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Abrégé de l’histoire générale des voyages/Tome IV/Seconde partie/Livre I/Chapitre I

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SECONDE PARTIE.

ASIE.


LIVRE PREMIER.

ÎLES DE LA MER DES INDES.


CHAPITRE PREMIER.

Voyages et infortunes de François Pyrard.


L’émulation, source de tant de vertus et de grandes entreprises, paraît avoir été le premier sentiment qui porta des marchands de Bretagne à marcher sur les traces des Portugais et des Espagnols. Depuis près d’un siècle, l’Europe avait retenti des exploits de ces deux nations. Les Indes orientales étaient devenues leur proie, et l’on ne parlait qu’avec admiration des richesses qu’ils tiraient continuellement de ce fonds inépuisable, sans que les Français, leurs plus proches voisins, aspirassent encore à les partager. Une compagnie formée à Saint-Malo, à Laval, à Vitré, entreprit, suivant les termes de l’auteur[1], de sonder le gué et de chercher le chemin des Indes pour aller puiser à la source. Elle équipa, dans cette vue, deux navires, dont l’un de quatre cents tonneaux, nommé le Croissant, était sous la conduite de la Bardelière ; l’autre, nommé le Corbin, de deux cents, sous celle de François Grout du Clos-Neuf. Pyrard, qui s’embarqua sur le second, ne s’attribue pas d’autre motif que le désir de voir des choses nouvelles et d’acquérir du bien. Ce désir lui coûta cher. Jamais voyage n’offrit une plus grande variété d’infortunes, et jamais le malheur ne parut s’attacher à un homme avec plus d’obstination.

On arriva le 17 novembre 1601 à Sainte-Hélène : cette île est au 16e. degré de latitude sud, à six cents lieues du cap de Bonne-Espérance. Son air et ses eaux, qui sont d’une pureté admirable, ses fruits et la chair de ses animaux rétablirent la santé de tous les malades. On partit pour s’avancer vers le cap de Bonne-Espérance. Trois jours après, on doubla les Abrolhos , qui sont des bancs et des écueils vers la côte du Brésil, auxquels les Portugais ont donné ce nom pour tenir les voyageurs en garde contre le danger. Ce nom signifie ouvre les yeux, conseil nécessaire à ceux qui seraient tentés de s’y engager, parce qu’il leur serait fort difficile d’en sortir.

On croyait s’avancer vers le cap de Bonne-Espérance, et l’on voyait déjà sur les flots cette espèce de roseaux qui sont joints dix ou douze ensemble par le pied, sans compter une multitude d’oiseaux blancs tachetés de noir, que les Portugais ont nommés manches de velours, et qui commencent à se montrer à cinquante ou soixante lieues du Cap, lorsque dans une nuit obscure, dont l’horreur était redoublée par la pluie et par un grand vent, le Corbin se trouva fort près de terre, et n’aurait pas évité de se briser contre des rochers qui s’avançaient dans la mer, si quelques matelots ne s’étaient aperçus du danger. On se hâta de reprendre le large, et d’avertir le général par un coup de canon. Le jour suivant fit remarquer qu’on avait passé le cap de Bonne-Espérance, et qu’on avait devant les yeux le cap des Aiguilles. Pyrard observe qu’il porte ce nom parce que, vis-à-vis le Cap, les aiguilles, ou compas de mer, demeurent fixes et regardent directement le nord, sans décliner vers l’est ni l’ouest, et qu’après l’avoir doublé, elles commencent à décliner au nord-ouest.

L’intention du général était de prendre sa route en dehors de l’île de Madagascar ; mais l’ignorance de son pilote lui fit suivre d’abord la terre de Natal, qu’il eut le bonheur, à la vérité, de passer sans tempête, quoiqu’elles y soient très-fréquentes depuis le 33e. degré jusqu’au 28e. : mais, le 7 février 1602, s’étant aperçu qu’il s’était trompé, et voulant repasser la même côte pour aller en dehors de Madagascar, les deux vaisseaux éprouvèrent tout ce que les flots ont de plus redoutable dans cette mer. Une tempête, qui dura quatre jours, présenta mille fois à Pyrard toutes les horreurs de la mort ; elle ne cessa que pour jeter les gens du Corbin dans une autre inquiétude ; non-seulement ils avaient perdu de vue le général, mais, apercevant un grand mât qui flottait autour d’eux, ils ne doutèrent pas que ce ne fût celui du Croissant, et que ce malheureux vaisseau n’eût été submergé. Ils étaient épuisés de fatigue, et la plupart accablés de maladies. Grout du Clos-Neuf, leur capitaine, prit conseil pour savoir où aller, parce que son pilote, qui était Anglais, n’avait jamais fait le voyage des Indes. On le supplia d’aborder à la terre qui était le plus près. C’était l’île de Madagascar ; mais cette entreprise même n’était pas sans danger, parce que dans tout l’équipage il n’y avait qu’un canonnier flamand qui eût quelques connaissances des côtes, et qu’on avait peu de confiance en ses lumières. À trente ou quarante lieues de l’île, la mer parut changer ; elle était jaunâtre et fort écumeuse, couverte de châtaignes de mer, de cannes, de roseaux et d’autres herbes flottantes. Ce spectacle ne cessa point jusqu’au rivage ; enfin on découvrit la terre le 18 février, et, le 19 au matin on jeta l’ancre dans la baie de Saint-Augustin. Pyrard met sa situation à vingt-trois degrés et demi au sud, sous le tropique du capricorne.

Vers le milieu du même jour on vit paraître un grand vaisseau, qui fut bientôt reconnu pour le Croissant. Il avait été beaucoup plus maltraité que le Corbin, et la plus grande partie de son équipage était malade. Pendant qu’on travaillait à réparer les vaisseaux, il ne fut pas difficile de lier connaissance avec les habitans de l’île et de se procurer des vivres. Après quelques incertitudes qui venaient de leur défiance, ils convinrent par divers signes de fournir, toutes sortes de provisions pour de petits ciseaux, des couteaux et d’autres bagatelles, dont ils paraissaient faire beaucoup de cas. Ainsi l’on se trouva bientôt dans une grande abondance de bestiaux, de volaille, de lait, de miel et de fruits. Pour deux jetons, ou pour une cuillère de cuivre ou d’étain, on obtenait d’eux une vache ou un taureau ; mais leur industrie n’allant pas jusqu’à châtrer les animaux, il ne fallait espérer d’eux ni bœufs, ni moutons. Un grand bois qui bordait la rivière servait de promenade pendant le jour à ceux qui avaient la force de marcher. Ils trouvaient quantité de petits singes, un nombre surprenant de toutes sortes d’oiseaux, surtout des perroquets de divers plumages, et différentes espèces de fruits, dont quelques- uns étaient fort bons à manger. Malgré tous ces secours, on avait à combattre une chaleur si ardente, qu’avec des bas et des souliers on ne laissait pas d’avoir les jambes et les pieds brûlés ; ce qui non-seulement empêchait de marcher, mais causait souvent des ulcères difficiles à guérir. Les mouches et d’autres insectes volans étaient une incommodité dont il fallait se défendre nuit et jour. D’un autre côté, les matelots, après avoir jeûné sur la mer, se livraient à leur appétit sans discrétion, et se remplissaient de viande, dont l’excès de la chaleur rendait la digestion difficile. Aussi, loin de se rétablir, la plupart furent attaqués d’une fièvre chaude qui les emportait dans l’espace de deux ou trois jours. Quarante-un Français moururent de leur intempérance ou du scorbut. Après six semaines de travail, les vaisseaux se trouvèrent en état de remettre à la voile.

On leva l’ancre le 15 mai, avec si peu de confiance sur l’état des deux vaisseaux, qu’au lieu de penser au terme du voyage, on se proposa de gagner les îles de Comorre, où les rafraîchissemens sont plus sains pour les malades. On les découvrit le 23, à douze degrés et demi d’élévation du sud, entre l’île de Madagascar et la terre ferme d’Afrique. Ces îles sont peuplées de différentes nations de la côte d’Éthiopie, de Cafres, de Mulâtres, d’Arabes et de Persans, qui font tous profession de la religion mahométane, et qui sont en commerce avec les Portugais de Mozambique, dont elles ne sont éloignées que d’environ soixante-dix lieues.

Grout du Clos-Neuf, capitaine du Corbin, ne s’était pas rétabli si parfaitement aux îles de Comorre, qu’il ne fût retombé dans une langueur dangereuse pour la sûreté de son vaisseau. Après avoir repassé la ligne, le 21 de juin , on eut un temps assez favorable jusqu’au 5e. degré du nord. Le 2 de juillet, on reconnut de fort loin de grands bancs qui entouraient quantité de petites îles. Le général et son pilote prirent ces îles pour celles de Diégo de Reys, quoiqu’on les eût laissées quatre-vingts lieues à l’ouest. En vain les gens du Corbin soutinrent que c’étaient les Maldives, et qu’il fallait s’armer de précaution. Cette dispute dura tout le jour ; et l’opiniâtreté que le général eut dans son opinion lui fit négliger indiscrètement d’attendre de petites barques, qui venaient, comme on en fut informé depuis, pour lui servir de guides. Son intention était de passer par le nord des Maldives, entre la côte de l’Inde et la tête des îles ; mais , en suivant ses ordres, on allait au contraire s’y engager avec une aveugle imprudence. Pour comble de témérité, chacun passa la nuit dans un profond sommeil, sans en excepter ceux mêmes qui devaient veiller pour les autres. Le maître et le contre-maître étaient ensevelis dans l’ivresse d’une longue débauche. Le feu qui éclaire ordinairement la boussole s’éteignit, parce que celui qui tenait le gouvernail eut aussi le malheur de s’endormir. Enfin tout le monde était dans un fatal assoupissement, lorsque le navire heurta deux fois avec beaucoup de force ; et tandis qu’on s’éveillait au bruit, il toucha une troisième fois et se renversa sur le banc.

Quels furent les cris et les gémissemens d’une troupe de malheureux qui se voyaient échoués au milieu de la mer et dans les ténèbres, sur un rocher où la mort devait leur paraître inévitable ! L’auteur représente les uns pleurant et criant de toute leur force, les autres en prière, et d’autres se confessant à leurs compagnons. Au lieu d’être secourus par leur chef, ils en avaient un qui ne faisait qu’augmenter leur pitié. Depuis un mois sa langueur le retenait au lit. La crainte de la mort le força néanmoins d’en sortir ; mais ce fut pour pleurer avec les autres. Les plus hardis se hâtèrent de couper les mâts, dans la vue d’empêcher que le vaisseau ne se renversât davantage. On tira un coup de canon pour avertir le Croissant du malheur où l’on était tombé : tout le reste de la nuit se passa dans la crainte continuelle de couler à fond. La pointe du jour fit découvrir au-delà des bancs plusieurs îles voisines à cinq ou six lieues de distance, et le Croissant, qui passait à la vue des écueils sans pouvoir donner le moindre secours à ceux qu’il voyait périr. Cependant le navire tenait ferme sur le côté, et semblait promettre, dans cette situation, de résister quelque temps aux flots, parce que le banc était de pierre. Pyrard et ses compagnons conçurent l’espérance de sauver au moins leur vie. Ils entreprirent de faire une espèce de grande claie, ou de radeau, d’un grand nombre de pièces de bois sur lesquelles ils clouèrent plusieurs planches tirées de l’intérieur du navire. Cette machine était suffisante pour les contenir tous et pour sauver avec eux une partie du bagage et des marchandises. Chacun prit aussi ce qu’il put emporter de diverses sommes d’argent qui se trouvaient dans le vaisseau. On avait employé plus de la moitié du jour à tous ces soins ; mais, lorsqu’on eut achevé la machine, il fut impossible de la passer au-delà des bancs pour la mettre à flot. Dans les mouvemens de ce nouveau désespoir, on aperçut une barque qui venait des îles et qui semblait s’avancer droit au vaisseau pour le reconnaître : elle s’arrêta malheureusement à la distance d’une demi-lieue ; ce spectacle jeta tant d’amertume dans le cœur d’un matelot français, que, s’étant jeté à la nage, il alla au-devant d’elle, en suppliant par des cris et des signes ceux qui la conduisaient d’accorder leur assistance à de malheureux étrangers, dont ils ne pouvaient attendre qu’une reconnaissance égale à ce bienfait ; mais leur voyant rejeter sa prière, il fut obligé de revenir avec beaucoup de peine et de danger. Pyrard apprit dans la suite qu’il était rigoureusement défendu à tous les insulaires d’approcher des navires qui faisaient naufrage, s’ils n'en avaient reçu l’ordre exprès du roi. Cependant plusieurs matelots, malgré la présence de la mort, ne laissaient pas de boire et de manger avec excès, sous prétexte qu’étant à l’extrémité de leur vie, ils aimaient mieux mourir à force de boire qu’en se noyant dans l’eau de la mer. Après s’être enivrés, ils se querellèrent avec d’affreux juremens. Quelques-uns pillèrent les coffres de ceux qu’ils voyaient en prière pour se disposer à la mort ; et, ne reconnaissant plus l’autorité du capitaine, ils lui disaient qu’après avoir perdu leur voyage, ils n’étaient plus obligés de lui obéir. Enfin la crainte et la fatigue devant être comptées pour rien dans une si étrange situation, on se crut trop heureux, après avoir vu la mort sous mille formes, de venir échouer, avec un navire brisé, dans une des îles qui se nomment Pouladou.

Les habitans étaient assemblés sur le rivage. Quoique leur contenance n’annonçât rien de fâcheux, ils firent connaître par des signes qu’ils ne permettraient de descendre qu’à ceux qui se laisseraient désarmer. Il fallut s’abandonner à leur discrétion. On s’aperçut bientôt qu’on s’était trop hâté de prendre ce parti. L’île n’avait pas une lieue de tour, et le nombre des habitans n’était que de vingt-cinq. Il aurait été facile à des gens armés, qui étaient au nombre de quarante, de leur faire la loi, et de se saisir de leurs bateaux.

Les prisonniers (car l’auteur ne se donne plus d’autre nom) furent conduits dans une loge au milieu de l’île, où ils reçurent quelques rafraîchissemens de cocos ; et de limons. Un vieux seigneur, nommé Ibrahim ou Pouladou Quilague, qui était le maître de l’île et qui savait quelques mots portugais, leur fit diverses questions dans cette langue ; après quoi ils furent fouillés par ses gens, qui leur ôtèrent tout ce qu’ils portaient, comme appartenant au roi des Maldives, depuis que leur navire était perdu sur ses côtes. Le capitaine avait sauvé une pièce d’écarlate. On lui demanda ce que c’était ; il répondit que c’était un présent qu’il voulait faire au roi, et qu’il n’avait tiré cette pièce du vaisseau que pour l’offrir plus entière, dans la crainte qu’elle ne fût altérée par les flots. Cette déclaration inspira tant de respect aux insulaires, qu’ils n’osèrent y porter la main, ni même y jeter leurs regards. Le capitaine et ses compagnons résolurent néanmoins d’en couper deux ou trois aunes, et d’en faire présent au seigneur de l’île, pour lui inspirer quelques sentimens de bonté en leur faveur. Mais, apprenant bientôt qu’on voyait venir les officiers du roi, il rendit l’écarlate au capitaine, et le conjura de ne pas dire même qu’il y eût touché.

Quelques officiers, qui arrivèrent effectivement, prirent le maître du Corbin avec deux matelots, et les menèrent à quarante lieues de Pouladou, dans l’île de Malé, qui est la capitale de toutes les Maldives et le séjour ordinaire du roi. Le maître, ayant porté avec lui la pièce d’écarlate, et l’ayant présentée à ce prince, en reçut un traitement fort civil et fut logé dans le palais. Un prince, nommé Rananbadery Tacourou, beau-frère du roi, reçut ordre d’aller recueillir tous les débris du navire échoué. Il en tira non-seulement les marchandises, mais le canon même, et ce qu’il y avait de plus pesant. De là, passant dans l’île de Pouladou, il prit avec lui le capitaine français et cinq ou six de ses compagnons, qui furent fort bien reçus du roi. Ce monarque promit au capitaine de faire équiper une barque pour le conduire dans l’île de Sumatra, où le Croissant devait être arrivé. L’auteur doute s’il aurait tenu parole ; mais le malheureux Grout du Clos-Neuf mourut six semaines après dans l’île de Malé.

Les autres captifs ayant été distribués dans plusieurs îles, Pyrard fut conduit avec deux de ses compagnons dans celle de Paindoué, qui n’a pas plus d’étendue que celle de Pouladou, et qui n’en est éloignée que d’une lieue. Il raconte ici que, dans le partage qui s’était fait de l’argent qu’on avait pu sauver du vaisseau, ceux qui s’en étaient chargés avaient mis leur fardeau dans des ceintures de toile qu’ils s’étaient liées autour du corps. L’usage de cet argent devait être pour les nécessités communes ; et dès la première nuit on avait eu soin de l’enterrer de concert dans l’île de Pouladou pour le dérober à l’avidité des habitans. Pyrard et ses deux compagnons n’avaient pas eu le temps de reprendre leurs ceintures lorsqu’on leur avait fait quitter cette île ; et comme on ignorait encore ce qu’ils avaient sauvé de leur naufrage, ils reçurent d’abord assez d’assistance dans celle de Pindoué. Mais les autres qui étaient demeurés à Pouladou, ne se trouvant pas dans l’abondance qu’ils auraient désirée, furent obligés de déterrer l’argent et de l’offrir pour obtenir des vivres. Aussitôt que les habitans leur connurent cette ressource, ils prirent le parti de ne plus leur accorder aucun secours qu’en payant ; et le bruit s’en étant répandu dans les autres îles, ceux qui étaient partis, comme Pyrard, sans avoir pris leur ceinture, se trouvèrent réduits à la dernière nécessité. Il arriva même aux autres qu’ignorant l’usage des Indes, où l’argent de toute marque est reçu lorsqu’il est de bon aloi, et où il peut être coupé en petites parties qu’on donne au poids à mesure qu’on a besoin de l’employer, ils offraient leurs piastres aux insulaires, qui ne leur donnaient jamais de retour ; de sorte qu’une marchandise du plus vil prix leur coûtant toujours une pièce d’argent, ceux qui en avaient le plus épuisèrent bientôt leur ceinture, et ne se virent pas moins exposés que les plus pauvres à toutes sortes de misères. Pyrard fait une triste peinture de la sienne. Il allait chercher sur le sable, avec ses compagnons, des limaçons de mer ou quelque poisson mort qui avait été jeté par les flots. Pour assaisonnement, ils les faisaient bouillir avec des herbes inconnues et de l’eau de mer qui leur tenait lieu de sel. Ce qui leur arrivait de plus heureux, était de trouver quelque citron dont ils y mêlaient le jus. Ils vécurent assez long-temps dans cette extrémité ; mais les insulaires, reconnaissant enfin qu’ils étaient sans argent, recommencèrent à leur donner quelques marques de compassion. Ils les employèrent à la pêche et à d’autres ouvrages, pour lesquels ils leur offraient des cocos, du miel et du millet. Pour logement, Pyrard n’eut, pendant l’hiver du pays, qui est le mois de juillet et d’août, qu’une loge de bois qu’on avait dressée sur le bord du rivage pour y construire un bateau, couverte à la vérité par-dessus, mais tout ouverte par les côtés ; de sorte qu’y étant exposé pendant toute la nuit aux vents, à la pluie qui est continuelle dans cette saison, et souvent aux flots mêmes de la mer, il ne dut la conservation de sa santé qu’à une faveur extraordinaire du ciel. Ses deux compagnons, que leur métier de matelots devait rendre moins sensibles à la fatigue, tombèrent dangereusement malades.

Pendant son travail, il s’efforçait de retenir quelques mots de la langue du pays. Ce soin, auquel il apportait toute son attention, le mit en état de se faire entendre. Le seigneur de l’île, qui se nommait Aly Pandio Atacourou, et qui avait épousé une parente du roi, conçut de l’affection pour lui, et prit plaisir à son entretien. C’était un homme d’esprit, et versé même dans les sciences, qui avait eu en partage les boussoles et les cartes marines du vaisseau. Comme elles ne ressemblaient point à celles du pays, la curiosité lui faisait souhaiter des explications. Il n’en avait pas moins pour se faire instruire des mœurs et des usages de l’Europe. Cette conversation hâta les progrès de Pyrard dans la langue, et lui en fit faire encore de plus utiles dans l’estime d’Aly Pandio. Il obtint des vivres et d’autres secours qui lui rendirent sa situation plus supportable.

Aly Pandio était parent d’Ibrahim, seigneur de Pouladou, et l’amitié, jointe aux liens du sang, le portait à lui rendre de fréquentes visites. Les compagnons de Pyrard, qui étaient restés dans l’île de Pouladou, mouraient les uns après les autres. Le capitaine, le premier commis, le contre-maître, et quantité de matelots étaient déjà morts. Le maître, qui, après avoir été conduit dans l’île de Malé, était revenu à Pouladou, voyant que depuis la mort du capitaine le roi ne parlait plus de la barque qu’il lui avait promis d’équiper pour l’île de Sumatra, forma l’entreprise de se sauver. Il ne communiqua son dessein qu’à douze de ses compagnons, qui se conduisirent avec tant d’adresse, qu’enfin ils surprirent la barque d’Aly Pandio dans une visite que ce seigneur rendit à Ibrahim. Ils se fournirent d’eau douce et de cocos, qu’ils avaient secrètement cachés dans un bois voisin, et s’embarquèrent en plein midi, c’est-à-dire dans le temps qu’on s’en défiait le moins. Cependant les insulaires s’en aperçurent bientôt ; mais, n’ayant pas d’autres barques pour les poursuivre, ils tournèrent leurs ressentimens contre les infortunés qui restaient entre leurs mains, au nombre de huit, quatre sains, et quatre malades ; ils les maltraitèrent avec tant de cruauté, que les malades en moururent, et furent jetés à la mer. Le lieutenant du vaisseau était de ce nombre.

Il s’était passé trois mois et demi depuis leur naufrage, lorsqu’on vit arriver dans l’île de Paindoué un des premiers seigneurs de la cour, chargé des ordres du roi pour achever de faire tirer du vaisseau tout ce qui pouvait y être demeuré, et pour faire une recherche exacte de l’argent que les insulaires de Pouladou avaient arraché de leurs captifs.

Pyrard, ayant été présenté à l’envoyé par Aly Pandio, eut le bonheur de lui plaire. Sa physionomie, qui était heureuse, le faisait prendre pour quelque seigneur de l’Europe. Cette opinion lui était si avantageuse, qu’il se gardait bien de détromper ses maîtres. Mais rien ne lui fut si utile que d’avoir appris la langue du pays. L’envoyé, charmé de son entretien, ne lui permettait pas un moment de le quitter. Il le mena dans une île éloignée de dix lieues, qui se nomme Touladou, où il avait alors une de ses femmes. Lorsqu’il partit pour retourner à la cour, non-seulement il le prit avec lui, mais il lui permit de se faire accompagner d’un des autres captifs, avec lequel il était lié d’une amitié particulière ; et la considération qu’il eut pour lui s’étendit jusqu’à ses autres compagnons, qu’il daigna consoler par l’espérance d’un meilleur sort.

Le jour du départ, on relâcha vers le soir dans une petite île nommée Maconodou, parce que l’usage des Maldives est de ne jamais tenir la mer dans l’obscurité de la nuit. Le lendemain, étant arrivé à Malé, l’envoyé donna ordre à ses gens de conduire Pyrard dans son palais, et se rendit d’abord à la cour pour rendre compte au roi de sa commission. Ce prince, à qui il ne manqua pas de parler de son captif, eut aussitôt la curiosité de le voir. Pyrard fut appelé ; mais on le fit attendre trois heures dans une salle du palais, et le soir on le fit entrer dans une cour, où le roi était occupé à voir ce qu’on avait apporté du navire. C’étaient des canons, des boulets, des armes, et divers instrumens de guerre et de marine, qui furent renfermés dans le magasin de l’île.

Pyrard, s’étant approché, fit son compliment au roi, non-seulement dans la langue, mais encore selon les usages du pays. Un spectacle si nouveau causa tant de satisfaction à ce monarque, que, prenant plaisir à s’entretenir avec lui, il lui demanda plusieurs explications sur quelques restes du navire dont il ne pouvait pas comprendre l’usage. Ensuite, lui ayant recommandé de se présenter tous les jours au palais avec les autres courtisans, il donna ordre à l’envoyé de lui procurer un logement commode, et de le bien traiter. Les jours suivans, Pyrard eut peine à répondre aux empressemens du roi, qui voulait être informé des mœurs et des usages de la France. Son étonnement parut extrême lorsqu’il eut appris la grande supériorité d’étendue et de force que la France a sur le Portugal. Il demanda pourquoi les Français avaient abandonné la conquête des Indes à d’autres nations de l’Europe, et comment les Portugais avaient la hardiesse de faire passer leur roi pour le plus puissant de tous les chrétiens. Pyrard fut présenté aux reines des Maldives, qui l’occupèrent pendant plusieurs jours à satisfaire aussi leur curiosité. Elles lui firent mille questions sur la figure, les habits, les mariages et le caractère des dames de France. Souvent elles le faisaient appeler sans la participation du roi, et ces entretiens ne finissaient pas.

De quinze ou seize captifs qui avaient été conduits avant lui dans cette île, il ne restait que deux Flamands ; ce qui faisait le nombre de quatre, avec Pyrard et le compagnon qu’il avait amené ; tous les autres étaient morts ou de maladie ou par de funestes accidens. Enfin des quarante qui étaient échappés à la fureur des flots il n’en restait que cinq dans les autres îles, et les quatre de Malé. Pyrard employa toute sa faveur pour obtenir du moins qu’ils fussent tous rassemblés dans la même île. Cette grâce lui fut accordée. Ils se trouvèrent ainsi au nombre de neuf, quatre Français et cinq Flamands, tous assez humainement traités du roi et des seigneurs.

Cependant l’abondance et la liberté dont Pyrard jouissait ne l’empêchèrent pas de tomber dans une fièvre ardente, qui est la plus dangereuse maladie du pays. Elle est connue dans toute l’Inde sous le nom de maléons ou fièvre des Maldives. Un étranger qui échappe à sa malignité passe pour naturalisé dans ces îles, et reçoit le nom de Dive, qui est celui des habitans. La fièvre ne l’eut pas plus tôt quitté, que ses jambes et ses cuisses s’enflèrent comme dans l’hydropisie. Ses yeux s’affaiblirent jusqu’à lui faire craindre de perdre entièrement la vue ; il lui resta une opilation de rate qui lui rendait la respiration difficile, et dont il ne fut jamais délivré parfaitement pendant tout son séjour aux Maldives. Ce mal est commun parmi les habitans, qui le nomment ont cori. Les médecins et les remèdes ne manquaient pas à Pyrard ; mais il n’en reçut aucun soulagement, jusqu’à ce que, ses jambes s’étant crevées, les eaux qui en causaient l’enflure s’évacuèrent d’elles-mêmes, et ses yeux reprirent leur ancienne force. Il se forma néanmoins dans ses jambes des ulcères si profonds et si douloureux, qu’il en perdit le sommeil : il passa quatre mois dans cette situation.

Le roi ne cessait de s’intéresser à la santé de Pyrard, et de le faire traiter avec beaucoup de soin. Il fit venir d’une petite île nommée Bandou, qui est à la vue de celle de Malé, un homme célèbre pour la guérison de cette maladie, par le conseil duquel Pyrard fut transporté dans cette île, où l’air est plus favorable aux malades. Son absence devint funeste à quatre des cinq Flamands qu’il laissait derrière lui. L’embarras de se trouver sans interprète, et le retranchement des secours qu’ils recevaient de lui, leur rendirent le séjour de Malé si insupportable, qu’ayant fait secrètement quelques provisions pour leur fuite, et s’étant saisis d’une petite barque destinée à la pêche, ils s’embarquèrent à l’entrée de la nuit. Malheureusement pour eux, il s’éleva une furieuse tempête qui brisa leur barque au milieu des bancs et des rochers. On en reconnut le lendemain quelques pièces qui firent juger que les quatre fugitifs avaient péri dans les flots. Deux jours après, le compagnon de Pyrard, qui était de Bretagne comme lui, et qui lui avait toujours rendu les devoirs d’une fidèle amitié, mourut d’une maladie dont il était affligé depuis long-temps. Sa douleur fut si vive, qu’elle retarda encore sa guérison de deux mois, surtout lorsqu’il eut appris que le roi faisait un crime aux autres de l’évasion des quatre Flamands, et le soupçonnait lui-même d’y avoir contribué par ses conseils. Les deux Français et le seul Flamand qui restaient à Malé furent examinés avec beaucoup de rigueur ; et quoiqu’ils ne fussent pas reconnus coupables, on leur retrancha les provisions qu’ils recevaient de la cour, en leur permettant seulement de recevoir des vivres de la charité de ceux qui voudraient leur en donner. Pyrard, après son rétablissement, prit la résolution de demeurer dans l’île de Bandou pour y cacher sa tristesse et se mettre à couvert de la colère du roi ; mais on lui conseilla de retourner à la cour, comme le seul moyen de se justifier. À son arrivée, il se présenta au palais, et le hasard lui ayant fait rencontrer le roi qui sortait dans une de ses cours, il eut la hardiesse de le saluer sans aucune marque d’embarras. Ce prince en tira une conclusion favorable pour son innocence ; il lui demanda s’il était bien guéri ; il voulut même s’en assurer en regardant les traces de ses plaies. Cependant, loin de lui rendre son ancienne faveur, il donna ordre qu’il fût traité comme ses compagnons ; ce qui était d’autant plus humiliant, que, les plus grands seigneurs du royaume se croyant honorés de recevoir de la cour du riz et d’autres provisions, c’était une espèce d’infamie d’en être privé. Dans le cours de sa disgrâce, et lorsque ses amis lui représentaient, pour le consoler, non-seulement qu’elle ne serait pas de longue durée, mais qu’il ne devait pas cesser de se rendre au palais, suivant l’usage du pays, où les seigneurs disgraciés se présentent sans cesse au roi pour attendre qu’il recommence à leur parler, le bruit se répandit qu’il avait formé le dessein de prendre la fuite avec ses compagnons : il fut appelé au palais par les six principaux moscoulis ou officiers du roi, qui lui défendirent de fréquenter les trois autres captifs, et même de leur parler français. L’exécution de cet ordre étant fort difficile, parce qu’ils étaient logés les uns près des autres, on ne laissa pas de leur faire un crime de l’avoir violé, et deux des trois compagnons de Pyrard en portèrent la peine ; ils furent conduits dans une île nommée Souadou, à quatre-vingts lieues de Malé, vers le sud : le troisième aurait eu le même sort, si les services qu’il rendait à quelques moscoulis, en qualité de tailleur et de trompette, ne les eussent portés à solliciter pour lui. Le roi fit à Pyrard des reproches fort vifs de sa désobéissance ; mais ayant ajouté avec plus de douceur qu’il aurait été fâché d’apprendre qu’il se fût noyé comme les quatre Flamands, il lui donna occasion de se justifier avec tant de force, que cette aventure servit à le remettre en grâce. Il fut logé au palais et servi avec abondance. On lui donna un esclave pour les offices domestiques, une somme d’argent et diverses commodités. Il obtint bientôt le rappel des deux exilés, à l’occasion d’un ouvrage que l’un des deux, qui était Flamand, fit avec la seule pointe d’un couteau ; c’était un petit navire à la manière de Flandre, qui n’avait qu’une coudée de longueur, mais auquel il ne manquait ni voiles, ni cordages, ni le moindre des ustensiles, comme dans un navire de cinq cents tonneaux. Le roi, charmé de son habileté, consentit à son retour, et fit grâce en sa faveur à son compagnon.

Pyrard passa quelques années dans une situation si douce, qu’il n’avait, dit-il, à regretter que l’exercice de sa religion. Il voyait tous les jours le roi qui le comblait de bienfaits ; il était caressé des grands, et plusieurs d’entre eux lui portaient une sincère affection. Il acquit même quantité de cocotiers, qui sont une des richesses du pays ; et trafiquant avec les navires étrangers que le commerce amenait souvent à Malé, il se trouva dans une véritable opulence. Les marchands avaient pris tant de confiance en sa bonne foi, qu’ils lui laissaient, dans leur absence, des marchandises à vendre pour leur retour. Il se conformait d’ailleurs aux usages et aux manières des habitans. Jamais personne n’avait dû les mieux connaître, et son dessein dans cette étude n’était pas moins de plaire à la nation que de se mettre en état de donner quelque jour une fidèle relation des Maldives, lorsqu’il plairait au ciel de lui accorder la liberté. C’est de cette relation que nous tirerons bientôt quelques détails sur ces îles.

Il y avait cinq ans qu’il était dans le pays, lorsque des pirates du Malabar, conduits par un pilote des Maldives qui connaissait parfaitement les passages, et qui s’était laissé corrompre par argent, vinrent piller Malé, en emportèrent toutes les richesses, tuèrent le roi, et emmenèrent ses femmes captives. Pyrard se trouva néanmoins dans une haute faveur auprès du général des pirates. La meilleure artillerie de l’île était celle qu’on avait sauvée du naufrage des Français. Les ennemis, charmés de se voir maîtres de ces belles pièces, mais fort embarrassés à les monter, apprirent de lui des méthodes qu’ils ignoraient. D’ailleurs, étant informés de la considération que le roi et toute la cour avaient eue pour lui, ils se flattaient d’en tirer diverses lumières pour la connaissance de ces îles.

Pyrard fut conduit vers le golfe de Bengale. En passant par la dernière des îles Maldives, qui se nomme Oustimé, les pirates y mouillèrent, parce que le roi qu’ils venaient de massacrer, y était né ; et faisant main-basse sur tous les habitans, ils y laissèrent d’horribles traces de leur barbarie. Ensuite ils employèrent trois jours pour gagner une petite île nommée Malicut, où ils jetèrent l’ancre pour s’y rafraîchir pendant deux jours. Cette île, qui n’a que quatre lieues de tour, est d’une fertilité admirable en millet, en cocos, en bananes, et en quantité d’autres fruits. La pêche y est excellente, et l’air beaucoup plus tempéré qu’aux Maldives. Le langage et les mœurs y sont les mêmes. Elle avait été soumise au même gouvernement ; mais, le roi l’ayant donnée en partage à un de ses frères, elle était passée dans les mains d’une princesse qui relevait du roi de Cananor. Cette reine reçut Pyrard avec beaucoup de caresses. Elle l’avait vu plusieurs fois à la cour du roi des Maldives, dont elle était proche parente. Elle se fit raconter la fin tragique de cet infortuné monarque, et elle donna beaucoup de larmes à ce triste récit. Les pirates, ayant remis à la voile, s’avancèrent vers les îles de Divandurou, à trente lieues de Malicut, vers le nord. Elles sont au nombre de cinq, chacune d’environ sept lieues de tour, à quatre-vingts lieues de la côte de Malabar, et sous l’obéissance du roi de Cananor. Leurs habitans sont des mahométans malabares, la plupart fort riches par le trafic qu’ils font dans toutes les parties de l’Inde, surtout aux Maldives, d’où ils tirent quantité de marchandises, et où ils ont habituellement des facteurs. Les coutumes et le langage n’y sont pas différens de ceux de Cananor, de Cochin, de Calicut, et de toute la côte de Malabar. Le terroir y est fertile et l’air extrêmement sain. Ces îles sont comme un entrepôt pour toutes les marchandises de la Terre-Ferme, des Maldives et de Malicut. De là, tirant vers le sud, on alla doubler le cap de Galle, qui fait la pointe de l’île de Ceylan. Le nombre des baleines est si grand dans cette route, qu’elles mirent les galères en danger, et que les pirates furent obligés d’employer leurs tambours, leurs poêles et leurs chaudrons pour les éloigner par le bruit.

Après un mois de navigation, on arriva au port de Chartican, dans le royaume de Bengale, où Pyrard fut présenté au gouverneur de la province, qui prend le titre de roi, suivant l’usage de toutes ces contrées. Il se trouvait à Chartican un navire de Calicut, dont le maître assura Pyrard qu’on voyait souvent des navires hollandais à Calicut, et lui offrit cette voie pour retourner en France. Toutes les caresses du gouverneur ne l’empêchèrent pas d’accepter. Il partit, et rejoignit deux de ses compagnons dans la route.

Le séjour de Calicut fut d’environ huit mois. On était à la fin de février ; les trois Français firent marché avec quelques matelots pour se faire transporter dans une almadie jusqu’au port de Cochin, qui n’est qu’à vingt lieues de Calicut. Mais ils reconnurent bientôt que leurs guides étaient des traîtres, et que leurs infortunes allaient recommencer. Pyrard était convenu avec eux de partir à la haute marée. Ils vinrent l’appeler vers minuit, et lui laissant le temps de faire ses derniers préparatifs avec ses compagnons, ils feignirent d’aller attendre dans le lieu où ils devaient s’embarquer. La lune était fort claire. Il se mit en chemin avec les deux autres Français. Chargés tous trois de leur bagage, et suivant le bord de la mer, ils marchèrent quelque temps sans obstacle ; mais, lorsqu’ils furent proche de l’almadie, ils se virent environnés tout d’un coup de chrétiens du pays, amis des Portugais, qui s’étaient mis en embuscade pour les attendre, et qui fondirent sur eux en criant matao, matao, c'est-à-dire, tue, tue, et leur donnant même quelques coups pour augmenter leur frayeur. Pyrard s’écria qu’il était catholique, et les supplia de ne pas le tuer, du moins sans confession. Ils parurent peu sensibles à sa prière, et le traitèrent de luthérien. Ensuite l’ayant saisi au collet, lui et ses compagnons, ils leur lièrent étroitement les mains derrière le dos, et les menacèrent de la mort, s’ils ouvraient la bouche pour parler. Ils leur tinrent l’épée sur la gorge pendant plus d’une heure, pour se donner le temps de rendre compte aux facteurs portugais du succès de leur entreprise. Le chef de ces brigands était un métif de Cochin, nommé Jean Furtado, qui était depuis quelque temps à Calicut pour se faire restituer un navire que les corsaires voisins lui avaient enlevé. Aussitôt que son messager fut revenu, il fit dépouiller les trois Français de tout ce qu’ils avaient apporté, et les fit jeter nus et liés dans une almadie presque remplie d’eau, où ils s’imaginèrent d’abord qu’on voulait les noyer. Cependant il leur promit avec serment de ne leur faire aucun mal. L’almadie fut mise en mer. On s’avança jusqu’à la côte de Chaly, où l’on prit terre. Peu de temps après ils arrivèrent à Cochin.

Pendant qu’ils étaient dans leur barque, attendant le retour d’un des guides qui était allé porter au gouverneur la lettre de Furtado, ils admirèrent la foule du peuple que la curiosité amenait pour les voir. Chacun leur disait qu’ils seraient pendus le lendemain, et leur montrait une grande place à droite de la civière en entrant dans la ville ; on y voyait encore une potence où deux ou trois Hollandais avaient été accrochés depuis peu de temps. Ils n’avaient pour habits qu’une simple pièce de coton ; car, en les congédiant, Furtado leur avait ôté ceux qu’il leur avait fait prendre à Chaly. Bientôt ils virent paraître un seigneur portugais, accompagné de sept ou huit esclaves armés de pertuisanes, qui les conduisit chez le gouverneur : ils y furent interrogés, et leurs réponses furent regardées comme autant d’impostures. Cependant la femme et les filles du gouverneur, qui obtinrent la liberté de les voir, et dont Pyrard admira la beauté, parurent touchées de quelque sentiment de compassion qui les aurait portées, dit-il, à leur faire du bien, si la crainte ne les eût arrêtées. Ils furent menés de là chez l’oydor de cidade, ou le juge criminel, pour être traités comme des voleurs ; mais heureusement cet officier refusa d’être leur juge, parce qu’ils étaient prisonniers de guerre. Enfin le gouverneur les fit conduire dans la prison publique, pour attendre l’occasion de les envoyer à Goa devant le tribunal du vice-roi des Indes. C’est par ces traitemens atroces que les Portugais s’efforçaient d’épouvanter les négocians d’Europe que la curiosité ou l’intérêt pouvait attirer dans les Indes.

La prison de Cochin se nomme le tronco. C’est une grande et haute tour carrée, sous le toit de laquelle est un plancher, avec une espèce de trape qui ferme à clef, et par où l’on descend les prisonniers sur une planche soutenue par quatre cordes ; on les retire de même. La profondeur de cette espèce de puits est de six à sept toises. Il n’a pas de porte par le bas, et ne reçoit de jour que par une grande fenêtre pratiquée dans le mur, qui est d’une brasse et demie d’épaisseur, et fermée par de gros barreaux de fer, au travers desquels on peut passer un pain de la grosseur de deux livres. C’est par cette ouverture que le geôlier fournit aux captifs, avec une sorte de pelle à long manche, ce qu’on juge à propos de leur accorder. La grille de fer est triple, c’est-à-dire qu’il y en a une en dedans, une en dehors, et une au milieu. Pyrard ne peut s’imaginer qu’il y ait de plus effroyable prison dans le reste du monde. Lorsqu’on l’eut fait monter au sommet de la tour avec ses compagnons, on écrivit leurs noms sur le registre commun. Ils observèrent que ce sommet était une autre prison ; et leur espérance, pendant quelques momens, fut de n’être pas menés plus loin. Ils y trouvèrent un Hollandais qu’ils avaient vu aux Maldives, où il avait perdu son vaisseau, et qui avait été tiré depuis peu de la prison d’en bas, à l’occasion d’une violente maladie, et surtout à la recommandation des jésuites. Mais ils furent beaucoup plus surpris d’y voir un gentilhomme qui avait été à Marseille, et qui, parlant bien la langue française, leur demanda des nouvelles de M. le duc de Guise, au service duquel il avait été. Il leur fit présent d’une pièce d’or de la valeur d’une cruzade ; enfin le geôlier les fit descendre dans la prison inférieure, qui contenait alors cent vingt ou cent trente prisonniers portugais, métifs, indiens chrétiens, mahométans et gentils. L’usage entre ces malheureux est de choisir parmi eux un ancien auquel ils obéissent. Chacun lui paie un droit d’entrée, dont il donne la moitié au geôlier, et sur lequel il est obligé d’entretenir une lampe devant une image de Notre-Dame. La messe se dit tous les jours de fête, du côté extérieur de la grille. Comme ce lieu est le plus sale et le plus infect qu’on puisse se représenter, on a besoin d’une force extraordinaire pour résister long-temps aux vapeurs empoisonnées qu’on y respire. La lampe qu’on y entretient allumée pendant toute la nuit s’éteint souvent faute d’air. On est forcé, par l’excès de la chaleur, d’être nu jour et nuit. À la vérité, quelques esclaves, payés par l’ancien, rafraîchissent l’air avec un grand éventail ; mais le principal soulagement, sans lequel on périrait dès les premiers jours, vient d’une confrérie portugaise de la Miséricorde, qui donne tous les jours à chaque prisonnier chrétien une demi-tengue, c’est-à-dire la valeur de cinq sous, et aux autres, une fois le jour, du riz cuit et du poisson. On fournit aussi de l’eau pour se laver. Pyrard et ses deux compagnons n’eurent pas demeuré neuf à dix jours dans cet horrible cachot, qu’ils se trouvèrent le corps enflé et couvert de bubes fort douloureuses.

Quelques prisonniers portugais leur conseillèrent d’écrire aux pères jésuites du collége de Cochin. Le supérieur ne tarda pas à les venir visiter ; et les ayant reconnus Français et catholiques, il entreprit d’obtenir leur liberté. Le gouverneur lui répondit qu’ayant déjà écrit au vice-roi, il n’en était plus le maître, mais que son dessein était de les envoyer à Goa, et que, dans l’intervalle, il consentait qu’ils fussent élargis, à condition que les jésuites s’obligeraient à les représenter. Ainsi, quittant leurs chaînes, ils furent assez bien traités jusqu’à leur départ ; et l’usage que Pyrard fit de sa liberté fut pour observer ce qu’il y a de remarquable à Cochin.

Une flotte portugaise devait retourner à Goa, qui n’est qu’à cent lieues de Cochin, au nord. Pyrard ayant employé les jésuites pour obtenir d’y être embarqué avec ses compagnons, cette grâce leur fut accordée ; mais le gouverneur de Cochin commença, par leur remettre aux pieds des fers qui pesaient trente ou quarante livres, et les livra dans cet état au général. Pyrard eut le malheur d’être mis dans la galiote d’un capitaine barbare, qui se nommait Pedro de Poderoso, et qui, le prenant pour un Hollandais, le traita pendant toute sa navigation avec la dernière cruauté. D’autres incidens le jetèrent dans une dangereuse maladie, à laquelle il eût mille fois succombé, sans le secours d’un religieux dominicain, dont il reçut tous les bons offices de la charité. Les Portugais mouillèrent à Cananor, qui est éloigné de Cochin d’environ quarante lieues ; et, ne s’y étant arrêtés que trois jours, ils arrivèrent à Goa au commencement de juin.

Tant d’infortunes et de maladies avaient réduit Pyrard et l’un de ses compagnons dans un si triste état, que, lorsqu’on voulut leur ôter leurs fers pour les conduire devant le général, il leur fut impossible de marcher : un reste d’humanité fit prendre le parti de les porter à l’hôpital du roi. On les y plaça d’abord à la porte, sur des siéges, pour attendre les officiers qui devaient leur en permettre l’entrée. Ils furent si frappés de la beauté de l'édifice, qu’ils le prirent moins pour un hôpital que pour un vaste palais. Cependant ils remarquèrent au-dessus de la porte l’inscription d’hôpital du roi, avec les armes de Castille et de Portugal, et une sphère. On les fit bientôt entrer dans un grand portique, où des médecins vinrent les visiter. De là ils furent transportés par un grand escalier de pierre, dans la chambre où ils devaient être traités ; et le directeur général, qui était un jésuite, ordonna qu’on leur fournît promptement tout ce qui était convenable à leur situation.

Ce n’est pas sans raison que l’auteur s’attache à ces légères circonstances. Comme il ne croit pas qu’il y ait au monde un hôpital comparable à celui de Goa, il en donne une description dont il espère que l’utilité se fera sentir pour le bien public à toutes les nations où son ouvrage sera connu. Cet édifice est de fort grande étendue, et situé sur le bord de la rivière. C’est une fondation des rois de Portugal, avec un revenu de vingt-cinq mille pardos, qui valent, dit-il, chacun vingt sous de notre monnaie, et trente-deux du pays, mais fort augmenté par les libéralités de divers seigneurs. D’ailleurs le seul fonds royal est un revenu considérable dans un pays où les vivres sont à très-bon marché, et l’excellente administration des jésuites qui le gouvernent[2] sert encore à le multiplier de jour en jour. Ils envoient jusqu’à Cambaye, pour en faire apporter le froment et d’autres provisions. Les autres officiers sont des Portugais et des esclaves chrétiens. Il y a quantité de médecins, de chirurgiens et d’apothicaires, qui sont obligés, deux fois le jour, de visiter les malades ; mais aussi le nombre en est fort grand, quoiqu’on n’y reçoive pas les Indiens, qui ont un hôpital à part ; ni les femmes, qui sont aussi dans un bâtiment séparé. Lorsque Pyrard y fut admis, on en comptait quinze cents, tous Portugais, et la plupart soldats. Ils ont chacun leur lit, à deux pieds l’un de l’autre, composé de plusieurs matelas de coton et de taffetas. Les bois ont peu d’élévation, mais ils sont peints fort proprement de diverses couleurs. Chaque espèce de maladie a des chambres qui lui sont propres, et l’on n’y dresse des lits qu’à mesure qu’il y entre des malades. Tout le linge est de coton très-fin et fort blanc. On commence par raser le poil à ceux qui arrivent, dans toutes les parties du corps. On les lave soigneusement, après quoi rien n’est épargné pour les entretenir dans cette propreté. Le nombre des objets qu’on leur fournit forme un détail surprenant, et tout est changé de trois jours en trois jours. Les étrangers n’ont la liberté d’entrer dans l’hôpital que le matin, depuis huit heures jusqu’à onze, et l’après-midi depuis trois jusqu’à six. Il est permis aux malades de manger avec leurs amis ; et quand les serviteurs s’aperçoivent qu’un ami vient les visiter, ils apportent quelque chose de plus qu’à l’ordinaire. Ils donnent du pain autant qu’on en demande. Les pains y sont petits, et l’on en porte trois ou quatre à un malade, quoique le plus souvent il n’en puisse manger qu’un. Ce qui est desservi ne se présente jamais une seconde fois. On ne donne jamais moins qu’un poulet entier, rôti ou bouilli, et chacun obtient ce qu’il demande, riz, excellens potages, œufs, poissons, confitures, et toute sorte de fruits, à moins que le médecin ne lui en ait interdit l’usage. Les plats et les assiettes sont de porcelaine de la Chine. Après le repas, un officier portugais demande tout haut dans chaque chambre si chacun a sa nourriture ordinaire, et s’il y a quelque sujet de plainte.

Les bâtimens sont d’une grande étendue. On y voit quantité de galeries, de portiques et d’agréables jardins, où les malades qui commencent à se rétablir ont la liberté d’aller respirer l’air. On leur fait changer de chambre à mesure qu’ils commencent à se porter mieux, et chacun est placé avec ceux qui sont au même degré de convalescence. Au milieu de l’hôpital est une grande cour, bien pavée, dont le centre est un bassin d’eau, où les malades vont quelquefois se baigner. Toutes les parties de l’édifice sont éclairées la nuit par un mélange de lampes, de lanternes et de chandelles. Au lieu de verre, les lanternes sont d’écailles d’huîtres, comme toutes les vitres des églises et des maisons Goa. Les galeries sont revêtues de fort belles peintures, dont les sujets sont tirés de l’histoire sainte. L’hôpital a deux églises éclatantes de richesses et d’ornemens. En un mot, l’air de grandeur, de propreté et d’abondance qui règne dans cette belle fondation forme un spectacle si magnifique, que le vice-roi, l’archevêque et les principaux seigneurs vont souvent s’y promener. Cet établissement fait honneur sans doute au gouvernement de Goa ; mais ce n’est pas assez de son hôpital, fut-il encore plus beau, pour faire pardonner son inquisition.

Dans l’espace de vingt jours, Pyrard et son compagnon se trouvèrent si parfaitement rétablis, qu’osant se promettre tout de l’humanité de leurs hôtes, ils ne doutèrent pas que de si heureux commeneemens ne fussent comme le prélude de leur liberté. On leur avait même envoyé le troisième Français, qui ne se louait pas moins des soins qu’on avait eus de sa santé, quoiqu’il ne fût malade que de fatigue. Ils se joignirent tous trois pour demander au directeur la permission de se retirer. Loin de paraître empressé à les satisfaire, le directeur employa pendant trois mois divers prétextes pour retarder leur départ. Il n’ignorait pas apparemment de quelle manière ils devaient être traités. Enfin, cédant à leurs instances, il leur dit de le suivre, puisqu’ils désiraient si ardemment de sortir. Il les mena dans un magasin où il leur fit donner des habits neufs, et à chacun un pardo, ou trente-deux sous du pays. Il les pressa de déjeuner, malgré l’impatience qu’ils avaient de le quitter ; et, paraissant s’attendrir sur leur sort, il leur donna sa bénédiction. À peine se fut-il éloigné de leurs yeux, qu’ils se virent rudement saisis par deux sergens, accompagnés de leurs recors. On leur lia les mains, et, sans écouter leurs plaintes, on les conduisit dans une prison de la ville. Le geôlier et sa femme étaient métifs. Ayant appris que ces trois étrangers étaient Français et catholiques, ils les traitèrent avec assez de douceur ; les prisons de Goa sont d’ailleurs moins rigoureuses et moins infectes que celles de Cochin. L’ordonnance du roi de Portugal oblige de nourrir tous les prisonniers de guerre et les étrangers ; mais une partie de l’argent qu’on leur destine est volée par les officiers. Cependant les confrères de la Miséricorde y suppléent généreusement. Pyrard se trouva moins misérable qu’il ne s’y était attendu. Après avoir passé un mois dans cette situation, il fut reconnu pour Français par un jésuite qui venait visiter les prisons ; et, dans l’entretien qu’il eut avec lui, il apprit qu’il y avait au collége de Saint-Paul de Goa un jésuite français qui se nommait le père Étienne de la Croix. Il ne balança point à lui écrire, et dès le lendemain cet honnête missionnaire, étant venu à la prison, le consola non-seulement par ses exhortations, mais par le partage de sa bourse, et plus encore par la promesse de demander au vice-roi sa liberté et celle de ses compagnons. Il était de Rouen : son zèle se refroidit si peu, qu’il ne cessa pas d’importuner pendant l’espace d’un mois le vice-roi et l’archevêque. On lui répondit long-temps que les trois Français méritaient la mort ; qu’ils étaient venus aux Indes contre l’intention de leur propre roi, et depuis la conclusion de la paix entre l’Espagne et la France. Le vice-roi paraissait résolu de les envoyer en Espagne pour y être jugés par le roi même ; mais le jésuite mit tant d’ardeur dans ses instances, qu’il obtint enfin la liberté des trois prisonniers.

Ils se crurent sortis du tombeau. Cependant leur sort en revoyant la lumière fut d’être réduits à la qualité de soldats dans les troupes portugaises, et de vivre deux ans à Goa de la paie commune. Ils trouvaient, à la vérité, beaucoup de secours dans les maisons des seigneurs, où l’usage du pays n’est pas d’épargner les vivres ; mais ils furent obligés de suivre leurs corps dans diverses expéditions, jusqu’à Diu et Cambaye, et du côté opposé, jusqu’au cap de Comorin et jusqu’à l’île de Ceylan. Ce fut dans les intervalles de ces courses que Pyrard s’attacha souvent à recueillir ce qu’il observait de plus remarquable dans la capitale des Indes portugaises. Il confesse néanmoins que, s’il lui était resté quelque espérance de revoir jamais sa patrie, il aurait apporté beaucoup plus de soin à ce travail ; mais, depuis le jour de son naufrage, il avait vu si peu d’apparence à son retour, qu’il ne s’était jamais flatté sérieusement d’une si douce idée. D’ailleurs les Portugais sont si jaloux de tout ce qui appartient à leurs établissemens, que, s’ils eussent pu le soupçonner d’y porter un coup d’œil curieux, il devait s’attendre à périr misérablement dans les horreurs d’une éternelle prison. Divers exemples lui servaient de leçon. Il savait qu’ayant pris, vers la côte de Melinde, la chaloupe d’un navire anglais dans laquelle ils avaient trouvé un matelot de cette nation la sonde à la main, ils avaient ôté la vie a ce malheureux par un cruel supplice. Ainsi, loin de chercher à leur faire prendre une haute idée de son esprit, il affectait d’en marquer peu, jusqu’à feindre de ne savoir lire ni écrire, et de ne pas entendre la langue portugaise. Il exécutait leurs ordres avec une soumission aveugle, et s’il découvrait quelques marques de haine où de mauvaise disposition pour lui, il ne dormait tranquillement qu’après avoir obtenu par ses services l’amitié de ceux qu’il redoutait. Malgré toutes ces précautions, il lui est impossible, dit-il, d’exprimer les affronts, les injures et les opprobres qu’il essuya dans une si longue captivité.

Pendant son séjour à Goa, il apprit de quelques Anglais, qui avaient été faits prisonniers dans la rivière de Surate, que le Croissant, l’un des deux vaisseaux avec lesquels il était parti de Saint-Malo, avait mouillé dans l’île de Sainte-Hélène à son retour, et que, se trouvant en fort mauvais état, il avait tenté de surprendre un navire anglais qui avait relâché dans la même rade. Les Anglais, plus faibles d’hommes, se dérobèrent pendant la nuit. Le Croissant, qui faisait eau de toutes parts, ne put arriver en France et ne sauva ses marchandises que par un événement dont l’auteur fut informé dans un autre lieu. Il apprit aussi à Goa que le maître de son propre vaisseau et les onze matelots qui s’étaient échappés des Maldives étaient arrivés à Ceylan, pays de la dépendance des Portugais ; mais que le maître y était mort de maladie avec quelques autres, et que, de ceux qui restaient, les uns s’étaient embarqués pour le Portugal, et les autres avaient pris parti dans les troupes de la même nation.

Le général, satisfait des services de Pyrard dans l’île de Ceylan, lui avait promis sa recommandation auprès du vice-roi pour lui faire obtenir la liberté de retourner en Europe au départ des caraques. Ses compagnons étant compris dans cette promesse, ils formaient tous trois les mêmes vœux pour l’heureuse navigation de la flotte, et le moindre vent qui pouvait l’éloigner de Goa leur causait de mortelles alarmes. Ils y arrivèrent enfin ; mais, tandis qu’ils se repaissaient de leurs espérances, le vice-roi, sur quelques défiances qu’il conçut des étrangers qui se trouvaient dans la ville, fit arrêter tous ceux qui n’étaient pas venus aux Indes dans les navires de Portugal. Quelques Anglais arrivés nouvellement furent conduits les premiers dans une étroite prison, et les trois Français ne furent pas exempts du même sort. Il fallut encore avoir recours aux jésuites, qui recommencèrent leurs sollicitations à la cour du vice-roi. Pyrard nomme le P. Gaspar Aléman, qu’on honorait du titre de père des chrétiens ; le P. Thomas Stevens, Anglais de nation ; le P. Jean de Cènes, de Verdun ; le P. Nicolas Trigault, de Douai ; le P. Étienne de la Croix, de Rouen. Leur zèle fut si actif et si pressant, que dans l’espace de six semaines il fit ouvrir aux trois Français les portes de leur prison.

Avant la fin de l’hiver, on vit arriver au port de Goa quatre grandes caraques, chacune du port d’environ deux mille tonneaux. Quatre mois furent employés à les réparer. Elles furent équipées pour le retour, et chargées de poivre. Don Antoine Furtado de Mendoza, qui sortait de l’administration, en devait prendre le commandement jusqu’à Lisbonne. On était persuadé que ce seigneur, qui était malade depuis long-temps, avait été empoisonné par la main d’une femme : l’usage des poisons lents est commun dans les Indes. C’était néanmoins un des plus grands hommes que le Portugal eût employés dans la dignité de vice-roi. Il était venu fort jeune à Goa, et la fortune l’avait accompagné dans toutes ses guerres. Le roi d’Espagne ne l’avait rappelé que sur sa réputation, et par le désir de voir un sujet dont il avait reçu d’importans services. Aussi promettait-il au peuple, dont il était adoré, de revenir aux Indes lorsqu’il aurait satisfait aux ordres du roi ; mais il n’acheva pas son voyage ; la mort le surprit sur mer à la vue des îles Açores.

Le passe-port de Pyrard et de ses compagnons contenait seulement un ordre aux officiers de la quatrième caraque de les faire embarquer avec leur bagage, et de leur donner une certaine mesure d’eau et de biscuit, telle qu’elle est réglée pour les mariniers. Le roi fournissait toutes les commodités à ceux qui allaient aux Indes ; mais il n’accordait que du biscuit et de l’eau à ceux qui en revenaient, dans la crainte que trop de facilité pour le retour ne fit perdre à quantité de Portugais l’envie d’y demeurer.

Pyrard observa d’abord avec étonnement la grandeur du navire. Il le compare à un château, non-seulement pour son étendue, mais encore par le nombre d’hommes qu’il portait, et par la quantité incroyable de ses marchandises. Il en était si chargé, qu’elles s’élevaient presqu’à la moitié du mât, et qu’il restait à peine des passages pour marcher. Quatre jours se passèrent avant qu’on mît à la voile. Dans cet intervalle, on n’entendit que le bruit des instrumens de musique, de la mousqueterie et du canon, d’une infinité de barques où les Portugais de la ville venaient dire adieu à leurs amis ; d’autant plus qu’une flotte, qui allait faire la conquête de Coësme, entre Sofala et Mozambique, était prête alors à lever l’ancre. Le lendemain de l’embarquement, un officier, voyant Pyrard oisif tandis qu’on travaillait au navire, lui donna un soufflet et le traita de luthérien, avec menace de le jeter dans la mer, s’il ne se rendait pas plus utile au bien public. Cette leçon lui donna de l’ardeur pour le travail. En effet, d’environ huit cents personnes qui étaient sur la caraque, en y comprenant les esclaves et soixante femmes indiennes ou portugaises, il y en avait peu qui ne parussent empressées pour la sûreté commune.

En sortant de la barre de Goa, on aperçoit, à douze lieues vers le nord, des îles fort sèches et comme brûlées, que les Portugais nomment islas quimadas, écueils dangereux pour la navigation. C’est la première terre qu’on découvre en venant de Lisbonne à Goa. Lorsqu’on fut à la voile, Pyrard et ses compagnons, qui s’étaient attendus à être traités comme sur des vaisseaux français, furent extrêmement surpris de ne voir donner aux gens de l’équipage qu’une petite portion de pain et d’eau. Ayant compté jusqu’alors qu’on leur fournirait des vivres, ils n’avaient pris qu’une petite quantité de rafraîchissemens, qui ne leur devait pas durer plus de quatre jours. Ils se présentèrent au capitaine et à l’écrivain, et leur montrèrent leur passe-port, qu’ils n’avaient fait voir encore qu’aux gardes du navire en y entrant. Le capitaine parut étonné d’avoir trois Français sur son bord ; mais il le fut beaucoup plus de trouver que le passe-port n’était pas dans la forme qui ordonne les vivres, quoique l’usage soit de nourrir aux dépens du roi ceux qui sont embarqués par ses ordres. Il plaignit les Français de n’avoir pas mieux pourvu à leurs besoins ; et, s’emportant contre le vice-roi et les officiers, il les traita de voleurs, qui ne manqueraient pas de mettre sur leur compte la nourriture des trois étrangers comme s’ils l’avaient reçue. Il ajouta que le pain et l’eau qu’on leur donnerait pendant la route seraient une diminution de la portion des mariniers. Cependant leur situation inspira tant de pitié à tous ceux qui en furent informés, qu’elle leur attira du moins un traitement plus doux. Leur misère fut respectée ; mais ils eurent beaucoup à souffrir du côté de la nourriture. On leur donnait par mois trente livres de biscuit et vingt-quatre pintes d’eau ; et comme ils n’avaient pas de lieu fermé pour y garder cette provision, il arrivait souvent qu’on leur en dérobait quelques parties, surtout pendant la nuit ; ils n’avaient pas même de quoi se mettre à couvert de la pluie. Une autre incommodité, qui n’était pas moins nuisible à leur repos qu’à leurs alimens, était la multitude d’une sorte d’insectes ailés, fort semblables aux hannetons, qui sont un tourment continuel dans le retour des Indes, et qu’on apporte de cette contrée. Ils jettent une puanteur insupportable lorsqu’on les écrase : ils mangent le biscuit, ils percent les coffres et les tonneaux ; ce qui cause souvent la perte du vin et des autres liqueurs. La caraque était remplie de ces fâcheux animaux. Pyrard trouvait d’ailleurs le biscuit portugais de très-bon goût. Il est aussi blanc, dit-il, que notre pain de chapitre ; aussi n’y emploie-t-on que le pain le plus blanc, qu’on coupe en quatre morceaux plats, et qu’on remet deux fois au feu pour le faire cuire. Tout le monde avait la même portion d’eau que les officiers du navire. L’épargne est recommandée sur cet article, parce que, les provisions générales ne devant durer que trois mois, on se trouve réduit à de terribles extrémités lorsque le voyage est beaucoup plus long. Quelques honnêtes gens invitaient quelquefois les trois Français à manger avec eux, ou leur envoyaient ce qui sortait de leur table ; mais, les vivres étant salés, Pyrard ne mangeait qu’avec précaution, parce qu’avec si peu d’eau par jour, il craignait la soif dans les calmes et les grandes chaleurs qu’on souffrait continuellement.

Après neuf ou dix jours de navigation, l’alarme se répandit sur la caraque à la vue de trois vaisseaux qui allaient des côtes de l’Arabie vers les Maldives. On les prit pour des Hollandais, et la plupart des gens de l’équipage se souvenant d’avoir été maltraités par cette nation, le ressentiment et la crainte les faisaient déjà penser à tourner leur vengeance sur les trois Français, qu’ils regardaient comme les amis des Hollandais, ou que, dans leur prévention ordinaire, ils comprenaient avec eux sous le nom de lutheranos. Quelques-uns proposaient de les jeter dans la mer. Mais cette petite escadre ayant suivi tranquillement sa route, on jugea que c’étaient des Arabes qui allaient aux Maladives ou à Sumatra.

On passa la terre de Natal sans essuyer aucun outrage de la mer et des vents ; mais les grandes afflictions étaient réservées au passage du Cap. Pyrard observe qu’on était parti trop tard de Goa. L’usage est de se mettre en mer à la fin de décembre ou au commencement de janvier, et ceux qui s’en écartent ne manquent pas d’être exposés à tout ce que la mer à de plus redoutable. Il serait inutile de s’étendre avec l’auteur sur tous les obstacles qui retinrent deux mois la caraque à la vue du cap de Bonne-Espérance, et qui la rendirent le jouet pitoyable des vents et des flots. Elle était si ouverte, que, dans un si long espace de temps, les deux pompes ne furent abandonnées ni nuit ni jour. Quoique tout le monde y travaillât, jusqu’au capitaine, on ne pouvait suffire à vider l’eau qui entrait de toutes parts. La grande vergue se rompit deux fois dans le milieu, et les voiles furent mises plusieurs fois en pièces. Trois matelots et deux esclaves furent emportés au loin dans la mer. Le péril devint si pressant, qu’on résolut de soulager le vaisseau en jetant toutes les marchandises ; mais cette fatale nécessité fut l’occasion d’un autre désordre. Comme il fallait commencer par les coffres et les ballots qui s’offraient les premiers, il s’éleva une si furieuse querelle, qu’on en vint aux coups d’épée. Le capitaine, quoique appelé par d’autres soins, fut contraint d’employer tous ses efforts pour arrêter les plus furieux, et de leur faire mettre les fers aux pieds. Ce qui augmentait la douleur et les regrets, c’est qu’en arrivant à la vue du Cap, on n’aurait eu besoin du même vent que six heures de plus pour le doubler.

Dans cette extrémité qui paraissait sans remède, le capitaine ayant tenu conseil avec les gentilshommes et les marchands, tout le monde penchait à retourner aux Indes ; d’autant plus qu’il était défendu par le roi d’Espagne de s’efforcer dans cette saison de doubler le cap de Bonne-Espérance ; et qu’en supposant même qu’on y pût arriver, il était impossible à un bâtiment tel que la caraque d’y aborder et d’y prendre port ; mais les pilotes combattirent cet avis, parce que la caraque n’était pas en état de recommencer une si longue route, sur tout ayant à repasser la terre de Natal, où il fallait s’attendre à de nouvelles tempêtes. On se trouvait assez près de la terre pendant le conseil. À peine fut-il fini, qu’on y fut pris d’un calme qui rendit les voiles inutiles pour se retirer au large. La caraque fut portée par l’agitation des flots ou la violence des courans dans une grande baie, dont il était impossible de sortir sans le secours du vent. Cependant on voyait sur les côtes un prodigieux nombre de sauvages qui paraissaient s’attendre à profiter des débris du vaisseau. Le capitaine exhortait déjà tout le monde à prendre les armes, et l’on était également occupé de la crainte de se briser contre la côte et de celle de tomber entre les mains de ces barbares ; mais le ciel permit, dans ce danger, qu’il s’élevât un petit vent de terre qui sauva la caraque en la jetant hors de la baie.

Ce ne fut que le dernier jour de mai, après quantité d’autres infortunes, que le vent devint propre à doubler le Cap. Les pilotes reconnurent le lendemain qu’on l’avait passé, et la joie commença aussitôt à renaître dans l’équipage, avec l’espérance d’arriver heureusement à Lisbonne. Les Portugais ne s’y livrent jamais qu’après avoir passé le Cap, et se croient toujours menacés jusque-là de retourner sur leurs traces. On aborda le 5 juin dans l’île de Sainte-Hélène.

Cette île, qui n’a que cinq ou six lieues de circuit, est entourée de grands rochers contre lesquels la mer bat sans cesse avec furie, et qui retiennent dans leurs concavités l’eau que la chaleur du soleil épaissit et change en un fort beau sel. L’air y est pur et les eaux sont fort saines. Elles descendent des montagnes en plusieurs gros ruisseaux, qui n’ont pas beaucoup de chemin à faire pour se jeter dans la mer. On trouve, dans un si petit espace, des chèvres, des sangliers, des perdrix blanches et rouges, des ramiers, des poules d’Inde, des faisans et d’autres animaux ; mais ce qu’il produit de plus utile à la navigation, est une quantité extraordinaire de citrons, d’oranges et de figues, qui avec la pureté de l’air et la fraîcheur des eaux, servent de remèdes certains à ceux qui viennent y chercher du soulagement pour le scorbut. Pyrard est persuadé que l’île doit tous ces fruits, et même ces animaux, aux premiers Portugais qui la découvrirent. Ils y laissaient autrefois leurs malades, et les autres nations suivirent leur exemple ; mais depuis neuf ans les Hollandais y avaient commis tant de ravage, qu’il ne fallait plus faire de fond sur les fruits. La nature y prenait soin de la rade, qui est bonne dans toutes les saisons, et si profonde que les caraques mêmes peuvent s’approcher jusqu’au rivage.

Avec quelque soin que la caraque eût été réparée, un nouvel accident fit douter si elle était capable d’achever le voyage. On avait levé une des deux ancres de devers la terre ; mais lorsqu’on voulut lever la seconde, elle se trouva prise dans un gros câble qui était demeuré depuis long-temps au fond de la mer, et qui, la faisant couler à mesure qu’on s’efforçait de la tirer, fit approcher le navire fort près du rivage. Le capitaine, qui s’en aperçut, fit couper aussitôt le câble de l’ancre, et donna ordre qu’on mît à la voile. Malheureusement le vent changea tout à coup, et, venant de la mer, il poussa la caraque avec tant de violence, qu’elle demeura couchée l’espace de cinq heures avec fort peu d’eau. On vit même sortir quelques planches du fond : chacun se crut perdu. On ne balança point à décharger les eaux douces qu’on venait de prendre dans l’île, et les marchandises de moindre prix. On fit porter les ancres bien loin en mer, pour tirer le navire à force de bras. Enfin il recommença heureusement à flotter ; mais il faisait beaucoup d’eau, et le capitaine jugeant, après un long travail, qu’on avait besoin de quelqu’un qui sût plonger, promit cent cruzades à celui qui rendrait un si important service. Un des compagnons de Pyrard, ancien charpentier du Forbin, fut le seul qui s’offrit, quoiqu’il doutât lui-même du succès, parce qu’il fallait demeurer très-long-temps sous l’eau, et visiter entièrement le dessous du navire. D’ailleurs il disait assez froid, car le soleil était alors au tropique du cancer, ce qui est l’hiver de l’île. Cependant, excité par les promesses de tout le monde et par ses propres offres, il alla plusieurs fois sous le vaisseau, et rapporta même quelques planches brisées ; mais il jugea que la quille n’était point endommagée, et son témoignage rassura le capitaine. On regretta de n’avoir pas connu plus tôt l’utilité qu’on pouvait tirer des Français, et leur situation devint plus douce. On fit une quête dans la caraque en faveur du charpentier, et le capitaine l’assura d’une grosse récompense, s’il voulait aller jusqu’en Portugal. Quoiqu’on eût employé dix jours à remédier à ce mal, on n’en prit pas moins la résolution d’aller se radouber au Brésil. Pyrard admire ici la bonté du ciel. Sans ce favorable accident, on aurait continué la navigation vers le Portugal, et la caraque ne pouvait manquer de périr. On s’aperçut, en la visitant, que le gouvernail ne tenait presque plus, et la moindre tempête l’aurait précipité dans les flots.

On commença le 8 d’août à découvrir la terre du Brésil, qui paraît blanche de loin comme des toiles tendues pour sécher, ou comme un grand amas de neige. Aussi les Portugais lui donnent-ils le nom de Terres des linceuls. Le 9, on jeta l’ancre à quatre lieues de la baie de Tous les Saints, où le pilote n’osa s’engager sans guide. Trois caravelles qui arrivèrent bientôt chargées de rafraîchissemens jetèrent la joie dans tout l’équipage. Il y était mort deux cent cinquante personnes depuis Goa, et tous les autres se ressentaient de la fatigue d’un voyage de six mois. On entra le 10 au matin dans la baie du côté du nord, où l’on voit une fort belle église et un couvent de l’ordre de saint Antoine. L’entrée de cette baie est large d’environ dix lieues. Dans son milieu il y a une petite île dont les deux côtés offrent un passage également sûr aux navires. Cependant, en approchant de la ville, il arriva, par un malheur d’autant plus étrange qu’on avait deux bons pilotes du pays, que la caraque toucha sur un banc de sable, et qu’elle s’y renversa. Les caravelles et les barques s’y présentèrent en grand nombre pour recevoir les hommes et les marchandises. Lorsque le bâtiment fut soulagé, il se remit à flot, et l’on alla mouiller sous le canon de la ville, qui se nomme San-Salvador. Le vice-roi dépêcha aussitôt une caravelle à Lisbonne pour donner avis de l’arrivée et du triste état de la caraque : elle fut jugée incapable de servir plus long-temps à la navigation, et tout le reste des marchandises fut déchargé.

Pyrard avait passé deux mois au Brésil, dans l’attente d’une occasion pour retourner en Europe, lorsque trois gentilshommes portugais, qui avaient conçu pour lui beaucoup d’affection, lui proposèrent de s’embarquer avec eux. C’était don Fernando de Sylva, qui avait été général de la flotte du nord à Goa, et deux de ses beaux-frères. Il accepta leurs offres, et le vaisseau était près de partir ; mais le capitaine refusa de recevoir Pyrard, sous prétexte qu’ayant une fois porté un Français qui lui avait causé plus d’embarras que tout le reste de l’équipage, il avait fait serment de n’en jamais porter d’autre. Ce refus devint une faveur du ciel pour l’auteur. Il apprit, en arrivant à Lisbonne, que le navire de ce farouche capitaine portugais avait été pris par les corsaires. Ses regrets ne tombèrent que sur les trois gentilshommes auxquels il devait de la reconnaissance, et qui furent menés en Barbarie.

Deux Flamands, naturalisés Portugais, et liés par une société de commerce, dont l’un devait retourner à Lisbonne dans une hourque de deux cent cinquante tonneaux qui leur appartenait, s’estimèrent fort heureux de trouver Pyrard et ses deux camarades pour les servir dans ce voyage. On convint de part et d’autre que les trois Français ne paieraient rien pour leur passage, mais qu’ils travailleraient dans le vaisseau sans être payés. Ils regardèrent aussi comme un bonheur de pouvoir gagner leur passage et leur dépense par leur travail ; car il en coûtait ordinairement plus de 120 liv. La hourque était chargée de sucre, bien fournie d’artillerie et d’autres armes, et le nombre des passagers d’environ soixante. Pyrard, ne pouvant éviter de descendre en Portugal, n’oublia pas de prendre un passe-port du vice-roi du Brésil.

On mit à la voile le 7 octobre, avec un vent si contraire, qu’on fut vingt-cinq jours à doubler le cap de Saint-Augustin, quoiqu’il ne soit qu’à cent lieues de San-Salvador ; mais le reste de la navigation ayant été fort heureux, on découvrit dès le 15 janvier la terre de Portugal, qui se nomme la Brelingue, à huit lieues de Lisbonne, au nord. Le capitaine s’était proposé d’entrer dans le Tage ; mais le vent devint contraire, et il fallut tourner vers les îles de Bayonne. La tempête fut bientôt si violente, qu’on employa cinq jours à gagner les îles. Le navire faisait eau de toutes parts, et le vent, qui était de mer, le jetait sans cesse vers la côte. Pyrard assure qu’il se fit plus de quinze cents écus de vœux. Le principal marchand en fit un de huit cents cruzades : la moitié pour marier une orpheline, et le reste pour donner une lampe à Nôtre-Dame. Il s’acquitta de ces deux engagemens aussitôt qu’il eut pris terre. C’est le caractère des Portugais, de penser plutôt à faire des vœux qu’à résister au danger par l’industrie et le travail. Depuis l’embouchure du Tage jusqu’aux îles, Pyrard se crut dix fois enseveli dans les flots. Il regarde ce danger comme le plus terrible qu’il eût essuyé depuis dix ans dans toutes ses courses.

Après avoir heureusement pris terre, il se souvint que pendant sa prison de Goa il avait promis au ciel que, si le cours de ses aventures le conduisait jamais en Espagne, il ferait le voyage de Saint-Jacques en Galice. Ses deux compagnons l’ayant quitté, il se rendit à Compostelle, dont il n’était éloigné que d’environ dix lieues. De là il prit le chemin de la Corogne, dans l’espérance d’y trouver l’occasion de retourner en France. Elle ne se présenta qu’à deux lieues de ce port, dans une petite rade où il s’embarqua sur une barque de la Rochelle, dont le maître, charmé du récit de ses aventures, lui accorda libéralement son passage. Il fut regardé avec admiration des principaux habitans de la Rochelle, et retenu quelques jours par leurs caresses ; mais, n’aspirant qu’à revoir Laval, sa chère patrie, il y arriva le 16 février 1611.


  1. Le voyageur Pyrard, dont on suit ici la relation.
  2. On sait que les jésuites, depuis leur expulsion de l’Espagne et du Portugal, n’ont plus aucune administration dans les Indes, mais on se conforme ici au temps où écrivait l’auteur.