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Abigaïl/03-02

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II


Le docteur Sacheverell prêche dans l’église de Saint-Paul, et est arrêté à l’issue du sermon.


Le 5 novembre 1709, le docteur Sacheverell prêcha son sermon à Saint-Paul, comme cela avait été décidé entre lui et Harley, en présence du lord-maire, sir Samuel Garrard, et de tous les aldermen.

L’effet de cette philippique fut tout aussi formidable qu’on s’y était attendu. Entraîné par la véhémence et la conviction du prédicateur, et ne saisissant qu’imparfaitement la portée du discours, le lord-maire le loua hautement, et exprima le désir de le voir imprimé. C’était précisément ce que Sacheverell souhaitait : il prit immédiatement au mot le magistrat-citoyen, et non-seulement il fit imprimer son sermon, mais encore il le lui dédia.

Ea fort peu de jours on yendit au delà de quarante mille exemplaires de ce pamphlet, dont le texte devint d’un bout à l’autre de la ville le sujet des conversations et des discussions universelles.

Une mèche enflammée, jetée dans un champ de chanvre desséché, cause des dégâts moins rapides que ne le fit ce discours incendiaire. Ce fut un cri général : on disait partout que l’Église était en danger, et que les ministres se déclaraient ses plus mortels ennemis. De nombreuses réunions, des rassemblements considérables eurent lieu, dans lesquels on prépara des dénonciations contre eux, et Sacheverell fut proclamé le champion du haut clergé.

Ce tumulte populaire eùt été étouffé dès sa naissance, s’il n’avait point été soigneusement entretenu et propagé par les artifices de Harley et de ses adhérents. Godolphin aurait voula garder sur cette affaire un dédaigneux silence ; mais ceci ne faisait pas le compte de Harley, et, tout en soutenant ouvertement l’opposition, il fit en dessous main tous ses efforts pour amener l’arrestation du docteur, sachant bien que le plus sûr moyen de confirmer la rumeur du danger où se trouvait l’Église était d’essayer de punir un prètre.

On fit enfin tant de bruit au sujet de ce discours factieux, qu’il fut impossible de ne pas s’en préoccuper. M. John Dolben, fils du dernier archevêque d’York, agissant d’après les instructions du ministère, se plaignit à la chambre de ce sermon séditieux, qui, à son dire, avait pour but d’exciter une rébellion. Quelques orateurs ayant parlé après lui dans le même sens, et personne n’ayant entrepris de défendre le docteur, on déclara que le sermon était un pamphlet scandaleux et perfide, attaquant Sa Majesté la reine, son gouvernement, la bienheureuse révolution et la succession protestante ; c’était, en un mot, un discours tendant à aliéner à Sa Majesté les cœurs de ses fidèles sujets, destiné à faire naître entre eux des sentiments de jalousie et à enfanter de cruelles dissensions. On ordonna à Sacheverell et à son éditeur, Henri Clements, de se présenter à la barre le lendemain même. Ils obéirent, et Sacheverell, accompagné du docteur Lancaster, recteur de Saint-Martin-des-Champs, et d’une centaine d’ecclésiastiques qui avaient épousé sa cause, parut à la barre pour répondre à l’accusation. Il avoua hautement ce qu’il avait fait, et on décida qu’il serait arrêté à la chambre même par M. Dolben.

Dans la même séance, on prit une décision en faveur d’un ministre dont les opinions différaient de celles de l’accusé ; on le nommait le révérend Benjamin Hoadley, et il avait courageusement soutenu les principes adoptés pendant la révolution. Aussi fut-on d’avis qu’il méritait les égards et la recommandation de la chambre. Il fut donc décidé qu’une adresse serait présentée à la reine, à l’effet de la pricr de conférer à ce prêtre quelque dignité ecclésiastique. L’adresse fut ensuite présentée à Sa Majesté par M. le secrétaire Bayle, et, quoique la reine répondit qu’elle saisirait la première occasion favorable pour se rendre aux désirs des mandataires royaux, cette promesse s’effaça probablement de sa mémoire, car il n’en fut plus question depuis.

Au moment de son arrestation, le docteur Sacheverell fut commis à la garde du sergent d’armes, qui le remit entre les mains d’un huissier porteur d’un bâton noir ; il fut ensuite incarcéré, et, lorsqu’on lui communiqua l’acte d’accusation porté contre lui, il y fit une réponse dans laquelle il niait plusieurs points et palliait les autres. Cette réponse écrite fut envoyée par les lords à la chambre des Communes, qui nomma un comité pour l’examiner.

Après de longues délibérations, dans lesquelles le pouvoir d’Harley eut une secrète influence, on présenta à la reine une adresse qui disait que la chambre ne pouvait voir avec calme discuter la bienheureuse révolution, mépriser ses décrets, censurer les régulateurs de l’Église, accuser de méchanceté la tolérance et lever insolemment dans une chaire l’étendard de la rébellion ; aussi, pour ces raisons, les députés se voyaient-ils forcés de faire juger le coupable. La reine écouta les conseils qu’on lui donna, consentit à ce qu’on lui demandait, et le jugement fut fixé au 27 février suivant.

L’audience devait avoir lieu dans Westminster-Hall, et l’on fit certains préparatifs pour y recevoir la chambre des Communes. Ces mesures augmentèrent l’impopularité des ministres et firent à Sacheverell, dans le public, la réputation d’un martyr.

Le jugement qui allait décider du sort des deux partis était l’unique sujet de conversation dans les clubs et dans les cafés. Il en résulta de violentes disputes et d’interminables discussions, causes fréquentes de duels et d’attaques nocturnes. Tandis que certains individus en nombre, amis du haut clergé, se promenaient dans les rues, en proclamant avec enthousiasme le nom du docteur et chantant des couplets à sa louange, d’autres vociféraient des imprécations contre ses ennemis.