqu’à Deal, où un petit bâtiment, frété par moi, aurait porté à toutes voiles à Dunkerque ce qui lui aurait été remis de ma part. Cette affaire une fois terminée, votre fortune à tous deux était faite.

— Nous avons agi de notre mieux pour vous satisfaire, monseigneur, dit Bimbelot ; mais ce sergent est le diable en personne.

— Le sort s’est déclaré contre nous, ajouta Sauvageon ; mais, si nous revenons à la santé, nous aurons plus de bonheur une autre fois.

— Jamais nous n’aurons une occasion pareille, s’écria le marquis avec aigreur. On n’a pas deux fois une chance semblable. Ah ! que n’ai-je entrepris cette attaque moi-même !

— Si vous vous en étiez chargé, monseigneur, sans déprécier votre courage et votre adresse, je ne crois pas que vous eussiez mieux réussi que nous, reprit Sauvageon. Je n’ai jamais connu un homme aussi fortement trempé que ce sergent. Nous l’avons sérieusement blessé, et pourtant il a trouvé le moyen de s’en aller avec Proddy, le cocher de la reine, et, sans aucun doute, m’est avis qu’il se sera embarqué avec ses dépêches.

— Que l’enfer l’engloutisse ! s’écria Guiscard exaspéré.

— J’espère, monseigneur, que nous ne serons pas frustrés de la récompense promise, hasarda Bimbelot. Voyez ce que nous avons souffert.

— C’était un jeu de hasard comme un autre ; vous avez perdu, et vous devriez supporter les conséquences de cette perte, répliqua Guiscard. Cependant, comme vous avez été fort maltraités, vous aurez les cent guinées que je vous ai promises.

— Vous ne vous repentirez pas de votre générosité, monseigneur, » ajouta Sauvageon.

Le marquis quitta l’appartement et rentra bientôt après, suivi d’un chirurgien et de son aide, auquel il dit que ces deux hommes avaient été attaqués et blessés par les Mohocks.

Cette circonstance était trop ordinaire dans ces temps de troubles nocturnes pour exciter la surprise où éveiller les soupcons. Dès que le pansement fut terminé, le marquis, après avoir fait mettre les malades au lit et reçu du chirurgien l’assurance qu’il n’y avait aucun danger, sortit de la taverne l’Unicorn.

Afin de se distraire de ses préoccupations, qui n’étaient rien moins qu’agréables, le marquis se hâta de gagner le café du Little man, et, se mettant à une table de pharaon, il ne tarda pes à perdre à ce jeu une somme considérable.

Au moment où il allait doubler son enjeu, une main amie se posa sur son épaule, et en se retournant Guiscard aperçut Saint-John.

« Suivez-moi, lui dit ce dernier, j’ai deux mots à vous dire ; vous n’êtes pas en veine ce soir, et, si vous persistez, vous pourriez vous en repentir. »

Guiscard voulait résister, mais son ami parvint à l’entraîner. « Venez souper avec moi, fit Saint-John en sortant du café ; je pars demain.

— Eh quoi ! vous partez ! lorsque nous sommes à la veille des plus grands événements ! s’écria Guiscard ; alors que vous devriez plus que jamais être sur la brèche !

— J’abandonne la cour et la politique, et je veux essayer des douceurs de la retraite, répondit Saint-John.

— Quoi ! l’ambition serait éteinte dans votre âme ? s’écria Guiscard ; je ne puis y croire. Si l’invasion qui se prépare amenait sur le trône un autre souverain, vous auriez sans doute à regretter d’avoir manqué l’occasion de faire votre fortune.

— J’éprouverais des regrets plus amers, si je participais à la lutte, s’écria Saint-John. Mais trêve à la politique.

— Soit, changeons de sujet, alors, répondit Guiscard ; j’ai remarqué depuis quelque temps une très-jolie femme dans votre voiture, et, quoique je n’aie fait que l’apercevoir, ses traits m’ont paru familiers. Qui est-elle ?

— Mais une de vos anciennes connaissances, répondit Saint-John en riant. Ne vous rappelez-vous plus miss Angélica Hyde ?

— Et ! quoi, la fille de ce curé de campagne ? s’écria Guiscard. Ainsi donc, elle habite avec vous ?

— Voici comment les choses se sont passées, reprit SaintJohn. Angélica préférait tellement la vie qu’on mène à Londres à la monotonie de l’existence écoulée à la campagne, que, lorsque ses parents sont retournés dans le comté d’Essez, rien n’a pu la décider à les accompagner. Elle implora alors ma pitié, et ma foit j’ai été obligé de la recevoir dans mon domicile.

— Vous n’avez pas été bien malheureux, que je sache, repartit Guiscard en riant. Angélica est d’une beauté sans pareille.

— Et d’une extravagance qui n’a pas d’égale, ajouta Saint-John. Elle m’a à moitié ruiné en chiffons et en colifichets. Dès qu’elle a envie d’une chose, elle l’achète, quel qu’en soit le prix.

— Vous accompagnera-t-elle dans votre solitude ? demanda le marquis.

— Le diable seul le sait, répliqua Saint-John ; je ne lui ai pas encore parlé de mes projets de retraite.

— En tous cas, vous avez l’air de vous soucier fort peu d’elle, repartit le marquis en riant.

— À vous dire le vrai, j’ai découvert à mon tour qu’elle se soucie fort peu de moi, dit Saint-John. Par conséquent, quoiqu’il me soit arrivé d’aimer, et d’avoir, en pareille occurrence, la folie de persistor à chérir une femme, je ne tomherai pas dans ce ridicule cette fois-ci.

— C’est là une sage résolution. Je me plais à croire qu’elle soupera avec nous ? demanda Guiscard.

— Oh ! certainement, » fit Saint-John.

Les deux amis continuèrent à causer sur le même ton, tout en marchant ensemble.

Lorsqu’ils entrèrent dans le salon de Saint-John, ils n’y trouvèrent que deux personnes, Angélica et Prior, qui jouaient au piquet ; mais tous les deux quittèrent la table, au moment où les nouveaux venus parurent devant eux.

Guiscard s’attendait bien à trouver Angélica fort changée, mais il ne put réprimer sa surprise en voyant comment, en quelques semaines, une petite campagnarde bien niaise était devenue une femme du monde, dont l’élégance était étourdissante.

Angélica était vêtue d’une robe de satin bleu tramé d’or, d’un jupon de dessous broché et bordé d’or, de souliers garnis d’argent et d’un bonnet en dentelle avec des barbes. À ses doigts resplendissaient de riches anneaux, et ses épaules étaient couvertes de perles et d’autres pierres précieuses. Elle portait force mouches sur les joues et de la poudre sur ses magnifiques cheveux. En un mot, la jeune fille était plus belle que jamais. mais son maintien était plus libre et plus hardi ; elle parlait baut et riait bruyamment et sans cesse, probablement pour montrer ses dents d’ivoire, trop bien cachées par ses lèvres de corail.

Lorsque Saint-John lui présenta Guiscard, elle lui tendit la main avec familiarité :

« Enchantée de vous voir, marquis ; comment vous portez-vous ? Vous venez souper avec nous, n’est-ce pas ? Êtes-vous allé à la redoute ou au bal masqué ? Saint-John se refuse à me mener nulle part, et moi j’aime le bal masqué par-dessus tout. C’est si comique, une mascarade ! on entend et on voit tant de choses divertissantes ! On peut faire ce qu’on veut. Venez vous asseoir près de moi, marquis. Me trouvez-vous changée depuis le jour où nous nous sommes rencontrés dans l’anti-chambre du secrétaire d’État ?

— J’avais cru alors que vous ne pouviez plus embellir, répliqua Guiscard en saluant, mais aujourd’hui je reconnais mon erreur.

— C’est charmant, en vérité ! s’écria-t-elle en riant. J’aime à arracher ainsi un compliment. Mais est-il vrai que j’aie embelli ? Oui, je le crois, si toutefois mon miroir ne me ment pas. J’espère que ma toilette vous plaît ? cette robe est le pendant de celle de la duchesse de Marlborough : c’est la marchande de modes de Sa Grâce qui me l’a faite, ainsi il n’y doit rien manquer.

— C’est parfait ! répliqua Guiscard ; la duchesse n’a jamais eu plus grand air que vous dans aucun de ses costumes de cour ; il est vrai que votre taille…

— Est bien plus belle que celle de la duchesse ! ajouta Angélica en riant aux éclats. Je sais cela, marquis.

— Il n’y a pas de comparaison possible entre elle et vous, dit Guiscard ; nous n’avons pas à la cour une seule beauté qui vous égale !

— Excepté Abigaïl Hill ! s’écria Angélica avec malice.

— Allons donc ! ft Guiscard d’un air de dédain.

— Parlez-vous sincèrement ? demanda Angélica très-flattée.

— Je vous l’affirme sur mon honneur ! vous êtes cent fois plus belle ! affirma le marquis la main placée sur son cœur.

— Entendez-vous les jolies choses que me dit le marquis s’écria Angélica. N’êtes-vous pas jaloux ?

— Je le serais, si je n’étais pas convaincu de votre attachement, observa-t-il d’un ton sec. Mais le souper est prêt. Marquis, veuillez offrir votre bras à Angélica. »

Guiscard obéit avec empressement, la porte s’ouvrit à deux battants, et les convives passèrent dans la pièce voisine, où un repas exquis les attendait, repas auquel ils firent tous honneur. Le champagne circula à la ronde, et, à chaque verre nouveau qu’il buvait, le marquis découvrait de nouveaux charmes à miss Angélica, qui de son côté se montrait fort sensible à son admiration. Un bol de vin de Bourgogne épicé termina la fête, et, lorsqu’il eut disparu dans les verres de chacun, la compagnie retourna au salon, où Guiscard joua au piquet avec Angélica, tandis que que Saint-John et Prior causaient à l’écart.

« La campagne va vous paraître horriblement triste, après l’existence joyeuse que vous avez menée ici, dit tout bas Guiscard à la jeune fille.

— Je trouverai la campagne triste ! répéta nonchalemment Angélica ; que voulez-vous dire, marquis ?

— Oh ! j’avais oublié ! répondit Guiscard, Saint-John ne vous a pas encore fait part de son intention de…

— Son intention de quoi ? interrompit Angélica qui devint tout à coup fort attentive ; est-ce que, par hasard, Saint-John songerait à quitter Londres ? — Ma foi, je n’en sais rien ! reprit Guiscard ; que je suis stupide d’avoir été parler de cela ! à vous à jouer, madame !

— J’exige une réponse positive, marquis, dit la jolie enfant.

— Avant de vous obéir, répondit le marquis, dites-moi une chose : si Saint-Jobn part, le suivrez-vous ?

— Question pour question, répliqua-t-elle en le regardant fixement : pourquoi voulez-vous le savoir, marquis ?

— Je vais vous le dire, fit le marquis en lui lançant une œillade passionnée : si vous préférez rester en ville, ma maison est à vos ordres.

— Voudriez-vous me faire accroire que vous êtes amoureux de moi ? répliqua Angélica en minaudant.

— Je vous adore ! répondit Guiscard.

— Mon cœur bat si fort que je ne puisplus jouer, s’écria-t-elle ; et, jetant ses cartes, elle se leva de la table de jeu. Monsieur Saint-John, je désire savoir si vous avez vraiment le projet de quitter Londres ? dit-elle à son protecteur.

— Quitter Londres ? répondit celui-ci en lorgnant le marquis ; mais il me semble que oui.

— Resterez-vous longtemps à la campagne ?

— Deux ou trois ans, répondit-il négligemment, si je prends sérieusement goût à l’agriculture.

— Deux ou trois ans ! ajouta Angélica en poussant un cri ; et vous avez arrêté tout cela sans daigner me consulter ?

— Je comptais vous le dire demain en déjeunant, ma chère enfant, dit Saint-John, dont la physionomie était des plus comiques ; vous auriez eu bien assez de temps pour faire vos préparatifs.

— Non, monsieur, le temps ne m’aurait pas suffi, repartitelle, et je vous déclare sans détour que je ne veux pas partir.

— Comme bon vous semblera, ma chère, répondit froidement Saint-John ; votre refus de m’accompagner ne changera rien à mes arrangements.

— Comment ! s’écria-t-elle ; et que deviendrai-je, moi, pendant trois ans ? Vous m’avez pourtant dit, perfide, que vous ne pourriez vivre un seul jour sans moi !

— Faites ce qui vous conviendra le mieux, mon amour, continua Saint-John ; le choix dépend de vous. » Angélica parut hésiter entre un accès de colère et une crise de nerfs ; à la fin elle se jeta pourtant avec impétuosité sur un canapé.

Guiscard voulait lui offrir ses soins, mais elle le repoussa. Au bout de quelques insiants cependant, elle se leva et, du calme le plus affecté, elle dit à Saint-John : « Voulez-vous, monsieur, me faire la grâce de me demander ma chaise ?

— Oh ! très-volontiers, mon ange, dit-il en sonnant et en donnant ses ordres à un domestique.

— Vous avez eu tout à l’heure, marquis, la bonté de mettre votre maison à ma disposition, dit Angélica : eh bien j’accepte votre offre.

— Je suis enchanté ! repondit Guiscard quelque peu confus ; j’espère, Saint-John……

— Point d’excuses, marquis, interrompit l’autre ; vous me rendez en ce moment un service inappréciable.

— Adieu, monsieur Saint-Jobn, dit Angélica avec dépit ; je me flatte que vous vous amuserez à la campagne.

— Adieu, ma petite, répliqua-t-il ; je compte à mon retour vous trouver plus belle que jamais. Croyez-moi ! prenez un nouvel amant pour chaque mois que durera mon absence. »

En ce moment on annonça que la chaise était prête, et Guiscard, offrant la main à Angélica, quitta le salon en sa compagnie.

« Je vous félicite, Saint-John, d’être débarrassé d’une terrible peste, s’écria Prior en riant.

— Le marquis s’est chargé d’un vrai fardeau, reprit l’autre ; il n’avait pas besoin d’elle pour achever de se ruiner, mais elle hâtera son saut de Leucade.

— Allons, il faut que je m’en aille aussi, dit Prior. Je ne me représente pas bien votre existence dans la solitude : mais vous nous reviendrez dès que Harley sera revenu au pouvoir.

— Bah ! s’écria Saint-John… sans Harley, je pourrais rester… car c’est lui qui me gêne… Si jamais je reparais..… mais n’importe ; adieu ! adieu ! »

Prior serra affectueusement la main de son ami, et sortit en se disant :

« Puissé-je vivre assez longtemps pour voir une lutte grandiose entre Saint-John et Harley ! »