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Abolition de l'esclavage (Schœlcher)/Avant-propos

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AVANT-PROPOS.

L’abbé Grégoire a laissé dans son testament un legs de 1,000 fr. pour l’écrivain qui exposerait les meilleurs moyens d’effacer le cruel et absurde préjuge qui règne parmi les blancs contre les Nègres et les hommes de couleur.

La Société française pour l’abolition de l’esclavage a été chargée, par les exécuteurs testamentaires, de décerner le prix offert par l’ancien évêque de Blois.

Deux fois elle a ouvert le concours, et deux fois aucun des concurrents n’a pu mériter les suffrages de la commission nommée pour apprécier leur travail.

L’ouvrage que nous soumettons au public est textuellement celui que nous avions envoyé.

Nous croyons devoir présenter ici le jugement que la commission en a porté :

« L’auteur du Mémoire numéro 3, ayant pour épigraphe : Toute cette polémique n’est de notre part qu’une concession faite à l’amour du bien, etc. s’est livré à des recherches pleines d’intérêt pour démontrer l’égalité intellectuelle des noirs et des blancs, et cette partie de son travail forme le complément du curieux ouvrage de M. Grégoire lui-même sur cet objet, mais la question plus directement proposée aujourd’hui aux concurrents n’est pas assez nettement abordée dans le mémoire. Les moyens indiqués par l’auteur pour arriver au but nous ont paru peu précis, et nous avons pensé que cet ouvrage, dont le mérite est réel à plusieurs égards, appelait des perfectionnements qui le rendraient plus digne encore des suffrages de la Société ; nous vous proposons d’accorder simplement à l’auteur une mention honorable. »

(Rapport de M. P. A. Dufau, adopté
par la Société dans la séance du 20 juin
1838).


« Le mémoire numéro 3 est un travail étendu, consciencieux et fort intéressant sous divers rapports ; malheureusement l’auteur s’est trop arrêté à cette vue fondamentale, que tout consiste ici dans l’abolition même de l’esclavage ; il en est résulté que son mémoire n’est, à l’exception des dernières pages, qu’un plaidoyer en faveur de l’émancipation, que l’auteur veut immédiate et générale, sans se croire obligé à indiquer les moyens d’y arriver[1]. Son ouvrage peut être considéré comme un fort bon résumé de recherches déjà faites, auxquelles il en a ajouté parfois de nouvelles. Ainsi, après avoir examiné la question non résolue encore de l’antériorité de la civilisation éthiopienne, il extrait des relations de voyages tous les faits, si généralement inconnus parmi nous, qui constatent l’état social assez avancé auquel sont parvenues plusieurs nations nègres de l’Afrique intérieure ; puis empruntant, trop largement peut-être[2], à un remarquable écrit de l’abbé Grégoire lui-même, il résume les témoignages du progrès intellectuel présenté par quelques Noirs ; il passe de là à l’étât actuel d’Haïti, des établissements de Sierra-Leone et de Libéria, et enfin des colonies anglaises depuis le grand acte d’émancipation. La commission a rendu pleinement justice au mérite de cet exposé, et elle pense sans doute que la publication en serait utile au progrès de la question générale d’affranchissement ; mais la majorité de ses membres n’a pas cru y trouver une solution suffisante de la question proposée. L’auteur, en effet, ne l’aborde nettement que vers la fin de son travail, et les moyens qu’il indique pour arriver à l’extinction du préjugé sont toujours subordonnés dans sa pensée à l’abolition de l’esclavage ; ils deviennent ainsi, en quelque sorte, l’accessoire au lieu d’être le fond même de l’ouvrage, et ne sont par conséquent pas présentés avec toute l’importance désirable. En résumé, si la Société avait eu à décerner un prix sur la question même de l’abolition de l’esclavage, la commission n’eût pas hésité à vous proposer de l’accorder au mémoire dont il s’agit ; mais elle a dû s’abstenir, puisqu’à son avis la question proposée ne saurait être complètement confondue avec l’autre. »

(Rapport de M. Dufau, adopté dans la
séance du 3 juillet 1839).


Nous ne nous abusons pas sur ces éloges, où il entre sans doute beaucoup des consolations que l’on aime à donner aux vaincus, aussi n’aurions-nous point manqué de nous remettre à l’œuvre de nouveau pour nous présenter une troisième fois en lice, si nous avions espéré pouvoir satisfaire aux vues de la commission. Mais à notre sens il n’y a qu’un seul moyen de détruire le préjugé de couleur, c’est de détruire l’esclavage. Tous les concurrents, selon les rapports mêmes approuvés par la Société, ont été unanimes sur ce point, et c’est pour cela qu’aucun d’eux n’a pu être couronné.

Peut-être si l’abbé Grégoire revenait au monde, répondrait-il à la question posée, comme tous les concurrents ensemble.

Plus d’un membre de la Société d’abolition elle-même pense que le vénérable fondateur du prix ne l’a proposé contre le préjugé attaché à la couleur des Africains que par impossibilité de le proposer alors contre leur servitude. À cette époque, le droit sacré de tout homme blanc ou noir à l’indépendance n’était pas encore complètement acquis à l’humanité ; il fallait garder des ménagements, dont grâce aux immenses progrès du temps sur les hautes matières sociales, nous pouvons nous affranchir. Chaque année fait sa tâche.

Instruisons les Nègres, plaçons-les dans nos écoles et nos ateliers ; qu’importe après cela l’opinion que quelques hommes isolés pourront garder d’eux et de leur intelligence. Est-ce bien vraiment lorsque les distributions universitaires viennent de proclamer les noms de tant de jeunes gens de couleur, qu’il faut s’attacher à combattre un préjugé dont les restes doivent infailliblement tomber avec les chaînes de leurs pères les esclaves.

Notre foi est si complète, si entière, si absolue à cet égard, que tout en respectant l’avis de la Société, nous en appelons au public le juge suprême.

Après tout, de quoi s’agit-il ? d’être utile à la cause de nos frères, les hommes noirs. Si le travail que nous publions peut contribuer au soulagement de leur sort et à leur délivrance, nous n’aurons rien à regretter. Tout mauvais instinct d’amour-propre s’évanouit dans une entreprise aussi noble et quand viendra l’heure où l’un de nos rivaux gagnera la palme, nous nous réjouirons de son triomphe. Plus l’attention générale sera souvent appelée sur cette grave matière, plus il y a lieu d’espérer que la morale publique obtiendra enfin la destruction de l’esclavage des Noirs, cet exécrable legs de la barbarie antique qui déshonore la civilisation moderne.


Toute cette polémique n’est de notre part qu’une concession faite à l’amour du bien et au désir de ramener à la vérité ceux qui se trompent. Les Nègres, fussent-ils véritablement d’une espèce inférieure à l’espèce blanche, comme on le prétend ; l’Angleterre, ne dût-elle recevoir qu’une triste récompense de sa belle entreprise d’affranchissement, comme quelques intéressés l’assurent, les propriétaires d’hommes n’en seraient pas moins criminels de garder des esclaves sur les terres françaises, d’y maintenir une forme sociale que tous les bons esprits tiennent pour infâme et attentatoire à la dignité humaine.

  1. Nous aurions bien davantage encore encouru le blâme de la commission, si nous avions touché ce point qui ne rentrait pas dans les termes de la question. Au reste, si notre avis sur les moyens d’émanciper les esclaves pouvait intéresser quelque lecteur, nous le renverrons à une brochure que nous avons déjà publiée sur le même sujet De l’esclavage des Noirs et de la Législation coloniale, chez Paulin, 1833. On trouvera là, longuement élaborées, toutes nos vues sur l’émancipation et les possibilités d’exécution d’une telle mesure.
  2. Nous permettra-t-on d’oser dire que la critique n’est pas juste. Que se proposait ici l’auteur ? donner des marques d’intelligence et de génie fournies par des Nègres. Il fallait donc en demander à l’histoire, nous ne pouvions les inventer. On verra que ce qui a été emprunté à l’abbé Grégoire ne tient pas plus de quatre pages. Si la commission n’avait point oublié que le mémoire s’adressait, non pas à elle, mais à la classe de lecteurs qui a des préjugés contre les Nègres, si elle avait songé que ce préjugé a pour prétexte ou pour excuse l’imbécillité native des hommes noirs, peut-être au lieu de nous reprocher d’avoir emprunté trop largement à l’ouvrage du vieux conventionnel, nous aurait-elle reproché de n’y avoir pas assez puisé. Une des meilleures publications que pourrait faire la Société française serait, à notre avis, de réimprimer et de répandre l’ouvrage de l’abbé Grégoire sur la littérature des Nègres.