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Abrégé de l’histoire générale des voyages/Tome VI/Seconde partie/Livre II/Chapitre X

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CHAPITRE X.

Voyage de Bernier à Cachemire.

Cachemire bornant au nord les états du Mogol, nous terminerons ce qui regarde ce grand empire par la description de cette province, l’une des contrées les plus délicieuses de l’univers, et qui forme un des articles les plus agréables du recueil des voyageurs.

Un médecin célèbre, un philosophe au-dessus du commun, un observateur également sensible et judicieux, qui voyage dans le dessein de s’instruire et de se rendre utile à l’instruction d’autrui, mérite sans doute un rang distingué dans ce recueil. C’est à tous ces titres que les remarques de Bernier sur l’empire du Mogol sont singulièrement estimées.

La curiosité de voir le monde l’avait déjà fait passer dans la Palestine et dans l’Égypte, où, s’étant remis en chemin pour le grand Caire, après s’y être arrêté plus d’un an, il se rendit en trente-deux heures à Suez, pour s’y embarquer sur une galère qui le fit arriver le dix-septième jour à Djeddah, port de la Mecque. De là, un petit bâtiment l’ayant porté à Moka, il se proposait de passer en Éthiopie ; mais, effrayé du traitement qu’on y faisait aux catholiques, il s’embarqua dans un vaisseau indien sur lequel il aborda heureusement au port de Surate en 1655. Le monarque qui occupait alors le trône des Mogols était encore Schah-Djehan, fils de Djehan-Guir et petit-fils d’Akbar. Bernier se rendit à la cour d’Agra. Diverses aventures, qu’il n’a pas jugé à propos de publier, l’engagèrent d’abord au service du grand-mogol en qualité de médecin ; ensuite s’étant attaché à Danesch-Mend-Khan, le plus savant homme de l’Asie, qui avait été backis, ou grand-maître de la cavalerie, et qui était alors un des principaux seigneurs de l’empire, il fut témoin des sanglantes révolutions qui arrivèrent dans cette cour, et qui mirent Aureng-Zeb sur le trône.

Son premier tome en contient l’histoire ; le second n’offre rien non plus qui appartienne au recueil des voyages. Mais, après avoir passé près de neuf ans à la cour, Bernier vit naître une occasion qu’il désirait depuis long-temps, de visiter quelques provinces de l’empire avec ses maîtres, c’est-à-dire à la suite de l’empereur et de Danesch-Mend-Khan, dont l’estime et l’affection ne lui promettaient que de l’agrément dans cette entreprise.

Aureng-Zeb, qui retenait Schah-Djehan, son père, prisonnier dans la forteresse d’Agra, consultant moins la politique, qui ne lui permettais guère de s’éloigner, que l’intérêt de sa santé et les sentimens des médecins, prit la résolution de se rendre à Lahor, et de Lahor à Cachemire, provinces septentrionales du Mogol, pour éviter les chaleurs excessives de l’été. Il partit le 6 décembre 1664, à l’heure que les astrologues avaient choisie pour la plus heureuse. La même raison l’obligea de s’arrêter à Schah-Limar, sa maison de plaisance, éloignée de deux lieues de Delhy ; il y passa six jours entiers à faire des préparatifs d’un voyage d’un an et demi. Il alla camper ensuite sur le chemin de Lahor pour y attendre le reste de ses équipages.

Il menait avec lui trente-cinq mille hommes de cavalerie, qu’il tenait toujours près de sa personne, et plus de dix mille hommes d’infanterie, avec les deux artilleries impériales, la pesante et la légère ; celle-ci se nomme aussi l’artillerie de l’étrier, parce qu’elle est inséparable de la personne de l’empereur ; au lieu que la grosse s’en écarte quelquefois pour suivre les grands chemins et rouler plus facilement ; la grosse est composée de soixante-dix pièces de canon, la plupart de fonte, dont plusieurs sont si pesantes, qu’on emploie vingt paires de bœufs à les tirer. On y joint des éléphans qui aident les bœufs, en poussant et tirant les roues des charrettes avec leurs trompes et leurs têtes ; du moins dans les passages difficiles et dans les hautes montagnes. Celle de l’étrier consiste en cinquante ou soixante petites pièces de campagne, toutes de bronze, montées chacune sur une petite charrette ornée de peintures et de petites banderoles rouges, et tirées par de fort beaux chevaux, conduits par le canonnier, qui sert de cocher, avec un troisième cheval, que l’aide du canonnier mène en main pour relais. Toutes ces charrettes vont toujours courant, pour se trouver en ordre devant la tente de l’empereur, et pour tirer toutes à la fois au moment qu’il arrive.

Un si grand appareil faisait appréhender qu’au lieu de faire le voyage de Cachemire, il ne fût résolu d’aller assiéger l’importante ville de Kandahar, qui, étant frontière de la Perse, de l’Indoustan et de l’Ousbeck, capitale d’ailleurs d’un très-riche et très-beau pays, a fait de tout temps le sujet des guerres les plus sanglantes entre les Persans et les Mogols. Cependant Bernier, qui n’avait point encore quitté Delhy, ne put différer plus long-temps son départ sans s’exposer à demeurer trop loin de l’armée. Il savait aussi que le nabab Danesch-Mend-Khan l’attendait avec impatience. « Ce seigneur, dit-il, ne pouvait non plus se passer de philosopher toute l’après-midi sur les livres de Gassendi et de Descartes, sur le globe, sur la sphère ou sur l’anatomie, que de donner la matinée entière aux grandes affaires de l’empire, en qualité de secrétaire d’état pour les affaires étrangères, et de grand-maître de la cavalerie. »

Bernier s’était fourni pour le voyage de deux bons chevaux tartares, d’un chameau de Perse des plus grands et des plus forts, d’un chamelier et d’un valet d’étable, d’un cuisinier et d’un autre valet, que l’usage du pays oblige de marcher devant son maître avec un flacon d’eau à la main. Il n’avait pas oublié les ustensiles nécessaires, tels qu’une tente d’une médiocre grandeur et un tapis de pied, un petit lit de sangle composé de quatre cannes très-fortes et très-légères, avec un coussin pour la tête ; deux couvertures, dont l’une pliée en quatre sert de matelas, un soufra ou nappe ronde de cuir sur laquelle on mange, quelques serviettes de toile peinte, et trois petits sacs de batterie de cuisine ou de vaisselle qui s’arrange dans un grand sac, comme ce grand sac se met dans un bissac de sangle, qui contient toutes les provisions, le linge et les habits du maître et des valets. Il avait fait aussi sa provision d’excellent riz, dans la crainte de n’en pas toujours trouver d’aussi bon ; de quelques biscuits doux avec du sucre et de l’anis ; d’une poche de toile avec son petit crochet de fer, pour faire égoutter et conserver du days ou du lait caillé, et de quantité de limons avec du sucre pour faire de la limonade : car le pays et la limonade sont les deux liqueurs qui servent de rafraîchissemens aux Indiens. Toutes ces précautions sont d’autant plus nécessaires dans ces voyages, qu’on y campe et qu’on y vit à la tartare, sans espérance de trouver d’autres logemens que les tentes. Mais Bernier se consolait par l’idée qu’on devait marcher au nord, et qu’on partait après les pluies, vraie saison pour voyager dans les Indes, sans compter que par la faveur du nabab il était sûr d’obtenir tous les jours un pain frais et de l’eau du Gange, dont ces seigneurs de la cour mènent plusieurs chameaux chargés. Ceux qui sont réduits à manger du pain des marchés, qui est fort mal cuit, et à boire de l’eau telle qu’on en rencontre, mêlée de toutes sortes d’ordures que les hommes et les animaux y laissent, sont exposés à des maladies dangereuses, qui produisent même une espèce de vers aux jambes. Ces vers y causent d’abord une grande inflammation accompagnée de fièvre. Quoiqu’ils sortent ordinairement à la fin du voyage, il s’en trouve aussi qui demeurent plus d’un an dans la plaie. Leur grosseur est celle d’une chanterelle de violon ; de sorte qu’on les prendrait moins pour des vers que pour quelques nerfs. On s’en délivre comme en Afrique, en les roulant autour d’un petit morceau de bois gros comme une épingle, et les tirant de jour en jour avec beaucoup de précaution, pour éviter de les rompre.

Quoiqu’on ne compte pas plus de quinze ou seize journées de Delhy à Lahor, c’est-à-dire cent vingt de nos lieues, l’empereur employa près de deux mois à faire cette route. À la vérité il s’écartait souvent du grand chemin avec une partie de l’armée pour se procurer plus facilement le plaisir de la chasse, et pour la commodité de l’eau. Lorsque ce prince est en marche, il a toujours deux camps ou deux amas de tentes, qui se forment et se lèvent alternativement, afin qu’en sortant de l’un, il en puisse trouver un autre qui soit prêt à le recevoir. De là leur vient le nom de peiche-kanés, qui signifie maisons qui précèdent. Ces deux peiches-kanés sont à peu près semblables. On emploie, pour en porter un, plus de soixante éléphans, de deux cents chameaux et de cent mulets, avec un nombre égal d’hommes. Les éléphans portent les plus pesans fardeaux, tels que les grandes tentes et leurs piliers, qui se démontent en trois pièces. Les chameaux sont pour les moindres tentes, et les mulets pour les bagages et les cuisines. On donne aux portefaix tous les meubles légers et délicats qui sont sujets à se rompre, comme la porcelaine qui sert à la table impériale, les lits peints et dorés, et les riches karguais, dont on donnera bientôt la description. L’un de ces deux peiches-kanés n’est pas plus tôt arrivé au lieu marqué pour le camp, que le grand-maître des logis choisit un endroit convenable pour le quartier du roi, en observant néanmoins, autant qu’il est possible, la symétrie et l’ordre qui regarde toute l’armée. Il fait tracer un carré, dont chaque côté a plus de trois cents pas ordinaires de longueur. Cent pionniers nettoient cet espace, l’aplanissent et font des divans de terre, c’est-à-dire des espèces d’estrades carrées sur lesquelles ils dressent les tentes. Ils entourent le carré général de kanates ou de paravens de sept ou huit pieds de hauteur, qu’ils affermissent par des cordes attachées à des piquets, et par des perches qu’ils plantent en terre deux à deux, de dix en dix pas, une en dehors et l’autre en dedans, les inclinant l’une sur l’autre. Ces kanates sont d’une toile forte, doublée d’indienne ou de toile peinte. Au milieu d’un des côtés du carré est la porte ou l’entrée royale, qui est grande et majestueuse. Les indiennes dont elle est composée, et celles qui forment le dehors de cette face du carré, sont plus belles et plus riches que les autres.

La première et la plus grande des tentes qu’on dresse dans cette enceinte se nomme amkas. C’est le lieu où l’empereur et tous les grands de l’armée s’assemblent vers neuf heures du matin, du moins lorsqu’on fait quelque séjour dans un camp ou en campagne même ; car c’est un usage dont les empereurs mogols se dispensent rarement, de se trouver à l’assemblée deux fois par jour, comme dans leur ville capitale, pour régler les affaires de l’état et pour administrer la justice.

La seconde tente, qui n’est pas moins grande que la première, mais qui est un peu plus avancée dans l’enceinte, s’appelle gosel-kané, c’est-à-dire lieu pour se laver. C’est là que tous les seigneurs s’assemblent le soir, et viennent saluer l’empereur comme dans la capitale. Cette assemblée du soir leur est très-incommode ; mais rien n’est si magnifique pour les spectateurs que de voir dans une nuit obscure, au milieu d’une campagne, entre toutes les tentes d’une armée, de longues files de flambeaux qui conduisent tous les omhras au quartier impérial, ou qui les ramènent à leurs tentes. Ces flambeaux ne sont pas de cire comme les nôtres, mais ils durent très-long-temps. C’est un fer emmanché au bout d’un bâton, au bout duquel on entoure un vieux linge, que le masalk ou le porte-flambeau arrose d’huile de temps en temps ; il tient à la main, pour cet usage, un flacon d’airain ou de fer-blanc, dont le col est fort long et fort étroit.

La troisième tente, plus petite que les deux premières, et plus avancée dans l’enclos, se nomme kaluet-kané, c’est-à-dire lieu de retraite, ou salle du conseil privé, parce qu’on n’y admet que les principaux officiers de l’empire, et qu’on y traite les affaires de la plus haute importance. Plus loin sont les tentes particulières de l’empereur, entourées de petits kanates de la hauteur d’un homme, et doublées d’indiennes au pinceau, c’est-à-dire de ces belles indiennes de Masulipatan, qui représentent toutes sortes de fleurs ; quelques-unes doublées de satin à fleurs avec de grandes franges de soie. Ensuite on trouve les tentes des begums ou des princesses, et des autres dames du sérail, entourées aussi de riches kanates, entre lesquelles sont distribuées les tentes des femmes de service, dans l’ordre qui convient à leur emploi.

L’amkas et les cinq ou six principales tentes sont fort élevés, autant pour être vus de loin que pour résister mieux à la chaleur. Le dehors n’est qu’une grosse et forte toile rouge, embellie néanmoins de grandes bandes, taillées de diverses formes assez agréables à la vue ; mais le dedans est doublé des plus belles indiennes, ou de quelque beau satin enrichi de broderie de soie, d’or et d’argent, avec de grandes franges. Les piliers qui soutiennent ces tentes sont peints et dorés ; on n’y marche que sur de riches tapis, qui ont par-dessous des matelas de coton épais de trois ou quatre doigts, autour desquels on trouve de grands carreaux de brocart d’or pour s’appuyer. Dans chacune des deux grandes tentes où se tient l’assemblée on élève un théâtre fort riche, où l’empereur donne audience sous un grand dais de velours ou de brocart. On y voit aussi des karguais dressés, c’est-à-dire des cabinets, dont les petites portes se ferment avec des cadenas d’argent. Pour s’en former une idée, Bernier veut qu’on se représente deux petits carrés de nos paravens qu’on aurait posés l’un sur l’autre, et qui seraient proprement attachés avec un lacet de soie qui régnerait alentour ; de sorte néanmoins que les extrémités des côtés de celui d’en haut s’inclinassent les unes sur les autres pour former une espèce de petit dôme ou de tabernacle. La seule différence est que tous les côtés des karguais sont d’ais de sapin fort minces et fort légers, peints et dorés par le dehors, enrichis alentour de franges d’or et de soie, et doublés d’écarlate, ou de satin à fleurs, ou de brocart.

Hors du grand carré s’offrent premièrement, des deux côtés de la grande entrée ou de la porte royale, deux jolies tentes, où l’on voit constamment quelques chevaux d’élite, sellés, richement harnachés et prêts à marcher au premier ordre. Des deux côtés de la même porte sont rangées les cinquante ou soixante petites pièces de campagne qui composent l’artillerie de l’étrier, et qui tirent toutes pour saluer l’empereur lorsqu’il entre dans sa tente ; au-devant de la porte même, on laisse toujours un espace vide, au fond duquel les timbales et les trompettes sont rassemblées dans une grande tente ; à peu de distance on en voit un autre, qui se nomme tchanki-kané, où les omhras font la garde à leur tour une fois chaque semaine, pendant vingt-quatre heures. Cependant la plupart font dresser dans le même lieu quelqu’une de leurs propres tentes pour se donner un logement plus commode.

Autour des trois autres côtés du grand carré, on voit toutes les tentes des officiers dans un ordre qui est toujours le même, autant que la disposition du lieu le permet ; elles ont leurs noms particuliers, qu’elles tirent de leurs différens usages : l’une est pour les armes de l’empereur, une autre pour les plus riches harnois des chevaux ; une autre pour les vestes de brocart dont l’empereur fait ses présens, etc. On en distingue quatre, proche l’une de l’autre dont la première est pour les fruits, la seconde pour les confitures, la troisième pour l’eau du Gange et pour le salpêtre qui sert à le rafraîchir, et la quatrième pour le bétel. Ces quatre tentes sont suivies de quinze ou seize autres, qui composent les cuisines et leurs dépendances ; d’un autre côté sont celles des eunuques et d’un grand nombre d’officiers, après lesquelles on en trouve quatre ou cinq longues, qui sont pour les chevaux de main, et quantité d’autres pour les éléphans, avec toutes celles qui sont comprises sous le nom de la vénerie ; car on porte toujours pour la chasse une quantité d’oiseaux de proie, de chiens, de léopards. On mène par ostentation des lions, des rhinocéros, de grands buffles du Bengale, qui combattent le lion, et des gazelles apprivoisées, qu’on fait battre devant l’empereur. Tous ces animaux ont leurs gouverneurs et leurs retraites. On conçoit aisément que ce grand quartier, qui se trouve toujours au centre de l’armée, doit former un des plus beaux spectacles du monde.

Aussitôt que le grand-maréchal des logis a choisi le quartier de l’empereur, et qu’il a fait dresser l’amkas, c’est-à-dire la plus haute de toutes les tentes, sur laquelle il se règle pour le reste de la disposition de l’armée, il marque les bazars, dont le premier et le principal doit former une grande rue droite et un grand chemin libre qui traverse toute l’armée, et toujours aussi droit qu’il est possible vers le camp du lendemain. Tous les autres bazars, qui ne sont ni si longs ni si larges, traversent ordinairement le premier ; les uns en-deçà, les autres en-delà du quartier de l’empereur ; et tous ces bazars sont marqués par de très-hautes cannes, qui se plantent en terre de trois en trois cents pas, avec des étendards rouges et des queues de vache du Grand-Tibet, qu’on prendrait au sommet de ces cannes pour autant de vieilles perruques. Le grand maréchal règle ensuite la place des omhras, qui gardent toujours le même ordre, à peu de distance, autour du quartier impérial. Leurs quartiers, du moins ceux des principaux, ont beaucoup de ressemblance avec celui de l’empereur, c’est-à-dire qu’ils ont ordinairement deux peiches-kanés, avec un carré de kanates, qui renferme leur principale tente et celle de leurs femmes. Cet espace est environné des tentes de leurs officiers et de leur cavalerie, avec un bazar particulier qui compose une rue de petites tentes pour le peuple qui suit l’armée et qui entretient leur camp de fourrage, de grains, de riz, de beurre et d’autres nécessités. Ces petits bazars épargnent aux officiers l’embarras de recourir continuellement aux bazars impériaux, où tout se trouve avec la même abondance que dans la ville capitale. Chaque petit bazar est marqué, comme les grands, par deux hautes cornes plantées aux deux bouts dont les étendards servent à la distinction des quartiers. Les grands omhras se font un honneur d’avoir des tentes fort élevées ; cependant elles ne doivent pas l’être trop, s’ils ne veulent s’exposer à l’humiliation de les voir renverser par les ordres de l’empereur. Il faut, par la même raison, que les dehors n’en soient pas entièrement rouges, et qu’elles soient tournées vers l’amkas ou le quartier impérial.

Le reste de l’espace qui se trouve entre le quartier de l’empereur, ceux des omhras et les bazars, est occupé par les mansebdars ou les petits omhras, par une multitude de marchands qui suivent l’armée, par les gens d’affaires et de justice ; enfin par tous les officiers supérieurs ou subalternes qui appartiennent à l’artillerie. Quoique cette description donne l’idée d’un prodigieux nombre de tentes, qui demandent par conséquent une vaste étendue de pays, Bernier se figure qu’un pareil camp formé dans quelque belle campagne, où, suivant le plan ordinaire, sa forme serait à peu près ronde, comme il le vit plusieurs fois dans cette route, n’aurait pas plus de deux lieues ou deux lieues et demie de circuit, encore s’y trouverait-il divers endroits vides ; mais il faut observer que la grosse artillerie, qui occupe un grand espace, précède souvent d’un jour ou deux.

Quoique les étendards de chaque quartier, qui se voient de fort loin et qu’on distingue facilement, servent de guides à ceux pour qui cet ordre est familier, Bernier fait une peinture singulière de la confusion qui règne dans le camp. « Toutes ces marques, dit- il, n’empêchent pas qu’on ne se trouve quelquefois fort embarrassé, et même en plein jour, mais surtout le matin, lorsque tout le monde arrive et que chacun cherche à se placer. Il s’élève souvent une si grande poussière, qu’on ne peut découvrir le quartier de l’empereur, les étendards des bazars et les tentes des omhras, sur lesquelles on est accoutumé à se régler. On se trouve pris entre les tentes qu’on dresse, ou entre les cordes que les moindres omhras qui n’ont pas de peiche-kanés, et les mansebdars, tendent pour marquer leurs logemens, et pour empêcher qu’il ne se fasse un chemin près d’eux, ou que des inconnus ne viennent se placer proche de leurs tentes, dans lesquelles ils ont quelquefois leurs femmes. Si l’on cherche un passage, on le trouve fermé de ces cordes tendues, qu’un tas de valets armés de gros bâtons refusent d’abaisser ; si l’on veut retourner sur ses pas, le chemin par lequel on est venu est déjà bouché. C’est là qu’il faut crier, faire entendre ses prières ou ses injures, feindre de vouloir donner des coups et s’en bien garder ; laisser aux valets le soin de quereller ensemble et prendre celui de les accorder ; enfin se donner toutes les peines imaginables pour se tirer d’embarras et pour faire passer ses chameaux ; mais la plus insurmontable de toutes les difficultés, est pour aller le soir dans quelque endroit un peu éloigné, parce que les puantes fumées du bois vert et de la fiente des animaux, dont le peuple se sert pour la cuisine, forment un brouillard si épais, qu’on ne distingue rien. Je m’y suis trouvé pris trois ou quatre fois jusqu’à ne savoir que devenir. En vain demandais-je le chemin ; je ne pouvais le continuer dix pas de suite, et je ne faisais que tourner. Une fois, particulièrement, je me vis contraint d’attendre que la lune fût levée pour m’éclairer ; une autre fois je fus obligé de gagner l’agacy-dié, de me coucher au pied et d’y passer la nuit, mon cheval et mon valet près de moi. L’agacy-dié est un grand mât fort menu, qu’on plante vers le quartier de l’empereur, proche d’une tente qui s’appelle nagor-kané, et sur lequel on élève le soir une lanterne qui demeure allumée toute la nuit : invention fort commode, parce qu’on la voit de loin, et que, se rendant au pied du mât lorsqu’on est égaré, on peut reprendre de là les bazars, et demander le chemin. On est libre aussi d’y passer la nuit, sans y appréhender les voleurs. »

Pour arrêter les vols, chaque omhra doit faire garder son camp pendant toute la nuit par des gens armés qui en font continuellement le tour en criant kaber-dar, c’est-à-dire qu’on prenne garde à soi ; d’ailleurs on pose autour de l’armée, de distance en distance, des gardes régulières qui entretiennent du feu, et qui font, entendre le même cri. Le katoual, qui est comme le grand-prevôt, envoie pendant toute la nuit, dans l’intérieur du camp, des troupes dont il est le chef, qui parcourent les bazars en criant et sonnant de la trompette ; ce qui n’empêche pas qu’il n’arrive toujours quelque désordre.

L’empereur Aureng-Zeb se faisait porter, pendant sa marche, sur les épaules de huit hommes, dans un tactravan, qui est une espèce de trône où il était assis. Cette voiture, que Bernier appelle un trône de campagne, est un magnifique tabernacle peint et doré, qui se ferme avec des vitres. Les quatre branches du brancard étaient couvertes d’écarlate ou de brocart, avec des grandes franges d’or et de soie, et chaque branche était soutenue par deux porteurs très-robustes richement vêtus, que d’autres suivaient pour les relayer. Aureng-Zeb montait quelquefois à cheval, surtout lorsque le jour était beau pour la chasse ; il montait aussi quelquefois sur un éléphant, en mickdember ou en hauze. C’est la monture la plus superbe et la plus éclatante ; car l’éléphant impérial est toujours couvert d’un magnifique harnois. Le mickdember est une petite tour carrée, dont la peinture et la dorure font tout l’ornement. Le hauze est un siége ovale, avec un dais à piliers. Dans ces diverses marches, l’empereur était toujours accompagné d’un grand nombre de radjas et d’omhras, qui le suivaient immédiatement à cheval, mais en gros et sans beaucoup d’ordre. Cette manière de faire leur cour parut fort gênante à Bernier, particulièrement les jours de chasse, où ils étaient exposés, comme de simples soldats, aux incommodités du soleil et de la poussière. Ceux qui pouvaient se dispenser de suivre l’empereur, étaient fort à leur aise dans des palekis bien fermés, où ils pouvaient dormir comme dans un lit ; ils arrivaient de bonne heure à leurs tentes, qui les attendaient avec toutes sortes de commodités.

Autour des omhras du cortége, et même entre eux, on voyait toujours quantité de cavaliers bien montés qui portaient une espèce de massue ou de masse d’armes d’argent. On en voyait aussi sur les ailes, qui précédaient la personne de l’empereur avec plusieurs valets de pieds. Ces cavaliers, qui se nomment gouzeberdars, sont des gens choisis pour la taille et la bonne mine, dont l’emploi est de porter les ordres et de faire écarter le peuple. Après les radjas, on voyait marcher avec un mélange de timbales et de trompettes ce qu’on nomme le coursi. C’est un grand nombre de figures d’argent qui représentent des animaux étrangers, des mains, des balances, des poissons et d’autres objets mystérieux qu’on porte sur le bout de certains grands bâtons d’argent. Le coursi était suivi d’un gros de mansebdars ou de petits omhras, beaucoup plus nombreux que celui des omhras.

Les princesses et les principales dames du sérail se faisaient porter aussi dans différentes sortes de voitures ; les unes, comme l’empereur, sur les épaules de plusieurs hommes, dans un tchaudoul, qui est une espèce de tactravan peint et doré, couvert d’un magnifique rets de soie de diverses couleurs, enrichi de broderie, de franges et de grosses houppes pendantes ; les autres, dans des palekis de la même richesse ; quelques-unes dans de grandes et larges litières portées par deux puissans chameaux ou par deux petits éléphans au lieu de mules. Bernier vit marcher ainsi Rauchenara-Begum. Il remarqua un jour, sur le devant de sa litière qui était ouvert, une petite esclave bien vêtue qui éloignait d’elle les mouches et la poussière, avec une queue de paon qu’elle tenait à la main. D’autres se font porter sur le dos d’éléphans richement équipés, avec des couvertures en broderie et de grosses sonnettes d’argent. Elles y sont comme élevées en l’air, assises quatre à quatre dans des mickdembers à treillis, qui sont toujours couverts d’un rets de soie, et qui n’ont pas moins d’éclat que les tchaudouls et les tactravans.

Bernier parle avec admiration de cette pompeuse marche du sérail. Dans ce voyage, il prit quelquefois plaisir à voir Rauchenara-Begum marcher la première, montée sur un grand éléphant de Pégou, dans un mickdember éclatant d’or et d’azur, suivie de cinq ou six autres éléphans, avec des mickdembers presque aussi riches que le sien, pleins des principales femmes de sa maison ; quelques eunuques richement vêtus et montés sur des chevaux de grand prix, marchant à ses côtés la canne à la main ; une troupe de servantes tartares et cachemiriennes autour d’elle, parées bizarrement et montées sur de telles haquenées ; enfin plusieurs autres eunuques à cheval, accompagnés d’un grand nombre de valets de pied qui portaient de grands bâtons pour écarter les curieux. Après la princesse Rauchenara, on voyait paraître une des principales dames de la cour dans un équipage proportionné à son rang. Celle-ci était suivie de plusieurs autres, jusqu’à quinze ou seize, toutes montées avec plus ou moins de magnificence, suivant leurs fonctions et leurs appointemens. Cette longue file d’éléphans, dont le nombre était quelquefois de soixante, qui marchaient à pas comptés, avec tout ce cortége et ces pompeux ornemens, avait quelque chose de si noble et de si relevé, que, si Bernier n’eût appelé sa philosophie à son secours, il serait tombé, dit-il, « dans l’extravagante opinion de la plupart des poëtes indiens, qui veulent que tous ces éléphans portent autant de déesses cachées. » Il ajoute qu’effectivement elles sont presque inaccessibles aux yeux des hommes, et que le plus grand malheur d’un cavalier, quel qu’il puisse être, serait de se trouver trop près d’elles. Cette insolente canaille d’eunuques et de valets ne cherche que l’occasion et quelque prétexte pour exercer leurs cannes. « Je me souviens, ajoute Bernier, d’y avoir été malheureusement surpris ; et je n’aurais pas évité les plus mauvais traitemens, si je ne m’étais déterminé à m’ouvrir un passage l’épée à la main plutôt que de me laisser estropier par ces misérables, comme ils commençaient à s’y disposer. Mon cheval, qui était excellent, me tira de la presse, et je le poussai ensuite au travers d’un torrent que je passai avec le même bonheur. Aussi les Mogols disent-ils, comme en proverbe, qu’il faut se garder surtout de trois choses : la première, de s’engager entre les troupes des chevaux d’élite qu’on mène en main, parce que les coups de pied n’y manquent pas ; la seconde, de se trouver dans les lieux où l’empereur s’exerce à la chasse ; et la troisième d’approcher trop des femmes du sérail. »

À l’égard des chasses du grand-mogol, Bernier avait eu peine à s’imaginer, comme il l’avait souvent entendu dire, que ce monarque prit cet amusement à la tête de cent mille hommes. Mais il comprit dans sa route qu’il en aurait pu mener deux cent mille. Aux environs d’Agra et de Delhy, le long du fleuve Djemna, jusqu’aux montagnes, et même des deux côtés du grand chemin qui conduit à Lahor, on rencontre quantité de terres incultes, les unes en bois taillis, les autres couvertes de grandes herbes de la hauteur d’un homme, et davantage. Tous ces lieux ont des gardes qui ne permettent la chasse à personne, excepté celle des lièvres et des cailles, que les Indiens savent prendre au filet. Il s’y trouve par conséquent une très-grande abondance de toutes sortes de gibier. Le grand-maître des chasses, qui suit toujours l’empereur, est averti des endroits qui en contiennent le plus. On les borde de gardes dans une étendue de quatre ou cinq lieues de pays, et l’empereur entre dans ces enceintes avec le nombre de chasseurs qu’il veut avoir à sa suite, tandis que l’armée passe tranquillement sans prendre aucune part à ses plaisirs.

Bernier fut témoin d’une chasse curieuse, qui est celle des gazelles avec des léopards apprivoisés. Il se trouve dans l’Inde quantité de ces animaux, qui ressemblent beaucoup à nos faons. Ils vont ordinairement par troupes séparées les unes des autres ; et chaque troupe, qui n’est jamais que de cinq ou six, est suivie d’un mâle seul, qu’on distingue à sa couleur. Lorsqu’on a découvert une troupe de gazelles, on tâche de les faire apercevoir au léopard, qu’on tient enchaîné sur une petite charrette. On le délie, et cet animal rusé ne se livre pas d’abord à l’ardeur de les poursuivre. Il tourne, il se cache, il se courbe pour en approcher et pour les surprendre. Comme sa légèreté est incroyable, il s’élance dessus lorsqu’il en est à portée, les étrangle et se rassasie de leur sang. S’il manque son coup, ce qui arrive assez souvent, il ne fait plus aucun mouvement pour recommencer la chasse ; et Bernier croit qu’il prendrait une peine inutile, parce que les gazelles courent plus vite et plus long-temps que lui. Le maître ou le gouverneur s’approche doucement de lui, le flatte, lui jette des morceaux de chair ; et saisissant un moment pour lui jeter ce que Bernier nomme des lunettes qui lui couvrent les yeux, il l’enchaîne et le remet sur sa charrette.

La chasse des nilgauts parut moins curieuse à Bernier. On enferme ces animaux dans de grands filets qu’on resserre peu à peu, et lorsqu’ils sont réduits dans une petite enceinte, l’empereur et les omhras entrent avec les chasseurs, et les tuent sans peine et sans danger à coups de flèches, de demi-piques, de sabres et de mousquetons ; et quelquefois en si grand nombre, que l’empereur en distribue des quartiers à tous les omhras. La chasse des grues a quelque chose de plus amusant. Il y a du plaisir à leur voir employer toutes leurs forces pour se défendre en l’air contre les oiseaux de proie. Elles en tuent quelquefois ; mais comme elles manquent d’adresse pour se tourner, ces oiseaux chasseurs en triomphent à la fin.

De toutes ces chasses, Bernier trouva celle du lion la plus curieuse et la plus noble. Elle est réservée à l’empereur et aux princes de son sang. Lorsque ce monarque est en campagne, si les gardes des chasses découvrent la retraite d’un lion, ils attachent dans le lieu voisin un âne, que le lion ne manque pas de venir dévorer ; après quoi, sans chercher d’autre proie, il va boire, et revient dormir dans son gîte ordinaire jusqu’au lendemain, qu’on lui fait trouver un autre âne attaché comme le jour précédent. On l’appâte ainsi pendant plusieurs jours. Enfin, lorsque sa majesté s’approche, on attache un âne au même endroit, et là, on lui fait avaler quantité d’opium, afin que sa chair puisse assoupir le lion. Les gardes, avec tous les paysans des villages voisins, tendent de vastes filets qu’ils resserrent par degrés. L’empereur, monté sur un éléphant bardé de fer, accompagné du grand-maître, de quelques omhras, montés aussi sur des éléphans, d’un grand nombre de gouzebersdars à cheval, et de plusieurs gardes des chasses armés de demi-piques, s’approche du dehors des filets, et tire le lion. Ce fier animal qui se sent blessé, ne manque pas d’aller droit à l’éléphant ; mais il rencontre les filets qui l’arrêtent : et l’empereur le tire tant de fois, qu’à la fin il le tue. Cependant Bernier en vit un dans la dernière chasse qui sauta par-dessus les filets, et qui se jeta vers un cavalier dont il tua le cheval. Les chasseurs n’eurent pas peu de peine à le faire rentrer dans les filets.

Cette chasse jeta toute l’armée dans un terrible embarras. Bernier raconte qu’on fut trois ou quatre jours à se dégager des torrens qui descendent des montagnes entre les bois, et de grandes herbes où les chameaux ne paraissaient presque point. « Heureux, dit-il, ceux qui avaient fait quelques provisions, car tout était en désordre ! Les bazars n’avaient pu s’établir. Les villages étaient éloignés. Une raison singulière arrêtait l’armée : c’était la crainte que le lion ne fût échappé aux armes de l’empereur. Comme c’est un heureux augure qu’il tue un lion, c’en est un très-mauvais qu’il le manque. On croirait l’état en danger. Aussi le succès de cette chasse est-il accompagné de plusieurs grandes cérémonies. On apporte le lion mort devant l’empereur dans l’assemblée générale des omhras ; on l’examine ; on le mesure ; on écrit dans les archives de l’empire que tel jour tel empereur tua un lion de telle grandeur et de tel poil ; on n’oublie pas la mesure de ses dents et de ses griffes, ni les moindres circonstances d’un si grand événement. » À l’égard de l’opium qu’on fait manger à l’âne, Bernier ajoute qu’ayant consulté là-dessus un des premiers chasseurs, il apprit de lui que c’était une fable populaire, et qu’un lion bien rassasié n’a pas besoin de secours pour s’endormir.

Outre l’embarras des chasses, la marche était quelquefois retardée parle passage des grandes rivières, qui sont ordinairement sans ponts. On était obligé de faire plusieurs ponts de bateaux éloignés de deux ou trois cents pas l’un de l’autre. Les Mogols ont l’art de les bien lier et de les affermir. Ils les couvrent d’un mélange de terre et de paille qui empêche les animaux de glisser. Le péril n’est qu’à l’entrée et à la sortie, parce qu’outre la presse et la confusion, il s’y fait souvent des fosses où les chevaux et les bœufs tombent les uns sur les autres avec un désordre incroyable. L’empereur ne campa alors qu’à une demi-lieue du pont, et s’arrêta un jour ou deux pour laisser à l’armée le temps de passer plus à l’aise. Il n’était pas aisé de juger de combien d’hommes elle était composée. Bernier croit en général que, soit gens de guerre ou de suite, il n’y avait pas moins de cent mille cavaliers ; qu’il y avait plus de cent cinquante mille chevaux, mules ou éléphans, près de cinquante mille chameaux, et presque autant de bœufs et de bidets qui servent à porter les provisions des bazars, avec les femmes et les enfans ; car les Mogols ont conservé l’usage tartare de traîner tout avec eux. Si l’on y joint le compte des gens de service dans un pays où rien ne se fait qu’à force de valets, et où Bernier même, qui ne tenait rang que de cavalier à deux chevaux, avait trois domestiques à ses gages, on sera porté à croire que l’armée ne contenait pas moins de trois à quatre cent mille personnes. Il faudrait les avoir comptés, dit Bernier ; mais, après avoir assuré que le nombre était prodigieux et presque incroyable, il ajoute, pour diminuer l’étonnement, que c’était la ville de Delhy entière, parce que tous les habitans de cette capitale, ne vivant que de la cour et de l’armée, seraient exposés à mourir de faim, s’ils ne suivaient pas l’empereur, surtout dans ses longs voyages.

Si l’on demande comment une armée si nombreuse peut subsister, Bernier répond que les Indiens sont fort sobres, et que de cette multitude de cavaliers, il ne faut pas compter plus de la vingtième partie qui mange de la viande pendant la marche. Le kicheri, qui est un mélange de riz et de légumes, sur lesquels, on verse du beurre roux après les avoir fait cuire, est la nourriture ordinaire des Mogols. À l’égard des animaux, on sait que les chameaux résistent au travail, à la faim, à la soif, qu’ils vivent de peu, et qu’ils mangent de tout. Aussitôt qu’une armée arrive, on les mène brouter dans les champs, où ils se nourrissent de tout ce qu’ils peuvent trouver. D’ailleurs les mêmes marchands qui entretiennent les bazars à Delhy sont obligés de les entretenir en campagne. Enfin la plus basse partie du peuple rôde sans cesse dans les villages voisins du camp pour acheter du fourrage, sur lequel elle trouve quelque chose à gagner. Les plus pauvres raclent avec une espèce de truelle les campagnes entières, pour en enlever les petites herbes, qu’ils lavent soigneusement, et qu’ils vendent quelquefois assez cher.

Bernier s’excuse de n’avoir pas marqué les villes et les bourgades qui sont entre Delhy et Lahor : il n’en vit presque point. Il marchait presque toujours au travers des champs et pendant la nuit. Comme son logement n’était pas au milieu de l’armée, où le grand chemin passe souvent, mais fort avant dans l’aile droite, il suivait la vue des étoiles pour s’y rendre, au hasard de se trouver quelquefois fort embarrassé, et de faire cinq ou six lieues, quoique la distance d’un camp à l’autre ne soit ordinairement que de trois ou quatre ; mais l’arrivée du jour finissait son embarras.

En arrivant à Lahor, il apprit que le pays, dont cette ville est la capitale, se nomme Pendjab, c’est-à-dire pays des cinq eaux, parce qu’effectivement il est arrosé par cinq rivières considérables, qui, descendant des grandes montagnes dont le pays de Cachemire est environné, vont se joindre à l’Indus et se jeter avec lui dans l’Océan. Quelques-uns prétendent que Lahor est l’ancienne Bucéphalie, bâtie par Alexandre-le-Grand, en l’honneur d’un cheval qu’il aimait. Les Mogols connaissent ce conquérant sous le nom de Secander-Filifous, qui signifie Alexandre, fils de Philippe ; mais ils ignorent le nom de son cheval. La ville est bâtie sur une des cinq rivières, qui n’est pas moins grande que la Loire, et pour laquelle on aurait besoin d’une levée, parce que, dans ses débordemens, elle change souvent de lit et cause de grands dégâts. Depuis quelques années, elle s’était retirée de Lahor d’un grand quart de lieue. Les maisons de cette ville sont beaucoup plus grandes que celles de Delhy et d’Agra ; mais, dans l’absence de la cour, qui n’avait pas fait ce voyage depuis plus de vingt ans, la plupart étaient tombées en ruine. Il ne restait que cinq ou six rues considérables, dont deux ou trois avaient plus d’une grande lieue de longueur, et dans lesquelles on voyait aussi une quantité d’édifices en ruine. Le palais impérial n’était plus sur le bord de la rivière. Bernier le trouva magnifique, quoique fort inférieur à ceux d’Agra et de Delhy.

L’empereur s’y arrêta plus de deux mois pour attendre la fonte des neiges, qui bouchaient le passage des montagnes. On engagea Bernier à se fournir d’une petite tente cachemirienne. La sienne était grande et pesante, et ses chameaux ne pouvant passer les montagnes, il aurait été obligé de la faire porter par des crocheteurs, avec beaucoup d’embarras et de dépense. Il se flattait qu’après avoir surmonté les chaleurs de Moka et de Babel-Mandel, il serait capable de braver celles du reste de la terre ; mais ce n’est pas sans raison, comme il l’apprit bientôt par expérience, que les Indiens mêmes appréhendent les onze ou douze jours de marche que l’on compte de Lahor à Bember, c’est-à-dire jusqu’à l’entrée des montagnes de Cachemire. Cet excès de chaleur vient, dit-il, de la situation de ces hautes montagnes, qui, se trouvant au nord de la route, arrêtent les vents frais, réfléchissent les rayons du soleil sur les voyageurs, et laissent dans la campagne une ardeur brûlante. En raisonnant sur la cause du mal, il s’écriait dès le quatrième jour : « Que me sert de philosopher et de chercher des raisons de ce qui me tuera peut-être demain ? »

Le cinquième jour, il passa un des grands fleuves de l’Inde, qui se nomme le Tchenâb. L’eau en est si bonne, que les omhras en font charger leurs chameaux, au lieu de celle du Gange, dont ils boivent jusqu’à ce lieu ; mais elle n’eut pas le pouvoir de garantir Bernier des incommodités de la route. Il en fait une peinture effrayante. Le soleil était insupportable dès le premier moment de son lever : on n’apercevait pas un nuage ; on ne sentait pas un souffle de vent ; les chameaux, qui n’avaient pas vu d’herbe verte depuis Lahor, pouvaient à peine se traîner. Les Indiens, avec leur peau noire, sèche et dure, manquaient de force et d’haleine ; on en trouvait de morts en chemin ; le visage de Bernier, ses mains et ses pieds étaient pelés ; tout son corps était couvert de petites pustules ronges qui le piquaient comme des aiguilles ; il doutait, le dixième jour de la marche, s’il serait vivant le soir ; toute son espérance était dans un peu de lait caillé sec, qu’il délayait dans l’eau avec un peu de sucre, et quatre ou cinq citrons qui lui restaient pour faire de la limonade.

Il arriva néanmoins la nuit du douzième jour, au pied d’une montagne escarpée, noire et brûlante, où Bember est situé. Le camp fut assis dans le lit d’un large torrent à sec, rempli de cailloux et de sable : c’était une vraie fournaise ardente ; mais une pluie d’orage qui tomba le matin vint rafraîchir l’air. L’empereur, n’ayant pu prévoir ce soulagement, était parti pendant la nuit avec une partie de ses femmes et de ses principaux officiers. Dans la crainte d’affamer le petit royaume de Cachemire, il n’avait voulu mener avec lui que ses principales femmes et les meilleures amies de Rauchenara-Begum, avec aussi peu d’omhras et de milice qu’il était possible. Les omhras qui eurent la permission de le suivre ne prirent que le quart de leurs cavaliers : le nombre des éléphans fut borné. Ces animaux, quoique extrêmement lourds, ont le pied ferme. Ils marchent comme à tâtons dans les passages dangereux, et s’assurent toujours d’un pied avant de remuer l’autre. On mena aussi quelques mulets ; mais on fut obligé de supprimer tous les chameaux, dont le secours aurait été le plus nécessaire. Leurs jambes longues et raides ne peuvent se soutenir dans l’embarras des montagnes. On fut obligé d’y suppléer par un grand nombre de portefaix, que les gouverneurs et les radjas d’alentour avaient pris soin de rassembler, et l’ordonnance impériale leur assignait à chacun dix écus pour cent livres pesant. On en comptait plus de trente mille, quoiqu’il y eût déjà plus d’un mois que l’empereur et les omhras s’étaient fait précéder d’une partie du bagage et des marchands. Les seigneurs nommés pour le voyage avaient ordre de partir chacun à leur tour, comme le seul moyen d’éviter la confusion pendant cinq jours de cette dangereuse marche, et tout le reste de la cour, avec l’artillerie et la plus grande partie des troupes, devaient passer trois Ou quatre mois comme en garnison dans le camp de Bember, jusqu’au retour du monarque, qui se proposait d’attendre la fin des chaleurs.

Le rang de Danech-Mend-Khan étant marqué pour la nuit suivante, Bernier partit à sa suite. Il n’eut pas plus tôt monté ce qu’il appelle l’affreuse muraille haute, escarpée du monde, c’est-à-dire une haute montagne noire et pelée, qu’en descendant de l’autre côté, il sentit un air plus frais, plus doux et plus tempéré. Mais rien ne le surprit tant dans ces montagnes que de se trouver tout d’un coup comme transporté des Indes en Europe. En voyant la terre couverte de toutes nos plantes et de tous nos arbrisseaux, à l’exception néanmoins de l’hysope, du thym, de la marjolaine et du romarin, il se crut dans certaines montagnes d’Auvergne, au milieu d’une forêt de sapins, de chênes verts, d’ormeaux, de platanes ; et son admiration était d’autant plus vive, qu’en sortant des campagnes brûlantes de l’Indoustan, il n’avait rien aperçu qui l’eût préparé à cette métamorphose.

Il admira particulièrement, à une journée et demie de Bember, une montagne qui n’offrait que des plantes sur ses deux faces, avec cette différence qu’au midi, vers les Indes, c’était un mélange de plantes indiennes et européennes ; au lieu que du côté exposé au nord il n’en découvrit que d’européennes, comme si la première face eût également participé de la température des deux climats, et que celle du nord eût été tout européenne. À l’égard des arbres, il observa continuellement une suite naturelle de générations et de corruptions. Dans des précipices où jamais homme n’était descendu, il envoyait plusieurs qui tombaient ou qui étaient déjà tombés les uns sur les autres morts, à demi pouris de vieillesse, et d’autres jeunes et frais qui renaissaient de leur pied. Il en voyait même quelques-uns de brûlés, soit qu’ils eussent été frappés de la foudre, ou que, dans le cœur de l’été, ils se fussent enflammés par leur frottement mutuel, étant agités par quelque vent chaud et furieux, soit que, suivant l’opinion des habitans, le feu prenne de lui même au tronc, lorsqu’à force de vieillesse il devient fort sec. Bernier ne cessait d’attacher les yeux sur les cascades naturelles qu’il découvrait entre les rochers. Il en vit une à laquelle, dit-il, il n’y a rien de comparable au monde. On aperçoit de loin, du penchant d’une haute montagne, un torrent d’eau qui descend par un long canal sombre et couvert d’arbres, et qui se précipite tout d’un coup, avec un bruit épouvantable, en bas d’un rocher droit, escarpé et d’une hauteur prodigieuse. Assez près, sur un autre rocher que l’empereur Djehan-Ghir avait fait aplanir exprès, on voyait un grand théâtre tout dressé, où la cour pouvait s’arrêter en passant pour considérer à loisir ce merveilleux ouvrage de la nature.

Ces amusemens furent mêlés d’un accident fort étrange. Le jour où l’empereur monta le Pire-Pendjal, qui est la plus haute de toutes ces montagnes, et d’où l’on commence à découvrir dans l’éloignement le pays de Cachemire, un des éléphans qui portaient les femmes dans des mickdembers et des embarys, fut saisi de peur, et se mit à reculer sur celui qui le suivait. Le second recula sur l’autre, et successivement toute la file, qui était de quinze. Comme il leur était impossible de tourner dans un chemin raide et fort étroit, ils culbutèrent tous au fond du précipice, qui n’était pas heureusement des plus profonds et des plus escarpés. Il n’y eut que trois ou quatre femmes de tuées ; mais tous les éléphans y périrent. Bernier, qui suivait à deux journées de distance, les vit en passant, et crut en remarquer plusieurs qui remuaient encore leur trompe. Ce désastre jeta beaucoup de désordre dans toute l’armée, qui marchait en file sur le penchant des montagnes, par des sentiers fort dangereux. On fit faire halte le reste du jour et toute la nuit, pour se donner le temps de retirer les femmes et tous les débris de leur chute. Chacun fut obligé de s’arrêter dans le lieu où il se trouvait, parce qu’il était en plusieurs endroits impossible d’avancer ni de reculer. D’ailleurs personne n’avait près de soi ses portefaix, avec sa tente et ses vivres. Bernier ne fut pas le plus malheureux. Il trouva le moyen de grimper hors du chemin, et d’y arranger un petit espace commode pour y passer la nuit avec son cheval. Un de ses valets, qui le suivit, avait un peu de pain, qu’ils partagèrent ensemble. En remuant quelques pierres dans ce lieu, ils trouvèrent un gros scorpion noir, qu’un jeune Mogol prit dans sa main, et pressa sans en être piqué. Bernier eut la même hardiesse, sur la parole de ce jeune homme qui était de ses amis, et qui se vantait d’avoir charmé le scorpion par un passage de l’Alcoran. Il n’est pourtant guère probable que le philosophe Bernier comptât beaucoup sur un passage de l’Alcoran. Quoi qu’il en soit, le jeune homme ne voulut pas enseigner à Bernier le passage de l’Alcoran, parce que la puissance de charmer passerait, disait-il, à celui auquel il le dirait, comme elle lui avait passé en quittant celui qui le lui avait appris.

En traversant la montagne de Pire-Pendjal, trois choses, dit-il, lui rappelèrent ses idées philosophiques. Premièrement, en moins d’une heure il éprouva l’hiver et l’été. Après avoir sué à grosses gouttes pour monter par des chemins où tout le monde était forcé de marcher à pied et sous un soleil brûlant, il trouva au sommet de la montagne des neiges glacées, au travers desquelles on avait ouvert un chemin. Il tombait un verglas fort épais, et il soufflait un vent si froid, que la plupart des Indiens, qui n’avaient jamais vu de glace ni de neige, ni senti un air si glacial, couraient en tremblant pour arriver dans un air plus chaud. En second lieu, Bernier rencontra, en moins de deux cents pas, deux vents absolument opposés : l’un du nord, qui lui frappait le visage en montant, surtout lorsqu’il arriva proche du sommet ; l’autre du midi, qui lui donnait à dos en descendant, comme si des exhalaisons de cette montagne il s’était formé un vent qui acquérait des qualités différentes en prenant son cours dans les deux vallons opposés.

La troisième rencontre de Bernier fut celle d’un vieil ermite, qui vivait sur le sommet de la montagne depuis le temps de Djehan-Ghir. On ignorait sa religion, quoiqu’on lui attribuât des miracles, tels que de faire tonner à son gré, et d’exciter des orages de grêle, de pluie, de neige et de vent. Sa figure avait quelque chose de sauvage ; sa barbe était longue, blanche et mal peignée. Il demanda fièrement l’aumône ; mais il laissait prendre de l’eau dans des tasses de terre qu’il avait rangées sur une grande pierre. Il faisait signe de la main qu’on passât vite sans s’arrêter, et grondait contre ceux qui faisaient du bruit. Bernier, qui eut la curiosité d’entrer dans sa caverne, après lui avoir adouci le visage par un présent d’une demi-roupie, lui demanda ce qui lui causait tant d’aversion pour le bruit. Sa réponse fut que le bruit excitait de furieuses tempêtes autour de la montagne ; qu’Aureng-Zeb avait été fort sage de suivre son conseil ; que Schan-Djehan eh avait toujours usé de même ; et que Djehan-Ghir, pour s’être une fois moqué de ses avis, et n’avoir pas craint de faire sonner les trompettes et donner des timbales, avait failli périr avec son armée.

On lit dans l’histoire des anciens rois de Cachemire que tout ce pays n’était autrefois qu’un grand lac, et qu’un saint vieillard, nommé Kacheb, donna une issue miraculeuse aux eaux en coupant une montagne qui se nomme Baramoulé. Bermer n’eut pas de peine à croire que cet espace avait été autrefois couvert d’eau, comme on le rapporte de la Thessalie et de quelques autres pays ; mais il ne put se persuader que l’ouverture de Baramoulé fût l’ouvrage des hommes, parce que cette montagne est très-haute et très-large ; il se figura plus volontiers que les tremblemens de terre, auxquels ces régions sont assez sujettes, peuvent avoir ouvert quelque caverne souterraine, où la montagne s’est enfoncée d’elle-même. C’est ainsi que, suivant l’opinion des Arabes, le détroit de Babel-Mandel s’est anciennement ouvert, et qu’on a vu des montagnes et des villes s’abîmer dans de grands lacs.

Quelque jugement qu’on en porte, Cachemire ne conserve plus aucune apparence de lac ; c’est une très-belle campagne, diversifiée d’un grand nombre de petites collines, et qui n’a pas moins de trente lieues de long sur dix ou douze de largeur ; elle est située à l’extrémité de l’Indoustan, au nord de Lahor, et véritablement enclavée dans le fond des montagnes du Caucase indien, entre celles du grand et du petit Thibet, et celles du pays du Radja-Gamon. Les premières montagnes qui la bordent, c’est-à-dire celles qui touchent à la plaine, sont de médiocre hauteur, revêtues d’arbres ou de pâturages, remplies de toutes sortes de bestiaux, tels que des vaches, des brebis, des chèvres et des chevaux. Il y a plusieurs espèces de gibier, tels que des lièvres, des perdrix, des gazelles, et quelques-uns de ces animaux qui portent le musc ; on y voit aussi des abeilles en très-grande quantité. Mais, ce qui est très-rare dans les Indes, on n’y trouve presque jamais de serpens, de tigres, d’ours ni de lions ; d’où Bernier conclut qu’on peut les nommer « des montagnes innocentes, et découlantes de lait et de miel, comme celles de la terre de promission. »

Au delà de ces premières montagnes, il s’en élève d’autres très-hautes, dont le sommet est toujours couvert de neige, ne cesse jamais d’être tranquille et lumineux, et s’élève au-dessus de la région des nuages et des brouillards. De toutes ces montagnes, il sort de toutes parts une infinité de sources et de ruisseaux que les habitans ont l’art de distribuer dans leurs champs de riz, et de conduire même par de grandes levées de terre sur leurs petites collines. Ces belles eaux, après avoir formé une multitude d’autres ruisseaux et d’agréables cascades, se rassemblent enfin et composent une rivière de la grandeur de la Seine, qui tourne doucement autour du royaume, traverse la ville capitale, et va trouver sa sortie à Baramoulé, entre deux rochers escarpés, pour se jeter au delà au travers des précipices, se charger, en passant, de plusieurs petites rivières qui descendent des montagnes, et se rendre vers Atock dans le fleuve Indus.

Tant de ruisseaux qui sortent des montagnes répandent dans les champs et sur les collines une fertilité admirable, qui les ferait prendre pour un grand jardin verdoyant mêlé de bourgs et de villages, dont on découvre un grand nombre entre les arbres, varié par de petites prairies, par des pièces de riz, de froment, de chanvre, de safran et de diverses sortes de légumes, et entrecoupé de canaux de toutes sortes de formes. Un Européen y reconnaît partout les plantes, les fleurs et les arbres de notre climat, des pommiers, des pruniers, des abricotiers, des noyers et des vignes chargées de leurs fruits. Les jardins particuliers sont remplis de melons, de pastèques ou melons d’eau, de chervis, de betteraves, de raiforts, de la plupart de nos herbes potagères, et de quelques-unes qui manquent à l’Europe. À la vérité Bernier n’y vit pas tant d’espèces de fruits différentes, et ne les trouva pas même aussi bons que les nôtres ; mais, loin d’attribuer le défaut à la terre, il regrette, pour les habitans qu’ils n’aient pas de meilleurs jardiniers.

La ville capitale porte le nom du royaume : elle est sans murailles, mais elle n’a pas moins de trois quarts de lieue de long et d’une demi-lieue de large. Elle est située dans une plaine à deux lieues des montagnes, qui forment un demi-cercle autour d’elle, et sur le bord d’un lac d’eau douce de quatre ou cinq lieues de tour, formé de sources vives et de ruisseaux qui découlent des montagnes ; il se dégorge dans la rivière par un canal navigable. Cette rivière a deux ponts de bois dans la ville pour la communication des deux parties qu’elle sépare. La plupart des maisons sont de bois, mais bien bâties, et même à deux ou trois étages. Quoique le pays ne manque point de belles pierres de taille, et qu’il y reste quantité de vieux temples et d’autres bâtimens qui en étaient construits, l’abondance du bois, qu’on fait descendre facilement des montagnes par les petites rivières qui l’apportent, a fait embrasser la méthode de bâtir de bois plutôt que de pierre. Les maisons qui sont sur la rivière ont presque toutes un petit jardin ; ce qui forme une perspective charmante, surtout dans la belle saison, où l’usage est de se promener sur l’eau. Celles dont la situation est moins riante ne laissent pas d’avoir aussi leur jardin, et plusieurs ont un petit canal qui répond au lac, avec un petit bateau pour la promenade.

Dans une extrémité de la ville s’élève une montagne détachée de toutes les autres, qui fait encore une perspective très-agréable, parce qu’elle a sur sa pente plusieurs belles maisons avec leurs jardins, et sur son sommet une mosquée et un ermitage bien bâtis, avec un jardin et quantité de beaux arbres verts, qui lui servent comme de couronne ; aussi se nomme-t-elle, dans la langue du pays, Hariperbet, qui signifie montagne de verdure. À l’opposite, on en découvre une autre, sur laquelle on voit aussi une petite mosquée avec son jardin, et un très-ancien bâtiment qui doit avoir été un temple d’idoles, quoiqu’il porte le nom de trône de Salomon, parce que les habitans le croient l’ouvrage de ce prince, dans un voyage qu’ils lui attribuent à Cachemire.

La beauté du lac est augmentée par un grand nombre de petites îles qui forment autant de jardins de plaisance dont l’aspect offre de belles masses de verdure au milieu des eaux, parce qu’ils sont remplis d’arbres fruitiers, et bordés de trembles à larges feuilles, dont les plus gros peuvent être embrassés, mais tous d’une hauteur extraordinaire, avec un seul bouquet de branches à leur cime, comme le palmier. Au delà du lac, sur le penchant des montagnes, ce n’est que maisons et jardins de plaisance. La nature semble avoir destiné de si beaux lieux à cet usage ; ils sont remplis de sources et de ruisseaux. L’air y est toujours pur, et l’on y a de toutes parts, la vue du lac, des îles et de la ville. Le plus délicieux de tous ces jardins est celui qui porte le nom Chahlimar, ou jardin du roi. On y entre par un grand canal bordé de gazons, qui a plus de deux cents pas de long, entre deux belles allées de peupliers. Il conduit à un grand cabinet qui est au milieu du jardin, où commence un autre canal bien plus magnifique, qui va tant soit peu en montant jusqu’à l’extrémité du jardin. Ce second canal est pavé de grandes pierres de taille ; ses bords sont en talus, de la même pierre ; on voit dans le milieu une longue file de jets d’eau, de quinze en quinze pas, sans en compter un grand nombre d’autres qui s’élèvent d’espace en espace, de diverses pièces d’eau rondes, dont il est bordé comme d’autant de réservoirs ; il se termine au pied d’un cabinet qui ressemble beaucoup au premier. Ces cabinets, qui sont à peu près en dômes, situés au milieu du canal et entourés d’eau, et par conséquent entre les deux grandes allées de peupliers, ont une galerie qui règne tout autour, et quatre portes, opposées les unes aux autres, deux desquelles regardent les allées, avec deux ponts pour y passer, et les deux autres donnent sur les canaux opposés. Chaque cabinet est composé d’un grand salon, au milieu de quatre chambres qui en font les quatre coins. Tout est peint ou doré dans l’intérieur, et parsemé de sentences en gros caractères persans. Les quatre portes sont très-riches ; elles sont faites de grandes pierres, et soutenues par des colonnes tirées des anciens temples d’idoles que Schah-Djehan fit ruiner. On ignore également la matière et le prix de ces pierres ; mais elles sont plus belles que le marbre et le porphyre.

Bernier décide hardiment qu’il n’y a pas de pays au monde qui renferme autant de beautés que le royaume de Cachemire dans une si petite étendue. « Il mériterait, dit-il, de dominer encore toutes les montagnes qui l’environnent jusqu’à la Tartarie, et tout l’Indoustan jusqu’à l’île de Ceylan. Telles étaient autrefois ses bornes. Ce n’est pas sans raison que les Mogols lui donnent le nom de paradis terrestre des Indes, et que l’empereur Akbar employa tant d’efforts pour l’enlever à ses rois naturels. Djehan-Ghir, son fils et son successeur, prit tant de goût pour cette belle portion de la terre, qu’il ne pouvait en sortir, et qu’il déclarait quelquefois que la perte de sa couronne le toucherait moins que celle de Cachemire ; aussi, lorsque nous y fûmes arrivés, tous les beaux esprits mogols s’efforcèrent d’en célébrer les agrémens par diverses pièces de poésie, et les présentaient à l’empereur, qui les récompensait noblement. »

Les Cachemiriens passent pour les plus spirituels, les plus fins et les plus adroits de tous les peuples de l’Inde. Avec autant de disposition que les Persans pour la poésie et pour toutes les sciences, ils sont plus industrieux et plus laborieux ; ils font des palekis, des bois de lit, des coffres, des écritoires, des cassettes, des cuillères et diverses sortes de petits ouvrages que leur beauté fait rechercher dans toutes les Indes ; ils y appliquent un vernis, et suivent et contrefont si adroitement les veines d’un certain bois qui en a de fort belles, en y appliquant des filets d’or, qu’il n’y a rien de plus joli. Mais ce qu’ils ont de particulier, et qui leur attire des sommes considérables d’argent par le commerce, est cette prodigieuse quantité de schalls qu’ils fabriquent, et auxquels ils occupent jusqu’à leurs enfans. Ce sont des pièces d’étoffe d’une aune et demie de long sur une de large, qui sont brodées au métier par les deux bouts. Les Mogols, la plupart des Indiens de l’un et de l’autre sexe les portent en hiver sur leur tête, repassées comme un manteau par-dessus l’épaule gauche. On en distingue deux sortes, les uns de laine du pays, qui est plus fine et plus délicate que celle d’Espagne ; les autres d’une laine, ou plutôt d’un poil qu’on nomme touz, et qui se prend sur la poitrine des chèvres sauvages du grand Thibet. Les schalls de cette seconde espèce sont beaucoup plus chers que les autres ; il n’y a point de castors qui soit si mollet ni si délicat ; mais, sans un soin continuel de les déplier et de les éventer, les vers s’y mettent facilement. Les omhras en font faire exprès qui coûtent jusqu’à cent cinquante roupies, au lieu que les plus beaux de laine du pays ne passent jamais cinquante. Bernier remarquant, sur les schalls, que les ouvriers de Patna, d’Agra et de Lahor, ne parviennent jamais à leur donner le moelleux et la beauté de ceux de Cachemire, ajoute que cette différence est attribuée à l’eau du pays, comme on fait à Masulipatan ces belles chites, ou toiles peintes au pinceau, qui deviennent plus belles en les lavant.

On vante aussi les Cachemiriens pour la beauté du sang ; ils sont communément aussi bien faits qu’on l’est en Europe, sans rien tenir du visage des Tartares, ni de ce nez écrasé, et de ces petits yeux de porc, qui sont le partage des habitans de Kachgar et du grand Thibet. Les femmes de Cachemire sont si distinguées par leur beauté, que la plupart des étrangers qui arrivent dans l’Indoustan cherchent à s’en procurer, dans l’espérance d’en avoir des enfans plus blancs que les Indiens, et qui puissent passer pour vrais Mogols.

« Certainement, dit Bernier, si l’on peut juger de la beauté des femmes cachées et retirées par celles du menu peuple qu’on rencontre dans les rues et qu’on voit dans les boutiques, on doit croire qu’il y en a de très-belles. À Lahor, où elles sont en renom d’être de belle taille, menues de corps, et les plus belles brunes des Indes, comme elles le sont effectivement, je me suis servi d’un artifice ordinaire aux Mogols, qui est de suivre quelque éléphant, principalement quelqu’un de ceux qui sont richement harnachés ; car aussitôt qu’elles entendent ces deux sonnettes d’argent, qui leur pendent des deux côtés, elles mettent toutes la tête aux fenêtres. Je me suis servi à Cachemire du même artifice, et d’un autre encore qui m’a bien mieux réussi. Il était de l’invention d’un vieux maître d’école que j’avais pris pour m’aider à entendre un poëte persan : il me fit acheter quantité de confitures ; et comme il était connu et qu’il avait l’entrée partout, il me mena dans plus de quinze maisons, disant que j’étais son parent, nouveau venu de Perse, et que j’étais riche et à marier. Aussitôt que nous entrions dans une maison, il distribuait mes confitures aux enfans ; et incontinent tout accourait autour de nous, femmes et filles, grandes et petites, pour en attraper leur part, ou pour se faire voir. Cette folle curiosité ne laissa pas de me coûter quelques roupies ; mais aussi je ne doutai plus que dans Cachemire il n’y eût d’aussi beaux visages qu’en aucun lieu de l’Europe. »

Dans plusieurs occasions que Bernier eut de visiter diverses parties du royaume, il fit quelques observations qu’il joint à son récit. Danech-Mend-Khan, son nabab, l’envoya un jour avec deux cavaliers pour escorte à une des extrémités du royaume, à trois petites journées de la capitale, pour visiter une fontaine à laquelle on attribuait des propriétés merveilleuses. Pendant le mois de mai, qui est le temps où les neiges achèvent de se fondre, elle coule et s’arrête régulièrement trois fois le jour, au lever du soleil, sur le midi et sur le soir ; son flux est ordinairement d’environ trois quarts d’heure : il est assez abondant pour remplir un réservoir carré de dix ou douze pieds de largeur, et d’autant de profondeur. Ce phénomène dure l’espace de quinze jours, après lesquels son cours devient moins réglé, moins abondant, et s’arrête tout-à-fait vers la fin du mois, pour ne plus paraître de toute l’année, excepté pendant quelque grande et longue pluie, qu’il recommence sans cesse et sans règle comme celui des autres fontaines. Bernier vérifia cette merveille par ses yeux. Les Gentous ont sur le bord du réservoir un petit temple d’idoles, où ils se rendent de toutes parts, pour se baigner dans une eau qu’ils croient capable de les sanctifier ; ils donnent plusieurs explications fabuleuses à son origine. Pendant cinq ou six jours, Bernier s’efforça d’en trouver de plus vraisemblables. Il considéra fort attentivement la situation de la montagne. Il monta jusqu’au sommet avec beaucoup de peine, cherchant et examinant de tous côtés ; il remarqua qu’elle s’étend en long du nord au midi ; qu’elle est séparée des autres montagnes, qui ne laissent pas d’en être fort proches ; qu’elle est en forme de dos d’âne ; que son sommet, qui est très-long, n’a guère plus de cent pas dans sa plus grande largeur ; qu’un de ses côtés, qui n’est couvert que d’herbes vertes, est exposé au soleil levant ; mais que d’autres montagnes opposées n’y laissent tomber ses rayons que vers huit heures du matin ; enfin que l’autre côté, qui regarde le couchant, est couvert d’arbres et de buissons. Après ces observations, il se mit en état de rendre compte à Danech-Mend d’une singularité dont il cessa d’admirer la cause.

« Tout cela considéré, dit-il, je jugeai que la chaleur du soleil, avec la situation particulière et la disposition intérieure de la montagne, était la cause du miracle ; que le soleil du matin, venant à donner sur le côté qui lui est opposé, l’échauffe et fait fondre une partie des eaux gelées qui se sont insinuées dans la terre en hiver, pendant que tout est couvert de neiges ; que ces eaux, venant à pénétrer et coulant peu à peu vers le bas jusqu’à certaines couches ou tables de roches vives qui les retiennent et les conduisent vers la fontaine, produisent le flux du midi ; que le même soleil, s’élevant au midi, et quittant ce côté qui se refroidit, pour frapper comme à plomb sur le sommet qu’il échauffe, fait encore fondre des eaux gelées qui descendent peu à peu comme les autres, mais par d’autres circuits jusqu’aux mêmes couches de roches, et font le flux du soir ; et qu’enfin le soleil, échauffant aussi le côté occidental, produit le même effet, et cause le troisième flux, c’est-à-dire celui du matin. Il est plus lent que les deux autres, soit parce que ce côté occidental est éloigné de l’oriental, où est la fontaine, soit parce qu’étant couvert de bois, il s’échauffe moins vite, ou peut-être à cause du froid de la nuit. Toutes ces circonstances, ajoute Bernier, favorisent cette supposition. »

En revenant de cette fontaine, qui se nomme Send-brary, il se détourna un peu du chemin pour se procurer la vue d’Achiavel, maison de plaisance des anciens rois de Cachemire ; sa principale beauté consiste dans une source d’eau vive qui se disperse par-dehors autour du bâtiment et dans les jardins, par un très-grand nombre de canaux ; elle sort de terre en jaillissant du fond d’un puits avec une violence, un bouillonnement et une abondance si extraordinaires, qu’elle mériterait le nom de rivière plutôt que celui de fontaine. L’eau est d’une beauté singulière, et si froide, qu’à peine y peut-on tenir la main. Le jardin, qui est composé de belles allées de toutes sortes d’arbres fruitiers, offre pour ornement quantité de jets d’eau de diverses formes, des réservoirs pleins de poissons, et particulièrement une cascade fort haute, qui forme une grande nappe de trente ou quarante pas de longueur, dont l’effet est encore plus admirable pendant la nuit, lorsqu’on a mis par dessous la nappe une infinité de lampions, qui, s’ajustant dans les petites niches du mur, font une curieuse illumination. D’Achiavel, Bernier ne craignit pas de se détourner encore pour visiter un autre jardin royal, dans lequel on trouve les mêmes agrémens ; mais l’on y voit un canal rempli de poissons qui viennent lorsqu’on les appelle, et dont les plus grands ont au nez des anneaux d’or avec des inscriptions. On attribue cette singularité à la fameuse Nour-Mehallé, épouse favorite de Djehan-Ghir, aïeul d’Aureng-Zeb.

Danech-Mend, fort satisfait du récit de Bernier, lui fit entreprendre un autre voyage pour aller voir un miracle si certain, qu’il se promettait de voir Bernier bientôt converti au mahométisme. « Va-t’en, lui dit-il, à Baramoulay. Tu y trouveras le tombeau d’un de nos fameux pires ou saints derviches, qui fait des miracles continuels pour la guérison des malades qui s’y rassemblent de toutes parts. Peut-être ne croiras-tu rien de toutes ces opérations miraculeuses que tu pourras voir ; mais tu ne résisteras pas à l’évidence de celle qui se renouvelle tous les jours, et qui se fera devant tes yeux. Tu verras une grosse pierre ronde que l’homme le plus fort peut à peine soulever, et que onze dervis néanmoins, après avoir adressé leur prière au saint, enlèvent comme une paille, du seul bout de leurs onze doigts. » Bernier se mit en chemin avec son escorte ordinaire ; il se rendit à Baramoulay, et trouva le lieu assez agréable ; la mosquée est bien bâtie, et les ornemens ne manquent point au tombeau du saint. Il y avait tout autour quantité de pèlerins qui se disaient malades ; mais on voyait près de la mosquée une cuisine, avec de grandes chaudières pleines de chair et de riz fondées par le zèle des dévots, que Bernier prit pour l’aimant qui attirait les malades, et pour le miracle qui les guérissait.

D’un autre côté, étaient le jardin et les chambres des mollahs, qui passent là doucement leur vie à l’ombre de la sainteté miraculeuse du pire qu’ils ne manquent pas de vanter. Toujours malheureux, dit-il, dans les occasions de cette nature, il ne vit faire aucun miracle pendant le séjour qu’il fit à Baramoulay ; mais onze mollahs formant un cercle bien serré, et vêtus de leurs cabayes ou longues robes, qui ne permettaient pas de voir comment ils prenaient la pierre, la levèrent en effet, en assurant tous qu’ils ne la tenaient que du bout de l’un de leurs doigts, et qu’elle était aussi légère qu’une plume. Bernier, qui ouvrait les yeux, et qui regardait de fort près, s’apercevait assez qu’ils faisaient beaucoup d’efforts, et croyait remarquer qu’ils joignaient le pouce aux doigts. Cependant il n’osa se dispenser de crier karamet ! karamet ! c’est-à-dire miracle ! miracle ! avec les mollahs et tous les assistans ; mais il donna en même temps une roupie aux mollahs, en leur demandant la grâce d’être un des onze qui soulèveraient la pierre. Une seconde roupie qu’il leur jeta, jointe à la persuasion qu’il affectait de la vérité du miracle, les disposa, quoique avec peine, à lui céder une place. Ils s’imaginèrent apparemment que dix d’entre eux, unis ensemble, suffiraient pour lever le fardeau, quand même il n’y contribuerait que fort peu ; et qu’en se rangeant avec adresse et se serrant, ils pourraient l’empêcher de s’apercevoir de rien. Cependant ils furent bien trompés lorsque la pierre, que Bernier ne voulut soutenir que du bout du doigt, pencha visiblement de son côté. Tout le monde le regardant d’un fort mauvais œil, il ne laissa pas de crier karamet, et de jeter encore une roupie, dans la crainte de se faire lapider ; mais, après s’être retiré tout doucement, il se hâta de monter à cheval et de s’éloigner.

En passant il observa cette fameuse ouverture qui donne passage à toutes les eaux du royaume ; ensuite il quitta le chemin pour s’approcher d’un grand lac, dont la vue l’avait frappé de loin, et par lequel passe la rivière qui descend à Baramoulay. Il est plein de poissons, surtout d’anguilles, et couvert de canards, d’oies sauvages, et de plusieurs sortes d’oiseaux de rivière. Le gouverneur du pays y vient prendre en hiver le divertissement de la chasse. On voit au milieu de ce lac un ermitage, avec son petit jardin qui, à ce qu’on dit, flotte sur l’eau. On ajoute à ce récit qu’un ancien roi de Cachemire fit construire l’un et l’autre sur de grosses poutres qui soutiennent depuis long-temps ce double fardeau.

De là Bernier visita une fontaine qui ne lui parut pas moins singulière. Elle bouillonne doucement ; monte avec une sorte d’impétuosité ; forme de petites bulles remplies d’eau, et amène à la superficie un sable très-fin, qui retourne comme il est venu, parce qu’un moment après, l’eau s’arrête et cesse de bouillonner : mais ensuite elle recommence le même mouvement avec des intervalles qui ne sont pas réglés. On prétend que la principale merveille est que le moindre bruit qu’on fasse en parlant ou en frappant du pied contre terre agite l’eau et produit le bouillonnement. Cependant Bernier vérifia que le bruit de la voix et le mouvement des pieds n’y changeaient rien, et que dans le plus grand silence le phénomène se renouvelait avec les mêmes circonstances.

Après avoir considéré cette fontaine, il entra dans les montagnes pour y voir un grand lac, où la glace se conserve en été. Les vents en abattent les monceaux, les dispersent, les rejoignent et les rétablissent comme dans une petite mer glaciale. Il passa de là dans un lieu qui se nomme Sengsa-fed, c’est-à-dire pierre blanche, où l’on voit pendant l’été une abondance naturelle de fleurs qui forment un charmant parterre. On a remarqué dans tous les temps, que, lorsqu’il s’y rend beaucoup de monde et qu’on y fait assez de bruit pour agiter l’air, il y tombe aussitôt une grosse pluie. Bernier assure que Schah-Djehan fut menacé d’y périr à son arrivée ; ce qui s’accorde, dit-il, avec le récit de l’ermite de Pire-Pendjal.

Il pensait à visiter une grotte de congélations merveilleuses, qui est à deux journées du même lieu, lorsqu’il reçut avis que Danech-Mend commençait à s’inquiéter de son absence. Il regretta beaucoup de n’avoir pu tirer tous les éclaircissemens qu’il aurait désirés sur les montagnes voisines.

Les marchands du pays vont tous les ans, de montagne eu montagne, amassant ces laines fines qui leur servent à faire des schalls ; et ceux qu’il consulta l’assurèrent qu’entre les montagnes qui dépendent de Cachemire, on rencontre de fort beaux endroits. Ils en vantaient un qui paie son tribut en cuirs et en laine que le gouverneur envoie lever chaque année, et où les femmes sont belles, chastes et laborieuses. On lui parla d’un autre plus éloigné de Cachemire, qui paie aussi son tribut en cuirs et en laines, et qui offre de petites plaines fertiles et d’agréables vallons remplis de blé, de riz, de pommes, de poires, d’abricots, de melons, et même de raisin, dont il se fait des vins excellens. Les habitans se fiant sur ce que le pays est de très-difficile accès, ont quelquefois refusé le tribut ; mais on a toujours trouvé le moyen d’y entrer et de les réduire. Bernier apprit des mêmes marchands qu’entre des montagnes encore plus éloignées qui ne dépendent plus du royaume de Cachemire, il se trouve d’autres contrées fort agréables, peuplées d’hommes blancs et bien faits, mais qui ne sortent jamais de leur patrie. Un vieillard, qui avait épousé une fille de l’ancienne maison des rois des Cachemire, lui raconta que, dans le temps que Djehan-Ghir avait fait rechercher tous les restes de cette malheureuse race, la crainte de tomber entre ses mains l’avait fait fuir avec trois domestiques au travers des montagnes, sans savoir où il allait ; qu’après avoir erré dans cette solitude, il s’était trouvé dans un fort bon canton, où les habitans, ayant appris sa naissance, l’avaient reçu avec beaucoup de civilités, et lui avaient fait des présens ; que, mettant le comble à leurs bons procédés, ils lui avaient amené quelques-unes de leurs plus belles filles, le priant d’en choisir une, parce qu’ils souhaitaient d’avoir de son sang ; qu’étant passé dans un autre canton peu éloigné, on ne l’avait pas traité avec moins de considération ; mais que les habitans lui avaient amené leurs propres femmes, en lui disant que leurs voisins avaient manqué d’esprit lorsqu’ils n’avaient pas considéré que son sang ne demeurerait pas dans leur maison, puisque leurs filles emporteraient l’enfant avec elles dans celle de l’homme qu’elles épouseraient.

D’autres informations ne laissèrent aucun doute à Bernier que le pays de Cachemire ne touchât au petit Thibet. Quelques années auparavant, les divisions de la famille royale du petit Thibet avaient porté un des prétendans à la couronne à demander secrètement le secours du gouverneur de Cachemire, qui, par l’ordre de Schah-Djehan, l’avait établi dans cet état, à condition de payer au Mogol un tribut annuel en cristal, en musc et en laines. Ce roitelet ne put se dispenser de venir rendre son hommage à Aureng-Zeb pendant que la cour était à Cachemire ; et Danech-Mend, curieux de l’entretenir , lui donna un jour à dîner. Bernier lui entendit raconter que, du côté de l’orient, son pays confinait avec le grand Thibet ; qu’il pouvait avoir trente à quarante lieues de largeur, qu’à l’exception d’un peu de cristal, de musc et de laine, il était fort pauvre ; qu’il n’y avait point de mines d’or, comme on le publiait ; mais que, dans quelques parties, il produisait de fort bons fruits, surtout d’excellens melons ; que les neiges y rendaient l’hiver fort long et fort rude ; enfin que le peuple, autrefois idolâtre, avait embrassé la secte persane du mahométisme. Le roi du petit Thibet avait un si misérable cortége, que Bernier ne l’aurait jamais pris pour un souverain.

Il y avait alors dix-sept ou dix-huit ans que Schah-Djehan avait entrepris d’étendre ses conquêtes dans le grand Thibet, à l’exemple des anciens rois de Cachemire. Après quinze jours d’une marche très-difficile et toujours entre des montagnes, son armée s’était saisie d’un château ; il ne lui restait plus qu’à passer une rivière extrêmement rapide pour aller droit à la capitale qu’il aurait facilement emportée, car tout le royaume était dans l’épouvante ; mais, comme la saison était fort avancée, le général mogol, appréhendant d’être surpris par les neiges, avait pris le parti de revenir sur ses pas, après avoir laissé quelques troupes dans le château dont il s’était mis en possession. Cette garnison, effrayée par l’ennemi, ou pressée par la disette des vivres, avait repris bientôt le chemin de Cachemire, ce qui avait fait perdre au général le dessein de recommencer l’attaque au printemps.

Le roi du grand Thibet apprenant qu’Aureng-Zeb était à Cachemire, se crut menacé d’une nouvelle guerre. Il lui envoya un ambassadeur avec des présens du pays, tels que du cristal, des queues de certaines vaches blanches et fort précieuses, quantité de musc, et du jachen, pierre d’un fort grand prix. Ce jachen est une pierre verdâtre, avec des veines blanches, et qui est si dure, qu’on ne la travaille qu’avec la poudre de diamant. On en fait des tasses et d’autres vases, enrichis de filets d’or et de pierreries. Le cortége de l’ambassadeur était composé de quatre cavaliers, et de dix ou douze grands hommes secs et maigres, avec trois ou quatre poils de barbe, comme les Chinois, et de simples bonnets rouges ; le reste de leur habillement était proportionné. Quelques-uns portaient des sabres, mais le reste marchait sans armes à la suite de leur chef. Ce ministre ayant traité avec Aureng-Zeb, lui promit que son maître ferait bâtir une mosquée dans sa capitale, qu’il lui paierait un tribut annuel, et que désormais il ferait marquer sa monnaie au coin mogol ; mais on était persuadé, ajoute Bernier, qu’après le départ d’Aureng-Zeb, ce prince ne ferait que rire du traité, comme il avait déjà fait de celui qu’il avait autrefois conclu avec Schah-Djehan.

L’ambassadeur avait amené un médecin qui se disait du royaume de Lassa, et de la tribu des lamas, qui est celle des prêtres ou des gens de lois du pays, comme celle des bramines dans les Indes, avec cette différence, que les bramines n’ont point de pontife, et que ceux de Lassa en reconnaissent un, qui est honoré dans toute la Tartarie comme une espèce de divinité. Ce médecin avait un livre de recettes qu’il refusa de vendre à Bernier, et dont les caractères avaient, de loin, quelque air des nôtres. Bernier le pria d’en écrire l’alphabet, mais il écrivait si lentement, et son écriture était si mauvaise en comparaison de celle du livre, qu’il ne donna pas une haute idée de son savoir. Il était fort attaché à la métempsycose, dont il expliquait la doctrine avec beaucoup de fables. Bernier lui rendit une visite particulière, avec un marchand de Cachemire qui savait la langue du Thibet, et qui lui servit d’interprète. Il feignit de vouloir acheter quelques étoffes que le médecin avait apportées pour les vendre, et sous ce prétexte il lui fit diverses questions dont il tira peu d’éclaircissement. Il en recueillit néanmoins que le royaume du grand Thibet était un misérable pays, couvert de neige pendant cinq mois de l’année, et que le roi de Lassa était souvent en guerre avec les Tartares : mais il ne put savoir de quels Tartares il était question.

Il n’y avait pas vingt ans, suivant le témoignage de tous les Cachemiriens, qu’on voyait partir chaque année de leur pays plusieurs caravanes, qui, traversant toutes ces montagnes du grand Thibet, pénétraient dans la Tartarie, et se rendaient, dans l’espace d’environ trois mois, au Cathay, malgré la difficulté des passages, surtout de plusieurs torrens très-rapides qu’il fallait traverser sur des cordes tendues d’un rocher à l’autre. Elles rapportaient du musc, du bois de Chine, de la rhubarbe et du mamiron, petite racine excellente pour les yeux. En repassant par le grand Thibet, elles se chargeaient aussi des marchandises du pays, c’est-à-dire de musc, de cristal et de jachen, mais surtout de quantité de laines très-fines ; les unes de brebis, les autres qui se nomment touz, et qui approchent plutôt, comme on l’a déjà remarqué, du poil de castor que de la laine. Depuis l’entreprise de Schah-Djehan, le roi du Thibet avait fermé ce chemin, et ne permettait plus l’entrée de son pays du côté de Cachemire. Les caravanes, ajoute Bernier, partent actuellement de Patna sur le Gange, pour éviter ses terres, et, les laissant à gauche, elles se rendent droit au royaume de Lassa. Quelques marchands du pays de Kachegar, situé à l’est du Cachemire, qui vinrent dans la capitale de ce royaume pendant le séjour d’Aureng-Zeb, pour y vendre un grand nombre d’esclaves, confirmèrent à Bernier que, le passage étant fermé par le grand Thibet, ils étaient obligés de prendre par le petit, et qu’ils passaient premièrement par une petite ville nommée Gourtche, la dernière qui dépend de Cachemire, à quatre journées de la capitale. De là, en huit jours de temps, ils allaient à Eskerdou, capitale du petit Thibet, et de là en deux jours à Cheker, petite ville du même pays ; elle est située sur une rivière dont les eaux ont une vertu médicinale. En quinze jours, ils arrivaient à une grande forêt qui est sur les confins du petit Thibet, et en quinze autres jours à Kachegar, petite ville qui avait été autrefois la demeure du roi ; c’était alors Ierkend, qui est un peu plus au nord à dix journées de Kachegar. Ils ajoutaient que de cette dernière ville au Cathay, il n’y a pas plus de deux mois de chemin, qu’il y va tous les ans des caravanes qui rapportent de toutes les sortes de marchandises nommées plus haut, et qui passent en Perse par l’Ouzbek, comme il y en a d’autres qui du Cathay passent à Patna dans l’Indoustan. Ils disaient encore que de Kachegar pour aller au Cathay, il fallait gagner une ville qui est à huit journées de Coten, la dernière du royaume de Kachegar ; que les chemins de Cachemire à Kachegar sont fort difficiles ; qu’il y a entre autres un endroit où, dans quelque temps que ce soit, il faut marcher environ un quart de lieue sur la glace. « C’est tout ce que j’ai pu apprendre de ces quartiers-là, observe Bernier ; véritablement cela est bien confus et bien peu de chose ; mais on trouvera que c’est encore beaucoup, si l’on considère que j’avais affaire à des gens si ignorans, qu’ils ne savent presque donner raison d’aucune chose, et à des interprètes qui, la plupart du temps, ne savent pas faire comprendre les interrogations, ni expliquer la réponse qu’on leur donne. » Observons à notre tour que, depuis le temps de Bernier, nos connaissances sur les pays dont il vient de parler ne se sont pas beaucoup accrues. Il observe, au sujet du royaume de Kachegar, qu’il nomme Kacheguer, que c’est sans doute celui que les cartes françaises appelaient Kascar.

Bernier fit de grandes recherches, à la prière du célèbre Melchisedech Thévenot, pour découvrir s’il ne se trouvait pas de juifs dans le fond de ces montagnes, comme les missionnaires nous ont appris qu’il s’en trouve à la Chine. Quoiqu’il assure que tous les habitans de Cachemire sont Gentous ou Mahométans, il ne laissa pas d’y remarquer plusieurs traces de judaïsme ; elles sont fort curieuses, sur le témoignage d’un voyageur tel que Bernier. 1o. C’est qu’en entrant dans ce royaume, après avoir passé la montagne de Pire-Pendjal, tous les habitans qu’il vit dans les premiers villages lui semblèrent juifs à leur port, à leur air ; enfin, dit-il, à ce je ne sais quoi de particulier qui nous fait souvent distinguer les nations. Il ne fut pas le seul qui en prit cette idée ; un jésuite qu’il ne nomme point, et plusieurs Européens l’avaient eue avant lui. 2o. Il remarqua que parmi le peuple de Cachemire, quoique mahométan, le nom de Moussa, qui signifie Moïse, est fort en usage. 3o. Les Cachemiriens prétendent que Salomon est venu dans leur pays, et que c’est lui qui a coupé la montagne de Baramoulay pour faire écouler les eaux. 4o. Ils veulent que Moïse soit mort à Cachemire ; ils montrent son tombeau à une lieue de cette ville. 5o. Ils soutiennent que le très-ancien édifice qu’on voit de la ville sur une haute montagne a été bâti par le roi Salomon, dont il est vrai qu’il porte le nom. On peut supposer, dit Bernier, que, dans le cours des siècles, les juifs de ce pays sont devenus idolâtres, et qu’ensuite ils ont embrassé le mahométisme, sans compter qu’il en est passé un grand nombre en Perse et dans l’Indoustan. Il ajoute qu’il s’en trouve en Éthiopie, et quelques-uns si puissans, que, quinze ou seize ans avant son voyage, un d’entre eux avait entrepris de se former un petit royaume dans des montagnes de très-difficile accès. Il tenait cet événement de deux ambassadeurs du roi d’Éthiopie, qu’il avait vus depuis peu à la cour du Mogol.

Cette ambassade, dont il tira d’autres lumières, paraît mériter d’être reprise d’après lui dans son origine. Le roi d’Éthiopie, étant informé de la révolution qui avait mis Aureng-Zeb sur le trône , conçut le dessein de faire connaître sa grandeur et sa magnificence dans l’Indoustan par une célèbre ambassade. Il fit tomber son choix sur deux personnages qu’il crut capables de répondre à ses vues. Le premier était un marchand mahométan, que Bernier avait vu à Moka, lorsqu’il y était venu d’Égypte par la mer Rouge, et qui s’y trouvait de la part de ce prince pour y vendre quantité d’esclaves, du produit desquels il était chargé d’acheter des marchandises des Indes. « C’est là, s’écrie Bernier, le beau trafic de ce grand roi chrétien d’Afrique ! » Le second était un marchand chrétien arménien, marié dans Alep, où il était né, et connu sous le nom de Murat. Bernier l’avait aussi connu à Moka ; et, s’étant logé dans la même maison, c’était par son conseil qu’il avait renoncé au voyage d’Éthiopie. Murat venait tous les ans dans cette ville pour y porter le présent que le roi faisait aux directeurs des compagnies d’Angleterre et de Hollande, et pour recevoir d’eux celui qu’ils envoyaient à ce monarque.

La cour d’Éthiopie crut ne rien épargner pour les frais de l’ambassade, en accordant à ses deux ministres trente-deux petits esclaves des deux sexes qu’ils devaient vendre à Moka pour faire le fonds de leur dépense. On leur donna aussi vingt-cinq esclaves choisis, qui étaient la principale partie du présent destiné au grand-mogol ; et dans ce nombre, on n’oublia point d’en mettre neuf ou dix fort jeunes pour en faire des eunuques : présent, remarque ironiquement Bernier, fort digne d’un roi, surtout d’un roi chrétien, à un prince mahométan. Ses ambassadeurs reçurent encore pour le grand-mogol quinze chevaux, dont les Indiens ne font pas moins de cas que de ceux d’Arabie, avec une sorte de petite mule dont Bernier admira la peau. « Un tigre, dit-il, n’est pas si bien marqueté, et les alachas, qui sont des étoffes de soie rayées, ne le sont pas avec tant de variété, d’ordre et de proportion. » On y ajouta deux dents d’éléphant d’une si prodigieuse grosseur, que l’homme le plus fort n’en levait pas une sans beaucoup de peine, et une prodigieuse corne de bœuf qui était remplie de civette. Bernier, qui en mesura l’ouverture à Delhy, lui trouva plus d’un demi-pied de diamètre.

Avec ces richesses, les ambassadeurs partirent de Gondar, capitale d’Éthiopie, située dans la province de Dambéa, et se rendirent, après deux mois de marche, par de très-mauvais pays, à Beiloul, port désert, vis-à-vis de Moka. Diverses craintes les avaient empêchés de prendre le chemin ordinaire des caravanes, qui se fait aisément en quarante jours jusqu’à Lakiko, d’où l’on passe à l’île de Mazoua. Pendant le séjour qu’ils firent à Beiloul, pour y attendre l’occasion de traverser la mer Rouge, il leur mourut quelques esclaves. En arrivant à Moka, ils ne manquèrent pas de vendre ceux dont le prix devait fournir à leurs frais ; mais leur malheur voulut que cette année les esclaves fussent à bon marché. Cependant, après en avoir tiré une partie de leur valeur, ils s’embarquèrent sur un vaisseau indien pour passer à Surate. Leur navigation fut assez heureuse. Ils ne furent pas vingt-cinq jours en mer ; mais ils perdirent plusieurs chevaux et quelques esclaves du présent, avec la précieuse mule, dont ils sauvèrent la peau. En arrivant au port, ils trouvèrent Surate menacé par le fameux brigand Sevagi ; et leur maison ayant été pillée et brûlée avec le reste de la ville, ils ne purent sauver que leurs lettres de créance, quelques esclaves malades, leurs habits à l’éthiopienne, qui ne furent enviés de personne, la peau de mule, dont le vainqueur fit peu de cas, et la corne de bœuf, qui était déjà vide de civette. Ils exagérèrent beaucoup leurs pertes ; mais les Indiens, naturellement malins, qui les avaient vus arriver sans provisions, sans argent et sans lettres de change, prétendirent qu’ils étaient fort heureux de leur aventure, et qu’ils devaient s’applaudir du pillage de Surate, qui leur avait épargné la peine de conduire à Delhy leur misérable présent, et qui leur fournissait un prétexte pour implorer la générosité d’autrui. En effet, le gouverneur de Surate les nourrit quelque temps, et leur fournit de l’argent et des voitures pour continuer leur voyage. Adrican, chef du comptoir hollandais, leur donna pour Bernier une lettre de recommandation que Murat lui remit, sans savoir qu’il fût son ancienne connaissance de Moka. Ils se reconnurent, ils s’embrassèrent, et Bernier lui promit de le servir à la cour ; mais cette entreprise était difficile. Comme il ne leur restait du présent qu’ils avaient apporté que leur peau de mule et la corne de bœuf, et qu’on les voyait dans les rues sans palekis et sans chevaux, avec une suite de sept ou huit esclaves nus, ou qui n’avaient pour tout habillement qu’une mauvaise écharpe bridée entre les cuisses, et un demi-linceul sur l’épaule gauche, passé sous l’aisselle droite en forme de manteau d’été, on ne les prenait que pour de misérables vagabonds qu’on n’honorait pas d’un regard. Cependant Bernier représenta si souvent la grandeur de leur maître à Danech-Mend, ministre des affaires étrangères, que ce seigneur leur fit obtenir une audience d’Aureng-Zeb. On leur donna, suivant l’usage, une veste de brocart avec une écharpe de soie brodée, et le turban. On pourvut à leur subsistance ; et l’empereur, les dépêchant bientôt avec plus d’honneurs qu’ils ne s’y étaient attendus, leur fit pour eux-mêmes un présent de six mille roupies. Celui qu’ils reçurent pour leur maître consistait dans un serapah, ou veste de brocart, fort riche, deux grands cornets d’argent doré, deux timbales d’argent, un poignard couvert de rubis, et la valeur d’environ vingt mille francs en roupies d’or ou d’argent, pour faire voir de la monnaie au roi d’Éthiopie, qui n’en a point dans ses états ; mais on n’ignorait pas que cette somme ne sortirait pas de l’Indoustan, et qu’ils en achèteraient des marchandises des Indes.

Pendant le séjour qu’ils firent à Delhy, Danech-Mend, toujours ardent à s’instruire, les faisait venir souvent en présence de Bernier, et s’informait de l’état du gouvernement de leur pays. Ils parlaient de la source du Nil, qu’ils nommaient Abbabile, comme d’une chose dont les Éthiopiens n’ont aucun doute. Murat même, et un Mogol qui était revenu avec lui de Gondar, étaient allés dans le canton qui donne naissance à ce fleuve. Ils s’accordaient à rendre témoignage qu’il sort de terre dans le pays des Agous, par deux sources bouillantes et proches l’une de l’autre, qui forment un petit lac de trente ou quarante pas, de long ; qu’en prenant son cours hors de ce lac, il est déjà une rivière médiocre, et que d’espace en espace il est grossi par d’autres eaux ; qu’en continuant de couler, il tourne assez pour former une grande île ; qu’il tombe ensuite de plusieurs rochers escarpés ; après quoi il entre dans un lac où l’on voit des îles fertiles, un grand nombre de crocodiles, et quantité de veaux marins ; qui n’ont pas d’autre issue que la gueule pour rendre leurs excrémens ; que ce lac est dans le pays de Dambéa, à trois petites journées de Gondar, et à quatre ou cinq de la source du Nil ; que le Nil sort de ce lac chargé de beaucoup d’eaux des rivières et des torrens qui y tombent, principalement dans la saison des pluies ; qu’elles commencent régulièrement, comme dans les Indes, vers la fin de juillet ; ce qui mérite une extrême attention, parce qu’on y trouve l’explication convaincante de l’inondation de ce fleuve ; qu’il va passer de là par Sennar, ville capitale du royaume des Funghes, tributaires du roi d’Éthiopie, et se jeter ensuite dans les plaines de Mesr, qui est l’Égypte.

Bernier, pour juger à peu près de la véritable source du Nil, leur demanda vers quelle partie du monde était le pays de Dambéa par rapport à Babel-Mandel. Ils lui répondirent qu’assurément ils allaient toujours vers le couchant. L’ambassadeur mahométan, qui devait savoir s’orienter mieux que Murat, parce que sa religion l’obligeait, en faisant sa prière, de se retourner toujours vers la Mecque, l’assura particulièrement qu’il ne devait point en douter ; ce qui l’étonna beaucoup, parce que, suivant leur récit, la source du Nil devait être fort en-deçà de la ligne ; au lieu que toutes nos cartes, avec Ptolémée, le mettaient beaucoup au-delà. Il leur demanda s’il pleuvait beaucoup en Éthiopie, et si les pluies y étaient réglées effectivement comme dans les Indes. Ils lui dirent qu’il ne pleuvait presque jamais sur la côte de la mer Rouge, depuis Suakan, Arkiko et l’île de Mazoua jusqu’à Babel-Mandel, non plus qu’à Moka, qui est de l’autre côté dans l’Arabie Heureuse ; mais que dans le fond du pays, dans la province des Agous, dans celle de Dambéa et dans les provinces circonvoisines, il tombait beaucoup de pluies pendant deux mois, les plus chauds de l’été, et dans le même temps qu’il pleut aux Indes. C’était, suivant son calcul, le véritable temps de l’accroissement du Nil en Égypte. Ils ajoutaient même qu’ils savaient très-bien que c’étaient les pluies d’Éthiopie qui font grossir le Nil, qui inondent l’Égypte, et qui engraissent la terre du limon qu’elles y portent ; que les rois d’Éthiopie fondaient là-dessus des prétentions de tribut sur l’Égypte, et que, lorsque les mahométans s’en étaient rendus les maîtres, ces princes avaient voulu détourner le cours du Nil dans le golfe Arabique, pour la ruiner et la rendre infertile ; mais que la difficulté de ce dessein les avait forcés de l’abandonner.

La fin de cette relation ne nous apprenant point le temps ni les circonstances du retour d’Aureng-Zeb, on doit s’imaginer qu’après le voyage de Cachemire, Bernier retourna heureusement à Delhy pour y faire d’autres observations qu’il nous a laissées dans les différentes parties de ses mémoires, mais dont la plupart appartiennent à l’histoire de l’Indoustan plus qu’à celle des voyages.