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Abolition de l’esclavage (Schœlcher)/Chapitre II

La bibliothèque libre.
Pagnerre (p. 78-121).

CHAPITRE II.

LA RACE NOIRE EN CONTACT AVEC LA CIVILISATION.

§ I. — Nègres illustres.

Nous avons montré les Nègres en Afrique ; examinons maintenant ce qu’une fois transportés en Europe, échauffés à notre foyer, ils peuvent faire et produire. Le cerveau humain s’aiguise par le travail, et pour qu’on puisse affirmer en toute connaissance de cause que la race noire n’est pas douée par la nature de toutes les facultés propres à l’espèce humaine, il faudra que, mise longtemps en contact avec notre civilisation, elle ne fournisse aucun homme supérieur ; jusque-là il n’est possible de la juger que sur échantillons en quelque sorte. Et les échantillons sont assez beaux pour laisser bien augurer de l’avenir.

On dirait que M. Grégoire avait senti tout le premier qu’un des meilleurs moyens d’attaquer le préjugé qui met un peuple au rang des animaux, c’est d’écrire l’histoire de ceux de ce peuple qui ont mérité une place dans le souvenir des hommes. Sans crainte de commettre une bien grosse injustice, les juges pourraient à priori donner la palme du concours à son ouvrage : De la littérature des Nègres. Nous y puiserons de nombreux arguments ; nous ne saurions mieux faire.

Plusieurs Noirs ont été inscrits au livre des canonisés de l’Église. Sainte Iphigénie, Éthiopienne ; saint Esteban, roi des Éthiopiens acumites ; saint Antoine de Caltagirone et san Antonio de Noto. Les colons catholiques ne se doutent pas que, dans leurs oraisons collectives, ils s’adressent en même temps à quelques-uns de ces Noirs pour lesquels ils témoignent tant de dégoût.

L’histoire du Congo, par Prévost, nomme un evéque nègre qui avait fait ses études à Rome.

Parkinson, dans le récit de son voyage[1], fait mention de plusieurs prédicateurs nègres, dont un était particulièrement renommé pour son éloquence.

La biographie du noir Angelo Soliman le représente comme un homme de cœur et d’esprit. À la guerre il se battit si bien qu’on lui offrit une compagnie. Angelo était attaché comme secrétaire au prince Wenceslas Lichtenstein. S’étant marié, malgré la volonté de Wenceslas, le prince se fâcha et Angelo dût quitter le palais ; il se retira dans une petite petite maison, où il vivait avec sa femme, Belge d’origine. Il élevait lui-même soigneusement sa fille unique, qui épousa un gentilhomme, lorsqu’après la mort du prince Wenceslas, l’héritier du nom rechercha Angelo pour le prier de surveiller l’éducation de son fils. Angelo revint donc au palais de Lichtenstein, où il mourut honoré. Il cultivait les belles-lettres et fréquentait les hommes les plus instruits,

Amo, en Guinée, vendu et amené en Hollande vers 1707, étudie, devient savant. parle latin, grec, hébreu, français, hollandais et allemand ; il fait des cours publics. Dans un programme, le doyen de la Faculté de philosophie de Wittemberg dit de lui : « Ayant discuté le système des anciens et des modernes, il a choisi et enseigné ce qu’ils ont de meilleur. » Il fut docteur de cette université et publia sa thèse, qui est une dissertation « sur les sensations considérées comme absentes de l’âme et présentes au corps » in-4o, 1734. Il paraît qu’il existe de lui d’autres ouvrages de cette nature, dont la vacuité même atteste la souplesse d’esprit qu’il faut avoir pour les traiter. La cour de Berlin le nomma conseiller d’état.

Ignace Sancho, né en 1729, à bord d’un négrier qui emmenait d’Afrique sa mère enceinte, fut assez heureux pour être conduit en Angleterre dès l’âge de deux ans. Au milieu des Blancs, il vécut comme un blanc. À sa mort on publia un recueil de ses lettres, qui eurent deux éditions. Il était lié avec les littérateurs du temps, et l’on trouve dans le troisième volume de cette correspondance une lettre de Sterne, où celui-ci le traite d’ami et lui dit que les variétés de la nature ne rompent pas les liens de la consanguinité. Sterne, ensuite (car il n’est pas un homme éminent qui ait envisagé la question de l’esclavage des Noirs sans le condamner), Sterne, disons-nous, exprime ensuite son indignation de ce que certains hommes veulent abaisser une portion de leurs semblables au rang de brutes, afin de pouvoir impunément les traiter comme telles.

L’éducation seule fait l’homme ; or, il est peu d’exemples, que nous sachions, de tentatives d’éducation auprès des Nègres, qui n’ait été couronnée de succès. Dès qu’on l’excite, leur aptitude pour les travaux de l’intelligence se révèle, même sous l’infernale machine pneumatique de la servitude. Clenard, habitant de Lisbonne, écrit dans ses Variétés littéraires publiées à Paris en 1786 : « J’enseigne la littérature à mes Nègres ; je les affranchirai un jour, et j’aurai mon Diphilus comme Crassus et mon Tyron comme Cicéron. Ils écrivent déjà fort bien et commencent à entendre le latin. Le plus habile me fait la lecture à table. »

Jacques Derham, d’abord esclave à Philadelphie, devient, en 1788, un des bons médecins de la Nouvelle-Orléans. Bennaker, esclave de Maryland, qui s’établit à Philadelphie après son affranchissement, y fit paraître vers la fin du siècle passé plusieurs ouvrages d’astronomie. Othello, à Baltimore, et Cugoano Oltobah, à Londres, où ce dernier était marié avec une Anglaise, publient, tous deux précisément dans la même année 1788, des livres contre la traite et l’esclavage. Celui de Cugoano a été traduit en français.

C’est Thomas Fuller, noir d’Afrique, à qui l’on demande combien de secondes avait vécu un homme mort à l’âge de 70 ans 3 mois 7 jours, et qui répond en moins de quelques minutes. L’un des interrogateurs prend la plume, vérifie, et prétend que Fuller s’est trompé. « Non, répond le Nègre, l’erreur est de votre côté vous oubliez les années bissextiles ; » et son calcul se trouve juste. « Les Nègres entendent merveilleusement l’arithmétique ; quand il s’agit de compter ce qu’ils ont à recevoir, je défierais qui que ce fut d’attraper le plus stupide d’entre eux en lui retenant la plus mince fraction de ce qui lui est dû[2]. »

Capitan, né en Afrique, élevé en Hollande, publie des élégies latines très-poétiques, et arrive à tant de science et de subtilité, qu’il prouve dans une dissertation d’une érudition considérable que l’esclavage des Noirs est la chose la plus juste du monde, ce qui ne l’empêche pas, missionnaire calviniste, de prononcer en hollandais des sermons imprimés à Amsterdam vers 1742. Quand je vous dis que les Noirs sont capables de tout !

Francis Willams, Nègre créole de la Jamaïque, est envoyé en Angleterre à l’université de Cambridge, y profite comme les autres, et adresse plus tard de bons vers latins à tous les gouverneurs qui se succèdent à la Jamaïque, où il était retourné s’établir. Puisque nous avons avancé que les Nègres nous ressemblaient, on ne peut pas espérer de les trouver tous bons et honorables.

Il n’en manquera pas cependant pour nous donner de grands exemples de vertu et de charité, Dikson[3] rappelle Joseph Rachel, Nègre des Barbades, qui, s’étant affranchi par le négoce, acquit une grande fortune et la consacra à faire du bien. Il distribuait de l’argent aux pauvres, prêtait à ceux qui pouvaient rendre, et visitait les prisonniers auxquels il donnait des conseils et des aumônes.

M. Moreau de Saint-Méry[4] rend hommage à Jasmin Thommazeau, né en Afrique, vendu à Saint-Domingue, puis affranchi, lequel ayant gagné de l’argent, fonda au Cap, en 1756, avec sa femme, un hospice pour les Nègres et les hommes de couleur pauvres, et pendant quarante ans se voua à leur service.

Les investigations de l’abbé Grégoire offrent un résultat assez singulier, c’est que, dans les exemples qu’il a recueillis, on trouve à-peu-près des types de tous les caractères possibles de notre civilisation. Voilà maintenant Olandad Equiano, plus connu sous le nom de Gustave Vasa, qui, lui, est un véritable aventurier, un Gilblas courant le monde pendant de longues années, et finissant, comme le héros d’Oviédo, par écrire ses mémoires. Enlevé d’Afrique, conduit aux Barbades, il gagne, perd et regagne sa liberté, fait toutes sortes de métiers, mène avec énergie une vie qu’il dispute à la fatalité, parcourt l’Espagne, le Portugal, l’Italie, la Turquie, le Groënland, et après trente ans d’orage vient se fixer et se marier à Londres, où il compose des mémoires authentiquement de lui dont la neuvième édition parut en 1794. Il y flétrit l’esclavage et propose entre autres choses des vues sur la direction d’un commerce européen avec l’Afrique.

Les Noirs devaient avoir aussi leur Épictète aux réponses laconiques et profondes. — Un maître secoue son esclave endormi. « N’entends-tu pas ton maître qui appelle ? » Le Nègre ouvre les yeux, qu’il referme aussitôt, et ses grosses lèvres murmurent : « Sommeil n’a point de maître. » On laissa cette fois dormir le pauvre philosophe.

Nous avons vu, il y a quelques mois, au théâtre de madame Vestris, à Londres, un acteur nègre qui est bon comique ; il jouait à côté du fameux Liston, et paraissait fort goûté du public. Mais où excellent les Africains, c’est dans la poésie : ils sont presque tous poètes ; leurs œuvres, en ce genre, indiquent généralement une imagination mélancolique et très-élevée. Nous en citerons deux exemples ; le premier, dû au livre de l’abbé Grégoire ; le second, contemporain.

Phillis, Négresse, volée en Afrique à l’âge de sept ans, tomba par bonheur, en 1761, aux mains d’un négociant de Boston, riche et honorable, M. Wheatley, dont elle garda le nom. Elle apprit le latin, lut la Bible et fit des vers. Affranchie, elle épousa un Nègre qui étudiait de son côté, et de marchand épicier devint avocat sous le nom du docteur Peter. Il plaidait devant les tribunaux les causes de ses frères. La réputation qu’il acquit le mena à la fortune. Malheureusement ces deux personnes distinguées manquaient d’esprit de conduite. La douce et charmante poète eut le tort de négliger son ménage pour écrire. L’avocat Peter eut le tort plus grand de vouloir la contraindre, et elle mourut de chagrin. Son mari ne lui survécut que trois ans. Phillis était d’une sensibilité délicate ; parmi les pièces de son premier recueil, il y en a douze sur la mort de personnes qui lui étaient chères. Nous prenons celle qu’elle fit après avoir perdu son enfant, la pauvre femme !

« Le Plaisir couronné de fleurs ne vient plus embellir nos moments. L’Espérance n’ouvre plus l’avenir pour nous caresser par des illusions enchanteresses. Nous ne verrons plus ce visage enfantin sur lequel les Grâces avaient répandu leurs faveurs. De nos yeux s’échappent des larmes, les gémissements sont l’écho des gémissements, les sanglots répondent aux sanglots. »

« Inexorable mort, quoi, sans être émue, tu as fermé ses yeux ravissants ! Sa beauté naïve, sa tendre innocence n’ont pu suspendre tes coups ! Un crêpe funèbre couvre celui qui naguère nous charmait par son sourire gracieux, par la gentillesse de ses mouvements. »

Après cette touchante entrée, elle console le père qui pleure.

« Sur l’aide de la Foi, élève ton âme à la voûte du Firmament, où, mêlant sa voix à la voix des purs esprits, ton fils fait retentir les Cieux de concerts inspirés par le bonheur ; cesse d’accuser le régulateur des mondes ; interdis à ton cœur des murmures désormais coupables : converse avec la Mort comme avec une amie, puisqu’elle conduit au séjour des félicités. Résigne-toi à l’ordre de Dieu. Il reprend son trésor, que tu croyais ta propriété, mais dont tu n’étais que le dépositaire ! »

Quant à moi je trouve cela très-beau.

Les pièces suivantes, d’un esclave de la Havane, nommé Juan Francisco Manzano, se trouvent dans L’Aquinaldo havanero, sorte de Keepsake, publié en 1837, à la Havane.


SONNET.

Quand je considère l’espace que j’ai parcouru
Depuis le commencement jusqu’à ce jour,
Je tremble et je salue ma fortune
Plus ému de terreur que de respect.

Je suis étonné de la lutte que j’ai pu soutenir
Contre un sort tant impie
Si je puis ainsi appeler les combats
De ma malheureuse existence à partir de ma fatale naissance.

Il y a trente ans que je connus la terre,
Il y a trente années qu’en un état plein de larmes
Triste infortune m’assiège de tous côtés.

Mais qu’est-ce que la cruelle guerre
Que j’ai supportée en pleurant en vain.
Quand je la compare, ô Dieu ! à celle qui m’attend.


À la ville de Matanzas, après une longue absence.


Autrefois, heureux champ,
De ton état inculte je fus témoin,
Le voyageur qui parcourait ton soi montueux
Y voyait s’agiter la vigne et le manglier.

En vain depuis le vieux pont je cherche
Tes mangles, tes raisins et le toit de chaume
De la cabane abattue, où le montagnard
Pauvre et oisif cacha son indigence,

Tout a disparu. Ta ville augmente
Et forêts, broussailles, ombres champêtres
S’enfuient loin des lieux habités.

Un tel changement excite la joie.
Eh bien ! celui qui te laissa si sauvage,
Aujourd’hui te revoit avec un plaisir filial… et s’attriste !


AU MONT QUINTANA.


Salut superbe mont Quintana,
Œuvre puissante de la nature,

Que toute la constance humaine
Ne peut facilement gravir !

Pendant que mon âme embrasée
Par une mortelle douleur, pense au ciel.
De mon humble retraite silencieuse
Je te salue ! ô montagne majestueuse !

Combien dans un temps plus heureux,
Assis sur tes flancs avec ma chère Lesbie,
Par degré s’augmentait
Le contentement de nos cœurs.

Quand le soleil tombant, le jour cessait,
Ses mains avec les miennes s’entrelaçaient ;
Ses regards avec les miens se rencontraient :
Un tendre adieu après nous séparait.

Que cette montagne me paraissait heureuse !
Que sa verdure était gracieuse !
Que sa fraîcheur était aimable !
Que son horizon était lumineux !

Qui a détruit tant de félicité ?
Quel nuage sombre est venu
Tout attrister ?
Ma belle ne paraît plus !

Les champs n’espèrent plus la voir,
Et le mont cesse de me plaire,

Car elle seule était pour moi
Verdure, grâce, fraicheur, horizon !

Ô vaines ombres du plaisir,
En vain vous brillez, si dans ses fers
Mon mal m’étouffe le cœur.
Mes peines amoureuses
Mes chaînes d’esclave

Me condamnent à la douleur, aux pleurs éternels !
Je soupire, je crie… mais ne me console pas !
Volent donc mes plaintes de la forêt à la montagne.
Chantons, Muse, un lamentable chant.


C’est dans l’esclavage que Juan Francisco a écrit ces vers, que nous avons tâché de traduire mot à mot, mais dont il nous est impossible de rendre la charmante douceur espagnole. Quelques personnes éclairées lui ont procuré les moyens de se racheter ; il réside maintenant à la Havane. Les écrivains de l’Aquinaldo daignent associer ses élégantes poésies à la leur ; mais il ne lui sera pas plus permis qu’à tout autre Noir de se présenter en voiture à la promenade publique ; s’il veut aller au théâtre, où peut-être on jouerait une pièce de lui, il ne pourra, même pour son argent, s’asseoir au Patio ; il lui faudra prendre une place loin des Blancs, pour que ce vil Nègre ne les souille pas jusques à l’église, dans le temple du Dieu humble, il sera obligé, comme tous ses frères Noirs ou Mulâtres, esclaves ou libres, de rester sur les bas côtés, et ne pourra venir sous la nef ni près du chœur. On a peine à croire cela, et pourtant cela est vrai, et encore la Havane est le lieu du monde où les esclaves sont traités avec le plus d’humanité[5] ! Il n’est aucun moyen d’avilir une race qui n’ait été inventé et appliqué dans les colonies contre les Nègres. À Batavia, il ne leur était pas permis de porter des chaussures, autre part de marcher sur les trottoirs. Une loi de la Caroline prononce une amende de 100 liv. sterl. contre celui qui leur apprendrait à lire. Peu s’en faut qu’on ne leur défende, comme les Lacédémoniens à leurs ilotes, de répéter les belles strophes des grands poètes, en les forçant, au contraire, à chanter des vers licencieux. Courrier a raison : « Si les esclaves avaient assisté à la création du monde, ils auraient certainement dit : « Ô mon Dieu ! conservez le chaos ! »

Quant au courage guerrier, cette qualité que l’on prise tant chez nous, la révolution de Saint-Domingue ne sera pas seule à nous dire celui des Nègres.

Le Noir Henry Diaz se montra, vers 1637, habile général dans les guerres qu’eurent les Portugais contre les Hollandais. L’ancien évêque de Blois cite les historiens du Portugal qui parlent de lui : Freyre, Brandano, etc.

Le Nègre Annibal devint, sous le czar Pierre Ier, lieutenant-général et directeur du génie militaire.

Cousin d’Aval[6], qui n’a pas d’ailleurs une excessive bienveillance pour les Nègres, donne la biographie suivante d’un adjudant-général ennemi de Toussaint.

« Étienne Mentor, de la classe des Noirs libres et propriétaire à Saint-Pierre de la Martinique, où il était né en 1771, avait reçu de la nature tous les dons qui peuvent disposer à la constance et au courage, dans les grandes vicissitudes de la vie ; et de l’éducation, tous les principes qui peuvent en embellir les instants paisibles. Quand la liberté des Noirs fut proclamée, il devint l’ami de la France. Élevé au grade de capitaine des chasseurs de la Guadeloupe, il combattit vaillamment contre les Anglais, auxquels il ne céda la batterie dont il avait été chargé que lorsqu’il vit tous les siens tués ou renversés à côté de lui. Fait prisonnier et déporté en Angleterre, il conçut et exécuta le hardi, le téméraire projet, à la vue des côtes d’Ouessant, de s’emparer du bâtiment qui le conduisait en Angleterre et de l’amener à Brest. Incorporé dès son arrivée dans un bataillon, il fit une campagne en Vendée sous le général Westermann ; appelé ensuite à Paris pour donner des renseignements sur la prise de la Guadeloupe, il fut nommé, en l’an III, adjoint aux adjudants-généraux pour Saint-Domingue. Par ses talents militaires et la considération qu’il acquit auprès des Noirs, il fut admis dans la confiance intime de Toussaint et nommé adjudant-général de l’armée de Saint-Domingue. C’est dans les relations qu’il eut alors avec Toussaint qu’il pénétra le secret de son ambition. Son courage à le dévoiler lui valut des fers ; mais le peuple de Saint-Domingue le délivra et le nomma député au conseil des Cinq-Cents. Là, seul ou presque seul contre les nombreux partisans de Toussaint, il eut le courage de dénoncer ses projets d’indépendance. Il en écrivit au Directoire exécutif, et plusieurs journaux devinrent les dépositaires de ses vives alarmes.

« Au 18 brumaire, cet officier noir fut exclu du Corps législatif.

« Parmi les traits qui le caractérisent, nous ne citerons que celui dont les journaux ont rendu compte au mois de nivôse an ix. Il était à Brest, sur la frégate la Créole, lorsqu’un matelot tombe à la mer et est entraîné par la vague. Mentor se jette à l’eau malgré le péril et arrache le marin à une perte certaine. »

C’est encore dans le livre de M. Cousin d’Aval que nous apprenons à connaître César Télémaque de la Martinique, « César Télémaque, âgé de près de 60 ans, est marié à une Française, qu’il épousa à Paris il y a 36 ans (Le livre de M. Cousin d’Aval fut publié en 1802). Il a demeuré près de 49 ans dans cette capitale. Son humanité et sa douceur le firent nommer, en l’an iii, commissaire de bienfaisance de sa section. Le dévouement avec lequel il remplit les fonctions de cette place le rendit cher à tous les citoyens. Quand les secours publics lui manquaient, il y suppléait de sa bourse. En l’an iv, il partit pour Saint-Domingue avec Sonthanax ; à son arrivée, on le fit trésorier au port de Paix. Dans ce ministère, il mérita l’estime de tous les gens de bien. Son nom seul inspirait la considération. »

Pour revenir à la bravoure des Nègres, pas un colon, je pense, ne met en doute l’intrépidité et l’adresse de ces marrons qui se défendent contre eux le jour et viennent la nuit, par droit de représailles, ravager les habitations. Ils sont si redoutables, qu’à Surinam, où l’espace ne leur manquait point, les Hollandais ont été obligés de capituler avec eux et de les reconnaître pour libres. On trouve l’histoire de cette longue et terrible lutte dans l’Art de vérifier les Dates, article Guyane, par M. Warden. De 1712 à 1772, les Hollandais firent contre les marrons tant d’expéditions, que Nassy, un de leurs capitaines, mourut après en avoir dirigé trente pour son compte : tout fut sans succès. Les Nègres, « qui sont incapables de se conduire par eux-mêmes ; pour qui la liberté est un bien inutile[7] ; les esclaves, dont il y a peu de mois encore on osait dire : « Que la condition matérielle est meilleure que celle du plus grand nombre des travailleurs européens[8], » aimaient mieux abandonner leurs établissements et leurs moissons plutôt que de se soumettre. Pour se protéger contre leurs entreprises, on fut obligé d’enfermer la colonie dans une ligne de fortifications qui s’étendait sur une longueur de vingt-deux lieues à travers bois, marais, collines et bas-fonds. En 1795, dans une nouvelle expédition où ils furent vaincus, on détruisit plusieurs des établissements formés par eux dans les bois, et comme il en restait un à trouver, on essaya d’en obtenir le secret par des tortures infligées aux prisonniers. Tous supportèrent les tourments et la mort sans trahir leurs compagnons. Le chef, nommé Amsterdam, eut à souffrir l’un des plus effroyables supplices qu’on puisse imaginer ; il fut d’abord contraint de voir treize de ses camarades brisés sur la roue, et ensuite de marcher sur leurs cadavres au lieu de son exécution ; attaché sur le bûcher à un poteau de fer, il eut les membres tenaillés avec des pinces ardentes, et laissa enfin sa vie dans les flammes. La constance de l’héroïque martyr avait été invincible ; pas un mot n’était sorti de sa bouche qui pût compromettre ses amis.

Oh ! il ne faut pas croire que les colons, qui se font toujours un bouclier si terrible des massacres de Saint-Domingue, aient toujours usé de douceurs bien paternelles envers leurs esclaves ! — Et puisque nous parlons de Saint-Domingue, disons quelque chose de Toussaint-Louverture. Tient-il aussi le rang intermédiaire entre nous et les singes, celui-là ? A-t-il aussi l’angle facial trop aigu, ce Nègre de 50 ans, qui devient tout-à-coup grand général, grand administrateur, grand politique, dont le génie croît en force à mesure que les événements croissent en importance ? Cet homme, « l’un des plus extraordinaires d’une époque où tant d’hommes extraordinaires ont paru, » comme le désigne la Biographie universelle, ne voudrez-vous pas non plus lui donner place dans l’espèce humaine ? Né dans l’esclavage, nourri dans l’esclavage, esclave et cocher encore après les premiers troubles ; sans culture d’esprit ; à peine prend-il les armes, qu’il est partout vainqueur ! Polvérel, commissaire de la République apprenant ses succès, dit en colère : « Mais cet homme fait ouverture partout, » et ainsi lui vint son surnom de Louverture. Durant la guerre, il se montre brave soldat, habile capitaine : par d’heureuses négociations il déloge de toutes les places qu’elles occupaient les troupes anglaises, que les colons royalistes avaient appelées, il chasse les Espagnols, et conserve enfin à la France une colonie qu’elle allait perdre[9]. Plusieurs des moyens qu’il emploie pour monter à la fortune nous inspirent une profonde aversion, mais ces trahisons même indiquent une forte tête, habile, ferme, qui juge les événements et sait les diriger ou en prévoir la portée. La paix obtenue, il fait succéder l’ordre à l’immense désordre ; il rédige une constitution d’une sagesse admirable, engage par des proclamations tous les anciens maîtres émigrés à rentrer dans leurs propriétés, et leur donne protection et sécurité ; si bien que, cette loi du rappel des émigrés, dont on a fait tant d’honneur à la politique de Bonaparte, Toussaint-Louverture en avait fourni l’exempte. À sa voix ses soldats retournent libres au travail ; il réorganise l’agriculture, répare les finances ; rend la prospérité et le repos à une île peuplée d’esclaves parvenus de la veille à la liberté. Il craint que le Directoire ne prenne ombrage de l’ascendant qu’il acquiert en faisant le bien, et vaguement soupçonné, surtout après s’être adroitement débarrassé du commissaire Sonthanax, qui le gênait, de vouloir proclamer l’indépendance de la colonie pour s’en constituer chef suprême, il envoie par une de ces inspirations qui semblent appartenir aux hommes de Plutarque, il envoie ses deux fils en France pour les y faire élever, « afin, dit-il, de donner un témoignage de la confiance qu’il a dans la République. » Sa fortune ne l’éblouit pas ; il garde une simplicité personnelle extrême au milieu de la magnificence de son état-major et de ses entourages. Il recommande les bonnes mœurs et en donne l’exemple. Quand le consul Bonaparte, préludant à ses desseins despotiques, ordonne l’expédition de Saint-Domingue, on amène au vieux Nègre ses deux fils pour le séduire, il les embrasse, pleure sur leurs têtes, leur dit de choisir entre lui ou les oppresseurs, et reste fidèle aux Noirs. La guerre recommence, il lutte contre les soldats géants de la République française. Forcé de traiter de la paix, il la conclut honorable, rentre dans ses foyers, et lorsque, lâchement trahi par le général Leclerc, il est enlevé de l’île, transporté en France, jeté par ordre de Bonaparte, durant un hiver rigoureux, au fond d’une prison froide, humide, où un homme de son tempérament devait infailliblement périr, il laisse faire, demeure calme, et expire au bout de deux mois, comme un stoïcien de l’antiquité, sans se plaindre d’un mal contre lequel il n’y a pas de remède. – C’est un assassinat par le froid et l’humidité ; il n’est aucune espèce de crimes dont Bonaparte se soit fait faute.

Tel fut ce Noir que « la nation comptait au nombre de ses plus illustres enfants, pour les services qu’il lui avait rendus, pour les talents et la force de caractère dont la nature l’avait doué[10], » tel fut cet esclave, « un des principaux citoyens de la plus grande nation du monde[11]. »

Assurément, quand le général Leclerc, après des combats meurtriers, traitait avec Toussaint-Louverture de chef à chef d’armée, les Blancs d’Europe croyaient bien que les esclaves de Saint-Domingue étaient leurs égaux en courage, et quand le général français trahissait le général africain, assurément le Blanc était au-dessous du Nègre.

Il suffirait, du reste, de la révolution de Saint-Domingue, dont en France on ne sait pas du tout l’histoire, pour savoir ce qu’on doit attendre des Nègres placés en des circonstances où se puissent développer leurs facultés. On vit alors sortir de toutes ces cases à Ilotes stupides des hommes entreprenants, remplis de courage, de dévouement à leur cause, pourvus des dons les plus solides de l’esprit, qui surent enlever à la fin l’île de Saint-Domingue à la domination des Français et proclamèrent l’indépendance d’Haïti le 1er janvier 1804 ; moins de deux années après l’invasion !

Jean-François, un des premiers insurgés, nommé plus tard grand d’Espagne et capitaine-général à Madrid, où il se retira ; Biassou, Christophe, pour ne citer que ceux-là, étaient Nègres tous trois, et tous trois ne furent guère des hommes moins extraordinaires que Louverture. Dieu nous garde d’approuver tous leurs actes, pas plus que ceux du cocher de l’habitation de Bréda, mais il ne s’agit point essentiellement de moralité : hélas ! nous n’en sommes pas même là pour les Nègres ; il s’agit d’énergie d’activité, de puissance cérébrale. Christophe, qui commandait au Cap, où aborda l’expédition dirigée par le général Leclerc, répondit aux sommations de celui-ci « On nous prend donc encore pour des esclaves ! Allez dire au général Leclerc que les Français ne marcheront ici que sur un monceau de cendres, et que la terre les brûlera ! » Et il donne le signal de la conflagration en mettant le feu à sa propre maison. Un des premiers soins du cruel et traître Christophe, devenu roi, fut, au milieu même de ses royales extravagances, de créer des établissements d’instruction publique d’après le système de Lancastre. Il avait annoncé « vouloir élever une génération qui deviendrait, au milieu des îles esclaves une preuve vivante de l’égalité morale de leur société aussi bien que de leur condition physique. »


§ II. — Pendant la révolution de Saint-Domingue, les Blancs commirent plus de crimes que les Noirs.

On parle beaucoup des massacres de Saint-Domingue : un document récent, le rapport de la commission sur la proposition Passy, a même été jusqu’à dire : « La dévastation et le meurtre sont les biens que l’émancipation a portés à Saint-Domingue. » Nous regrettons qu’un ami des Nègres fasse, au mépris de l’histoire, pour le plaisir d’accuser de brutalité les sublimes décrets de la république, une aussi belle part aux ennemis de l’affranchissement. Il est nécessaire de faire observer que la plus grande partie de ces horreurs eurent lieu dans la querelle entre les Blancs et les Mulâtres, auxquels la Convention avait accordé, par son décret du 15 mai 1791, les droits de citoyens. Les Nègres n’étaient pour rien dans ces débats. Ce ne fut qu’après une grande bataille livrée, le 20 juin 1793, par les Blancs aux hommes de couleur, que les commissaires de la Convention, se voyant privés de toute autorité, déclarèrent libres les esclaves qui viendraient se ranger sous la bannière de la république. – C’est un moyen que l’antiquité ne manqua jamais d’employer dans les grandes crises. Peu avant la fin de la guerre du Péloponnèse, les Athéniens, épuisés donnèrent la liberté, avec les droits de citoyens, à tous les esclaves qu’ils avaient appelés à la fameuse bataille des îles Arginuses. Marius, banni, ne rentra à Rome qu’avec une armée d’esclaves. Dans les temps modernes, lors de la guerre d’indépendance de l’Amérique du Nord, les Anglais armèrent, en Virginie, les esclaves contre leurs maîtres. Les exemples fourmillent.

Quand la Convention au mois de février 1794, abolit la servitude dans toutes les possessions françaises, Saint-Domingue était ensanglantée depuis longtemps par la guerre civile qui dévorait les Blancs et par la résistance des colons aux raisonnables volontés de la mère-patrie. On devrait jeter un voile sur les crimes des révoltés ils ne firent rien que la justice éternelle ne dût absoudre, en se cachant la face de désespoir. Le courage nous manque pour condamner des opprimés qui rendent mort et carnages pour extermination et barbaries. L’homme esclave revient à la liberté, comme la vapeur comprimée à l’espace, en brisant tout ce qui s’oppose à sa force expansive. Les oppresseurs ne sont-ils point coupables de la moitié des forfaits qu’il peut alors commettre ? On ne lui laisse d’autres armes que la flamme et le poignard ; peut-il avoir d’autres pensées que la violence ? Nous voulons citer, à ce sujet, une observation de James Bruce. James Bruce, pour avoir écrit cela au milieu de l’Afrique et s’être déclaré partisan systématique de tout esclavage, est un homme dont la parole est ici de grand poids.

« Je ne crains pas d’attester que tout ce qu’on a raconté jusqu’à présent des Shangallas et de la plupart des autres nations nègres est fort peu digne de foi. Pour les faire bien connaître, il faut les voir dans leurs forêts natales, dans toute la simplicité de leurs mœurs, vivant du seul produit de leur chasse, et ne connaissant d’autre liqueur que l’eau pure des sources et des étangs, qu’ils boivent pour le seul plaisir d’étancher leur soif. Lorsqu’ils ont été arrachés à leur pays, à leurs familles, réduits à la condition des brutes et forcés de travailler pour un maître qui leur était inconnu ; lorsqu’on leur a rendu nécessaires le vol et tous les autres crimes européens, dont la liste est si longue ! lorsqu’ils ont connu le plaisir de boire des liqueurs fortes, qui, quoique très-court, les entraîne, parce qu’il est le seul remède à leurs maux et qu’il les empêche de réfléchir à l’horreur de leur esclavage ; lorsqu’enfin on les a rendus des monstres, on les peint comme tels oubliant qu’ils sont, non comme la nature les a créés, mais comme nos vices leur ont appris à être. »

N’est-ce pas étrange, en effet ? Vous vous étonnez que l’esclave devenu libre soit faux, paresseux, méchant vous vous faites un argument de ses vices, vous y prenez les motifs de votre sympathie pour la servitude ; puis vous trouvez tout simple qu’un forçat sortant des bagnes soit pervers, voleur, haineux ; et c’est précisément dans son immoralité que vous puisez les démonstrations de la nécessité d’un vaste et bon système pénitentiaire. Contradiction ! contradiction ! Toute guerre servile sera fatalement hideuse. Affranchissez donc l’esclave, car la révolte est le droit des esclaves. Voulez-vous trouver ce droit dans votre propre cœur ? pensez à ce que vous feriez si l’on vous jetait en servitude. — Et puis, croit-on que les Blancs fussent bien doux et sans reproche ? L’armée française avait respiré l’air du pays. « Les Nègres, dit le colonel Malenfant[12], propriétaire à Saint-Domingue, les Nègres ont le cœur ulcéré par les cruautés qu’on a exercées envers eux, en faisant des noyades à la Carrier, en les faisant dévorer par des chiens que l’on ne nourrissait que de chair de Noirs pour les rendre plus féroces ! » Écartons ! écartons le souvenir de ces communes atrocités ! cachons-les pour toujours sous les plis du pur manteau de l’affranchissement.


§ III. — Les Nègres en régime civilisé à Haïti.

Si l’on ne sait guère l’histoire de la révolution de Saint-Domingue, en revanche on ne sait pas du tout celle de la république d’Haïti. Parce que Haïti ne pouvait solder les annuités de la somme énorme de 150 millions qu’elle a follement consenti à nous payer pour prix de la reconnaissance de son indépendance, les planteurs nous répètent qu’il n’y a dans cette société que désordre et anarchie, conséquemment que les Nègres sont incivilisables.

Mais quel pays, quelle race a donc fait en trente ans les progrès qu’on demande ? Oublie-t-on que Saint-Domingue est peuplé d’anciens esclaves ou de la première génération d’anciens esclaves ? Oublie-t-on que Saint-Domingue, laissé libre en 1804, mais bouleversé, ruiné, dévasté, redoutant toujours une nouvelle descente, eut les plus grandes difficultés à vaincre pour réparer les maux de l’invasion ? Voit-on que le Mexique, la Colombie, la Grèce, placés dans des conditions de progrès et de bien-être certainement meilleures, paient beaucoup mieux l’intérêt de leurs dettes, malgré la blancheur de la peau de leurs habitants, et soient beaucoup plus avancer qu’Haïti ? Il faudrait au moins mettre de la bonne foi en un tel débat. Aussi bien si des voyageurs ont vu infiniment de mal à Saint-Domingue, d’autres, et gens de marque en rapportent infiniment de bien. Le vice-amiral John Fleming, rendant compte, devant le comité d’enquête de la chambre des communes, de son voyage à Haïti, en 1829 est très-favorable à la jeune république[13]. « Tout ce qu’il y a vu avait le caractère d’une haute civilisation. La police était mieux faite que celle des nouveaux états de l’Amérique du Sud. On pouvait parcourir l’île dans tous les sens avec beaucoup de rapidité et par des routes bien entretenues. Celle qu’on venait d’ouvrir du Port-au-Prince au Cap Haïti ferait honneur à tous les gouvernements. On avait aussi établi une poste régulière, et il avait pu envoyer des courriers à jours fixes du cap Nicolas au Port-au-Prince, distant de quatre-vingts lieues. Le gouvernement y était digne enfin d’un peuple civilisé. »

M. Richard Hill[14] après avoir parcouru notre ancienne colonie dans tous les sens, dit que l’état actuel des campagnes est satisfaisant : peu de moyens pécuniaires, mais beaucoup de zèle ; des enfants beaux et gais ; des écoles, de l’ordre, de la moralité, du bien-être, de l’intelligence dans toutes les industries et toutes les exploitations ; des travaux d’ingénieurs ; une hospitalité qui ne se dément nulle part. Ils vivent en paix, et, pour fortifier l’esprit de liberté, ils s’entretiennent, à la veillée, du récit des crimes de leurs anciens tyrans. C’est un Éden que peint M. Richard Hill, qui, à la vérité, est un homme de couleur et a beaucoup de poésie dans la tête. On prendrait seulement la moitié de son récit, que ce serait encore fort beau ; mais ce qu’il y a d’extraordinaire, c’est que le célèbre Owen, l’homme bon et positif, répète absolument les mêmes choses, et, de lui, on ne peut croire à aucune illusion volontaire. Voici comment il s’exprime : « Le jour où je débarquai à Jacmel était un jour de fête religieuse. Tout était nouveau pour moi et d’autant plus nouveau que c’était la première population de couleur que j’eusse jamais vue dans l’état de liberté. Eh bien ! elle était mieux habillée, plus propre, plus décente ; elle montrait des manières plus douces et plus polies qu’aucune classe d’ouvriers que j’eusse pu observer dans aucun pays civilisé. Il y avait plus d’urbanité dans l’expression de leurs physionomies que je n’en avais remarqué en Europe et en Amérique. »

Après de pareils rapports venant de pareilles autorités, n’est-il point déplorable d’entendre un homme sérieux, revêtu d’un caractère spécial parler de « ce hideux état de société haïtienne à côté duquel les régences barbaresques sont de véritables phénomènes d’industrie et de civilisation. » À moins que M. Cools ne vienne attester qu’il a vu par ses yeux, ou nommer de graves témoins, on sera bien obligé de reconnaître que les délégués des colons écrivent quelquefois plus légèrement qu’il ne devrait être.


§ IV. — Les Nègres fondant une société libre à Liberia et à Sierra-Leone.

Il est une contrée où les Nègres libres ne se présentent pas sous un moins favorable aspect qu’à Haïti. Liberia située sur la côte de la Guinée, à environ quatre-vingts lieues à l’est de Sierra-Leone fut fondée, en 1817, par une société américaine, comme lieu d’asile pour les Noirs rachetés ou émancipés. S’il est juste de flétrir les états de l’Amérique du Nord qui conservent des esclaves, il est juste aussi de ne pas envelopper dans notre colère toute la puissante Union. Elle possède plus de deux cents sociétés d’abolitionnistes, soit d’hommes, soit de femmes, qui ont racheté beaucoup d’esclaves et les ont fait transporter, à leurs frais, dans la nouvelle colonie[15]. Liberia est due tout entière aux Américains : or, en 1828 elle comptait quinze cents habitants qui fournirent à l’exportation pour 70,000 piastres de produits indigènes et déjà, à cette époque, il se publiait à Monrovia, capitale de l’établissement, un journal, le Liberia Herald, rédigé en anglais par les colons noirs. Plusieurs numéros de ce journal, que nous avons entre les mains, nous ont semblé très-avancés. Dès 1828, la colonie commençait à fonder des relations avec les peuplades environnantes et faisait élever dans ses écoles une centaine de jeunes gens de ses voisins. On ne peut douter qu’elle ne devienne, pour l’intérieur de l’Afrique, un riche agent de civilisation. En 1832, cinquante-neuf bâtiments marchands français, anglais, américains, ont visité ses ports et en ont emporté pour 80,000 piastres de bois rouge, d’ivoire, d’huile de palmier, d’écailles de tortues et de poudre d’or.

M. Worhees, commandant le sloop de guerre John Adam, a visité Liberia en 1833, et, dans son rapport du 14 décembre de la même année, il représente Monrovia comme étant très-prospère : « Ses habitants offrent un air d’aisance remarquable ; plusieurs magasins construits en pierre bordent le fleuve ; d’autres sont en construction. Des bâtiments débarquent leurs marchandises ou font leur chargement de retour ; enfin il règne un mouvement et un aspect d’affaires tels qu’on en voit dans nos ports. » Monrovia a une cour de justice où siège le jury.

Il y a trois ans, un bâtiment français fait naufrage au sud du grand Bassa. L’équipage, composé de vingt individus est recueilli par les habitants de l’endroit qui lui facilitent les moyens de se rendre à Monrovia, en longeant la côte. Là, les naufragés sont placés à bord d’une goëlette de la république et conduits à notre possession de Gorée. — Le gouvernement de Gorée expédia peu après un de ses officiers pour adresser aux colons noirs les remerciements qui leur étaient dus[16]. Ne voilà-t-il pas des Nègres qui, pour être des esclaves émancipés, des policés d’hier, donnent une belle leçon d’honneur et d’humanité aux féroces habitants de quelques côtes de France et d’Angleterre ? Tout cela, c’est de la civilisation, ou il n’en fut jamais au monde.

Les derniers renseignements que nous ayons lus sur Sierra-Leone où l’on sait que l’Angleterre envoie les Noirs qu’elle arrache aux négriers, remontent jusqu’à 1830. Ils n’étaient pas moins concluants que ceux qu’on vient de lire pour Liberia. Les Nègres sont, à Sierra-Leone moins avancés ; mais ils n’y montrent pas une moins grande aptitude à tout : ils cultivent les champs, construisent des villages en pierre, font le négoce, et quelques-uns d’entre eux envoient déjà, à ce qu’il paraît, leurs enfants en Angleterre pour leur procurer une belle éducation[17].

Voilà ce que nous avions à dire sur les Africains.

Avec les voyageurs, nous les avons étudiés chez eux ; en consultant l’histoire, nous avons pu apprécier plusieurs individus notables de leur race ; sous la responsabilité de témoins oculaires et de rapports officiels, nous les avons vus, dans des établissements modernes, travailler à s’approprier les trésors de l’esprit humain ; et partout, et toujours, nous les avons trouvés ce que leurs amis peuvent les désirer. Qu’importe, après cela, que les plus éclairés des colons veulent bien nous accorder que, « malgré leur angle facial, ils forment avec la race blanche les deux extrêmes de l’espèce humaine[18] » Jamais, on le voit, on n’aura pu dire avec plus de justesse que les deux extrêmes se touchent.

Les raisonnements, quelque bons qu’ils soient, ont cela de fâcheux qu’avec une certaine habileté on peut les réfuter. C’est pourquoi, dans ces deux chapitres, où il s’agissait particulièrement de prouver, nous avons laissé place entière aux faits. Ce n’était pas notre avantage d’écrivain, car ce parti nous prête les allures d’un compilateur ; nous n’avons pourtant pas hésité à nous y résoudre. Comment établir mieux l’éminence de l’organisation morale et intellectuelle des Nègres, leur égalité avec nous, qu’en rassemblant nombre de leurs œuvres ? Après ce qu’on vient de lire, quel lecteur de conscience pourra garder une minute encore la croyance que les Africains soient une race à part et maudite ? Les labeurs d’une compilation deviennent faciles lorsqu’on songe à de pareils résultats.

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  1. Un Temps en Amérique, Londres, 1805.
  2. Lettre de M. Daughtrey, juge spécial de la paroisse Sainte-Élisabeth, au gouverneur de la Jamaïque, 1835.
  3. Lettres sur l’esclavage, 1789.
  4. Description de la partie française de Saint-Domingue.
  5. M. Mollien, dans le mémoire cité plus haut, avance qu’à la Havane on ne reconnaît qu’une distinction, celle de libre ou d’esclave, et que les noirs libres sont partout considérés comme les blancs. À moins que la législation et les mœurs havanaises aient changé depuis l’année 1828, nous attestons formellement le contraire, nous qui avons vu de nos yeux ce qu’on vient de lire.
  6. Histoire de Toussaint-Louverture.
  7. Des Noirs et de leurs situation dans les colonies, par F. P. M. Félix Parton, aujourd’hui membre du conseil colonial de la Martinique.
  8. De l’Émancipation des esclaves, par M. de Cools, délégué des blancs de la Martinique.

    MM. F. Patron et Cools n’écrivent ici que ce que pensent, disent et écrivent tous les colons. En 1833, on vit paraître à Bourbon un journal appelé le Salazien ; cette feuille, rédigée par des colons, hommes d’énergie que les délégués des blancs de Bourbon connaissent parfaitement, était imprimée par une presse clandestine. — Les écrivains revendiquaient la liberté de la presse qu’une ordonnance locale avait enlevée à la colonie. Eh bien ! ces hommes qui reprenaient de vive force, avec un emportement que nous sommes loin de critiquer, l’exercice d’un droit qu’ils n’estimaient point qu’aucune circonstance pût leur ravir, ces radicaux disaient que les esclaves (des esclaves !) étaient dans une condition moins malheureuse que celle de beaucoup d’Européens qui sont libres ou croient l’être. Ils ne trouvaient pas en eux assez de blâme contre cette sorte de monomanie négrophilique que ses sectaires parent du nom de philanthropie ! Voyez si l’esclavage ne doit pas dégrader l’esclave, quand il corrompt chez les maîtres jusqu’aux esprits les plus généreux ! Certainement, si vos Nègres étaient bien nourris, bien traités, nullement écrasés de travail, piochant la terre un certain nombre d’heures, selon leur force, libres en tout d’ailleurs, n’ayant rien à penser et n’ayant à fournir qu’une somme de travail nécessaire pour l’existence qu’on leur assure certainement ils seraient, comme vous le dites, bien plus heureux que ne le sont les ouvriers de notre société telle qu’elle est encore régie ; mais cela n’est pas, et, fussiez-vous des anges, cela ne peut pas être. Au mot esclavage l’écho répond violence et abrutissement. Dans tous les cas, cette idée du prétendu bonheur des esclaves n’est pas nouvelle ; les esclaves anciens se plaignaient tout autant que ceux d’aujourd’hui, et ainsi que vous, les propriétaires d’alors répondaient : « Combien n’est-il pas préférable de vivre serviteur d’un bon maître que de vivre libre au sein de l’indigence et de l’obscurité ! * » Ce n’est pas d’aujourd’hui que l’on appelle d’un mal à un mal plus grand. — Triste répétition.

    * Ménandre, vers tirés de Stobée

  9. Si le pavillon du peuple français flotte sur Saint-Domingue, c’est, à vous et aux braves Noirs qu’il le doit. (Lettre du premier consul au citoyen Toussaint-Louverture. – Paris, 27 brumaire an x.)
  10. Lettre du premier consul, déjà citée.
  11. Même lettre du premier consul.
  12. Des colonies, et particulièrement de celle de Saint-Domingue.
  13. Faits et renseignements, etc., par Zachary Macaulay. – Chez Hachette, 1835.
  14. Lettres d’un voyageur à Haïti pendant les années 1830 et 1831. — Londres.
  15. Revue britannique, 23e livraison, tome xii.
  16. Notes communiquées à diverses époques par M. Warden à la Société de Géographie de Paris. Voir les bulletins de la Société.
  17. Mémoire de M. Macaulay sur la colonie de Sierra-Leone et la conduite des Africains libérés qui y sont placés. — Hachette, 1835.
  18. De l’affranchissement des esclaves, par M. Lacharrière.