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Abigaïl/03-12

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XII


Dernière entrevue de la reine et de la duchesse de Marlborough.


Tous rapports d’amitié avaient depuis longtemps cessé entre Anne et la duchesse de Marlborough ; cette dernière comprit enfin l’ascendant qu’avait acquis sa rivale mistress Masham, et l’impossibilité où elle était de recouvrer l’influence qu’elle avait elle-même perdue. Elle écrivit alors à la reine, pour lui rappeler une promesse qu’elle lui avait extorquée dans un moment de bienveillance. Il s’agissait d’accorder à ses filles la survivance de ses places, et elle demanda à Sa Majesté la permission de s’en démettre en leur faveur.

Anne répondit que, pour le moment, elle ne devait pas songer à la quitter ; mais, la duchesse ayant insisté, Anne répondit impérieusement qu’elle défendait qu’on lui parlât davantage de tout cela. En dépit de cette défense, la duchesse adressa à sa royale maîtresse une longue lettre de réprimandes et de reproches, puis elle quitta la cour. Elle se retira ensuite à la loge de Windsor, dont elle avait la jouissance, en vertu de sa charge de gardienne des parcs royaux. On profita immédiatement de son absence pour faire circuler une foule de bruits désavantageux sur son compte : quelques-unes de ces rumeurs étant parvenues jusqu’à elle, elle revint à la hâte à la cour, dans le but de se disculper vis-à-vis de la reine.

Anne la reçut avec une froideur extrême, en présence de la duchesse de Somerset et de mistress Masbham, car elle lui avait refusé une audience particulière. L’altière duchesse, ne pouvant se résigner à supporter les airs de dédain qu’on lui prodiguait, se redressa de toute sa hauteur, et adressa à mistress Masham un sourire de mépris.

« Puisque Votre Majesté m’y force, dit-elle enfin à haute voix, je déclare ouvertement, et à qui voudra l’entendre, que les plus vils mensonges ont été propagés contre moi par votre indigne favorite, et que c’est elle qui, en ce moment, vous empèche d’entendre ma justification.

— Ceci est faux, duchesse ! répondit mistress Masham. Sa Majesté, après la lettre insolente que vous avez osé lui écrire, n’a consenti à vous recevoir qu’à mon intercession.

— Votre intercession, pécore ! s’écria la duchesse en s’avançant vers la jeune femme, et en lui saisissant le bras avec violence. En suis-je donc arrivée là, et auis-je en effet tombée si bas, que vous, une créature que j’ai tirée de l’abjection et de la pauvreté, vous veniez me dire que vous avez intercédé pour moi auprès de la reine ?

— Duchesse ! s’écria la reine avec mécontentement.

— Vous saurez plus tard, madame, à quoi vous en tenir sur son compte, reprit la duchesse ; vous apprendrez à connaître celle à qui vous vous êtes fiée ; la meilleure preuve de l’inquiétude qu’elle éprouve, c’est qu’elle n’ose pas me laisser causer tête à tête avec vous.

— Je voudrais épargner une scène à Sa Majesté ; c’est là le seul motif qui m’ait engagé à m’opposer à cette entrevue, répondit mistress Masham.

— Vous avouez donc que vous contrôlez les actions de Sa Majesté, petite sotte ! s’écria amèrement la duchesse. Ah ! c’est donc vous qui gouvernez ici !

— Toutes les fois que la reine daigne me consulter, je lui donne consciencieusement mon avis, observa mistress Masham.

— Et ce sont de pernicieux avis, fit la duchesse exaspérés ; car vous avez assez de méchanceté pour nuire au lieu de servir, serpent dangereux que vous êtes !

— Pour mettre fin à cette altercation, duchesse, interrompit Anne avec dignité, je vous accorderai une dernière entrevue ; présentez-vous donc ce soir à six heures à ma réception.

— Je remercie Votre Majesté, repartit la duchesse, avec d’autant plus de sincérité qu’elle m’accorde cette faveur contrairement aux désirs positivement exprimés par mistress Masham. Oh ! ma reine, vous vous repentirez de vos bontés pour elle !

— Sa Majesté ne pourra jamais regretter les faveurs dont elle m’honore, aussi amèrement qu’elle regrette celles dont elle vous a comblée, duchesse, reprit mistress Masham ; car vous les avez payées, madame, par la plus noire ingratitude.

— C’est à Sa Majesté à juger ma conduite, et non à vous, s’écria fièrement la duchesse. Je me justifierai devant elle, et devant la nation entière. Je ferai plus, je lui ouvrirai les yeux sur votre astuce et sur vos trahisons.

— Je suis trop certaine de l’estime de Sa Majesté, et trop confiante dans ma probité, duchesse, pour m’effrayer de vos menaces, répondit ironiquement mistress Masham.

— Hypocrite ! s’écria la duchesse.

— Insolente ! riposia mistress Masham,

— Assez ! s’écria la reine ; cette guerre de paroles me déplaît fort ! J’ai consenti à cette entrevue, duchesse, à condition qu’il ne se passerait rien de fâcheux ; mais, si vous porsistez à vous quereller avec Abigaïl, je vous prierai de vous retirer.

— Je me tais, madame, fit la duchesse en se contraignant. Il ne sera pes dit que j’aie manqué de réspect à Votre Majesté, pas plus que je ne souffrirai d’avoir été impunément insultée par une de vos femmes. Ce soir j’aurai l’honneur de me présenter en vertu de votre gracieuse autorisation. »

En disant ces mots, la duchesse adressa une profonde révérence à la reine, et se retira après avoir lancé aux personnes présentes un regard de haine et de défi,

« Une pareille insolence est intolérable ! s’écria la reine, je regrette presque d’avoir promis de recevoir la duchesse.

— Pourquoi alors, madame, ne pas rétracter votre promesse ? fit Abigaïl ; ordonnez-lui de vous donner ses explications par écrit :

— Ah ! vous aves raison, répondit la reine après une courte hésitation.

— Je suis charmée que Votre Majesté se décide. Il est probable que la duchesse n’aura aucun égard à cette invitation ; mais cet ordre la convaincra par avance qu’elle n’a rien à espérer de vous. »

Les choses se passèrent comme l’avait deviné mistress Masham : l’ordre de la reine ayant été transmis à la duchesse, celle-ci pria Sa Majesté de lui assigner un autre rendez-vous.

« Votre Majesté, lui écrivit-elle, ne peut ni me refuser une dernière entrevue, ni priver une vieille amie et une fidèle sujette d’user de tous les moyens possibles pour se justifier à ses yeux. Je ne désire aucune réponse à cette justification, je ne demande qu’à être écoutée.

— Que faire, Abigaïl ? dit la reine à sa favorite qui était présente.

— Refusez de la voir, répondit mistress Masham. Mais si elle vient malgré votre défense, ce qu’elle ne manquera certes pas de faire, alors prenez-la au mot, et n’accordez aucune réponse à son explication, laquelle, n’en doutez pas, sera bien plus une attaque dirigée contre les serviteurs actuels de la reine que la justification de ses propres actes.

— Vous avez raison, Abigaïl, répliqua la reine ; je suivrai votre conseil. »

Les conjectures de mistress Masham se réalisèrent ; car le même soir, sans attendre le bon plaisir de la reine, la duchesse se rendit au palais de Saint-James, et, montant l’escalier dérobé qui aboutissait à la porte dont elle avait consorvé la clef, elle allait l’ouvrir, lorsque sur le palier elle fut arrêtée par un page.

« Eh quoi ! ne me reconnaissez-vous point, monsieur ? s’écria-t-elle impérieusement.

— Parfaitement, Votre Grâce, répondit le page en s’inclinant avec respect ; mais j’ai la consigne de ne laisser pénétrer personne par cette porte sans la permission spéciale de Sa Majesté.

— Et votre consigne a trait surtout à la duchesse de Mariborough, n’est-ce pas, monsieur ?

— Je ne puis contredire Votre Grâce, répliqua le page.

— Voulez-vous avoir l’obligeance, monsieur, d’annoncer à la reine que je suis ici et que je réclame la faveur d’une audience de quelques minutes, de quelques minutes seulement ? reprit la duchesse.

— Je m’expose peut-être au déplaisir de Sa Majesté, repartit le page ; mais, pour complaire à Votre Grâce, je me risque.

— La reine est-elle seule ? demanda la duchesse.

— Je crois que mistress Masham est auprès d’elle, répondit le page ; Sa Majesté vient de sortir de table à l’instant.

— Toujours mistress Masham ! s’écria la duchesse. N’importe ! mon ami, faites ma commission, je vous prie ! »

Une demi-heure environ s’écoula avant le retour du page, et pendant tout ce temps la duchesse resta sur le palier. Le jeune homme lui fit ses excuses pour ce retard indépendant de sa volonté, et la pria de le suivre.

« Vous êtes resté longtemps, et l’on a eu tout le loisir nécessaire pour convenir de ce qui va m’être dit, monsieur, observa la duchesse.

— Je ne sais rien, Votre Grâce, » répondit le page, qui marchait discrètement en avant.

La duchesse fut introduite dans un cabinet où elle trouva la reine seule. _ « Bonsoir, duchesse, dit la reine. Je ne comptais pas sur votre venue, et j’allais vous écrire.

— Je suis désolée d’importuner Votre Majesté, dit la duchesse, mais j’ai d’importantes communications à lui faire.

— Vraiment ? fil la reine ; que ne les mettiez-vous par écrit ?

— J’aurai plus promptement tout raconté, Majesté, dit la duchesse.

— Il vaudrait mieux m’écrire, interrompit Anne.

— Permettez, madame, que…

— Écrivez, écrivez ! poursuivit Anne avec impatience.

— Oh ! madame ! vous êtes en effet bien changée, puisque vous avez le cœur de me traiter ainsi ! s’écria la duchesse ; jamais, à ma connaissance, vous n’avez refusé d’écouter une demande, et pourtant vous refusez de m’entendre, moi, jadis votre favorite, votre amie bien-aimée ! Ne craignez pas, madame, que j’attaque un sujet de conversation qui vous soit désagréable, je désire simplement réfuter les imputations mensongères qui ont été alléguées contre moi.

— Je vois bien qu’il faut me décider à vous écouter, s’écria Anne avec un geste d’impatience et en détournant la tête.

— Oh ! ne me parlez pas ainsi, madame ! s’écria la duchesse. Par pitié ! regardez-moi, je vous en conjure. Vous n’aviez pas l’habitude de me montrer tant de dureté de cœur. De méchants conseillers ont opéré sur votre bienveillant caractère un changement funeste. Soyez pour moi, pendant les quelques minutes que j’emploierai à plaider ma cause, soyez la mistress Morley d’autrefois.

— Non, duchesse, répondit Anne d’un ton glacial et sans la regarder ; tout cela est fini, et c’est vous seule que vous devez accuser du changement qui s’est opéré en moi.

— Écoutez-moi, madame, s’écria la duchesse avec entraînement, on m’a fait un grand tort dans votre esprit. Il y a autour de vous des personnes que je ne veux pas nommer, qui m’ont indignement calomniée. Je ne suis pas plus capable de dire une parole offensante contre Votre Majesté que d’ôter la vie à un de mes enfants. Votre nom n’est jamais sorti de mes lèvres qu’avec respect, j’en atteste le ciel !

— Vous ne m’en imposerez pas à ce point, duchesse, dit froidement Anne. On rapporte de vous bien des choses fausses sans doute, mais je vous juge principalement par vos paroles hautaines et par votre orgueil audacieux.

— Je suis prête à m’amender, fit la duchesse.

— C’est inutile, riposta la reine du même ton glacé.

— Notre brouille est-elle donc sans remède ? demanda la duchesse. Malgré la dénégation de Votre Majesté, je suis sûre que ce sont mes ennemis qui m’ont noircie dans votre esprit. Permettez-moi de vous prouver mon innocence : que vous a-t-on dit ?

— Je ne puis vous répondre ! dit la reine.

— Eh quoi, pas de réponse, madame ! s’écria la duchesse. Est-ce généreux ? est-ce juste ? est-il digne de vous de me traiter amsi ? Je ne vous demande pas les noms de mes délateurs, je vous promets même de ne manifester aucun sentiment de hame contre eux, alors même que je les soupçonnerais ; mais au moins dites-moi ce dont on m’aceuse.

— Je ne vous ferai aucune réponse, répéta la reine.

— Oh ! madame, madame ! s’écria la duchesse, la cruelle formule que vous avez adoptée me prouve mieux que tout au monde qu’on vous a fait la leçon pour cette entrevue. Soyez bonne, gracieuse, équitable ; soyez vous-même enfin, pendant une minute seulement ! Regardez-moi, madame, regardez moi ! Je ne suis pas venue ici avec l’espoir de reconquérir vos bonnes grâces, je sais que je les ai perdues sans retour ; je suis venue uniquement pour justifier ma conduite comme une fidèle sujette et servante. Vous ne pouvez me refuser ce droît, madame.

— Vous avez désiré ne recevoir aucune réponse, et vous n’en aurez point, répliqua la reine qui se leva et se dirigea vers la porte.

— Oh ! ne sortez point, madame ! s’écria la duchesse qui la suivit, et se précipita à ses genoux ; ne sortez pas, je vous en conjure !

— Que voulez-vous de plus ? demanda Anne froidement, et tout en persistant à détourner la tête.

— Je veux faire un dernier appel à votre cœur, madame, dit la duchesse dès qu’elle put se rendre maîtresse d’elle-même. Au nom de tout ce qui est raisonnable et juste, je vous supplie de me répondre : ne vous ai-je pas servie fidèlement au mépris de mes propres intérêts ? Ai-je jamais pratiqué l’imposture ? Ai-je jamais employé l’hypocrisie vis-à-vis de vous ? Vous ai-je jamais offensée autrement que par excès de zèle, par un sentiment de hauteur, de violence même, et, si vous le voulez, par mon arrogance ? S’il en est ainsi, s’il est impossible de le nier, je dois être crue quand je proteste que mes ennemis m’ont calomniée en mon absence. Ne soyez pas sourde à mes instances, madame, et dites-moi ce dont on m’accuse. Répondez ! ah ! répondez !

— Vous me forcez à répéter les mêmes paroles, reprit la reine ; vous n’aurez aucune réponse |

— Refuser de m’entendre, ceci est un déni de justice, madame, s’écria la duchesse qui perdit patience. Vous devez justice exacte au plus infime de vos sujets ; vous vous devez à vous-même de parler !

— Que je sois injuste ou équitable, reprit la reine, vous n’aurez aucune réponse, et notre conférence est terminée.

— Fort bien ! répondit la duchesse en reprenant son ton orgueilleux. Je vous ai sincèrement aimée, madame, bien sincèrement, parce que je me croyais payée de retour ; mais, puisque vous m’avez à jamais repoussée, j’arracherai de mon cœur jusqu’à la dernière parcelle d’affection et d’estime. Si vous n’avez été qu’un instrument docile dans ma main, ainsi que beaucoup le prétendent, au moins je me suis servie de vous pour un noble usage. Telle ne sera pas la conduite de celle qui vous gouverne aujourd’hui ; elle vous déshonorera, et le reste de votre règne sera aussi insignifiant que le commencement en a été glorieux et triomphant. Que mes paroles se gravent dans votre mémoire. Adieu pour toujours, madame. »

Et, sans saluer la reine ni ajouter un mot de plus, la duchesse de Mariborough quitta l’appartement.

Aussitôt qu’elle fut sortie, mistress Masham se montra.

« Votre Majesté a admirablement joué son rôle, s’écria-t-elle. je ne lui aurais jamais cru le courage d’avoir tant de fermeté,

— J’ai eu grand’peine à tenir bon jusqu’à la fin, répliqua Anne en tombant sur une chaise ; grâce au ciel, c’est fini !

— Oh ! tout n’est pas encore terminé, ajouta mistress Masham.

— C’est vrai, reprit la reine, il faut encore lui faire donner la démission de ses charges, car je me soucie peu de les conférer à ses filles, et je crains d’avoir fait à la duchesse une promesse à cet effet.

— N’ayez aucun égard à cette promesse, madame, répliqua mistress Masham ; Sa Grâce a mérité que vous n’ayez aucune considération à son endroit.

— C’est vous, Abigaïl, que j’aimerais à nommer gardienne de mes fonds secrets.

— Je confesse que cette charge me plairait et m’honorerait infiniment, madame.

— Je voudrais bien pouvoir vaincre mes scrupules, ajouta Anne en réfléchissant.

— Je vais d’un seul mot en délivrer Votre Majesté, continua mistress Masham. Cette promesse vous a été extorquée, et par conséquent elle ne saurait vous engager à rien.

— Eh bieu ! Abigaïl, je vais en faire une nouvelle qui m’engagera, car elle sera faite librement, reprit la reine. C’est vous qui aurez la charge.

— Cette grâce et mille autres faveurs antérieures me lieut à jamais à Votre Majesté, » répondit l’artificieuse favorite, avec l’accent apparent d’une reconnaissance passionnée.