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Abrégé de l’histoire générale des voyages/Tome IV/Seconde partie/Livre I/Chapitre X

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CHAPITRE X.

Îles Philippines. Îles Marianes.

Avant de passer au continent, il nous reste à parcourir le grand archipel des Philippines et des Marianes, placé dans la vaste mer des Indes, vis-à-vis les côtes des royaumes de Malacca, de Siam, de Camboge, de Cochinchine, de Tonkin et de la Chine. On sait que le fameux Magellan découvrit ces îles dans le voyage qu’il entreprit aux Indes orientales par le sud-ouest et par le détroit de la Terre-de-feu, qui a depuis porté son nom. Ce voyage mémorable, dont nous parlerons dans la suite, devait lui être aussi fatal qu’il fut depuis utile aux Espagnols, et même à toutes les nations de l’Europe ; il fut tué dans l’île de Zébu, une des Philippines, en combattant contre les ennemis de cette île. Il avait nommé d’abord les Philippines et les Marianes, îles de Saint-Lazare, parce qu’il y avait jeté l’ancre en 1521, le samedi avant le dimanche de la Passion, auquel les Espagnols donnent le nom de Saint-Lazare. Vingt-deux ans après, Louis-Lopez de Villalobos les nomma Philippines, en l’honneur du prince Philippe, héritier présomptif de la monarchie d’Espagne. D’autres prétendent néanmoins qu’elles ne prirent ce nom que plus de vingt ans après, sous le règne de Philippe II, lorsque Michel-Lopez Legaspi en fit la conquête pour l’Espagne.

On ignore leur ancien nom. Quelques-uns veulent néanmoins qu’elles s’appelassent autrefois Luçones, du nom de la principale, qui est Luçon ou Manille : le mot de Luçon signifiant un mortier en langue tagale, on aurait voulu dire par ce nom le pays des Mortiers. En effet, les insulaires font certains mortiers de bois, d’un demi-pied de profondeur et d’autant de largeur, dans lesquels ils pilent leur riz, qu’ils passent ensuite avec des cribles nommés biloas. Il n’y a personne qui n’en ait un devant sa porte, et plusieurs en creusent trois dans un même tronc, pour employer tout à la fois autant d’ouvriers à ce travail ; mais d’autres prétendent que le nom de Manille, que les Portugais donnent aux mêmes îles, est leur premier nom, connu, disent-ils, depuis Ptolémée.

Les vaisseaux qui viennent de l’Amérique à l’archipel de Saint-Lazare, ou des Philippines, voient nécessairement, lorsqu’ils commencent à découvrir la terre, une des quatre îles suivantes, Mindanao, Leyte, Ibabao et Manille, depuis le cap du Saint-Esprit, parce qu’elles forment une espèce de demi-cercle de six cents milles de longueur du nord au sud. Manille se présente au nord-est, Ibabao et Leyte au sud-est, et Mindanao au sud. L’on ne compte dans cet archipel que dix îles remarquables par leur grandeur ; mais, outre ces dix grandes, il s’en trouve dix autres de moindre étendue, qui ont aussi leurs habitans. En total, on en compte plus de cinquante, sans parler d’une infinité de petites îles qui ne sont d’aucune considération.

La situation de toutes ces îles est sous la zone torride, entre l’équateur et le tropique du cancer, car la pointe de Sarranguan, ou le cap de Saint-Augustin dans Mindanao, se trouve à la latitude de 5 degrés 3o minutes ; et les Babuyanes, avec le cap d’El-Engano, au vingtième, et la ville de Manille au quatorzième et quelques minutes.

Les différentes opinions sur la manière dont les îles Philippines ont pu se former n’ont rien qu’on ne puisse appliquer à toutes les îles du monde. Cependant on remarque particulièrement que les Philippines ont beaucoup de volcans et de sources d’eau chaude au sommet des montagnes ; les tremblemens de terre y sont fréquens, et quelquefois si terribles, qu’à peine y laissent-ils subsister une maison. Les ouragans, que les insulaires nomment bagouyos, déracinent les plus grands arbres, et jettent dans les terres une si grande quantité d’eau, que des pays entiers s’en trouvent inondés. Le fond est rempli de bancs entre les îles, surtout proche de la terre ; et l’embarras est extrême à chercher les canaux qui ne laissent pas de s’y trouver pour la communication. Ces observations font juger que, si dans l’origine du monde toutes ces îles, ou quelques-unes d’entre elles, étaient jointes à la terre ferme, il n’est pas besoin de recourir au déluge universel pour expliquer leur séparation.

Les Espagnols y trouvèrent trois sortes de peuples. Sur les côtes, c’étaient des Maures malais, qui venaient, comme ils le disaient eux-mêmes, de Bornéo et de la terre ferme de Malacca ; d’eux étaient sortis les Tagales, qui étaient les naturels de Manille et des environs. On remarque leur origine à leur langage, qui ressemble beaucoup au malais, à leur couleur, à leur taille, à leur habillement, et surtout à leurs usages, qu’ils ont pris des Malais et des autres nations des Indes.

Les peuples qu’on nomme Bisayas et Pintados, dans les îles de Camérines, de Leyte, de Samar, Panay et plusieurs autres, sont venus vraisemblablement de l’île Célèbes, dont les habitans, dans plusieurs cantons, ont, comme eux, l’usage de se peindre le corps. À l’égard de Mindanao, Xolo, Bool, et une partie de Zébu, ceux que les Espagnols ont trouvés maîtres de ces îles paraissent venus de Ternate, qui n’est pas éloigné : on en juge par leur commerce et leur religion, qui sont les mêmes, et surtout par les liaisons qu’ils conservent encore avec les habitans de cette île.

Les noirs, qui vivent dans les rochers et les bois épais dont l’île de Manille est remplie, n’ont aucune ressemblance avec les autres habitans. Ce sont des barbares qui se nourrissent des fruits et des racines qu’ils trouvent dans leurs montagnes, et des animaux qu’ils prennent à la chasse. Ils mangent des singes, des serpens et des rats. Leur unique vêtement est un morceau d’écorce d’arbre au milieu du corps, comme celui de leurs femmes est de tapisse, toile tissue de fil d’arbre, avec quelques bracelets de jonc et de cannes. Cette race de sauvages n’a ni lois, ni lettres, ni d’autre gouvernement que celui de la parenté. Chacun obéit au chef de famille. Leurs femmes portent les enfans dans des besaces d’écorce d’arbre, ou liés autour d’elles. Ils dorment dans tous les lieux où la nuit les surprend, soit dans le creux d’un arbre, ou dans les nattes d’écorce qu’ils disposent en forme de hutte. Leur passion pour la liberté va si loin, que les noirs d’une montagne ne permettent point à ceux d’une autre de mettre le pied sur leur terrain ; et cette indépendance mutuelle fait naître entre eux de sanglantes guerres. Ils ont une haine mortelle pour les Espagnols. Lorsqu’ils en tuent un, ils célèbrent leur joie par une fête dans laquelle ils boivent entre eux dans son crâne. Leurs armes sont l’arc et les flèches, dont ils empoisonnent la pointe, et qu’ils percent à l’extrémité, afin qu’elles se rompent dans le corps de leurs ennemis. Avec la zagaie, ils portent une espèce de poignard attaché à leur ceinture, et un petit bouclier de bois. Ces noirs n’ayant pas laissé de s’allier avec des Indiens aussi sauvages qu’eux, il en est sorti les Manghians, autre race de noirs qui habitent les îles de Mindoro et de Mundos. Quelques-uns ont les cheveux aussi crépus que les Nègres d’Angola ; d’autres les ont assez longs. La couleur de leur visage est celle des Éthiopiens. Carreri, voyageur italien, qui tenait ce détail des jésuites et de plusieurs autres missionnaires, ne fait pas difficulté d’ajouter, sur leur témoignage, qu’on a vu à plusieurs de ces barbares des queues de quatre ou cinq pouces de long.

Il paraît, suivant l’opinion la plus commune, que les premiers habitans de ces îles ont été les noirs, et que, leur lâcheté naturelle ne leur ayant pas permis de défendre leurs côtes contre les étrangers qui sont venus de Sumatra, de Bornéo, de Macassar et d’autres pays, ils les ont abandonnées pour se retirer dans d’autres montagnes. Aussi, dans toutes les îles où cette race de noirs subsiste encore, les Espagnols ne possèdent que les côtes. Ils ne les possèdent pas même entièrement. Depuis Maribèles jusqu’au cap de Bolinéa, dans l’île même de Manille, on n’ose descendre au rivage pendant cinquante lieues, dans la crainte des noirs, qui sont les plus cruels ennemis des Européens. Ils occupent tout l’intérieur de l’île, et l’épaisseur des bois est seule capable de les défendre contre les plus fortes armées. On lit dans les relations mêmes des Espagnols que de dix habitans de l’île, à peine l’Espagne en compte un dans sa dépendance. Passons avec Carreri et Dampier à la description particulière des îles.

L’île Manille passe pour la principale des Philippines. Son extrémité méridionale est au 12e. degré 30 minutes, et celle du nord touche presqu’au 19e. On compare sa figure à celle d’un bras plié, inégal néanmoins dans son épaisseur, puisque du côté de l’orient on peut la traverser en un jour, et que de celui du nord elle s’élargit si fort, que sa moindre largeur d’une mer à l’autre est de trente à quarante lieues. Toute sa longueur est de cent soixante lieues espagnoles, et son circuit d’environ trois cent cinquante.

Dans le coude de ce bras, la mer reçoit une grande rivière qui forme une baie de trente lieues de circuit. Les. Espagnols l’appellent Bahia, parce qu’elle sort d’un grand lac nommé Bahi, qui est à dix-huit milles de leur capitale. C’était dans le même lieu, c’est-à-dire dans l’angle formé par la mer et la rivière, que les insulaires avaient leur principale habitation, composée d’environ trois mille huit cents maisons. Elle était environnée de plusieurs marais, qui la fortifiaient naturellement, et d’un terrain qui produisait en abondance tout ce qui est nécessaire à la vie ; deux raisons qui la firent choisir à Lopez Legaspi pour en faire la capitale espagnole sous l’ancien nom de Manille. Ce dessein fut exécuté le jour de la Saint-Jean 1571, cinq jours après la conquête ; mais la victoire s’étant déclarée pour les armes d’Espagne le jour de sainte Potentiane, qui est le 19 du même mois, cette sainte fut choisie pour la patronne de l’île.

La principale province est celle de Camarines, qui comprend Bondo, Passacao, Ibalon, capitale de la juridiction de Catanduanes, Boulan, Sorzokon, port où l’on construit les gros vaisseaux de roi, et la baie d’Albay, qui est hors du détroit, et proche de laquelle est un volcan très-haut, qu’on aperçoit de fort loin en venant de la Nouvelle-Espagne. La montagne du volcan a quelques sources d’eau chaude, une entre autres dont l’eau change en pierre le bois, les os, les feuilles, et l’étoffe même qu’on y jette. Carreri raconte qu’on présenta au gouverneur des Philippines, don François Tellon , une écrevisse dont la moitié seulement était pétrifiée, parce que, dans la vue de rendre ce phénomène plus sensible, on avait pris soin qu’elle ne le fut pas entièrement. Dans un village nommé Troui, à deux lieues du pied de la montagne, on trouve une grande source d’eau tiède qui a la même propriété, surtout pour les bois de Malaye, de Binannio et de Naga.

De la province de Camarines on entre dans celle de Parécala, qui a de riches mines d’or et d’autres métaux, surtout d’excellentes pierres d’aimant. On y compte environ sept mille Indiens, qui paient tribut à l’Espagne. Le terroir en est plat et fertile. Il produit particulièrement des cacaotiers et des palmiers dont on tire beaucoup d’huile et de vin. Après trois jours de chemin, le long de la côte on trouve la baie de Mauban dans le pli du bras ; au dehors de cette baie est le port de Lampon.

Depuis Lampon jusqu’au cap d’El-Engano, la côte n’a pour habitans que des barbares. C’est là que commence la province et la juridiction de Cagayan : elle s’étend l’espace de quatre-vingts lieues en longueur, et de quarante en largeur ; sa capitale est la Nouvelle-Ségovie, fondée par le gouverneur don Consalve de Ronquille, avec une église cathédrale, dont le premier évêque fut Michel de Bénavidès, en 1598. La ville est située sur le bord d’une rivière du même nom, qui vient des montagnes de Santor, dans Pampagna, et qui traverse presque toute la province. C’est la résidence d’un alcade-major avec une garnison. On y a construit un fort en pierre, soutenu par d’autres ouvrages pour se défendre des montagnards. Les paroisses de cette province ont été confiées aux dominicains. Les Cagayans tributaires sont au nombre d’environ neuf mille. Toute la province est fertile, et ses habitans, dont on vante la vigueur, se partagent entre l’agriculture et la milice, tandis que leurs femmes font divers ouvrages de coton. Les montagnes y fournissent une si grande quantité de cire, qu’étant à très-vil prix, les pauvres s’en servent au lieu d’huile à brûler. On trouve dans le même lieu quantité de bois estimés, tels que le brésil et l’ébène.

La province d’Iloccos, qui confine à celle de Cagayan, passe pour une des plus peuplées et des plus riches de toutes ces îles : elle a quarante lieues de côtes, et sa situation est sur les bords de la rivière de Bigan. Guido de Laccazaris, gouverneur espagnol, y fonda en 1574 une ville qu’il nomma Fernandine. Cette province ne s’étend pas à plus de huit lieues dans les terres, parce qu’on trouve à cette distance des montagnes et des forêts habitées par les Igolottes, nation guerrière et de haute stature, et par des noirs qui n’ont pas encore été subjugués. Une armée espagnole, qui attaqua les Igolottes en 1623, connut l’étendue de ces montagnes dans une marche de vingt-une lieues, qu’elle n’y put faire qu’en sept jours : elle passa continuellement sous des muscadiers sauvages et sous des pins. Ce ne fut qu’au sommet des montagnes qu’elle trouva les principales habitations des Igolottes. Ces lieux sauvages leur fournissent de l’or, qu’ils échangent avec les tributaires d’Iloccos et de Pangasinan pour du tabac, du riz et d’autres commodités.

On passe ensuite dans la province de Pangasinan, dont la côte a quarante lieues de longueur, et la même largeur à peu près que celle d’Iloccos. Ses montagnes produisent beaucoup d’une espèce de bois que les Indiens nomment siboucao, renommé pour teindre en rouge et en bleu. Tout le fond de cette province est habité par des sauvages qui vont errans dans les forêts et les montagnes, aussi nus, aussi féroces que les animaux de ces mêmes lieux. Ils sèment néanmoins quelques grains dans leurs vallées, et le reste de leur travail consiste à ramasser dans le lit des rivières de petits morceaux d’or qu’ils donnent, pour ce qui leur manque, aux Indiens tributaires.

La province de Pampangan, qui fait la séparation du diocèse de la Nouvelle-Ségovie et de l’archevêché de Manille, suit celle de Pangasinan. Cette province, qui a beaucoup d’étendue, est d’une extrême importance pour les Espagnols, par l’utilité qu’ils en tirent continuellement pour la conservation de l’île. Les habitans, qu’ils ont pris soin d’accoutumer à leurs usages, servent non-seulement à les défendre, mais à les seconder dans toutes leurs entreprises. D’ailleurs son terroir est très-fertile, surtout en riz ; et Manille en tire ses provisions. Elle fournit aussi du bois pour les vaisseaux, avec d’autant plus de facilité, que les forêts sont sur la baie et peu éloignées du port de Cavite : on y compte huit mille Indiens conquis qui paient le tribut en riz. Ses montagnes sont habitées par les Zambales, peuple féroce, et par des noirs aux cheveux crépus, qui sont continuellement aux mains pour défendre les limites de leurs juridictions sauvages, et s’interdire mutuellement l’accès des bois dont ils s’attribuent la propriété.

Bahi est une autre province à l’orient de Bahia, qui n’est pas moins importante aux Espagnols pour la construction des vaisseaux : on recueille autour du lac de son nom et des villages voisins les meilleurs fruits de l’île, surtout de l’arec, que les habitans nomment bonga, et du bétel, qu’ils appellent bouys. Le bétel de Manille l’emporte sur celui du reste des Indes ; aussi les Espagnols mêmes en mâchent-ils du matin au soir. Les habitans tributaires de cette province, qui sont au nombre d’environ six mille, sont employés sans cesse à couper ou scier du bois pour le port de Cavite ; le roi leur donne pour ce travail une piastre par mois, et leur provision de riz.

Entre Pampangan et Tondo on trouve une petite province nommée Boulacan, qui abonde en riz et en vin de palmier ; elle est habitée par les Tagales, dont on ne compte que trois mille qui paient le tribut.

Enfin l’on met au nombre des provinces de Luçon ou Manille plusieurs îles voisines de l’embouchure du canal, telles que Catandonanes, Masbate et Bouras.

La ville de Manille est dans une position qui la fait jouir d’un équinoxe presque continuel. Pendant toute l’année, la longueur des jours et celle des nuits ne diffèrent pas d’une heure ; mais les chaleurs sont excessives. Elle est située sur une pointe de terre que la rivière forme en se joignant à la mer ; son circuit est d’environ deux milles, et sa longueur d’un tiers, dans une forme si peu régulière, qu’elle est fort étroite aux deux bouts et large au milieu. On y compte six portes, celles de Saint-Dominique, de Pariau, de Sainte-Lucie, la Royale, et une poterne.

Ses maisons, quoique de simple charpente, depuis le premier étage jusqu’au sommet, tirent assez d’agrément de leurs belles galeries. Les rues sont larges, mais on y voit quantité d’édifices ruinés par les tremblemens de terre, et peu d’empressement pour les rebâtir. C’est la même raison qui fait que la plupart des maisons sont de bois. On comptait à la fin du dernier siècle trois mille habitans dans Manille, mais nés presque tous de tant d’unions différentes, qu’il a fallu des noms bizarres pour les distinguer. On y donne le nom de créole à celui qui est né d’un Espagnol et d’une Américaine, ou d’un Américain et d’une femme espagnole ; le métis vient d’un Espagnol et d’une Indienne ; le castis, ou le terceron, d’un métis et d’une métisse ; le quarteron, d’un noir et d’une Espagnole ; le mulâtre, d’une femme noire et d’un blanc ; le grifo, d’une noire et d’un mulâtre ; le sambo, d’une mulâtre et d’un Indien ; et le cabra, d’une Indienne et d’un sambo.

Les femmes de qualité, dans Manille, sont vêtues à l’espagnole ; mais celles du commun n’ont pour tout habillement que deux pièces de toile des Indes : le saras, qu’elles s’attachent de la ceinture en bas pour servir de jupe ; et le chinina, qui leur sert de manteau. Dans un pays si chaud, elles n’ont besoin ni de bas ni de souliers. Les Espagnols de la ville sont habillés à la manière d’Espagne ; mais ils ont pris l’usage des hautes sandales de bois, dans la crainte des pluies. Ceux dont la condition est aisée font porter par un domestique un large parasol pour le garantir des ardeurs du soleil. Les femmes se servent de belles chaises ou d’un hamac, qui n’est, comme ailleurs, qu’une espèce de filet soutenu par une longue barre de bois et porté par deux hommes, dans lequel on est fort à l’aise.

Quoique la ville soit également petite par l’enceinte de ses murs et par le nombre de ses habitans, elle devient très-grande si l’on y comprend ses faubourgs. À cent pas de la porte de Parian, on en trouve une du même nom, qui est le quartier des marchands chinois ; on les appelle sangleys : cette habitation a plusieurs rues, toutes bordées de boutiques remplies d’étoffes de soie, de belles porcelaines et d’autres marchandises. On y trouve toutes sortes d’artisans et de métiers. Les Espagnols dédaignant de vendre et d’acheter, tout leur bien est entre les mains des sangleys, auxquels ils abandonnent le soin de le faire valoir : on en compte près de trois mille dans Parian, sans y comprendre ceux des autres parties de l’île qui sont en même nombre. Ils étaient autrefois environ quarante mille ; mais la plupart périrent dans diverses séditions qu’ils avaient eux-mêmes excitées, et qui attirèrent d’Espagne une défense à tous les autres de demeurer dans l’île. Cet ordre est mal observé ; il en arrive tous les ans quelques-uns dans quarante ou cinquante chiampans, qui apportent à Manille quantité de marchandises sur lesquelles ils font beaucoup plus de profit qu’ils n’en peuvent espérer à la Chine ; ils demeurent cachés quelque temps pour éluder la loi ; ensuite l’habitude de les voir et l’intérêt même des Espagnols font fermer les yeux sur leur hardiesse.

Les sangleys de Parian sont gouvernés par un alcade ou un prévôt, auquel ils paient une somme considérable. Ils ne sont pas moins libéraux pour l’avocat fiscal, qui est leur protecteur déclaré ; pour l’intendant et les autres officiers, sans parler des impôts et des tributs qu’ils paient au roi. Pour la seule permission de jouer, au commencement de la nouvelle année, ils donnent au roi dix mille piastres. On ne leur laisse néanmoins cette liberté que très-peu de jours, pour ne pas les exposer à perdre le bien d’autrui. D’ailleurs ils sont contenus rigoureusement dans le devoir : on ne leur permet pas de passer la nuit dans les maisons des chrétiens, et leurs boutiques ne doivent jamais demeurer sans lumière.

Il y a dans l’île un grand nombre de maisons religieuses, comme dans toutes les possessions espagnoles. Les jésuites y avaient un couvent magnifique.

Le lac de Manille, qui donne son nom à la rivière et à la baie, est fort long, mais fort étroit ; son circuit est d’environ quatre-vingt-dix milles. En allant de Manille au lac de Bahi, qui en est à dix-huit milles dans les terres, on rencontre quelques belles fermes et plusieurs couvens. Un autre lac petit, mais profond, qui se trouve sur une montagne à peu de distance du grand est rempli d’eau saumache, tandis que celle du grand lac est fort douce ; ce qu’on attribue aux minéraux qui peuvent être dessous. Les arbres dont il est environné sont chargés d’une infinité de grandes chauves-souris, qui pendent attachées les unes aux autres et qui prennent leur vol à l’entrée de la nuit pour chercher leur nourriture dans des bois fort éloignés ; elles volent quelquefois en si grand nombre et si serrées, qu’elles obscurcissent l’air de leurs grandes ailes, qui ont quelquefois six palmes d’étendue ; elles savent discerner dans l’épaisseur des bois les arbres dont les fruits sont mûrs. Elles les dévorent pendant toute la nuit, avec un bruit qui se fait entendre de deux milles, et vers le jour elles retournent à leurs retraites. Les Indiens, qui voient manger leurs meilleurs fruits par ces animaux, leur font la guerre, non-seulement pour s’en venger, mais pour se nourrir de leur chair, à laquelle ils prétendent trouver le goût du lapin : un coup de flèche en abat infailliblement plusieurs.

Dans un des couvens qu’on rencontre sur cette route on admire une source dont l’eau est si chaude, qu’on n’y saurait mettre la main ; et que, si l’on y met une poule, on lui voit tomber non-seulement les plumes, mais la chair même de dessus les os. Elle fait mourir un crocodile qui en approche, et tomber ses plus dures écailles. La fumée qu’elle exhale ressemble à celle d’une fournaise ardente. Cette source, qui est dans une montagne voisine du couvent, forme un grand ruisseau qui vient la traverser et qui communique encore une chaleur extraordinaire aux lieux dans lesquels on le retient. L’eau en est excellente à boire lorsqu’elle est refroidie. Une demi-lieue plus loin on voit, avec la même admiration, une petite rivière qui sort aussi de la même montagne, et dont les eaux sont excessivement froides, mais sur le bord de laquelle on ne peut creuser tant soit peu de sable sans en faire sortir une eau fort chaude.

Les deux grandes îles de Manille et de Mindanao ont entre celles de Leyte et de Samar, dont la première est la plus proche de Manille. La seconde est nommée Samar du côté des îles, et Ibabao du côté de la grande mer.

Il arrive souvent que la tempête jette des barques inconnues sur la côte de Samar. Vers la fin du dernier siècle, on y vit arriver des sauvages qui firent entendre que les îles d’où ils étaient partis n’étaient pas fort éloignées ; qu’une de ces îles n’était habitée que par des femmes, et que les hommes des îles voisines, leur rendant visite dans des temps réglés, en remportaient les enfans mâles. Les Espagnols, sans la connaître mieux, l’ont nommé l’île des Amazones. On apprit des mêmes sauvages que la mer apportait sur leurs côtes une si grande quantité d’ambre gris, qu’ils s’en servaient comme de poix pour leurs barques ; récit fort vraisemblable, puisque les tempêtes en jettent beaucoup aussi sur la côte de Samar. Plusieurs jésuites des Philippines se persuadèrent que ces îles, qui ne sont pas encore découvertes, étaient celles de Salomon que les Espagnols cherchent depuis si long-temps, et qu’on croit également riches en or et en ambre.

Le tour de l’île de Leyte est d’environ quatre-vingt-dix ou cent lieues ; elle est très-peuplée du côté de l’est, c’est-à-dire depuis le détroit de Panamao jusqu'à celui de Panahan ; et les plaines y sont si fertiles, qu’elles rendent deux cents pour un. De hautes montagnes qui la divisent en deux parties causent tant de différence dans l’air, que l’hiver règne d’un côté pendant que l’autre jouit de tous les agrémens de la plus belle saison. Une moitié de l’île fait la moisson, et l’autre sème ; ce qui procure chaque année deux abondantes récoltes aux insulaires. D’ailleurs les montagnes sont remplies de cerfs, de vaches, de sangliers et de poules sauvages. La pierre jaune et bleue s’y trouve en abondance. Les légumes, les racines et les cocos y croissent sans aucun soin. Le bois de construction, pour les édifices et les vaisseaux, n’y est pas moins commun ; et la mer, aussi favorable que la terre aux heureux habitans de l’île, leur fournit quantité d’excellent poisson. On compte neuf mille personnes qui paient le tribut en cire, en riz et en toiles. On vante aussi la douceur de leur naturel et deux de leurs usages : l’un d’exercer entre eux la plus parfaite hospitalité lorsqu’ils voyagent ; l’autre, de ne jamais changer le prix des vivres, dans l’excès même de la disette. Enfin l’on ajoute à tant d’avantages, que l’air est plus frais à Leyte et à Samar que dans l’île de Manille.

Quoiqu’on ait à peine subjugué la douzième partie des Philippines, le nombre des sujets de la couronne d’Espagne, Espagnols ou Indiens, monte à deux cent cinquante mille âmes. Les Indiens mariés paient dix piastres de tribut, et tous les autres cinq, depuis l’âge de dix-huit ans jusqu’à cinquante. De ce nombre, le roi n’a que cent mille tributaires, le reste dépend des seigneurs ; et les revenus royaux ne montent pas à plus de quatre cent mille piastres, qui ne suffisent pas pour l’entretien des quatre mille soldats répandus dans les îles, et pour les gages excessifs des ministres ; aussi la cour est-elle obligée d’y en joindre deux cent cinquante mille qu’elle envoie de la Nouvelle-Espagne.

On compte Mindanao et Solou entre les Philippines, quoique la première soit à deux cents lieues de Manille au sud-est. Sa situation est depuis le 6e. degré jusqu’au 10e. 30 minutes, entre les caps de Saint-Augustin, de Suliago et de Samboengan. Elle forme aussi comme un triangle, dont ces trois caps font les pointes.

Outre les productions communes aux autres îles, Mindanao a le durion, fruit estimé sur toute la côte des Indes, dans lequel on trouve trois ou quatre amandes couvertes d’une substance molle et blanchâtre, avec un noyau semblable à celui des prunes, qui se mange rôti comme les marrons. Il a la même qualité que les autres fruits de l’Orient, c’est-à-dire qu’il faut le cueillir pour le faire parvenir à sa maturité. On en trouve beaucoup depuis Dapitan jusqu’à Samboengan, dans une étendue de soixante lieues, particulièrement dans les cantons élevés, mais surtout dans les îles de Solou et de Basilan. On assure que l’arbre est vingt ans à donner ses premiers fruits. La cannelle est une autre production propre à l’île de Mindanao : l’arbre dont elle est l’écorce y croît sans culture sur les montagnes, et n’a pas d’autre maître que celui qui s’en saisit le premier. De là vient apparemment que, dans la crainte d’être prévenu par son voisin, chacun se hâte d’enlever l’écorce avant qu’elle soit mûre ; et quoiqu’elle soit d’abord aussi piquante que celle de Ceylan, elle perd en moins de deux ans son goût et sa vertu.

Les habitans de l’île y trouvent de fort bon or, en creusant assez loin dans la terre. Ils en trouvent dans les rivières, en y faisant des fosses avant l’arrivée du flot. Les volcans leur donnent beaucoup de soufre, surtout de celui de Sanxile, qui est dans le voisinage de Mindanao. Il s’y éleva en 1640 une haute montagne qui vomit tant de cendres, que cette éruption fit craindre la ruine entière de l’île.

On pêche de grosses perles dans les îles voisines. Le père de Combes, jésuite, qui a publié l’histoire de Mindanao, raconte que dans un endroit très-profond on en connaît une qui est de la grosseur d’un œuf, et qu’on a tenté inutilement de la trouver. Avec toutes les autres espèces d’oiseaux qui sont dans les autres îles, Mindanao produit le charpentier, auquel on attribue la propriété de trouver une herbe qui rompt le fer. On y voit une prodigieuse quantité de sangliers, de chèvres et de lapins ; mais surtout des singes très-lascifs, qui ne permettent pas aux femmes de s’éloigner de leurs maisons.

Les insulaires sont divisés en quatre nations principales, les Mindanaos, les Caragos, les Loutaos, et les Soubanos. On vante les Caragos pour leur bravoure. Les Mindanaos sont renommés pour leur perfidie. Les Loutaos, nation établie depuis peu dans les trois îles de Mindanao, de Solou et de Basilan, vivent dans des maisons bâties sur des pieux au bord des rivières, et leur nom signifie nageur. Ces peuples aiment si peu la terre, que, ne s’embarrassant jamais du soin de semer, ils ne vivent que de leur pêche. Cependant ils entendent fort bien le commerce ; et la liaison qu’ils entretiennent avec les habitans de Bornéo les engage à porter le turban comme eux. Les Soubanos, dont le nom signifie habitant des rivières, sont regardés des autres avec mépris. Ils passent pour les vassaux de Loutaos. Leur usage est de bâtir leurs maisons sur des pieux si hauts, qu’on n’atteindrait pas avec une pique à cette espèce de nid. Ils s’y retirent la nuit à l’aide d’une perche qui leur sert d’échelle. Les Dapitans, qui font aussi comme une nation séparée, surpassent toutes les autres par le courage et la prudence. Ils ont puissamment assisté les Espagnols dans la conquête des îles voisines.

L’intérieur du pays est habité par des montagnards qui ne descendent jamais sur les côtes. On y trouve aussi quelques noirs. Tous ces insulaires sont idolâtres ou mahométans ; plusieurs n’ont aucune religion. Leurs maisons de bois sont couvertes de joncs. La terre leur sert de siéges, les feuilles d’arbre de plats, les cannes de vases, et les cocos de tasses.

Les usages des nations qui habitent les montagnes sont beaucoup plus barbares que ceux des mahométans. Un père qui rachète son fils de l’esclavage en fait son propre esclave ; et les enfans exercent la même rigueur à l’égard de leur père. Le moindre bienfait donne droit parmi eux sur la liberté d’autrui ; et pour le crime d’un seul ils réduisent toute une famille à l’esclavage. Ils ne connaissent point l’humanité pour les étrangers. Ils ont le vol en horreur, mais l’adultère leur paraît une faute légère qui s’expie par quelque amende. Ils punissent l’inceste au premier degré, en mettant le coupable dans un sac et le jetant au fond des flots. Jamais une nation ne s’arme contre une autre ; mais les particuliers qui ont à venger quelque injure s’efforcent par toutes sortes de voies d’ôter la vie à ceux dont ils se croient offensés, sans autres lois dans leurs querelles que le pouvoir ou la force des adversaires. Le plus faible a recours aux présens pour arrêter les poursuites. Celui qui se propose de commettre un meurtre commence par amasser une somme d’argent pour se mettre à couvert de la vengeance, s’il redoute les parens de l’ennemi dont il veut se défaire. Après cette expédition, il est mis au rang des braves, avec le droit de porter un turban rouge. Cette cruelle distinction, qui est établie parmi les Soubanos, a plus d’éclat encore dans la nation des Caragos , où, pour obtenir l’honneur de porter la marque des braves, c’est-à-dire le baxacho, turban de diverses couleurs, il faut avoir tué sept hommes.

Les deux rois maures de Mindanao administrent la justice par le moyen d’un gouverneur qui porte le nom de zarabandal ou sabandar : cette charge est la première dignité dans les deux cours. On y distingue les degrés de noblesse. Touam est le titre des grands ; orancaie est celui des personnes riches qui sont seigneurs d’un certain nombre de vassaux. Les princes du sang royal se nomment cacites. En général, les simples sujets ont beaucoup à souffrir de l’oppression des grands, parce que l’autorité souveraine est trop faible pour réprimer cette tyrannie.

On vante la magnificence et la piété des mahométans de l’île aux funérailles des morts. Leur pauvreté ne les empêche pas d’employer tout ce qu’ils possèdent pour vêtir d’habits neufs le parent ou l’ami qu’ils ont perdu, et pour le couvrir des plus riches toiles. Ils plantent autour du sépulcre des arbres et des fleurs. Ils brûlent des parfums ; et s’il est question d’un prince, ils enferment son tombeau dans un beau pavillon, avec quatre étendards blancs aux côtés. Anciennement ils tuaient un grand nombre d’esclaves pour servir de cortége au mort ; mais leur usage le plus singulier est celui qui les oblige à faire leur cercueil pendant leur vie, et à le tenir en vue dans leurs maisons, pour ne jamais oublier que la condition humaine les destine à la mort.

Ceux qui les croient venus originairement de Bornéo en apportent pour preuve un autre usage qui leur est commun avec les habitans de cette île : c’est celui de la sarbacane. Ils lancent, par la seule force du souffle, de petites flèches empoisonnées, qui causent infailliblement la mort, si le remède n’est pas appliqué sur-le-champ : l’expérience a fait reconnaître que l’excrément humain est le plus sûr.

À trente lieues de l’île vers le sud-est, on rencontre celle de Solou, qui est gouvernée par un roi particulier, et que la multitude des navires maures, qui ne cessent pas d’y aborder, fait nommer justement la foire de toutes les îles voisines. C’est la seule des Philippines qui offre des éléphans. Les insulaires n’ayant pas l’usage d’apprivoiser ces animaux comme dans la plus grande partie des Indes, ils s’y sont extrêmement multipliés. On y trouve des chèvres dont la peau n’est pas moins mouchetée que celle des tigres. La salaugane, espèce d’hirondelle si renommée aux Indes par l’usage qu'on fait de ses nids pour la bonne chère, est le plus curieux des oiseaux de Solou. Entre les fruits on compte beaucoup de poivre, que les habitans recueillent vert ; des durions en abondance, et l’espèce de pomme que les Espagnols ont nommée le fruit du roi, parce qu’elle ne se trouve que dans son jardin. Sa grosseur est celle d’une pomme commune, et sa couleur un assez beau pourpre. Ses pépins blancs, de la grosseur d’une gousse d’ail, sont couvert d'une écorce aussi épaisse que la semelle d’un soulier, et le goût en est très-agréable. On vante dans cette île une herbe nommée ubosbamban, dont la vertu est d’exciter l’appétit. Les perles qui se pêchent sur les côtes sont distinguées par leur beauté. C’est une méthode singulière des plongeurs de Solou, avant de s’enfoncer dans l’eau, de se frotter les yeux avec le sang d’un coq blanc. La mer jette beaucoup d’ambre gris sur le rivage, principalement depuis mai jusqu’en septembre, temps pendant lequel on n’y connaît pas les vents du sud et du sud-ouest.

Les Espagnols possèdent le fort d’Illigan dans la province de Dapitan, qu’ils continuent de faire garder avec soin, quoique les habitans de cette province ne se soient jamais relâchés de la fidélité qu’ils ont promise à l’Espagne. On sait qu’une crainte puérile avait eu beaucoup de part à leur soumission. En voyant les Espagnols l’épée au côté manger du biscuit et fumer du tabac, ils les avaient pris pour des monstres redoutables qui avaient une queue, qui mangeaient des pierres et qui vomissaient de la fumée. Les Espagnols ont des relations à Solou, mais point d’établissement.

L’administration ecclésiastique est entre les mains de l’archevêque de Manille, qui est nommé par le roi. Outre l’archevêque et ses trois suffragans, qui sont les évêques de Zébu, de Camarines et de Cagayan, il y a toujours à Manille un évêque titulaire ou un coadjuteur, que les Espagnols nomment évêque à l’anneau. Il prend le gouvernement de la première église vacante, afin que tous les devoirs soient remplis sans interruption. On n’a pu trouver de meilleur expédient pour conserver au roi le droit de nomination, et pour assurer le repos des fidèles, qui seraient six ans sans pasteur, s’il fallait attendre celui qui leur vient de Madrid. Le commissaire de l’inquisition est nommé par le tribunal du Mexique.

L’administration civile et militaire a pour chef un gouverneur qui joint à ce titre celui de capitaine général. Son office dure huit ans. Il est président du tribunal suprême, qui est composé de quatre auditeurs ou juges, et d’un procureur fiscal.

Les voyageurs observent que, si les îles Philippines étaient moins éloignées de l’Espagne, il n’y aurait pas un seigneur dans cette cour qui ne briguât un gouvernement où le gain est immense, la justice fort étendue, l’autorité sans bornes, les commodités en abondance, les prérogatives plus flatteuses, et les honneurs plus distingués que dans la vice-royauté des Indes. Outre le gouvernement civil et l’administration de la justice avec le conseil, le gouverneur donne tous les emplois militaires, nomme vingt-deux alcades qui gouvernent autant de provinces, dispose du gouvernement des îles Marianes, lorsqu’il vaque par la mort, jusqu’à ce que le gouvernement y ait pourvu. Il disposait aussi de ceux de Formose et de Ternate, tandis que ces îles appartenaient à l’Espagne. Il distribue des seigneuries sur les villages indiens aux soldats espagnols qu’il juge dignes de cette récompense. Ces fiefs se donnent ordinairement pour deux vies, c’est-à-dire avec droit de succession pour la femme et les enfans ; après quoi la terre revient au domaine royal. Les seigneurs reçoivent la plupart des droits qui seraient payés au roi, surtout le tribut de dix piastres pour chaque marié, et de cinq pour les autres ; mais ils sont obligés aussi de fournir pour l’entretien de la milice deux piastres de chaque tribut, et quatre cavans[1] de riz à chaque soldat de leur district. Outre les dix piastres, le roi tire dans les terres de son domaine deux cavans de riz par tête.

Le gouverneur des Philippines nomme à tous les canonicats vacans de l’église archiépiscopale, et n’est obligé qu’à le faire savoir au roi, qui confirme sa nomination. Pour remplir les paroisses séculières et les bénéfices royaux, l’archevêque nomme trois sujets, entre lesquels le gouverneur en choisit un. Les paroisses des réguliers sont pourvues par le supérieur provincial de l’ordre, dont le choix n’a pas besoin de confirmation ; mais un religieux n’a droit d’entendre que les confessions des Indiens sans la permission des évêques. Enfin le gouverneur nomme le général du galion qui va tous les ans à la Nouvelle-Espagne ; emploi qui rapporte plus de cinquante mille écus. Il nomme les commandans des places de guerre, et plus de capitaines et d’officiers qu’il n’y en a dans toute l’Espagne, parce qu’il a le pouvoir de distribuer aux Indiens des commissions de colonels, de majors et de capitaines, pour les attacher à la nation espagnole par des distinctions qui les exemptent de la moitié du tribut.

Mais cette grandeur et cette étendue d’autorité ont leur contre-poids dans la recherche que les habitans des Philippines font de la conduite d’un gouverneur après son administration. Le droit de plainte est accordé à tout le monde, et se publie dans chaque province. Ce droit dure soixante jours, pendant lesquels l’oreille du juge est ouverte. C’est ordinairement le gouverneur qui succède. Il apporte une commission expresse du roi et du conseil des Indes. Cependant la course réserve le jugement d’un certain nombre de chefs que le juge envoie en Espagne après avoir reçu les informations : mais il prononce sur les cas qui ne sont pas réservés. Les auditeurs qui sont chargés de l’administration après la mort d’un gouverneur, ou qui passent à quelque poste dans un autre pays, sont soumis à la même recherche, avec cette différence qu’ils peuvent partir en laissant un procureur qui répond pour eux. On assure que depuis la conquête on ne compte que deux gouverneurs qui soient revenus de l’Espagne, et que les autres sont morts, ou de chagrin, ou de la fatigue du voyage. La recherche des crimes vaut toujours cent mille écus à celui qui succède ; et le prédécesseur est obligé de tenir cette somme prête pour se délivrer des embarras dont il est menacé.

La chaleur et l’humidité sont les deux qualités générales de toutes ces îles. L’humidité vient du grand nombre de rivières, de lacs, d’étangs et de pluies abondantes qui tombent pendant la plus grande partie de l’année. On observe, comme une propriété particulière aux Philippines, que les orages y commencent par la pluie et les éclairs, et que le tonnerre ne s’y fait entendre qu’après la pluie. Pendant les mois de juin, de juillet, d’août et une partie de septembre, on y voit régner les vents du sud et de l’ouest. Ils amènent de si grandes, pluies, et des tempêtes si violentes, que, toutes les campagnes se trouvant inondées, on n’a point d’autre ressource que de petites barques pour la communication. Depuis octobre jusqu’au milieu de décembre, c’est le vent du nord qui règne, pour faire place ensuite, jusqu’au mois de mai, à ceux d’est et d’est-sud-est. Ainsi les mers des Philippines ont deux moussons comme les autres mers des Indes : l’une sèche et belle, que les Espagnols nomment la brise ; l’autre humide et orageuse, qu’ils appellent vandaral.

On remarque encore que, dans ce climat, les Européens ne sont pas sujets à la vermine, quelque sales que soient leurs habits et leurs chemises, tandis que les Indiens en sont couverts. La neige n’y est pas plus connue que la glace ; aussi n’y boit-on jamais de liqueur froide, à moins que, sans aucun égard pour sa santé, on ne se serve de salpêtre pour rafraîchir l’eau. L’avantage d’un continuel équinoxe fait qu’on ne change jamais l’heure des repas ni celle des affaires ; on ne prend point d’habits différens, et l’on n’en porte de drap que pour se garantir de la pluie. Ce mélange de chaleur et d’humidité ne rend pas l’air fort sain. Il retarde la digestion ; il incommode les jeunes Européens plus que les vieillards ; mais aussi les alimens y sont légers. Le pain ordinaire, n’étant que de riz, a moins de substance que celui de l’Europe. Les palmiers, qui croissent en abondance dans une terre humide, fournissent l’huile, le vinaigre et le vin. Comme on a le choix de toutes sortes de viandes, les personnes riches se nourrissent de gibier le matin, et de poisson le soir. Les pauvres ne mangent guère que du poisson mal cuit, et gardent la viande pour les jours de fêtes. Une autre cause de la mauvaise qualité de l’air est la rosée, qui tombe dans les jours les plus sereins. Elle est si abondante, qu’en secouant un arbre, on en voit tomber une sorte de pluie. Cependant elle n’incommode point les habitans naturels du pays, qui vivent quatre-vingts et cent ans ; mais la plupart des Européens s’en trouvent fort mal. On ne dort et l’on ne mange point à Manille sans être humide de sueur ; mais elle est beaucoup moindre dans les lieux plus ouverts, parce que l’air y est plus agité ; aussi toutes les personnes riches ont des maisons de campagne où elles se retirent depuis le milieu de mars jusqu’à la fin de juin. Quoique la chaleur se fasse sentir avec plus de force dans le mois de mai qu’en aucun temps, on ne laisse pas alors de voir souvent pendant la nuit des pluies épouvantables accompagnées de tonnerre et d’éclairs.

On a déjà fait observer que Manille est particulièrement sujette à d’effroyables tremblemens de terre, surtout dans la plus belle saison. Elle en ressentit un si violent au mois de septembre de l’année 1627, qu’une des montagnes qui se nomment Carvallos, dans la province de Cagayan, en fut aplatie. En 1645, le tiers de la capitale fut ruiné par le même accident, et trois cents personnes furent ensevelies sous les ruines de leurs maisons. Les vieux Indiens assuraient que ces malheurs avaient été plus fréquens, et que de là était verni l’usage de ne bâtir qu’en bois. Les Espagnols ont suivi cet exemple, du moins pour les étages au-dessus du premier. Leurs alarmes sont continuelles à la vue d’un grand nombre de volcans qui vomissent des flammes autour d’eux, remplissent de cendres tous les lieux voisins, et envoient des pierres fort loin avec un bruit semblable à celui du canon. D’un autre côté, tous les voyageurs nous représentent le terroir comme un des plus agréables et des plus fertiles du monde connu. En toute saison, l’herbe croît, les arbres fleurissent ; et dans les montagnes comme dans les jardins, les fruits accompagnent toujours les fleurs. On voit rarement tomber les vieilles feuilles avant que les nouvelles soient venues. De là vient que les habitans des montagnes n’ont pas de demeure fixe, et suivent l’ombre des arbres, qui leur offre tout à la fois une retraite agréable et des alimens. Lorsqu’ils ont mangé tous les fruits d’une campagne ou d’un bois, ils passent dans un autre lieu. Les orangers, les citronniers, et tous les arbres connus en Europe donnent régulièrement du fruit deux fois l’année ; et si l’on plante un rejeton, il en porte l’année suivante. Villalobos, Dampier et Carreri s’accordent à déclarer qu’ils n’ont jamais vu de campagnes si couvertes de verdure, ni de bois si remplis d’arbres vieux et épais, ni d’arbres qui fournissent plus de secours et de commodités pour la subsistance des hommes.

Ajoutons avec les mêmes écrivains que, Manille se trouvant placée entre les plus riches royaumes de l’orient et de l’occident, cette situation en fait un des lieux du monde où le commerce est le plus florissant. Les Espagnols venant par l’occident, et d’autres nations de l’Europe et des Indes par l’orient, les Philippines peuvent être regardées comme un centre où toutes les richesses du monde aboutissent, et d’où elles reprennent de nouvelles routes. On y trouve l’argent du Pérou et de la Nouvelle-Espagne, les diamans de Golconde, les topazes, les saphirs et la cannelle de Ceylan, le poivre de Java, le girofle et les noix muscades des Moluques, les rubis et le camphre de Bornéo, les perles et les tapis de Perse : le benjoin et l’ivoire de Camboge, le musc de Lenquios, les toiles de coton et les étoffes de soie de Bengale, les étoffes, la porcelaine et toutes les raretés de la Chine. Lorsque le commerce était ouvert avec le Japon, Manille en recevait tous les ans deux ou trois vaisseaux qui laissaient de l’argent le plus fin, de l’ambre, des étoffes de soie et des cabinets d’un admirable vernis, en échange pour du cuir, de la cire et des fruits du pays. Pour faire juger en un mot de tous les avantages de Manille, il suffit d’ajouter qu’un vaisseau qui en part pour Acapulco, revient chargé d’argent avec un gain de quatre pour un.

La fécondité d’un climat se faisant observer jusque dans la propagation des animaux, on voit naître dans les campagnes des Philippines une si grande quantité de buffles sauvages, qu’un bon chasseur en peut tuer vingt à coups de lance dans l’espace d’un jour. Les Espagnols ne les tuent que pour en prendre la peau, et les Indiens en mangent la chair. Le nombre des cerfs, des sangliers et des chèvres, est surprenant dans les forêts. On n’a pas manqué d’apporter à Manille et dans quelques autres îles des chevaux et des vaches de la Nouvelle-Espagne, qui n’ont pas cessé d’y multiplier ; mais l’excessive humidité, de la terre ne permet pas d’y élever des moutons.

On ne parle point des singes pour en faire admirer le nombre, quoiqu’il soit incroyable dans les montagnes ; mais ils y sont d’une grandeur monstrueuse, et d’une hardiesse qui les rend capables de se défendre contre des hommes. Lorsqu’ils ne trouvent plus de fruits dans leurs retraites, ils descendent sur le rivage de la mer pour s’y nourrir d’huîtres et de crabes. Entre plusieurs espèces d’huîtres, on en distingue une qu’on appelle taklo, et qui pèse plusieurs livres.

On voit dans ces îles une espèce de chats de la grandeur des lièvres, et de la couleur des renards, auxquels les insulaires donnent le nom taguans. Ils ont des ailes comme les chauves-souris, mais couvertes de poil, dont ils se servent pour sauter d’un arbre sur un autre à la distance de trente palmes. On trouve dans l’île de Leyte un animal qui n’est pas moins singulier, et qui se nomme mango. Sa grandeur est celle d’une souris ; il a la même queue, mais sa tête est deux fois plus grosse que son corps, avec de longs poils sur le museau. L’iguana se trouve aux Philippines comme en Amérique. Sa figure ressemble beaucoup à celle du crocodile ; mais il a la peau rougeâtre, parsemée de taches jaunes, la langue fendue en deux, les pieds ronds et doublés de corne. Quoiqu’il passe pour un animal terrestre, il traverse facilement les plus grandes rivières. Les Indiens et les Espagnols mangent sa chair, et lui trouvent le goût de celle des tortues.

L’humidité jointe au ferment continuel de la chaleur favorise dans toutes les îles la multiplication des serpens, qui sont d’une grandeur extraordinaire, entre autres l’ibitin, qui dévore les plus gros animaux tout entiers ; l’assagua ne fait la guerre qu’à la volaille ; l’olopang jette un venin fort dangereux. Les bobas, qui sont les plus grands, ont jusqu’à trente pieds de longueur.

De plusieurs oiseaux singuliers des îles, le plus admirable par ses propriétés est le tavon. C’est un oiseau de mer, noir et plus petit qu’une poule, mais qui a les pieds et le cou assez longs. Il fait ses œufs dans des terres sablonneuses. Leur grosseur est à peu près celle des œufs d’oie. Ce qu’il y a de surprenant, c’est qu’après que les petits sont éclos, on y trouve le jaune entier sans aucun blanc, et qu’alors ils ne sont pas moins bons à manger qu’auparavant : d’où l’on conclut qu’il n’est pas toujours vrai que la fécondité vienne du jaune des œufs. On rôtit les petits sans attendre qu’ils soient couverts de plume. Ils sont aussi bons que les meilleurs pigeons. Les Espagnols mangent souvent, dans le même plat, la chair des petits et le jaune de l’œuf. Mais ce qui suit est beaucoup plus remarquable. La femelle rassemble ses œufs jusqu’au nombre de quarante ou cinquante, dans une petite fosse qu’elle couvre de sable, et dont la chaleur de l’air fait une espèce de fourneau. Enfin, lorsqu’ils ont la force de secouer la coque et d’ouvrir le sable pour en sortir, elle se perche sur les arbres voisins ; elle fait plusieurs fois le tour du nid en criant de toute sa force ; et les petits, excités par le son, font alors tant de mouvemens et d’efforts, que, forçant tous les obstacles, ils trouvent le moyen de se rendre auprès d’elle. Les tavons font leurs nids aux mois de mars, d’avril et de mai, temps auquel, la mer étant plus tranquille, les vagues ne s’élèvent point assez pour leur nuire. Les matelots cherchent avidement ces nids le long du rivage. Lorsqu’ils trouvent la terre remuée, ils l’ouvrent avec un bâton, et prennent les œufs et les petits, qui sont également estimés.

On voit aux Philippines une sorte de tourterelles dont les plumes sont grises sur le dos et blanches sur l’estomac, au milieu duquel la nature a tracé une tache si rouge, qu’on la prendrait pour une plaie fraîche dont le sang paraît sortir.

Le xolin est un oiseau de la grosseur d’une grive, de couleur noire et cendrée, qui n’a sur la tête, au lieu de plumes, qu’une espèce de couronne ou de crête de chair. Le paloma-torcas est à peu près de la même grosseur ; son plumage est varié de gris, de vert, de rouge et de blanc, avec une tache fort rouge au milieu de l’estomac ; mais sa principale distinction consiste dans son bec et ses pates, qui sont aussi du plus beau rouge. La salangane est commune dans les îles de Calamianes, de Solou, et dans quelques autres ; sa grosseur est celle d’une hirondelle. Elle bâtit son nid sur les rochers qui touchent au bord de la mer, et l’attache au rocher même, à peu près comme l’hirondelle attache le sien aux murailles. L’herrero est un oiseau vert de la grosseur d’une poule, auquel la nature a donné un bec si dur, qu’il perce les troncs des plus grands arbres pour y faire son nid. Son nom, qui signifie forgeron, lui vient des Espagnols, pour exprimer le bruit de son travail, qui se fait entendre d’assez loin. On lui attribue la propriété de connaître une herbe qui rompt le fer. Un autre oiseau, nommé colocolo, a celle de nager sous l’eau avec autant de vitesse qu’il vole dans l’air. Ses plumes sont si serrées, qu’elles deviennent sèches aussitôt qu’il les a secouées hors de l’eau. Il est de couleur noire et plus petit que l’aigle ; mais son bec, qui n’a pas moins de deux palmes, est si dur et si fort, qu’il prend et qu’il enlève toutes sortes de poissons.

On trouve quantité de paons dans les îles de Calamianes. Au lieu de faisans et de perdrix, les montagnes y fournissent d’excellens coqs sauvages. Les cailles sont de la moitié plus petites que les nôtres ; elles ont le bec et les pieds rouges. Toutes les îles sont remplies d’une sorte d’oiseaux verts qui se nomment volanos, de plusieurs espèces de perroquets, et de cacatoës blancs, dont la tête est ornée d’une touffe de plumes. Les Espagnols avaient porté aux Philippines des dindons qui n’y ont pas multiplié. Ils y suppléent par une poule singulière, qui se nomme camboge, parce qu’elle vient de cette région, et qui a les pieds si courts, que ses ailes touchent la terre. Les coqs, au contraire, ont de longues jambes, et ne le cèdent en rien aux coqs d’Inde. On estime une autre sorte de poules qui ont la chair et les os noirs, mais d’excellent goût. Les grosses chauves-souris dont on a déjà parlé sont fort utiles à Mindanao, par la quantité de salpêtre qu’on y tire de leurs excrémens.

À l’égard des poissons, Pline n’en a nommé presque aucun qui ne se trouve dans ces mers : mais elles en ont d’extraordinaires, tels que le dougon, que les Espagnols ont nommé pesce-muger. Il ressemble au lamantin : il a le sexe et les mamelles d’une femme ; sa chair a le goût de celle du porc. Les poissons qu’on nomme épées ne sont différens des nôtres que par la longueur extraordinaire de leur corne, qui les rend fort dangereux pour les petites barques. Les crocodiles seraient les plus redoutables ennemis des insulaires par leur abondance et leur voracité, si la Providence n’y avait mis comme un double frein qui arrête leur multiplication et leurs ravages. Les femelles sont si fécondes, qu’elles font jusqu’à cinquante petits ; mais, lorsqu’ils doivent éclore de leurs œufs, qu’elles font à terre, elles se mettent dans l’endroit par lequel ils doivent passer, et, les avalant l’un après l’autre, elles ne laissent échapper que ceux à qui le hasard fait prendre un autre chemin. On n’a jamais ouvert un de ces monstres dans le ventre duquel on n’ait trouvé des os et des crânes d’hommes. Les Espagnols, comme les Indiens, mangent les petits crocodiles. On trouve quelquefois sous leurs mâchoires de petites vessies pleines d’un excellent musc. Les lacs des îles ont une autre espèce de lézards monstrueux, que les Indiens nomment bouhayas, et qui ne paraissent point différens de ceux que les Portugais ont nommés caïmans. Ils n’ont pas de langue, ce qui leur ôte non-seulement le pouvoir de faire du bruit, mais encore celui d’avaler dans l’eau : aussi ne dévorent-ils leur proie que sur le rivage. Ils seraient les plus redoutables de tous les monstres, s’ils n’avaient une extrême difficulté à se tourner. On croit, à tort, qu’ils ont quatre yeux, deux en haut et deux en bas, avec lesquels on prétend qu’ils aperçoivent dans l’eau toutes les espèces de poissons qui leur servent de proie, quoiqu’à terre ils aient la vue fort courte. On ajoute que le mâle ne peut sortir de l’eau, qu’à moitié, et que les femelles vont chercher seules de quoi vivre dans les campagnes voisines de leurs retraites. Carreri semble confirmer cette opinion lorsqu’il assure que les chasseurs ne tuent jamais que des femelles. Il donne pour préservatif éprouvé contre les surprises des bouhayas ou des caïmans le bonga ou nang kauvagan, fruit qui vient, dit-il, d’une sorte de canne, et dont l’odeur apparemment éloigne ces terribles animaux. Mais il affaiblit un peu la confiance qu’il demande pour ce fruit, en assurant qu’il a la même vertu contre les sortiléges.

Les mers de Mindanao et de Solou sont remplies de grandes baleines et de grands phoques. Il se trouve de si grandes huîtres dans ces îles, qu’on se sert de leurs écailles pour abreuver les buffles. Les Chinois en font de très-beaux ouvrages. On y distingue deux sortes de tortues : l’une dont la chair se mange et dont l’écaille est négligée ; l’autre, au contraire, dont on recherche beaucoup l’écaille, et dont on ne mange point la chair. Les raies y sont d’une grandeur extraordinaire. Leur peau, qui est fort épaisse, se vend aux Japonais pour en faire des fourreaux de cimeterre.

Passons aux fruits qui ne sont connus ou qui n’ont de propriétés remarquables que dans les îles Philippines. On en distingue deux, également estimés des Espagnols et des Indiens : ils croissent naturellement dans les bois. On a déjà vanté le premier, qui se nomme santor, et dont on fait d’excellentes confitures dans un pays où le quintal de sucre ne vaut pas un écu. Carreri en donne une exacte description. Il a la figure et même la couleur d’une pêche ; mais il est un peu plus plat ; son écorce est douce : en l’ouvrant on y trouve cinq pepins aigres et blancs. Il se confit également au sucre et au vinaigre ; et, pour troisième propriété, il donne un fort bon goût au potage. L’arbre ressemblerait parfaitement au noyer, s’il n’avait les feuilles plus larges. Elles ont une vertu médicinale, et le bois est excellent pour la sculpture.

L’autre fruit, qui se nomme mabol, est un peu plus gros que le premier, mais cotonneux et de la couleur de l’orange. L’arbre est de la hauteur d’un poirier, chargé de branches et de feuilles qui ressemblent à celles du laurier. Le bois, coupé dans sa saison, approche de la beauté de l’ébène.

On n’a pu faire croître aucun fruit de l’Europe à Manille et dans les autres îles. Les figuiers même, les grenadiers et le raisin muscat qu’on y transporte n’y parviennent jamais à maturité.

Carreri s’étend beaucoup sur une autre espèce d’arbres, qui font le principal revenu des insulaires, et qui leur procurent, dit-il, autant de plaisir que d’utilité. On en distingue jusqu’à quarante espèces, qu’il range toutes sous le nom de palmiers, et dont les principales fournissent les îles de pain. Celle que les Tagales nomment yoro, et les Montagnards laudau, porte le nom de sagou aux Moluques.

Une autre espèce qui donne du vin et du vinaigre se nomme sasa et nipa. Elle n’est point assez grande pour mériter le nom d’arbre. Son fruit ressemblerait aux dattes ; mais il n’arrive point à sa maturité, parce que les insulaires coupent la branche aussitôt qu’ils voient paraître la fleur. Il en sort une liqueur qu’ils reçoivent dans des vaisseaux, et dont ils tirent quelquefois dix pintes dans une seule nuit. L’écorce du calinga, qui est une sorte de cannelle, sert à la préparer et l’empêche de s’aigrir. On emploie les feuilles du même palmier à couvrir les maisons, et, cousues avec du fil très-fin, elles durent, environ six ans. On en tire aussi du vin de coco et de l’huile qui est fort bonne dans sa fraîcheur. De la première écorce des cocotiers on fait des cordages et du calfat pour les navires. L’écorce intérieure sert à faire des vases et d’autres ustensiles.

Carreri met au nombre des palmiers jusqu’à l’arbre qui produit l’arec, petite noix de la grosseur d’un gland, qui entre avec la chaux dans la composition du bétel. Cet arbre se nomme bonga : ses feuilles sont aussi larges que celles du bourias ; le tronc est haut, mince, droit et tout couvert de nœuds. Enfin une quatrième espèce, dont les insulaires tirent beaucoup davantages, est celle qu’ils nomment l’yonota. Elle leur fournit une sorte de laine qu’on appelle baios, dont on fait des matelas et des oreillers ; du chanvre noir nommé jonor ou gamouto, pour les câbles de navire, et de petits cocos moins bons, à la vérité, que les grands. Ses fils sont de la longueur et de la grosseur du chanvre. Ils sont noirs comme les crins du cheval, et l’on assure qu’ils durent long-temps dans l’eau. La laine et le chanvre s’enlèvent d’autour du tronc. On tire aussi des branches un vin doux, et leurs bouts se mangent tendres. Il n’y a point de palmiers dont les feuilles ne puissent servir à couvrir les maisons ou à faire des chapeaux, des nattes, des voiles pour les navires, et d’autres ouvrages utiles. Ainsi ce n’était pas sans raison que Pline écrivait, il y a seize cents ans, que les pauvres y trouvent de quoi manger, boire, se vêtir et se loger. Nous avons eu déjà plusieurs fois occasion de relever les avantagés de cet arbre, l’un des trésors de la zone torride.

L’arbre qui porte la casse est en si grande abondance aux Philippines, que pendant les mois de mai et de juin les insulaires en engraissent leurs pourceaux. Les tamariniers, ou plutôt les sampales, dont le fruit se nomme tamarin, n’y sont pas moins communs ; le bois sert à divers ouvrages comme l’ébène. On voit sur les montagnes diverses sortes de grands arbres qui servent également à la construction des vaisseaux et des maisons, et dont le feuillage est toujours vert. Tels sont l’ébène noir, le balayon rouge, l’asana ou le naga, dont on fait des vases qui donnent à l’eau une couleur bleue et qui la rendent plus saine ; le calinga, qui jette une odeur fort douce, et dont l’écorce est aromatique ; le tiga, dont le bois est si dur, qu’il ne peut être scié qu’avec la scie à l’eau, comme le marbre, ce qui le fait nommer aussi l’arbre de fer. La difficulté de pénétrer dans ces épaisses forêts ne permet pas aux insulaires mêmes de connaître toutes les richesses qu’ils tiennent de la nature. Ils ont sur quelques montagnes de Manille quantité de muscadiers sauvages dont ils ne recueillent rien. On a déjà fait observer que Mindanao produit de très-grands arbres dont l’écorce est une espèce de cannelle.

Mais ce qui doit passer pour un phénomène des plus extraordinaires, c’est que dans ces îles les feuilles de certains arbres n’arrivent, dit-on, à leur maturité que pour se transformer en animaux vivans, qui se détachent des branches et qui volent en l’air sans perdre la couleur de feuilles ; leur corps se forme des fibres les plus dures ; la tête est à l’endroit par où la feuille tenait à l’arbre, et la queue à l’autre extrémité ; les fibres des côtés forment les pieds, et le reste se change en ailes. Il est évident que cette observation n’a d’autre fondement que la crédulité des voyageurs.

On a porté de la Nouvelle-Espagne aux Philippines la plante du cacao. Quoiqu’il n’y soit pas aussi bon, il s’y est assez multiplié pour dispenser les habitans d’en faire venir de l’Amérique. L’arbre qu’on appelle aimir est moins remarquable par ses fruits, qui pendent en grappes et qui sont d’un fort bon goût, que par la propriété qu’il a de se remplir d’une eau très-claire, que les chasseurs et les sauvages tirent en perçant le tronc. L’espèce de roseau qu’on nomme bambou, et que les Espagnols appellent vexuco, croît au milieu de tous ces arbres, les embrasse comme le lierre, et monte jusqu’à la cime des plus grands. Il est couvert d’épines, qu’on ôte pour le polir. Lorsqu’on le coupe, il en sort autant d’eau claire qu’un homme en a besoin pour se désaltérer ; de sorte que, les montagnes en étant remplies, on ne court jamais risque d’y manquer d’eau. L’utilité de ces cannes est connue par toutes les relations.

On ne parle point des bananes, des cannes à sucre, des ananas, que les Espagnols appellent potias ; du gingembre, de l’indigo, ni d’un grand nombre de plantes et de racines qui sont communes à la plupart des régions de l’orient ; mais c’est aux Philippines qu’il faut chercher les camotes, espèce de grosses raves qui flattent l’odorat comme le goût ; les glabis, dont les insulaires font une sorte de pain, et que les Espagnols mangent cuits, comme des navets ; l’ubis, qui est aussi gros qu’une courge, et dont la plante ressemble au lierre ; les xicamas, qui se mangent confits ou crus, au poivre et au vinaigre ; des carottes sauvages, qui ont le goût des poires ; et le taylan, qui a celui des patates. Toutes ces racines croissent en si grande abondance, que la plupart des sauvages ne pensent point à se procurer d’autre aliment.

Ils n’apportent pas plus de soin à la culture des fleurs, parce que la nature en fait tous les frais, et que leurs champs en sont toujours parsemés. On donne le premier rang au zampaga, qui ressemble au mogorin des Portugais. C’est une petite fleur de couleur blanche à trois rangs de feuilles, dont l’odeur est beaucoup plus agréable que celle de notre jasmin. On en distingue deux autres : le solafi et le locoloco, qui ont l’odeur du girofle. La fleur qui porte les noms de balanoy torongil et damoro donne une petite semence de l’odeur du baume , qui est très-bonne pour l’estomac , et que les personnes délicates mêlent avec le bétel. Le daso jette une odeur aromatique jusque dans sa racine. Le cablin, qui est plein d’odeur lorsqu’il est cueilli, en rend encore plus lorsqu’il est sec. La sarafa, nommée par les Espagnols oja de Saint-Juan, est une très-belle fleur, dont les feuilles sont fort larges et mêlées de vert et de blanc. Outre le gingembre commun dont les campagnes sont remplies, on y en trouve une espèce plus chaude et plus forte, qui se nomme langeovas.

On assure qu’il n’y a point d’îles au monde qui produisent plus d’herbes médicinales. Celles qui se trouvent en Europe ont aux Philippines les mêmes vertus dans un degré fort supérieur ; mais on vante encore plus celles qui sont propres au terrain et au climat. Le pollo, herbe fort commune et semblable au pourpier, guérit en très-peu de temps toutes sortes de blessures. Le pansipane en est une plus haute, qui porte une fleur blanche comme celle de la fève ; appliquée sur les plaies après avoir été pilée, elle en chasse toute la corruption. La golondrine a la vertu de guérir presque sur-le-champ la dysenterie. Quantité d’autres herbes guérissent les blessures, si l’on en boit la décoction. Une autre sert, comme l’opium, à faire perdre la raison dans un combat, pour ne plus craindre les armes de l’ennemi ; et l’on assure que ceux qui en ont pris ne rendent point de sang par leurs blessures. Carreri donne pour garant de cette vertu un gouverneur portugais et plusieurs missionnaires. Il vante l’admirable qualité de deux autres herbes ; l’une qui, étant appliquée sur les reins, empêche de sentir aucune lassitude ; l’autre qui, gardée dans la bouche, soutient les forces, et rend un homme capable de marcher deux jours sans manger.

Les mêmes qualités de l’air, qui favorisent la multiplication des animaux venimeux dans les îles, y font croître quantité d’herbes, de fleurs et de racines de la même qualité. Quelques-unes portent un venin si subtil, que non-seulement elles font mourir ceux qui ont le malheur d’y toucher, mais qu’elles infectent l’air aux environs, jusqu’à répandre une contagion mortelle lorsqu’elles sont en fleur. D’un autre côté, on trouve dans les mêmes lieux d’excellens contre-poisons. Le camandag[2] est un arbre si vénéneux, que ses feuilles mêmes sont mortelles : la liqueur qui distille de son tronc sert aux insulaires pour empoisonner la pointe de leurs flèches. L’ombre seule de l’arbre fait périr l’herbe aux environs ; s’il est transplanté, il détruit tous les arbres voisins, à l’exception d’un arbrisseau qui est son contre-poison, et qui l’accompagne toujours. Ceux qui voyagent dans les lieux déserts portent dans la bouche un petit morceau de bois ou une feuille de cet arbrisseau pour se garantir de la pernicieuse vertu du camandag.

Le maca-bubay, dont le nom signifie ce qui donne la vie, est une espèce de lierre de la grosseur du doigt, qui croît autour d’un arbre ; il produit quelques filets dont les insulaires font des bracelets, pour les porter comme un antidote contre toutes sortes de poisons. La racine du bubay, prise du côté qui regarde l’orient, et pilée pour être appliquée sur les plaies, guérit plus souverainement qu’aucun baume. L’arbre de ce nom croît parmi les bâtimens, et les pénètre de ses racines , jusqu’à renverser de grands édifices ; il vient aussi dans les montagnes, où il est fort honoré des Indiens.

La différence des nations que le hasard ou leur propre choix a rassemblées aux Philippines entraîne aussi celle des langues. On en compte six dans la seule île de Manille : celles des Tagales, des Pampangas, des Bisayas, des Cagayans, des Iloccos et des Pangasinans. Celles des Tagales et des Bisayas sont les plus usitées. On n’entend point la langue des noirs, des zambales et des autres nations sauvages. Carren ne fait pas difficulté d’assurer que les anciens habitans ont reçu leur langage et leur caractère des Malais de la terre ferme, auxquels il prétend qu’ils ressemblent aussi par la stupidité. Dans leur écriture ils ne se servent que de trois voyelles, quoiqu’ils en prononcent différemment cinq : ils ont treize consonnes. Leur méthode est d’écrire de bas en haut, en mettant la première ligne à gauche et continuant vers la droite, contre l’usage des Chinois et des Japonais, qui écrivent de haut en bas et de droite à gauche. Avant que les Espagnols leur eussent communiqué l’usage du papier, ils écrivaient sur la partie polie de la canne, ou sur les feuilles de palmier avec la pointe d’un couteau. Aujourd’hui les Indiens maures des Philippines ont oublié leur ancienne écriture, et se servent de l’espagnole.

La première loi parmi eux est de respecter et d’honorer les auteurs de leur naissance. Toutes les causes sont jugées par le chef du barangué, assisté d’un conseil des anciens. Dans les causes civiles, on appelle les parties, on s’efforce de les accommoder ; et si ce prélude est sans succès, on les fait jurer de s’en tenir à la sentence des juges, après quoi les témoins sont examinés. Si les preuves sont égales, on partage la prétention. Si l’un des deux prétendant se plaint, le juge devient sa partie ; et, s’attribuant la moitié de l’objet contesté, il distribue le reste entre les témoins. Dans les causes criminelles, on ne prononce point de sentence juridique. Si le coupable manque d’argent pour satisfaire la partie offensée, le chef et les principaux du barangué lui ôtent la vie à coups de lance. Quand le mort est lui-même un des principaux, toute sa parenté fait la guerre à celle du meurtrier, jusqu’au jour où quelque médiateur propose une certaine quantité d’or, dont la moitié se donne aux pauvres, et l’autre à la femme, aux enfans ou aux parens du mort.

À l’égard du vol, si le coupable n’est pas connu, on oblige toutes les personnes suspectes de mettre quelque chose sous un drap, dans l’espérance que la crainte portera le voleur à profiter d’une si belle occasion pour restituer sans honte. Mais si rien ne se retrouve par cette voie, les accusés ont deux manières de se purger : ils se rangent sur le bord de quelque profonde rivière, une pique à la main, et chacun est obligé de s’y jeter : celui qui sort le premier est déclaré coupable ; d’où il arrive que plusieurs se noient, dans la crainte du châtiment. La seconde épreuve consiste à prendre une pierre au fond d’un bassin d’eau bouillante. Celui qui refuse de l’entreprendre paie l’équivalent du vol.

On punit l’adultère par la bourse. Après le paiement, qui est réglé par la sentence des anciens, l’honneur est rendu à l’offensé, mais avec l’obligation de reprendre sa femme. Les châtimens sont rigoureux pour l’inceste. Toutes ces nations sont livrées au plaisir des sens. Il s’y trouve peu de femmes qui regardent la continence comme une vertu. Dans les mariages, l’homme promet la dot, avec des clauses pénales pour les cas de répudiation, qui ne passe pas pour un déshonneur lorsqu’on s’assujettit aux conditions réglées. Les frais de la noce sont excessifs. On fait payer au mari l’entrée de la maison, ce qui se nomme le passava, ensuite la liberté de parler à sa femme, qu’on appelle patignog ; puis celle de boire et de manger avec elle, qui porte le nom de passalog ; enfin, pour consommer le mariage, il paie aux parens le ghina-puang, qui est proportionné à leur condition.

On ne connaît point d’exemple d’une coutume aussi barbare que celle qui s’était établie aux Philippines d’avoir des officiers publics et payés fort chèrement pour ôter la virginité aux filles, parce qu’elle était regardée comme un obstacle aux plaisirs du mari. À la vérité, il ne reste aucune marque de cette infâme pratique depuis la domination des Espagnols. Cependant le voyageur à qui l’on doit ce récit ajoute, sur le témoignage des missionnaires, qu’aujourd’hui même un Bisayas s’afflige de trouver sa femme à l’épreuve du soupçon, parce qu’il en conclut que, n’ayant été désirée de personne, elle doit avoir quelque mauvaise qualité qui l’empêchera d’être heureux avec elle.

La noblesse, parmi tous ces peuples, n’était point une distinction héréditaire ; elle s’acquérait par l’industrie ou par la force, c’est-à-dire, en excellant dans quelque profession. Ceux du plus bas ordre n’avaient d’autre exercice que l’agriculture, la pêche ou la chasse. Depuis qu’ils sont soumis aux Espagnols, ils ont contracté la paresse de leurs maîtres, quoiqu’ils soient capables de travailler avec beaucoup d’adresse. Ils excellent à faire de petites chaînes et des chapelets d’or d’une invention fort délicate. Dans les Calamianes et quelques autres îles, ils font des boîtes, des caisses et des étuis de diverses couleurs, avec leurs belles cannes, qui ont jusqu’à cinquante palmes de longueur. Les femmes font des dentelles qui approchent de celles de Flandre, et la broderie en soie cause de l’admiration aux Européens.

On a remarqué depuis long-temps que jamais ces insulaires ne mangent seuls, et qu’ils veulent du moins un compagnon. Un mari qui perd sa femme est servi pendant trois jours par des hommes veufs. Les femmes, après la mort de leurs maris, reçoivent le même service de trois veuves. On ne souffre point la présence des filles aux accouchemens, dans l’opinion qu’elles rendent le travail plus difficile. La sépulture des pauvres n’est qu’une simple fosse dans leur propre maison. Les personnes riches sont renfermées dans un coffre de bois précieux, avec des bracelets d’or et d’autres ornemens. Ce coffre, ou ce cercueil, est placé dans un coin de leur demeure, à quelque distance de la terre. On l’entoure d’une espèce de treillage ; et dans la même enceinte on met un autre coffre, qui contient les meilleurs habits ou les armes du mort, si c’est un homme, et les outils du travail si c’est une femme. Avant l’arrivée des Espagnols, le plus grand honneur qu’on pût faire à la mémoire des morts, c’était de bien traiter l’esclave qu’ils avaient le mieux aimé, et de le tuer pour lui tenir compagnie. L’habit de deuil est noir parmi les Tagales, et blanc chez les Bisayas. Ils se rasent alors la tête et les sourcils. Autrefois, après la mort des principaux, on gardait le silence pendant plusieurs jours ; on ne frappait d’aucun instrument, et la navigation cessait sur les rivières voisines. Certaines marques apprenaient au public qu’on était dans un temps de silence, et portaient défense de les passer sous peine de la vie. Si le mort avait été tué par quelque trahison, tous les habitans de son barangué attendaient, pour quitter le deuil et pour rompre le silence, que ses parens en eussent tiré vengeance, non-seulement contre les meurtriers, mais contre tous les étrangers, qu’ils regardaient comme ennemis.

Ils se saluent entre eux fort civilement, en ôtant de dessus leur tête leur manpouton, espèce de bonnet. S’ils rencontrent quelqu’un d’une plus haute qualité, ils plient le corps assez bas, en se mettant une main, ou toutes les deux, sur les joues, et levant en même temps le pied en l’air avec le genou plié. Cependant, quand c’est un Espagnol qu’ils voient passer, ils font simplement leur révérence, en ôtant le manpouton, baissant le corps et tendant les mains jointes.

Ils sont assis en mangeant, mais fort bas, et leur table est fort basse aussi. Il y a toujours, comme à la Chine, autant de tables que de convives. On y boit plus qu’on ne mange. Le mets ordinaire n’est qu'un peu de riz bouilli dans l’eau. La plupart ne mangent de viande que les jours de fête. Leur musique et leurs danses ressemblent aussi à celles des Chinois. L’un chante, et les autres répètent le couplet au son d’un tambour de métal. Ils représentent dans leurs danses des combats feints, avec des pas et des mouvemens mesurés ; ils expriment diverses actions avec les mains, et quelquefois avec une lance, qu’ils manient avec beaucoup de grâce. Aussi les Espagnols ne les trouvent pas indignes d’être introduits dans leurs fêtes. Les compositions, dans leur langue, ne manquent ni d’agrément ni d’éloquence ; mais ils mettent leur principal amusement dans le combat des coqs, qu’ils arment d’un fer tranchant, dont ils leur apprennent à se servir.

On n’a rien trouvé jusqu’à présent qui puisse jeter du jour sur la religion et l’ancien gouvernement des insulaires naturels. Les seules lumières qu’on ait tirées d’eux leur sont venues par une espèce de tradition, dans des chansons qui vantent la généalogie et les faits héroïques de leurs dieux. On sait qu’ils en avaient un auquel ils portaient un respect singulier, et que les chansons tagales nomment barhalamay-capal, c’est-à-dire, dieu fabricateur. Ils adoraient les animaux, les oiseaux, le soleil et la lune. Il n’y avait point de rocher, de cap et de rivière qu’ils n’honorassent par des sacrifices, ni surtout de vieil arbre auquel ils ne rendissent quelques honneurs divins ; et c’était un sacrilège de le couper. Cette superstition n’est pas tout-à-fait détruite. Rien n’engagera un insulaire à couper certains vieux arbres dans lesquels ils sont persuadés que les âmes de leurs ancêtres ont leur résidence. Ils croient voir sur la cime de ces arbres divers fantômes qu’ils appellent tibalang, avec une taille gigantesque, de longs cheveux, de petits pieds, des ailes très-étendues, et le corps peint ; ils reconnaissent, disent-ils, leur arrivée par l’odorat. Ce qu’il y a d’étrange, c’est qu’ils prétendent les voir, et qu’ils le soutiennent avec toutes les marques d’une forte persuasion, tandis que les Espagnols n’aperçoivent rien.

Chaque petit état portait le nom de barangué, qui signifie barque ; apparemment parce que les premières familles, étant venues dans une barque, étaient demeurées soumises aux capitaines, qui étaient peut-être les chefs des familles, et ce titre s’était conservé.

Dampier, qui était à Mindanao en 1686, y fit, dans un assez long séjour, quelques observations qui méritent d’être recueillies.

Ces Indiens ont une manière de mendier qui est particulière à leur île, et dont Dampier trouve la source dans le peu de commerce qui s’y fait. Lorsqu’il y arrive des étrangers, les insulaires se rendent à bord, les invitent à descendre, et demandent à chacun s’il a besoin d’un camarade, terme qu’ils ont emprunté des Espagnols, ou s’il désire une pagaly. Ils entendent par l’un un ami familier, et par l’autre une intime amie. On est obligé d’accepter cette politesse, de la payer par un présent, et de la cultiver par la même voie. Chaque fois que l’étranger descend à terre, il est bien reçu chez son camarade ou chez sa pagaly. Il y mange, il y couche pour son argent, et l’unique faveur qu’on lui accorde gratis est le tabac et le bétel, qui ne lui sont point épargnés. Les femmes du plus haut rang ont la liberté de converser publiquement avec leur hôte, de lui offrir leur amitié, et de lui envoyer du bétel et du tabac.

La capitale de l’île porte aussi le nom de Mindanao. Sa situation est dans le midi de l’île, à 7 degrés 20 minutes de latitude septentrionale, sur les bords d’une petite rivière qui n’est qu’à deux milles de la mer. Les maisons y sont d’une forme extrêmement singulière : on les élève sur des pilotis qui ont jusqu’à vingt pieds de hauteur, plus ou moins gros, suivant l’air de magnificence qu’on veut donner à l’édifice ; aussi n’ont-elles qu’un étage divisé en plusieurs chambres, où l’on monte de la rue par des degrés.

Le palais du sultan est distingué par sa grandeur. Il est assis sur cent quatre-vingts gros piliers, beaucoup plus hauts que ceux des maisons ordinaires, avec de grands et larges degrés par lesquels on y monte. On trouve dans la première chambre une vingtaine de canons de fer placés sur leurs affûts. Le général et les grands ont, comme le roi, de l’artillerie dans leurs hôtels. À vingt pas du palais, on distingue un petit bâtiment élevé aussi sur des piliers, mais à trois ou quatre pieds seulement. C’est la salle du conseil, et celle où l’on reçoit les ambassadeurs et les marchands étrangers ; elle est couverte de nattes fort propres, sur lesquelles tous les conseillers sont assis les jambes croisées.

Il y a peu d’artisans dans cette ville : les principaux sont les orfèvres, les forgerons et les charpentiers, quoiqu’à peine y trouve-t-on trois orfèvres ; ils travaillent en or et en argent, et tout ce qu’on leur commande est fort bien exécuté ; mais ils n’ont point de boutiques, ni de marchandises en vente. Les forgerons travaillent aussi bien qu’il est possible avec de mauvais outils. Dampier eut souvent occasion d’admirer leur adresse. Ils n’ont point d’étaux ni d’enclumes ; ils forgent sur une pierre fort dure ou sur un morceau de vieux canon. Cependant ils ne laissent pas de faire des ouvrages achevés, surtout des meubles ordinaires et des ferremens pour les vaisseaux. Presque tous les habitans sont charpentiers. Ils savent tous manier la hache droite et la courbe ; mais ils n’ont point de scies. Pour faire une planche, ils fendent l’arbre en deux, et de chaque moitié ils font une seule planche, qu’ils polissent avec la hache. Ce travail est pénible ; mais le bois conservant tout son grain est d’une force qui les dédommage de la peine et des frais.

Le père Le Clain, missionnaire jésuite, donne le nom de Palaos à d’autres îles qui ne sont pas éloignées des Marianes, quoiqu’elles n’y aient aucune communication, et dont il raconte ainsi la découverte.

En faisant la visite des établissemens de son ordre, il arriva dans une bourgade de l’île de Samar, la dernière et la plus méridionale des Pintados. Il y trouva vingt-neuf Palaos ; c’est le nom qu’il donne aussi aux habitans des îles nouvellement découvertes. Les vents d’est qui règnent sur ces mers depuis le mois de décembre jusqu’au mois de mai les avaient jetés à trois cents lieues de leurs îles, dans la baie de cette bourgade, qui se nomme Guivam. Ils s’étaient embarqués dans leur patrie, sur deux barques, au nombre de trente-cinq, pour passer dans une île voisine. Un vent impétueux les avait emportés en haute mer. Tous leurs efforts n’ayant pu les rapprocher de terre, ils avaient vogué au gré des vents pendant soixante-dix jours, avec si peu de provisions, qu’ils avaient souffert long-temps la faim et la soif. Enfin ils s’étaient trouvés à la vue de l’île de Samar. Un Guivamois qui était au bord de la mer les avait aperçus, et jugeant à la forme de leurs bâtimens qu’ils étaient étrangers, il les avait exhortés par des signes à passer par le canal qu’il leur montrait, pour éviter des bancs de sable et des écueils sur lesquels ils allaient échouer. Ces malheureux, effrayés de voir un inconnu, s’étaient efforcés de retourner vers la haute mer ; mais le vent n’avait pas cessé de les repousser au rivage. Alors le Guivamois, touché de compassion pour leur perte qu’il voyait infaillible, s’était jeté à la mer, et n’avait pas balancé à s’avancer à la nage vers les deux barques pour s’en faire le pilote. Ceux qu’il voulait secourir avaient mal expliqué ses intentions. Dans leur crainte, les hommes, et même les femmes chargées de leurs petits enfans, s’étaient jetés au milieu des flots pour gagner l’autre barque. Il était monté dans celle qu’ils avaient abandonnée, et, les ayant suivis jusqu’à l’autre, il les avait sauvés comme malgré eux en les conduisant au port.

Ils avaient pris terre le 28 décembre 1696. Tous les habitans du bourg, dont la plupart étaient chrétiens, les avaient reçus avec beaucoup d’humanité. Ils avaient mangé fort avidement des cocos ; mais, lorsqu’on leur avait présenté du riz cuit à l’eau, qui est la nourriture de toute l’Asie, ils l’avaient regardé avec admiration, et prenant les grains pour des vermisseaux, ils avaient refusé d’y toucher. Rien n’avait tant satisfait leur goût que les grosses racines, surtout celles qu’on nomme salavans. On avait fait venir d’un autre bourg de l’île deux femmes que les vents avaient jetées autrefois sur la même côte. Elles les avaient aussitôt reconnus à leur langage, et, s’étant fait reconnaître aussi pour être des mêmes îles, ils s’étaient mis tous à pleurer de tendresse et de joie. Les respects qu’ils avaient vu rendre au missionnaire du bourg leur avait fait juger qu’il était le maître du pays, et que leur vie était entre ses mains. Ils s’étaient jetés à terre pour implorer sa miséricorde et lui demander la vie. Sa compassion pour leurs peines, et les caresses qu’il avait faites à leurs enfans avaient achevé de leur inspirer de la confiance. Il les avait distribués dans les maisons des habitans, avec ordre de leur fournir des habits et des vivres ; mais il avait voulu qu’on ne séparât point ceux qui étaient mariés, et qu’on n’en prît pas moins de deux ensemble, dans la crainte de causer trop de chagrin à ceux qui se verraient seuls. De trente-cinq qu’ils étaient à leur départ, il n’en restait plus que trente. La faim et les incommodités d’une longue navigation en avaient fait mourir cinq pendant le voyage ; et quelques jours après leur arrivée, il en mourut un autre qui reçut heureusement le baptême.

C’est sur leur récit que le P. Le Clain donne la description de leurs îles. Elles sont au nombre de trente-deux. Il y a beaucoup d’apparence, dit-il, qu’elles sont plus au midi que les îles Marianes, vers 11 ou 12 degrés de latitude septentrionale, et sous le même parallèle que Guivan, puisque ces étrangers, venant de l’est à l’occident, avaient abordé au rivage de cette bourgade. Le missionnaire se persuade aussi que c’est une de ces îles qu’on avait découvertes de loin quelques années auparavant. Un vaisseau des Philippines ayant quitté la route ordinaire, qui est de l’est à l’ouest sous le troisième parallèle, et s’étant un peu écarté du sud-ouest, l’aperçut pour la première fois. Les uns la nommèrent Caroline, du nom de Charles II, roi d’Espagne ; et d’autres l’île de Saint-Barnabé, parce qu’elle fut découverte le jour de cette fête. Depuis moins d’un an elle avait été vue d’un autre vaisseau, que la tempête avait fait changer de route en allant de Manille aux Marianes. Le gouverneur des Philippines avait donné ordre au vaisseau qui fait presque tous les ans cette route de chercher la même île et d’autres qu’on n’en croit pas éloignées ; mais toutes ces recherches avaient été sans succès.

Les étrangers ajoutaient que, de leurs trente-deux îles, il y en a trois qui ne sont habitées que par des oiseaux, mais que toutes les autres sont extrêmement peuplées. Quand on leur demandait quel peut être le nombre des habitans, ils montraient un monceau de sable pour marquer que la multitude en est innombrable. Lamurec, qui est la plus considérable de leurs îles, est celle où le roi tient sa cour ; les autres ne lui sont pas moins soumises. Il se trouvait parmi ces trente étrangers un des principaux seigneurs du pays avec sa femme, qui était fille du roi. Quoiqu’ils fussent à demi nus, la plupart avaient un air de grandeur, et des manières qui marquaient la distinction de leur naissance. Le seigneur avait tout le corps peint de certaines lignes dont l’arrangement formait diverses figures. Les autres hommes avaient aussi quelques-unes de ces lignes ; mais les femmes et les enfans n’en avaient aucune. Par le tour et la couleur du visage, ils avaient quelque ressemblance avec les insulaires des Philippines ; mais les hommes n’avaient pas d’autre habit qu’une espèce de ceinture qui leur couvrait les reins et les cuisses, et qui se repliait plusieurs fois autour du corps ; ils avaient sur les épaules plus d’une aune et demie de grosse toile, dont ils se faisaient une sorte de capuchon qu’ils liaient par-devant et qu’ils laissaient pendre négligemment par-derrière. Les femmes étaient vêtues de même, à l’exception d’un linge qui leur descendait un peu plus bas, de la ceinture sur les genoux.

Leur langue n’a rien de semblable à celle des Philippines, ni même à celle des îles Marianes. Il parut au P. Le Clain que leur manière de prononcer approchait de la prononciation des Arabes. La plus distinguée de leurs femmes avait plusieurs anneaux et plusieurs colliers, les uns d’écaille de tortue, les autres d’une matière inconnue aux missionnaires, qui ressemble assez à de l’ambre gris, mais qui n’est pas transparente.

Ces insulaires n’ont pas de vaches dans leurs îles. Ils parurent effrayés lorsqu’ils en virent quelques-unes qui broutaient l’herbe, aussi-bien que des aboiemens d’un petit chien qu’ils entendirent dans la maison des missionnaires. Ils n’ont pas non plus de chats, ni de cerfs, ni de chevaux, ni généralement d’animaux à quatre pieds. Ils ont des poules dont ils se nourrissent, mais ils n’en mangent point les œufs. On ne s’aperçut pas qu’ils eussent aucune connaissance de la Divinité, ni qu’ils adorassent des idoles. Toute leur vie paraissait animale, c’est-à-dire uniquement bornée au soin de boire et de manger. Ils n’ont pas d’heure réglée pour le repas. La faim et la soif les déterminent lorsqu’ils trouvent de quoi se satisfaire ; mais ils mangent peu chaque fois, et leurs plus grands repas ne suffisent point pour le cours d’une journée.

Leur civilité, ou la marque de leur respect, consiste à prendre, suivant qu’ils sont assis ou debout, ou la main, ou le pied de celui auquel ils veulent faire honneur, et à s’en frotter doucement le visage. Ils avaient, entre leurs petits meubles, quelques scies d’écaille, qu’ils aiguisaient en les frottant sur des pierres. Leur étonnement parut extrême à l’occasion d’un vaisseau marchand qu’on bâtissait à Guivam, de voir la multitude des instrumens de charpenterie qu’on y employait. Ils les regardaient successivement avec une vive admiration. Les métaux ne sont pas connus dans leur pays. Le missionnaire leur ayant donné à chacun un assez gros morceau de fer, ils marquèrent plus de joie que s’ils eussent reçu la même quantité d’or. Dans la crainte de perdre ce présent, ils le mettaient sous leur tête pendant la nuit. Ils n’avaient pas d’autres armes que des lances et des traits garnis d’ossemens humains ; mais ils paraissaient d’un naturel pacifique. Leurs querelles se terminaient par quelques coups de poings qu’ils se donnaient sur la tête ; et ces violences mêmes étaient d’autant plus rares, qu’à la moindre apparence de colère, leurs amis s’entremettaient pour apaiser le différent. Cependant, loin d’être stupides ou pesans, ils ont beaucoup de vivacité. Avec moins d’embonpoint que les habitans des îles Marianes, ils sont bien proportionnés et de la même taille que les Philippinois. Les hommes et les femmes laissent également croître leurs cheveux, qui leur tombent sur les épaules. Lorsqu’ils voulaient paraître avec un peu d’avantage, ils se peignaient le corps d’une couleur jaune dont ils connaissaient tous la préparation. Leur joie était continuelle de se trouver dans l’abondance de tout ce qui est nécessaire à la vie. Ils promettaient de revenir de leurs îles, et d’engager leurs compatriotes à les suivre.

Deux jésuites, nommés le P. Cortil et le P. Du Béron, entreprirent, en 1710, de porter l’Évangile aux îles Palaos, avec divers secours qu’ils avaient obtenus de la cour d’Espagne. Joseph Somera, dont on a publié une courte relation dans le onzième recueil des lettres édifiantes, nous apprend qu’étant descendus dans une de ces îles, tandis qu’après leur débarquement le vaisseau fut emporté au large par les courans et les vents, ils demeurèrent abandonnés à la merci des insulaires ; mais Somera et les autres gens du vaisseau ne débarquèrent point. L’unique éclaircissement qu’ils rapportèrent, c’est qu’ayant pris hauteur à un quart de lieue de l’île, ils se trouvèrent par 5 degrés 16 minutes de latitude nord, et la variation, au lever du soleil, fut trouvée de 5 degrés nord-est. Ensuite s’étant approchés d’une autre île, à cinquante lieues de celle qu’ils avaient quittée, ils se trouvèrent par 7 degrés 14 minutes du nord, à une lieue au large de cette île.

L’année suivante, le P. Serano tenta la même entreprise, muni de brefs du pape et d’autres pièces. Il partit de Manille le 15 décembre avec un autre jésuite et l’élite de la jeunesse du pays. Le troisième jour de leur navigation, le vaisseau fut brisé par une violente tempête, et tous périrent, à la réserve de deux Indiens et d’un Espagnol, qui échappèrent du naufrage pour en porter la triste nouvelle à Manille. Ainsi tout ce qui regarde les îles Palaos est encore dans une véritable obscurité.

Si nous avions suivi la marche des Espagnols qui, partant de l’hémisphère occidental, passèrent par les Marianes avant de découvrir les Philippines, nous n’aurions fait mention de celles-ci qu’après avoir parlé des premières ; mais nous suivons, comme on l’a vu, une route opposée.

Depuis plus de deux siècles que les Espagnols passent entre les Marianes, dans leurs voyages aux Philippines, ils ont trouvé qu’elles forment une chaîne qui s’étend du sud au nord, c’est-à-dire depuis l’endroit où elle commence vis-à-vis de la Nouvelle-Guinée, jusqu’au 36e. degré qui les approche au Japon. Elles sont renfermées par conséquent entre cet empire et la ligne équinoxiale, vers l’extrémité de la mer Pacifique, à près de quatre cents lieues à l’est des Philippines ; et, dans cette position, elles occupent environ cent cinquante lieues de mer, depuis Guahan, qui en est la plus grande et la plus méridionale, jusqu’à Urac, qui est la plus proche du tropique.

Magellan, qui les découvrit le premier en 1521, les nomma îles des Larrons, dans le chagrin de s’être vu enlever par les insulaires quelques morceaux de fer et quelques instrumens de peu de valeur. Ensuite la multitude de petits bâtimens qui viennent à voiles déployées au-devant des navires de l’Europe leur fit donner le nom d’îles de las Velas, qu’elles ont perdu vers la fin du dernier siècle pour recevoir celui d’îles Marianes, en l’honneur de la reine d’Espagne, Marie-Anne d’Autriche, femme de Philippe IV.

Michel Lopez Legaspi en prit possession pour cette couronne en 1565 ; mais, n’y trouvant pas toutes les commodités qu’il désirait, il n’y fit pas un long séjour. Après avoir traité fort humainement les insulaires, il alla faire la conquête des Philippines, où les Espagnols tournèrent assez long-temps tous leurs soins. Les îles Marianes furent oubliées, jusqu’à ce que le zèle des missionnaires en réveillât l’idée. Le P. de Sanvitores, célèbre jésuite, excita la reine, veuve de Philippe IV et mère de Charles II, à faire répandre les lumières de l’Évangile dans ces régions sauvages. Cette princesse, qui gouvernait alors l’Espagne en qualité de régente, envoya des ordres au gouverneur de Manille. Les Espagnols se rendirent facilement maîtres de l’île de Guahan ; ils y introduisirent les missionnaires, et par degrés ils subjuguèrent toutes les autres.

L’île de Guahan étant la principale, ils y bâtirent un bon château, dans lequel ils n’ont pas cessé d’entretenir une garnison d’environ cent hommes. Les jésuites y ont bâti deux collèges pour l’instruction des jeunes Indiens de l’un et de l’autre sexe ; et la cour d’Espagne donne chaque année trois mille piastres à ce religieux établissement. Un vaisseau de Manille, envoyé aussi tous les ans, y apporte de l’étoffe et d’autres provisions. Carreri se trompe lorsqu’il ne donne qu’environ dix lieues de tour à l’île de Guahan : elle en a quarante ; elle est agréable et fertile. En général, quoique les îles Marianes soient sous la zone torride, le ciel y est fort serein ; on y respire un air pur, et la chaleur n’y est jamais excessive ; les montagnes, chargées d’arbres presque toujours verts, et coupées par un grand nombre de ruisseaux qui se répandent dans les vallées et dans les plaines, rendent le pays fort agréable.

Avant que les Espagnols eussent paru dans ces îles, les habitans y vivaient dans une parfaite liberté ; ils n’avaient pas d’autres lois que celles qu’ils voulaient s’imposer. Séparés de toutes les nations par les vastes mers dont ils sont environnés, ils ignoraient qu’il existât d’autres terres , et se regardaient comme les seuls habitans du monde. Cependant ils manquaient de la plupart des choses que nous croyons nécessaires à la vie ; ils n’avaient point d’animaux, à l’exception de quelques oiseaux, et presque d’une seule espèce, assez semblable à nos tourterelles ; ils ne les mangeaient pas, mais ils se faisaient un amusement de les apprivoiser et de leur apprendre à parler. Ce qu’il y a de plus étonnant, c’est qu’ils n’avaient jamais vu de feu. Cet élément, sans lequel on ne s’imaginerait pas que les hommes pussent vivre, leur était tellement inconnu, qu’ils n’en purent deviner les propriétés en le voyant pour la première fois dans une descente de Magellan, qui brûla quelques-unes de leurs maisons. Ils prirent d’abord le feu pour un animal qui s’attachait au bois et qui s’en nourrissait. Les premiers qui s’en approchèrent trop s’étant brûlés, leurs cris inspirèrent de la crainte aux autres, qui n’osèrent plus le regarder que de loin. Ils appréhendèrent la morsure d’un si terrible animal, qu’ils crurent capable de les blesser par la seule violence de sa respiration ; car c’est l’idée qu’ils se formèrent de la flamme et de la chaleur ; mais cette fausse imagination dura peu ; ils s’accoutumèrent bientôt à se servir du feu comme nous.

Quoiqu’on ignore dans quel temps les Marianes ont été peuplées, et de quel pays ses habitans tirent leur origine, leurs inclinations, qui ressemblent à celle des Japonais, et les idées de leur noblesse, qui n’est pas moins fière et moins hautaine qu’au Japon, font juger qu’ils peuvent être venus de ces grandes îles, d’autant plus qu’ils n’en sont éloignés que de six à sept journées. Quelques-uns se persuadent néanmoins qu’ils sont sortis des Philippines et des îles voisines, parce que la couleur de leur visage, leur langue, leurs coutumes et la forme de leur gouvernement ont beaucoup de rapport avec ce qu’on a dit des Tagales, anciens habitans des Philippines. Peut-être viennent-ils des uns et des autres, et leurs îles se sont-elles peuplées par quelque naufrage des Japonais et des Tagales que la tempête aura jetés sur leurs côtes.

Les Marianes sont fort peuplées. On compte plus de trente mille habitans dans la seule île de Guahan. Celle de Saypan en contient moins, et les autres à proportion. Toutes ces îles sont remplies de villages répandus dans les plaines et sur les montagnes, dont quelques-uns sont composés de cent et cent cinquante maisons. Les habitans sont basanés, mais leur teint est d’un brun plus clair que celui des Philippinois. Ils sont plus robustes que les Européens. Leur taille est haute et bien proportionnée. Quoiqu’ils ne se nourrissent que de racines, de fruits et de poisson, ils ont tant d’embonpoint, qu’ils en paraissent enflés : mais il ne les empêche pas d’être souples et agiles. Rien n’est moins rare parmi eux que de vivre cent ans. Leur historien assure que la première année qu’on leur prêcha l’Évangile, on en baptisa plus de cent vingt qui passaient cet âge, et qui ne paraissaient pas au-dessus de leur cinquantième année. La plupart arrivent à une extrême vieillesse sans avoir jamais été malades. Ceux qui le deviennent se guérissent avec des simples dont ils connaissent la vertu.

Les hommes sont entièrement nus ; mais les femmes ne le sont pas tout-à-fait. Elles font consister la beauté à se rendre les dents noires et les cheveux blancs. Ainsi la plus importante de leurs occupations est de se noircir les dents avec certaines herbes, et de blanchir leur chevelure avec des eaux préparées pour cet usage. Elles la portent fort longue, au lieu que les hommes se la rasent presque entièrement, et ne conservent au sommet de la tête qu’un petit flocon de cheveux long d’un doigt, à la manière du Japon.

Leur langue a beaucoup de rapport avec celle des Tagales, qu’on parle aux Philippines. Elle est assez agréable ; la prononciation en est douce et aisée. Un des agrémens de cette langue est de transposer les mots, et quelquefois même les syllabes du même mot ; ce qui donne occasion à des équivoques que ces peuples aiment beaucoup. Quoiqu’ils n’aient aucune connaissance des sciences ni des beaux-arts, ils ne laissent pas d’avoir des histoires remplies de fables, et même quelques poésies dont ils se font honneur. Un poète est respecté de toute la nation. Mais jamais peuple ne fut rempli d’une vanité plus sotte et d’une plus ridicule présomption. Tous les pays dont on leur parle ne paraissent qu’exciter leur mépris. Ils n’entendent ces récits qu’avec des marques de pitié. Leur nation est distinguée en trois états : la noblesse, le peuple, et ceux qui forment comme l’état moyen. La noblesse est d’une fierté que leur historien traite d’incroyable ; elle tient le peuple dans un abaissement qu’il est impossible, dit-il, de s’imaginer en Europe. C’est la dernière et la plus criminelle infamie, pour les nobles, de s’allier aux filles du peuple. Une famille qui le souffre est perdue de réputation. Avant qu’ils eussent embrassé le christianisme, s’il arrivait qu’un noble se dégradât par une alliance si révoltante, tous ses parens s’assemblaient, et de concert ils lavaient cette tache dans le sang du coupable. Enfin ce fol entêtement va si loin, que c’est un crime pour les personnes du peuple d’approcher de la maison des nobles ; et s’ils désirent quelque chose les uns des autres, il faut qu’ils se le demandent de loin.

Ces nobles sont distingués par le titre de chamorris. Ils ont des fiefs héréditaires dans leurs familles. Ce ne sont pas les enfans qui succèdent aux pères, mais les frères et neveux du mort, dont ils prennent le nom ou celui du chef de la famille. Cet usage est si bien établi, qu’il ne cause jamais aucun trouble. La noblesse la plus estimée est celle d’Adgadna, capitale de l’île de Guahan. Une situation avantageuse et l’excellence des eaux ont attiré dans cette ville, plus de cinquante familles nobles, qui jouissent d’une grande considération dans l’île entière. Leurs chefs président aux assemblées. On les respecte, on les écoute ; mais la déférence pour leur jugement n’est jamais forcée. Chacun prend le parti qui lui convient, sans y trouver d’opposition, parce que ces peuples n’ont proprement aucun maître, ni d’autres lois que certains usages, dont ils n’observent religieusement un petit nombre que par la force de l’habitude.

Dans une si profonde barbarie, on remarque entre les chamorris quelque apparence de politesse. Lorsqu’ils se rencontrent ou qu’ils passent les uns devant les autres, ils se saluent par quelques termes civils. Ils s’invitent mutuellement à manger. Ils se présentent une herbe qu’ils ont toujours à la bouche, et qui leur tient lieu de tabac. Une de leurs civilités les plus ordinaires, est de passer la main sur l’estomac de ceux qu’ils veulent honorer. C’est une extrême incivilité parmi eux de cracher devant ceux à qui on doit du respect. Leur délicatesse va là-dessus jusqu’à la superstition. Ils crachent rarement, et jamais sans beaucoup de précautions. Ils ne crachent jamais près de la maison d’un autre, ni le matin. Les plus graves en apportent quelques raisons qu’on n’a pas bien pénétrées, et qui n’en valent pas trop la peine.

Leur occupation la plus commune est la pêche : ils s’y exercent dès l’enfance ; aussi nagent-ils comme des poissons. Leurs canots sont d’une légèreté surprenante et d’une propreté qui ne déplairait pas en Europe. Carreri en fait une description curieuse. Ils ne sont pas faits d’un seul tronc d’arbre, comme en Afrique et dans d’autres lieux, mais de deux troncs cousus et joints avec de la canne des Indes. Leur longueur est de quinze ou dix-huit pieds ; et comme ils pourraient chavirer facilement, parce que leur largeur n’est que de quatre palmes, ils joignent aux côtés des pièces de bois solides qui, les tiennent en équilibre. Ce bâtiment ne pouvant guère contenir que trois matelots, ils font un plancher dans le milieu, qui s’avance des deux côtés sur l’eau, et qui est la place des passagers. Des trois matelots, l’un est sans cesse occupé à jeter l’eau qui entre également par-dehors et par les fentes, tandis que les autres sont aux extrémités pour gouverner. La voile, qui ressemble à celles qu’on nomme latines, est de nattes, et de la longueur du bâtiment ; ce qui les expose à se voir renverser lorsqu’ils n’évitent pas soigneusement d’avoir le vent en poupe. Mais rien n’est égal à leur vitesse ; ils font dans une heure dix et douze milles. Pour revenir d’un lieu à un autre, ils ne font que changer la voile sans tourner le bâtiment ; alors la proue devient la poupe. S’ils ont besoin d’y faire quelque réparation, ils mettent les marchandises et les passagers sur la voile, et leur manœuvre est si prompte, que les Espagnols, qui en sont témoins tous les jours, ont peine à en croire leurs yeux. C’est dans ces frêles machines qu’ils ont quelquefois traversé une mer de quatre cents lieues jusqu’aux Philippines.

Leurs édifices ne sont pas sans agrémens. Ils sont bâtis de cocotiers et de maria, espèce de bois qui est particulier à ces îles. Chaque maison est composée de quatre appartemens, séparés par des cloisons de feuilles de palmiers, qui sont entrelacées en forme de natte. Le toit est de la même matière. Ces appartemens sont propres, et destinés chacun à leur usage. On couche dans le premier ; on mange dans le second ; le troisième sert à garder les fruits et les autres provisions, et le quatrième au travail.

On ne connaît aucun peuple qui vive dans une plus grande indépendance. Chacun se trouve maître de soi-même et de ses actions aussitôt qu’il est capable de se connaître. Le respect même et la soumission pour les parens, qui semble la première inspiration de la nature, est un sentiment qu’ils ignorent. Ils n’ont de rapport avec leurs pères et leurs mères qu’autant qu’ils ont besoin de leurs secours. Chacun se fait justice dans les démêlés qui naissent entre eux. S’il survient quelque différent entre les villages et les peuples, ils le terminent par la guerre. Ils ont une facilité extrême à s’irriter. Ils se hâtent de courir aux armes ; mais ils les quittent aussi promptement qu’ils les prennent, et jamais leurs guerres ne sont de longue durée. Lorsqu’ils se mettent en campagne, ils poussent de grands cris, moins pour effrayer leurs ennemis que pour s’animer eux-mêmes ; car la nature ne les a pas faits braves. Ils marchent sans chef, sans discipline et sans ordre : ils partent sans provisions. Ils passent deux et trois jours sans manger, uniquement attentifs aux mouvemens de l’ennemi, qu’ils tâchent de faire tomber dans quelque piége. C’est un art dans lequel peu de nations les égalent. La guerre parmi eux ne consiste qu’à se surprendre : ils n’en viennent aux mains qu’avec peine. La mort de deux ou trois hommes décide ordinairement de la victoire. Ils paraissent saisis de peuùr à la vue du sang ; et, prenant la fuite, ils se dissipent aussitôt. Les vaincus envoient des présens au parti victorieux, qui les reçoit avec une joie insolente, telle qu’est toujours celle des caractères timides qui voient leurs ennemis à leurs pieds. Il insulte aux vaincus, il compose des vers satiriques qui se chantent ou qui se récitent dans les fêtes.

Une singularité qui distingue encore cette nation est de n’avoir point d’arcs, de flèches ni d’épées. Les armes des Marianais sont des bâtons garnis du plus gros os d’une jambe, d’une cuisse ou d’un bras d’homme. Ces os, qu’ils travaillent assez proprement, ont la pointe fort aiguë, et sont si venimeux par leur propre nature, que la moindre esquille qui reste dans une blessure cause infailliblement la mort, avec des convulsions, des tremblemens et des douleurs incroyables, sans qu’on ait pu trouver jusqu’à présent de remède à la force d’un poison si puissant. Chaque insulaire a quantité de ces redoutables traits. Les pierres sont une autre partie de leurs munitions. Ils les lancent avec tant d’adresse et de raideur, qu’elles entrent quelquefois dans le tronc des arbres. On ne leur connaît point d’armes défensives. Ils ne parent les coups qu’on leur porte que par la souplesse et l’agilité de leurs mouvemens. Mais s’ils sont mauvais guerriers, ils entendent si bien la dissimulation, que les étrangers y ont été toujours trompés avant d’avoir appris à les connaître.

La vengeance est une de leurs plus ardentes passions. S’ils reçoivent une injure, leur ressentiment n’éclate jamais par des paroles : toute leur aigreur et leur amertume se renferment dans leur cœur. Ils sont si maîtres d’eux-mêmes, qu’ils laissent passer tranquillement des années entières pour attendre l’occasion de se satisfaire : alors ils se dédommagent d’une si longue violence, en se livrant à tout ce que la haine et la trahison leur inspirent de plus noir et de plus affreux.

Leur inconstance et leur légèreté sont sans exemple. Comme ils vivent sans contrainte et dans l’habitude continuelle de suivre tous leurs caprices, ils passent aisément d’une inclination à l’autre ; ce qu’ils désirent avec le plus d’ardeur, ils cessent de le vouloir le moment d’après. Les missionnaires regardent cette mobilité d’humeur comme le plus grand obstacle qu’ils aient trouvé à la conversion de ces barbares. Elle est accompagnée d’un goût fort vif pour le plaisir. Ils ont naturellement de la gaieté ; ils l’exercent agréablement par des railleries mutuelles et par des bouffonneries qui ne laissent point languir la joie. S’ils sont sobres, c’est moins par inclination que par nécessité. Ils s’assemblent souvent, ils se traitent en poissons, en fruits, en racines, avec une liqueur qu’ils composent de riz et de cocos râpés ; ils se plaisent, dans ces fêtes, à danser, à courir, à lutter, à raconter les aventures de leurs ancêtres, et souvent à réciter des vers de leurs poètes, qui ne contiennent que des extravagances et des fables. Les femmes ont aussi leurs amusemens. Elles y viennent fort parées, autant du moins qu’elles peuvent l’être avec des coquillages, de petits grains de jais et des morceaux d’écaille de tortue, qu’elles laissent pendre sur leur front ; elles y entrelacent des fleurs pour relever ces bizarres ornemens. Leurs ceintures sont des chaînes de petites coquilles, qu’elles estiment plus que nous ne faisons en Europe les perles ou les pierres précieuses. Elles y attachent de petits cocos assez proprement travaillés : elles ajoutent à toutes ces parures des tissus de racines d’arbres ; ce qui ne sert qu’à les défigurer : car ces tissus ressemblent plus à des cages qu’à des habits.

Dans leurs assemblées, elles se mettent douze ou treize en rond, debout et sans se remuer. C’est dans cette attitude qu’elles chantent les vers fabuleux de leurs poètes, avec un agrément et une justesse qui plairaient en Europe. L’accord de leurs voix est admirable, et ne cède rien à la musique la mieux concertée. Elles ont dans les mains des petites coquilles qu’elles font jouer comme nos castagnettes. Mais les Européens sont surpris de la manière dont elles soutiennent leur voix et dont elles animent leur chant, avec une action si vive et tant d’expression dans les gestes, qu’au jugement même des missionnaires, elles charment ceux qui les voient et qui les entendent.

Les hommes prennent le nombre de femmes qu’ils jugent à propos, et n’ont pas d’autre frein que celui de la parenté : cependant l’usage commun est de n’en avoir qu’une. Elles sont parvenues, dans les îles Marianes, à jouir des droits qui sont ailleurs le partage des maris. La femme commande absolument dans chaque maison ; elle est la maîtresse. Elle est en possession de toute l’autorité ; et le mari n’y peut disposer de rien sans son consentement. S’il n’a pas toute la déférence que sa femme se croit en droit d’exiger, si sa conduite n’est pas réglée, ou s’il est de mauvaise humeur, sa femme le maltraite ou le quitte, et rentre dans tous les droits de la liberté. Ainsi le mariage des Marianais n’est pas indissoluble ; mais de quelque côté que vienne la séparation, la femme ne perd pas ses biens : ses enfans la suivent, et considèrent le nouvel époux qu’elle choisit comme s’il était leur père. Un mari a quelquefois le chagrin de se voir en un moment sans femme et sans enfans par la mauvaise humeur et la bizarrerie d’une femme capricieuse.

Mais ce n’est pas le seul désagrément des maris. Si la conduite d’une femme donne quelque sujet de plainte à son mari, il peut s’en venger sur l’amant, mais il n’a pas droit de la maltraiter ; et son unique ressource est le divorce. Il n’en est pas de même de l’infidélité des maris. Une femme convaincue qu’elle est trahie par le sien en informe toutes les femmes de l’habitation, qui conviennent aussitôt d’un rendez-vous. Elles s’y rendent la lance à la main, et le bonnet de leur mari sur la tête. Dans cet équipage guerrier, elles s’avancent en corps de bataille vers la maison du coupable. Elles commencent par désoler ses terres, arracher ses grains et les fouler aux pieds, dépouiller ses arbres et ravager tous ses biens. Ensuite fondant sur la maison, qu’elles ne traitent pas avec plus de ménagement, elles l’attaquent lui-même, et ne lui laissent de repos qu’après l’avoir chassé. D’autres se contentent d’abandonner le mari dont elles se plaignent, et de faire savoir à leurs parens qu’elles ne peuvent plus vivre avec lui. Toute la famille, brûlant d’envahir le bien d’autrui, s’assemble pour en saisir l’occasion. Le mari se croit trop heureux lorsque, après avoir vu piller ou saccager tout ce qu’il possède, il ne voit pas aller la fureur jusqu’à renverser sa maison. Cet empire des femmes éloigne du mariage quantité de jeunes gens. Les uns louent des filles, et d’autres les achètent de leurs parens pour quelques morceaux de fer ou d’écaille de tortue. Ils les mettent dans des lieux séparés, où ils se livrent avec elles à tous les excès du libertinage. Mais ils ne connaissent guère d’autres crimes. L’homicide, et même le vol, sont en horreur dans toute la nation, du moins entre eux. Leurs maisons ne sont point fermées, et l’on n’apprend jamais que personne ait volé son voisin.

Avant l’arrivée des missionnaires, ils ne reconnaissaient aucune apparence de Divinité ; et n’ayant pas la moindre idée de religion, ils étaient sans temples, sans culte et sans prêtres. On n’a trouvé parmi eux qu’un petit nombre d’imposteurs distingués par le nom de mancanas, qui s’attribuaient le pouvoir de commander aux élémens, de rendre la santé aux malades, de changer les saisons, et de procurer une récolte abondante ou d’heureuses pêches ; mais ils ne laissaient pas d’attribuer à l’âme une sorte d’immortalité, et de supposer dans une autre vie des récompenses ou des peines. Ils nommaient l’enfer zazarraguan, ou maison de Chassi, c’est-à-dire d’un démon auquel ils donnaient le pouvoir de tourmenter ceux qui tombaient entre ses mains. Leur paradis était un lieu de délices, mais dont ils faisaient consister toute la beauté dans celle des cocotiers, des cannes à sucre, et des autres fruits qu’ils y croyaient d’un goût merveilleux ; et ce n’était pas la vertu ou le crime qui les conduisait dans l’un ou l’autre de ces lieux : tout dépendait de la manière dont on sortait de ce monde. Ceux qui mouraient d’une mort violente avaient le zazarraguan pour partage ; et ceux qui mouraient naturellement allaient jouir des arbres et des fruits délicieux du paradis.

Peu de nations sont plus éloquentes dans la douleur. Rien n’est aussi lugubre que leurs enterremens ; ils y versent des torrens de larmes. Leurs cris ne peuvent être représentés. Ils s’interdisent toute sorte de nourriture ; ils s’épuisent par leur abstinence et par leurs larmes. Leur deuil dure sept ou huit jours, et quelquefois plus long-temps. Ils le proportionnent à la tendresse qu’ils avaient pour le mort. Tout ce temps est donné aux pleurs et aux chants lugubres. L’usage commun est de faire quelques repas autour du tombeau, car on en élève toujours un dans le lieu de la sépulture. On le charge de fleurs de branches de palmier, de coquillages et de ce qu’on a de plus précieux. La douleur des mères s’exprime encore par des marques plus touchantes. Après s’y être abandonnées long-temps, tous leurs soins se tournent à l’entretien de leur tristesse. Elles coupent les cheveux des enfans qu’elles pleurent, pour les conserver précieusement. Elles portent au cou, pendant plusieurs années, une corde à laquelle elles font autant de nœuds qu’il s’est passé de nuits depuis leur perte. Si le mort est du nombre des chamorris, ou si c’est une femme de qualité, on ne connaît plus de bornes, le deuil est une véritable fureur. On arrache les arbres ; on brûle les édifices ; on brise les bateaux ; on déchire les voiles, qu’on attache par lambeaux au-devant des maisons ; on jonche les chemins de branches de palmiers, et l’on élève des machines lugubres en l’honneur du mort. S’il s’est illustré par la pêche ou par les armes, on couronne son tombeau de rames et de lances. S’il est également renommé dans ces deux professions, on entrelace les rames et les lances, pour en faire une espèce de trophée.

Le P. Gobien, représentant la douleur des Marianais, la nomme non-seulement vive et touchante, mais fort spirituelle. Il traduit quelques-unes de leurs expressions : « Il n’y a plus de vie pour moi, dit l’un ; ce qui m’en reste ne sera qu’ennui et qu’amertume. Le soleil qui m’animait s’est éclipsé ; la lune qui m’éclairait s’est obscurcie ; l’étoile qui me conduisait a disparu. » On reconnaît le goût des Orientaux dans cette profusion de figures toujours tirées des mêmes objets. La poésie de sentiment a une autre expression.

D’autres voyageurs, s’attachant moins aux mœurs et aux usages, sont entrés dans quelques détails sur les productions naturelles de ces îles. Quoique les arbres n’y soient pas si grands, ni de la même épaisseur que ceux des Philippines, le terroir produit tout ce qui est nécessaire aux habitans. Elles n’avaient autrefois, dit Carreri, que les fruits du pays et quelques poules ; mais les Espagnols, y ont introduit le riz et les légumes. Ils y ont porté des chevaux, des vaches et des porcs, qui ont assez heureusement multiplié dans les montagnes. On n’y voyait pas même de souris avant que les vaisseaux d’Europe en eussent apporté. Il ne s’y trouve d’ailleurs aucun animal venimeux.

Le fond du terroir est rougeâtre et d’une aridité qui ne l’empêche pas d’être assez fertile. Les ananas, les melons d’eau, les melons musqués, les oranges, les citrons et les cocos y croissent abondamment. Mais le plus merveilleux fruit de ces îles, et qui leur est particulier, est le rima. Dampier l’appelle le fruit à pain, parce qu’il tient lieu de pain aux insulaires, et qu’il est en effet très-nourrissant. La plante est épaisse et bien garnie de branches et de feuilles noirâtres. Le fruit, qui croît aux branches comme les pommes, est de figure ronde et de la grosseur de la tête humaine ; il est revêtu d’une forte écorce hérissée de pointes ; sa couleur est celle d’une datte. On le mange bouilli ou cuit au four ; dans cet état, il se garde quatre et six mois. Mais, frais, il ne peut être gardé plus de vingt-quatre heures sans devenir sec et de mauvais goût. Comme il n’a ni pepins, ni noyaux, tout est substance et ressemble à la mie tendre et blanche de notre meilleur pain. Carreri en compare le goût à celui de la figue d’Inde ou banane. Dampier se contente d’assurer, qu’il est fort agréable avant d’être rassis, et qu’il ne l’a vu qu’aux îles Marianes. C’est une faveur de la nature ; mais on la trouve ailleurs.

fin du quatrième volume.
  1. Le cavan pèse cinquante livres d’Espagne.
  2. Cet arbre ressemble beaucoup, par ses qualités vénéneuses, au mancelinier des Antilles.