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Abrégé de l’histoire générale des voyages/Tome XIV/Troisième partie/Livre II/Chapitre V

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CHAPITRE V.

Prise de Mexico.

Les Mexicains, informés depuis long-temps des préparatifs de Cortez, avaient des troupes nombreuses derrière une montagne voisine, dont plusieurs défilés auraient rendu le passage fort difficile, si ces peuples avaient connu l’art des retranchemens. Deux mille Tlascalans eurent ordre de nettoyer les chemins ; et pendant l’espace de deux lieues qui restaient jusqu’au sommet de la montagne, on continua de marcher aussi tranquillement que sur les terres de Tlascala.

De la hauteur où l’on était parvenu on découvrait dans l’éloignement le grand lac de Mexico. Le général ne manqua point d’exciter ses troupes par le souvenir des richesses qu’elles y avaient laissées et des injures qu’elles avaient à venger. La fumée qu’on remarquait dans les bourgades, et qui passait successivement de l’une à l’autre, fut prise pour un avis que les Mexicains se donnaient de l’approche de l’armée. On n’avança pas avec moins de résolution, quoique par des chemins fort rudes et dans l’épaisseur des bois. Enfin l’armée ennemie s’offrit de loin dans la plaine. Les Espagnols poussèrent des cris de joie, et les Tlascalans entrèrent dans une espèce de fureur que Cortez eut beaucoup de peine à modérer. L’ennemi était en bataille au-delà d’une grande ravine formée par les eaux qui tombaient impétueusement des montagnes. On la passait sur un pont de bois que les Mexicains auraient pu rompre ; mais Cortez apprit dans la suite qu’ils l’avaient conservé dans le dessein d’attaquer les Espagnols au passage. Cependant, à peine eurent-ils reconnu la nombreuse armée qui les menaçait, que, le courage paraissant leur manquer pour la défense de leur poste, ils firent leur retraite avec beaucoup de précipitation. Comme ils s’étaient dérobés presque tout d’un coup, à la faveur des bois, sans qu’on pût juger si ces apparences de crainte ne couvraient pas quelque artifice, Cortez ne diminua rien de ses précautions : il se crut fort heureux, en observant les bords escarpés de la ravine, qu’on ne lui disputât point le passage du pont. Sa cavalerie, qu’il fit passer la première, n’alla pas loin sans découvrir les ennemis. Ils s’étaient ralliés derrière les bois ; mais l’approche des chevaux et quelques décharges de l’artillerie, que Cortez avait fait poster sur un bord élevé de la ravine, leur firent oublier toutes leurs ruses pour s’abandonner à la fuite. Toute l’armée, ayant passé le pont avant la nuit, se logea dans un bourg désert, sans autre précaution que de placer des corps de garde à toutes les avenues.

Toujours prévenu par la fortune, Cortez n’eut pas besoin d’attaquer Tezcuco. Cacumatzin, cacique de ce canton, déposé par Montézuma, et rétabli par le nouvel empereur, imagina de tendre un piége aux Espagnols, de leur ouvrir Tezcuco avec toutes les apparences de l’amitié, et d’y introduire la nuit les troupes mexicaines pour les égorger pendant leur sommeil ; mais, quand il vit que Cortez, en acceptant ses offres, se tenait toujours sur ses gardes et entrait dans Tezcuco comme dans une ville ennemie, la frayeur le saisit, il s’enfuit à Mexico, et il laissa aux Espagnols une place importante qui leur avait si peu coûté.

Cortez y établit un nouveau cacique, et Tezcuco devint une place de sûreté pour les siens, et disputa toujours aux Tlascalans l’honneur du zèle et de la fidélité.

Le nouveau cacique, informé du projet de ses alliés, qui était de rendre l’entrée du lac navigable pour les brigantins, employa six ou sept mille de ses sujets à donner plus de profondeur aux premiers canaux. Pendant ce travail, Cortez, dont tous les mouvemens se rapportaient à son expédition, résolut d’attaquer la ville d’Iztacpalapa avec une partie de ses troupes. Ce poste étant avancé de six lieues, il lui parut important d’ôter leur principale retraite aux canots des Mexicains, qui venaient quelquefois troubler les travailleurs de Tezcuco, sans compter la nécessité de donner de l’exercice à ses troupes, pour lesquelles il craignait les dangers de l’inaction. On a déjà fait observer qu’Iztacpalapa était assise sur la chaussée par où les Espagnols avaient fait leur première entrée, et dans une situation si bizarre, qu’une partie de ses maisons, qui montaient à plus de dix mille, étaient bâties dans le lac même, dont les courans s’introduisaient dans la ville par des canaux fermés d’écluses, qui lâchaient ou retenaient les eaux suivant le besoin des habitans. Cortez, se chargeant lui-même de cette entreprise, prit trois cents Espagnols et dix mille auxiliaires, dont Alvarado et Olid eurent le commandement sous ses ordres. Il s’engagea sur la chaussée, dans le dessein de former son attaque par terre, et d’employer son artillerie à déloger l’ennemi des autres postes. En approchant de la ville, ses premiers rangs découvrirent à quelque distance des murs un gros de sept ou huit mille hommes qui semblaient sortis pour les défendre, et qui attendaient les Espagnols avec assez de fermeté pour soutenir un combat de quelques momens. Ensuite, faisant leur retraite sans désordre jusqu’aux portes de la ville, on fut surpris qu’au lieu de les fermer ou de continuer le combat, ils se jetèrent tous dans le lac en poussant des cris et secouant leurs armes avec autant de fierté qu’ils en avaient marqué dans l’action. Cortez jugea qu’une retraite de cette nature couvrait quelque piége. Cependant, après avoir fait reconnaître la place avec toutes les précautions militaires, il résolut d’y entrer. Les maisons se trouvèrent abandonnées, et l’on n’entendait plus qu’un bruit confus sur le lac, dans un assez grand éloignement. L’approche de la nuit, qui ne permettait point aux Espagnols de courir les risques d’un nouveau combat, leur fit prendre le parti de se loger dans un lieu dont on ne leur disputait point la possession, et Cortez était déjà résolu de garder ce poste ; mais quelques heures après on s’aperçut que l’eau commençait à déborder les canaux avec une telle impétuosité, qu’elle couvrit en un moment les plus basses parties de la ville. C’était le stratagème que Cortez n’avait fait que pressentir, et qui réduisit la plupart de ses soldats à la nécessité de faire leur retraite dans l’eau jusqu’aux genoux. Il se reprocha beaucoup de n’avoir pas compris qu’en fermant les écluses du côté du grand lac où les eaux se portaient par leur pente, toute la ville pouvait être inondée. L’armée se logea par degrés dans la plus haute partie, où elle passa le reste de la nuit avec beaucoup d’incommodité et sans aucune défense contre le froid. À la pointe du jour, Cortez désespérant de garder sa conquête, et la remettant à l’arrivée des brigantins, reprit le chemin de Tezcuco, avec l’attention de faire doubler le pas à ses troupes, pour les échauffer par ce mouvement ; mais il paraît que le soin de leur conservation n’y eut pas moins de part, puisqu’aux premiers rayons du soleil on découvrit une multitude innombrable de canots qui s’avancèrent des deux côtés du lac jusqu’aux bords de la chaussée. Les arbalètes des Espagnols et les flèches de leurs alliés furent les seules armes avec lesquelles on repoussa le premier effort, parce que la poudre se trouva mouillée. Cependant l’ennemi revint plusieurs fois à la charge et força Cortez de s’arrêter plus d’une fois pour faire face aux plus emportés. Ses piquiers firent une cruelle boucherie de ceux qui osèrent s’avancer jusqu’à terre ; mais plusieurs Espagnols furent blessés, et les Tlascalans perdirent quelques hommes. Un cheval, percé d’une infinité de flèches, eut la force de soutenir son cavalier jusqu’à Tezcuco, où il expira presqu’en arrivant. L’attaque des Mexicains s’était ralentie à la vue de cette ville, où ils n’ignoraient pas que les Espagnols avaient le gros de leur armée. Cortez y rentra vers le soir, après avoir effacé l’affront de sa retraite par trois ou quatre victoires remportées comme en courant ; mais il admira l’habileté de ses ennemis, qu’il avait regardés jusqu’alors avec plus de mépris que d’inquiétude.

Les caciques et les autres Américains voisins de Tezcuco ne tardèrent point à venir offrir leur obéissance et leurs troupes au général étranger. Ils se plaignirent des violences de l’empereur du Mexique, surtout les envoyés des provinces de Chalco et d’Otumba, contre lesquelles ce prince faisait marcher une puissante armée pour les punir d’avoir ouvert le passage aux Espagnols. Ils témoignaient assez de résolution pour se défendre, mais ils demandaient quelques secours ; et Cortez se crut intéressé à l’accorder, parce qu’il était important pour lui de se conserver une communication toujours libre avec la province de Tlascala. Sandoval et Lugo, qui furent chargés de cette expédition avec deux cents Espagnols, quinze cavaliers, et la plus grande partie des Tlascalans, s’avancèrent par une marche si prompte, qu’ayant joint l’armée d’Otumba et de Chalco avant l’arrivée des Mexicains, ils allèrent au-devant d’eux jusqu’aux frontières de ces deux provinces. La bataille fut sanglante, et se termina par la fuite des ennemis, qui laissèrent un grand nombre de prisonniers : mais Sandoval ne réserva que les principaux, dont il espérait tirer quelques lumières. Les peuples qu’il avait secourus ayant été jusqu’alors ennemis de la république de Tlascala, parce qu’ils avaient toujours été soumis aux empereurs du Mexique, il leur fit jurer la paix sous la garantie du nom espagnol ; et les Tlascalans, à qui cette reconnaissance était due pour leurs services, signèrent volontiers le traité, avec promesse de le faire ratifier au sénat.

Le retour de Sandoval à Tezcuco eut tout l’éclat d’un triomphe. Il avait à sa suite non-seulement les prisonniers mexicains, mais tous les caciques des deux provinces, qui voulurent faire leurs remercîmens au général, du secours qu’il leur avait envoyé, et lui offrir la disposition de toutes leurs forces. Cortez accepta leurs offres, et leur recommanda de se tenir prêts à marcher au premier ordre. Ensuite, s’étant fait amener les prisonniers mexicains, qui s’attendaient à perdre la vie suivant leurs usages militaires, il leur fit ôter leurs fers, et les fit conduire jusqu’au bord du lac, avec ordre de leur fournir une barque et des provisions pour se rendre à Mexico. Il les chargea d’annoncer à Guatimozin qu’il venait avec ses Espagnols invincibles, et quatre-vingt mille Tlascalans, venger la mort de Montézuma ; mais qu’en même temps il était prêt à accorder la paix à des conditions raisonnables. Il ne reçut aucune réponse.

Dans le même temps Lopez l’informa par un courrier que les brigantins étaient achevés, et qu’il se disposait à se mettre en chemin pour les conduire à Tezcuco. La république de Tlascala fournissait dix milles Tamènes, qui entreprenaient de porter sur leurs épaules, planches, mâts, ferrures, et tous les autres matériaux nécessaires, avec une escorte de vingt mille soldats, sous le commandement de Chechimical, jeune cacique d’une valeur distinguée. Mais, quoique ces forces eussent paru suffisantes à Cortez, qui les avait laissées à Tlascala dans cette vue, Lopez le priait d’envoyer au-devant de lui quelques compagnies d’Espagnols, pour ne rien donner au hasard en traversant les terres impériales. L’importance d’un secours sans lequel on ne pouvait entreprendre le siége de Mexico fit détacher aussitôt Sandoval avec deux cents Espagnols, quinze cavaliers et quelques bataillons auxiliaires.

L’armée continua sa marche jusqu’aux frontières de Tlascala, où Lopez s’était avancé avec Chechimical et ses troupes. On ne donna que le temps nécessaire au repos. Sandoval, hâtant son départ, pour répondre à l’impatience du général, mit les Espagnols à l’avant-garde avec les Tlascalans qu’il avait amenés. Les Tamènes, escortés de quelques troupes, composaient le corps de bataille, et Chechimical fut chargé du soin de l’arrière-garde. La résistance de ce jeune cacique fit voir que ces peuples, s’ils n’avaient pas des idées justes de la guerre, avaient du moins le sentiment de l’honneur. Il s’offensa de n’être pas au poste le plus avancé, et son chagrin fit naître une querelle qui ne fut apaisée que par la modération des officiers espagnols. En vain lui représenta-t-on que son poste était le plus honorable, puisqu’il était le plus dangereux, et que les insultes des Mexicains n’étaient à craindre qu’à la queue de l’armée : il répondit qu’un chef tel que lui devait toujours être à la tête, pour donner l’exemple à toutes les troupes, et qu’il voulait être le premier dans les moindres occasions, comme il promettait de l’être à l’assaut de Mexico. Son obstination allant jusqu’à menacer de quitter l’armée, Sandoval eut la complaisance de demeurer à l’arrière-garde avec lui pour donner tout l’honneur à ce poste. On marcha sans obstacle, quoiqu’à la vue des troupes mexicaines, qui n’osèrent descendre de quelques hauteurs éloignées. En approchant de Tezcuco, Chechimical demanda le temps de se parer de ses plus belles plumes et de tous ses joyaux, parce que, l’occasion de combattre ne pouvant être éloignée, le premier moment d’une si douce espérance devait être un temps de fête pour un soldat. Sandoval, à qui cette ardeur ne déplaisait point, et qui reconnaissait peut-être le caractère de sa nation dans un langage si noble, consentit à faire arrêter l’armée pour le satisfaire. Bientôt Cortez essuya quelques traits de la même vivacité. Chechimical se hâta de lui faire demander audience, et lui dit « qu’étant né pour la guerre, il craignait de languir dans l’oisiveté, surtout après avoir passé cinq jours entiers sans une seule occasion de tirer l’épée ; qu’il brûlait de voir les ennemis, et qu’il suppliait le général de donner sur-le-champ quelque exercice à sa valeur. » Cet emportement fit craindre à Cortez de ne pas trouver dans le chef des nouveaux Tlascalans autant de soumission que de courage, et la suite des événemens justifia cette crainte.

On s’attacha aussitôt à la construction des brigantins ; mais le général, apprenant qu’il ne fallait pas moins de vingt jours pour les rendre capables de service, résolut d’employer cet intervalle à visiter le pays qui bordait le lac, dans la vue de choisir ses postes et de commencer le ravage sur les terres de l’empire. Iatolcan, Ténayuca, Cobatillan, Escapuzalco, furent les premières villes qu’il reconnut, et dans lesquelles il répandit la terreur. Quelques-unes furent pillées et brûlées. La fuite sauva le plus grand nombre de leurs habitans ; mais, ayant tenté de se rassembler avec les troupes qui avaient toujours suivi les Espagnols, ils furent battus plusieurs fois, et poussés jusqu’à Tacuba, où Cortez prit poste et passa cinq jours à la vue de cette ville. Elle le disputait à Tezcuco pour la grandeur et pour le nombre des habitans. Son assiette, qui occupait l’extrémité de la première chaussée, où les Espagnols avaient essuyé tant de pertes et de dangers dans leur retraite, rendait ce poste d’autant plus avantageux qu’il était le plus proche de Mexico, et comme la clef du chemin dont il fallait se saisir pour le siége. Aussi Cortez se disposait-il à l’attaquer, lorsqu’on vit paraître sur la chaussée un gros de Mexicains sortis de la capitale, et conduits par l’empereur même. Comme il y avait apparence que leur dessein était de se jeter dans Tacuba, les Espagnols eurent ordre de les attendre et de leur laisser la liberté d’avancer, dans l’espérance de pouvoir tomber sur eux entre le lac et la ville. Mais ils avaient d’autres vues, qu’ils exécutèrent avec une adresse extrême. Quelques-uns sautèrent négligemment à terre, et formèrent leurs rangs avec tant de confusion, que Cortez, attribuant cet embarras à la crainte, laissa une partie de ses troupes devant la ville, et marcha droit à la chaussée. Ceux qui étaient à terre parurent déconcertés de son approche, et se retirèrent vers leur gros, qui fit le même mouvement, en cédant le terrein par degrés et dans une espèce de désordre. Leur espérance était d’engager les Espagnols. En effet, le général se hâta trop de les suivre. Lorsqu’ils le virent dans le détroit de la chaussée, ils se rallièrent ; et firent tête, et pendant qu’ils l’arrêtaient par leur résistance, un prodigieux nombre de canots, qui sortirent avec une vitesse incroyable des canaux de la capitale, vint investir les deux côtés de la digue. Cortez reconnut son imprudence ; il se vit forcé de se retirer en combattant de front, et résistant des deux côtés à l’attaque des canots. Les Mexicains s’étaient pourvus de longues piques, dont quelques-unes avaient pour fer la pointe des épées que les Espagnols avaient perdues dans leur première retraite. Il eut ainsi la douleur de voir un grand nombre de ses gens blessés de leurs propres armes. Mais, faisant feu de toutes parts, et s’exposant l’épée à la main comme le moindre soldat, son courage et sa fortune le firent sortir heureusement d’un si grand danger. Cependant l’entreprise de Tacuba lui paraissant impossible à la vue des Mexicains, qui n’abandonnèrent point leur chaussée, il reprit sur-le-champ le chemin de Tezcuco, tandis qu’ils se bornèrent à le suivre de loin avec des cris et d’impuissantes menaces.

Un secours considérable qui lui était arrivé pendant son absence effaça le souvenir de ce revers. Julien d’Alderete, Antoine de Carvajal, Ruiz de la Mota, Diaz de Reguéra, et d’autres guerriers d’un nom connu, avaient mouillé au port de Vera-Cruz, dans un vaisseau venu d’Espagnola avec un secours de soldats et de munitions. Ils s’étaient rendus aussitôt à Tlascala, d’où le sénat les avait fait conduire sous une nombreuse escorte à Tezcuco ; mais on apprit en même temps que l’empereur du Mexique faisait avancer une grosse armée vers la province de Chalco, pour ramener ce pays à l’obéissance, et pour exécuter le dessein qu’il conservait toujours de fermer la communication des Espagnols avec Tlascala et Vera-Cruz. Cette entreprise était d’une importance qui forçait Cortez de secourir ses alliés, parce qu’il ne pouvait espérer que de leur fidélité la conservation du passage. D’ailleurs les brigantins n’étant point achevés, il eut le temps d’envoyer Sandoval avec la moitié de ses forces pour faire tête aux troupes impériales. Deux ou trois victoires rendirent la paix aux provinces menacées ; et tandis que Sandoval pressait cette expédition, Cortez ne cessa point de ravager les terres de l’empire. Il y courut des dangers qui menacèrent plusieurs fois sa vie et sa liberté, surtout à l’attaque de Suchimilco, place considérable dont il avait entrepris de se saisir, et qu’il fut obligé d’abandonner avec la douloureuse perte de dix ou douze Espagnols.

Mais sa constance fut mise à des épreuves beaucoup plus sensibles. En arrivant à Tezcuco, un de ses plus anciens soldats vint lui demander une audience secrète, et lui apprit que, pendant son absence, il s’était formé un complot contre sa vie et contre celle de tous ses amis particuliers. L’auteur du crime était un simple soldat, sans aucune considération, puisque son nom paraît pour la première fois dans l’histoire avec son crime : il se nommait Antoine de Villafagna. Sa première vue n’avait été que de se dégager du siége de Mexico, qu’il regardait comme une entreprise désespérée. Il avait inspiré ses sentimens à quelques-uns de ses compagnons, en leur représentant qu’ils n’étaient pas obligés de se perdre pour suivre les emportemens d’un téméraire. Il leur avait proposé de retourner à Cuba ; et c’était pour délibérer sur ce dessein qu’ils avaient commencé à s’assembler ; mais, quoiqu’ils eussent vu peu de difficulté à quitter le camp, et même à traverser la province de Tlascala, ils avaient appréhendé d’en trouver beaucoup plus jusqu’à Vera-Cruz ; sans compter qu’y arrivant sans ordre, ou du moins sans un congé de Cortez, ils ne pouvaient espérer de n’y être pas arrêtés. Ils ne sentirent pas moins qu’il leur serait impossible d’enlever un navire aux yeux de la colonie. Enfin Villafagna, dont le logement servait aux assemblées, proposa, comme l’expédient le plus sûr, de tuer Cortez et ses principaux partisans pour élire un autre général, qu’il serait plus aisé de dégoûter de l’entreprise du siége, et sous lequel, obtenant la liberté de se retirer sans se noircir de la tache de déserteurs, ils feraient valoir au gouverneur de Cuba le service qu’ils lui auraient rendu, avec l’espérance même d’en être récompensés à la cour d’Espagne. Cet avis fut généralement approuvé. On dressa d’abord un acte par lequel tous les conjurés s’engagèrent à seconder leur chef dans l’exécution de son crime, et qu’ils signèrent tous de leur nom. Cette horrible trame fut conduite avec tant d’adresse, que le nombre des complices augmenta de jour en jour. Ils avaient concerté de supposer un paquet arrivé de Vera-Cruz avec des lettres d’Espagne, et de le présenter au général pendant qu’il serait à table avec la plupart de ses officiers. Les conjurés devaient entrer alors, sous prétexte de demander des nouvelles de l’Europe, et prendre le temps où Cortez commencerait sa lecture pour le poignarder, lui et ses amis ; après quoi ils étaient résolus de sortir ensemble et de courir dans toutes les rues du quartier, en criant Espagne et liberté. Les officiers qui devaient mourir avec le général étaient Olid, Sandoval, revenu glorieux de son expédition, Alvarado et ses frères, Tapia, les deux intendans Louis Marin et Pierre d’Ircio, Bernard Diaz, historien de la conquête, et quelques autres guerriers, confidens de Cortez.

Telle fut la déclaration du soldat, qui ne demanda point d’autre récompense que la vie, parce qu’il était entré dans la conjuration. Cortez prit le parti de faire arrêter sur-le-champ Villafagna, et d’assister lui-même à l’exécution de cet ordre. L’importance de l’accusation ne lui permettait pas d’employer des informations plus régulières. Il partit aussitôt, accompagné des deux intendans et de quelques capitaines. Le trouble du coupable fut sa première conviction. Après l’avoir fait charger de chaînes, Cortez fit sortir tout le monde, sous prétexte de l’interroger en secret ; et, profitant des informations qu’il avait reçues, il l’obligea à tirer de son sein l’acte du traité signé de tous les complices : il le lut. Il y trouva le nom de quelques personnes dont l’infidélité lui perça le cœur. Cependant il réserva ce secret pour lui-même ; et, se contentant de faire écarter ceux qui s’étaient trouvés chez le criminel, il ordonna que l’affaire fut promptement instruite, sans pousser plus loin les recherches et les preuves. Elle ne traîna point en longueur, Villafagna, convaincu par l’acte que son général avait trouvé sur lui, et se croyant trahi de ses associés, confessa son crime. On lui laissa le temps de satisfaire aux devoirs de la religion, et dès la nuit suivante il fut pendu à la fenêtre de son logement. Cortez, quoique mortellement touché du nombre et de la qualité des coupables, se crut obligé par les circonstances de fermer l’oreille au cri de la justice ; mais, pour éviter tout à la fois la nécessité de punir et les conséquences de l’impunité, il publia sans affectation qu’il avait pris dans le sein de Villafagna un papier déchiré en plusieurs pièces, qui contenait vraisemblablement les noms des conjurés ; qu’il s’estimait heureux de n’en avoir pu lire aucun, et qu’il ne cherchait point à les connaître ; mais qu’il demandait en grâce à ses amis de s’informer soigneusement si les Espagnols avaient quelques plaintes à faire de sa conduite, parce qu’il ne désirait rien de si bonne foi que de satisfaire ses troupes, et qu’il était aussi disposé à corriger ses propres défauts qu’à recourir aux voies de la rigueur et de la justice, si la modération du châtiment affaiblissait la terreur de l’exemple. D’un autre côté, il déclara que ceux auxquels on avait connu quelque liaison avec Villafagna pouvaient paraître sans défiance ; et le soin qu’il prit de ne laisser voir aucune trace de chagrin sur son visage, ayant achevé de leur persuader qu’il ignorait leur crime, ils recommencèrent à le servir avec d’autant plus de zèle, qu’ils croyaient avoir à laver le soupçon d’une noire perfidie. Cependant il prit occasion de cet événement pour se donner une garde de douze soldats choisis, sous le commandement d’un de ses plus fidèles officiers, et personne ne condamna cette précaution nécessaire qui ajoutait à sa grandeur.

Peu de jours après il eut une autre occasion d’exercer sa fermeté sans pouvoir écouter l’inclination qui le portait à suspendre le châtiment, lorsqu’il espérait quelque fruit de la patience ou de la dissimulation. Xicotencatl, dont il aimait la valeur, et dans lequel il ne considérait pas moins l’attachement que son père avait eu constamment pour les Espagnols, prit tout d’un coup la résolution de se retirer avec deux ou trois compagnies, qu’il obligea par ses instances de l’accompagner dans sa désertion. Il paraît incertain si c’était un reste de ses anciens ressentimens, ou s’il avait reçu quelque nouvelle offense que sa fierté ne pût supporter. On avait su depuis quelque temps qu’il s’était emporté contre la conduite du général, et qu’il condamnait l’entreprise du siége de Mexico. Les Tlascalans mêmes en avaient averti Cortez, qui s’était contenté, par ménagement pour son père ou pour la république, d’en donner avis aux sénateurs. Cette sage assemblée lui avait répondu « que, suivant les lois de la république, le crime de soulever une armée contre son général méritait la mort ; qu’il était libre, par conséquent, d’exercer la plus rigoureuse justice contre le chef de leurs troupes, et que, s’il revenait à Tlascala, il n’y serait pas traité avec plus de faveur. » Cependant Cortez avait tenté de le ramener par des voies plus douces, jusqu’à lui offrir, par quelques nobles de Tezcuco, la liberté d’exposer ses raisons ou ses plaintes. Mais, apprenant qu’il avait fixé l’exécution de son dessein à la nuit suivante, cette audace à la veille de tirer l’épée pour la décision de cette grande querelle lui parut d’une si pernicieuse conséquence dans le chef de ses plus anciens alliés, qu’il lui fit ordonner de venir sur-le-champ justifier sa conduite. Le fier Américain refusa d’obéir. Aussitôt Cortez fit détacher une partie des Espagnols avec ordre de le saisir vif ou mort. On le trouva prêt à partir. Il se défendit jusqu’au dernier soupir, quoique faiblement secouru par les Tlascalans qui le suivaient ; aussi revinrent-ils dans leur devoir après la perte de leur chef, et le détachement espagnol les ramena paisiblement à l’armée.

Pendant ces agitations, Lopez avait mis la dernière main à son travail, et les brigantins se trouvèrent achevés. Cortez fit la revue de ses Espagnols, dont le nombre montait à neuf cents hommes d’infanterie bien armés, et quatre-vingt-six cavaliers. L’artillerie consistait en dix-huit pièces, trois grosses de fer et quinze fauconneaux de bronze, avec une abondante provision de poudre et de balles. On mit sur chaque brigantin vingt-cinq Espagnols, sous un capitaine, douze rameurs américains, et une pièce d’artillerie. Le reste de l’armée fut partagé en trois corps, qui devaient s’emparer des trois principales chaussées ; c’est-à-dire celles de Tacuba, d’Iztacpalapa et de Cuyoacan, sans s’attacher à celle de Suchimilco, parce que l’éloignement de ce poste pouvait mettre trop de difficulté dans la communication des ordres. Le premier corps, composé de cent cinquante Espagnols et trente cavaliers, divisés en trois compagnies, sous les capitaines George d’Alvarado, Guttières de Badajos et André de Montarez, eut pour commandant général Pierre d’Alvarado, et fut soutenu de trente mille Tlascalans, avec deux pièces de canon. Le second, qui fut confié à Christophe Olid, pour attaquer la chaussée de Cuyoacan, était de cent soixante Espagnols et trente cavaliers, divisés aussi sous François Verdugo, André Tapia et François de Lugo, et soutenus d’environ trente mille alliés. Sandoval, troisième commandant, et chargé de l’attaque d’Iztacpalapa, reçut le même nombre de soldats et de cavaliers espagnols, sous les capitaines Louis Marin et Pierre d’Ircio, deux pièces d’artillerie, et toutes les troupes de Chalco, de Cuacocingo et de Cholula, qui montaient à plus de quarante mille hommes. Alvarado et Olid partirent ensemble pour se séparer à Tacuba, où ils logèrent sans résistance. Toutes les places qui touchaient au lac étaient déjà désertes ; une partie des habitans avait pris les armes pour aller défendre la capitale, et les autres s’étaient retirés dans les montagnes avec tout ce qu’ils avaient été capables d’emporter.

On fut informé à Tacuba que les Mexicains avaient des forces considérables aux environs de cette ville, pour couvrir les aquéducs qui venaient de la montagne de Chapultépeque, et qui fournissaient de l’eau à Mexico. Les deux commandans espagnols sortirent aussitôt avec la meilleure partie de leurs troupes ; et, chassant les ennemis de ce poste, ils rompirent en plusieurs endroits les tuyaux de l’aquéduc, dont l’eau se perdit alors dans le lac. Cette expédition, qui fut regardée comme le commencement du siége, réduisit les assiégés à la nécessité de chercher leur eau douce dans les ruisseaux qui descendaient de la montagne, et d’occuper une partie de leurs canots à l’escorte des convois, Olid se rendit ensuite à Cuyoacan, qu’il trouva aussi sans défense.

Cortez ayant laissé à Sandoval le temps de s’avancer vers Iztacpalapa, se chargea de la principale attaque, qui était réservée aux brigantins. Il monta le plus léger, pour être en état de veiller sur tous les hommes et d’y porter du secours, accompagné de don Fernand, cacique de Tezcuco, et de Suchitl, frère de ce prince, jeune homme plein d’esprit et de feu, qui reçut le baptême après la conquête, sous le nom de don Charles. Les treize brigantins furent rangés sur une seule ligne, parés de tout ce qui pouvait servir à leur donner de l’éclat. Le dessein du général était de s’avancer d’abord vers Mexico, pour s’y faire voir triomphant et maître absolu du lac. Ensuite il se proposait de rabattre sur Iztacpalapa, où l’entreprise de Sandoval lui causait d’autant plus d’inquiétude, que ce brave capitaine était sans barques, et pouvait trouver beaucoup d’obstacles dans la partie basse de la ville, qui servait continuellement de retraite aux canots des Mexicains. En prenant cette route avec toute sa flotte, il découvrit, à peu de distance de Mexico, une petite île qui n’était qu’un rocher, mais dont le sommet était occupé par un château assez spacieux, d’où les Mexicains qui le gardaient chargèrent les Espagnols d’injures et de menaces, comme d’un poste qu’ils croyaient à couvert de toute insulte. Il jugea que cette insolence ne devait pas demeurer sans punition, surtout à la vue de la capitale, dont les terrasses et les balcons étaient couverts d’une multitude d’habitans, qui observaient les premiers exploits des brigantins. Cent cinquante Espagnols, à la tête desquels il descendit dans l’île, montèrent au château par deux sentiers, et l’attaquèrent si vivement, qu’après avoir fait main basse sur une partie de la garnison, ils forcèrent le reste de se sauver à la nage.

Cet exploit, qui les avait retardés, fit naître un incident auquel on s’attendait peu, et qui changea toutes les mesures du général. On vit sortir de la capitale un grand nombre de canots, dont les premiers s’avancèrent d’abord avec lenteur pour attendre ceux qui les suivaient à la file. On n’en avait pas compté plus de cinq cents à la première vue ; mais, lorsqu’ils eurent commencé à s’étendre avec ceux qui s’y joignirent bientôt de tous les lieux voisins, on ne douta point qu’ils ne fassent plus de quatre mille. Ce spectacle, relevé par le mouvement des rames et par l’éclat des plumes et des armes, parut magnifique et terrible aux yeux des Espagnols, qui voyaient le lac comme abîmé tout d’un coup devant eux, et changé en une plaine où l’eau disparaissait sous tant d’hommes et de bâtimens qui la couvraient.

Cortez, sans marquer la moindre émotion, et plein de confiance dans la force de ses brigantins, se hâta de les former en demi-lune pour offrir un plus grand front à l’ennemi, et combattre avec plus de liberté. Il s’avança dans cet ordre contre les canots des Mexicains. À quelque distance, il fit prendre quelques momens de repos à ses rameurs, avec ordre de fondre ensuite à toutes rames dans le gros de la flotte ennemie. Un calme qui s’était soutenu tout le jour n’avait pas cessé de donner de l’exercice à leurs bras ; et les Mexicains, dans la vue apparemment de reprendre aussi des forces, firent la même manœuvre ; mais la fortune, qui s’était déclarée tant de fois en faveur des Espagnols, fit lever dans l’intervalle un vent de terre. Les brigantins, poussés par les voiles et les rames, tombèrent impétueusement sur cette foule épaisse de canots, et commencèrent un fracas qui se conçoit mieux qu’on ne peut le représenter. L’artillerie, les arquebuses et les arbalètes qui tiraient sans perdre un seul coup ; les piques qui faisaient une expédition terrible au passage ; la fumée que le vent portait devant la flotte, obligeaient les ennemis de tourner la tête pour s’en défendre ; le seul choc des brigantins, qui coulaient à fond autant de canots qu’ils en rencontraient, ou qui les brisaient en pièces ; enfin tous les avantages que la faveur du vent joignait à la valeur des Espagnols, leur assurèrent bientôt la victoire, avec aussi peu de perte que de danger. Quelques centaines de canots remplis de nobles se soutinrent néanmoins avec beaucoup de valeur ; mais tout le reste n’offrait qu’une affreuse confusion entre des malheureux qui se précipitaient les uns sur les autres, et qui se renversaient mutuellement par leur fuite. Il en périt un fort grand nombre ; et les débris de leur flotte furent poursuivis à coups de canon et d’arquebuse jusqu’à l’entrée de Mexico.

Une victoire de cette importance rendit les Espagnols maîtres de la navigation de tout le lac. Cortez retourna le soir à Tezcuco pour y faire passer la nuit aux vainqueurs ; et le lendemain, à la pointe du jour, il tourna ses voiles vers Iztacpalapa ; mais dans cette route il rencontra un corps de canots qui ramaient avec beaucoup de vitesse du côté de Cuyoacan. Ses alarmes pour Olid l’ayant fait voler à son secours, il le trouva sur la digue, réduit à combattre de front contre les Mexicains qui la défendaient, et des deux côtés contre les canots qui venaient d’arriver. La nécessité semblait avoir appris aux Mexicains à défendre leurs chaussées : ils avaient levé les ponts jusqu’à la ville, surtout dans les lieux où les courans du grand lac perdaient leur force en passant dans l’autre. Ils tenaient des planches et des claies prêtes pour s’en servir à traverser ces vides ; et derrière ils avaient élevé des tranchées pour défendre les approches. Ces fortifications étant les mêmes, sur les trois chaussées, les Espagnols avaient pris des mesures pour détruire un ouvrage qui n’avait rien de redoutable que sa situation. Les arquebuses et les arbalètes faisaient disparaître ceux qui se montraient sur la tranchée pendant qu’on faisait passer de main en main des fascines pour combler le fossé ; après quoi l’on faisait avancer une pièce d’artillerie qui ouvrait le passage, et les débris d’une fortification servaient à remplir le fossé de l’autre. .Olid s’était saisi de la première lorsque les canots mexicains étaient arrivés, et cette attaque imprévue commençait à lui causer de l’embarras : mais à peine eurent-ils découvert les brigantins, qu’ils prirent la fuite. Cortez, excité par les progrès du travail, le fit pousser jusqu’au jour suivant, et Olid se trouva le matin au dernier pont qui donnait un passage dans Mexico.

On le trouva fortifié de remparts, plus hauts et plus épais que tous ceux qu’on avait renversés. Les rues, qu’on découvrait facilement, étaient coupées d’un grand nombre de tranchées, et gardées par tant de troupes, qu’il y avait peu de prudence à risquer l’attaque ; mais Cortez, se voyant engagé sans l’avoir prévu, jugea son honneur intéressé à ne pas se retirer sans quelque action d’éclat. Non-seulement il fit une décharge de toute son artillerie, dont le ravage fut terrible dans la foule des habitans qui s’étaient rassemblés de toutes parts, mais en même temps Olid, ayant rompu les fortifications et comblé le fossé, chargea ceux qui les défendaient, et gagna bientôt assez de terrain avec son avant-garde pour donner le temps aux alliés qu’il avait à sa suite de se mettre en bataille sur le quai. Les Mexicains accoururent au secours de leurs ponts et firent une longue résistance ; mais Cortez, sautant à terre avec une partie de ses Espagnols, échauffa si vivement le combat par sa présence, qu’après avoir fait tourner le dos aux ennemis, il se vit maître de l’entrée d’une des principales rues. Les fuyards s’étaient jetés dans un temple, peu éloigné, dont ils couvraient les degrés et les tours, et d’où ils le défiaient par leurs cris. Il voulut encore les forcer dans ce poste ; il se fit amener des brigantins quatre de ses meilleures pièces, dont le fracas mit les Mexicains en fuite et lui assura la possession du temple.

La joie de se revoir dans Mexico faisait souhaiter au général non-seulement d’y passer la nuit avec ses troupes, mais de se fortifier dans ce poste pour resserrer les ennemis, et pour y former sa principale attaque. Ses officiers, auxquels il communiqua son dessein, le combattirent par des raisons si fortes, qu’il ne fit pas difficulté de se rendre à leur avis, surtout en faveur de Sandoval et d’Alvarado, dont on ignorait la situation. Olid retourna le soir à Cuyoacan, sous l’escorte des brigantins qui ôtèrent aux ennemis la hardiesse de l’inquiéter dans sa marche. Le général se rendit le lendemain à Iztacpalapa, et trouva Sandoval en effet dans le besoin du plus prompt secours. Il s’était emparé de la partie de la digue qui était sur la ville ; mais, se voyant incommodé par les canots des ennemis, qui étaient devenus maîtres de la partie basse, et qui ne cessaient pas leurs attaques, il avait entrepris le même jour de s’établir dans quelques édifice, d’où son artillerie pouvait les écarter. Il avait passé le canal à l’aide de plusieurs fascines ; et depuis quelques heures il s’était logé dans ce poste avec une partie de ses Espagnols. À peine y était-il entré, qu’une multitude de canots, qui se tenaient en embuscade, s’étaient avancés autour de lui ; et, jetant à l’eau des plongeurs qui avaient écarté des fascines, non-seulement ils avaient coupé le passage au reste de sa troupe, mais ils le tenaient lui-même assiégé dé toute part et dans l’impossibilité de faire sa retraite. Son embarras ne pouvait être plus pressant, lorsque Cortez, arrivant à pleines voiles, découvrit cette foule de canots qui occupaient tous les canaux de la basse ville. Il fit jouer son artillerie avec tant de succès, qu’il ne fut pas long-temps à les dissiper : on fit un butin considérable dans la partie de la ville qu’ils avaient occupée. Mais la vue d’une retraite si favorable aux canots persuada Cortez que, sans la ruiner entièrement, il serait impossible de tirer le moindre avantage de cette chaussée ; et tous les délais étant dangereux pour les autres attaques, il prit la résolution d’abandonner ce poste, et de faire passer Sandoval avec ses troupes à celui de Tepeaquilla, où la digue était moins large et moins commode, mais plus utile au dessein de couper à la capitale les vivres dont elle commençait à manquer. Cet ordre fut exécuté aussitôt à la vue des brigantins, qui escortèrent Sandoval jusqu’au nouveau poste, où il se logea sans résistance.

Le général fit voguer alors vers Tacuba. Pierre Alvarado, qui était chargé de cette attaque, l’avait poussée avec divers succès, en détruisant des remparts, en comblant des fossés, en s’avançant quelquefois jusqu’à mettre le feu aux premières maisons de Mexico ; mais il y avait perdu plusieurs Espagnols, et ces avantages ne compensaient point cette perte. Le chagrin que Cortez ressentit lui fit juger que toutes les mesures dans lesquelles il s’était renfermé jusqu’alors répondaient mal à son projet, et qu’un siége qui se réduisait à des attaques et des retraites exposait inutilement ses soldats et sa réputation. Ces tranchées que les Mexicains relevaient sans cesse, et la persécution continuelle de leurs canots, lui parurent deux obstacles qui demandaient une nouvelle méthode. Il prit le parti de suspendre toutes les attaques pour se donner le temps de rassembler ou de faire construire lui-même une flotte de canots avec laquelle il pût se rendre maître de toutes les parties du lac : ses alliés, reçurent ordre de lui envoyer tous les canots qu’ils avaient en réserve, pendant que de son côté il en fit bâtir un grand nombre à Tezcuco ; et dans l’espace de quelques jours il en forma un nombre redoutable qu’il remplit d’Américains, sous des capitaines de leur nation. Il les divisa en trois escadres, dont chacune devait être soutenue de quatre brigantins, l’une pour Sandoval, l’autre pour Alvarado, et la troisième pour le conduire lui-même à Olid. Aussitôt les attaques furent reprises avec plus d’ordre et de facilité ; on fit nuit et jour des rondes sur le lac pour arrêter les sorties des Mexicains ; leurs canots n’eurent plus la hardiesse de se montrer, ou du moins on enleva ceux qui tentèrent de passer avec des vivres et de l’eau. Olid, Alvarado et Sandoval s’avancèrent en peu de temps jusqu’aux faubourgs de Mexico, et la face du siége fut changée par ces heureuses dispositions.

Cependant la diligence et l’industrie ne manquèrent point aux assiégés. Ils se réduisirent d’abord à faire leurs sorties pendant la nuit, pour tenir les Espagnols en alarme et les fatiguer par l’inquiétude et les veilles. Ensuite ils envoyèrent, par de longs détours, des canots pionniers, qui, traversant directement le lac pendant qu’on était attentif à ceux qu’on entendait sortir de la ville, venaient nettoyer dans un instant les fossés qu’on avait eu beaucoup de peine à combler ; mais rien ne fait tant d’honneur à leur adresse qu’un stratagème qu’ils imaginèrent contre les brigantins. Ils construisirent dans la ville trente grandes barques, renforcées de grosses planches, pour s’en faire comme un rempart derrière lequel ils pouvaient être à couvert. Ils choisirent une nuit fort obscure pour aller se poster dans quelques endroits couverts de grands roseaux. Ils y enfoncèrent quantité de gros pieux, qui s’élevaient à fleur d’eau, et dont le seul choc était capable de nuire aux plus grands vaisseaux. Leur espérance était d’attirer dans cette forêt de roseaux et de pieux quelques-uns des brigantins qui allaient successivement en course. Ils avaient préparé trois ou quatre canots chargés de vivres pour les faire servir d’amorce. En effet, deux des quatre brigantins de Sandoval donnèrent dans le piége, sous le commandement de Pierre de Barba et de Jean Portillo. La vue des canots, qui se présentèrent fort habilement, et qui feignirent de prendre la fuite, excita si vivement les Espagnols, que, s’élançant vers les roseaux à force de rames, ils donnèrent au travers des pieux. En même temps les Mexicains parurent dans leurs barques, et vinrent à la charge avec une résolution désespérée. Barba et Portillo sentirent la grandeur du danger. Ils voyaient les brigantins comme immobiles ; et le seul effort des rames ne pouvait les tirer de cette situation. Ils prirent le parti de soutenir le combat pour occuper les ennemis pendant qu’ils firent descendre quelques plongeurs qui écartèrent ou coupèrent les pieux à force de bras et de haches. La liberté qu’ils eurent bientôt de se remuer les mit en état de faire jouer leur artillerie, et les barques n’y résistèrent pas long-temps ; mais la perte fut grande pour les Espagnols. Portillo fut tué dans le combat. Barba y reçut plusieurs coups de flèches dont il mourut peu de jours après, et peu de leurs gens échappèrent sans blessures. Cortez, furieux de cet échec, ne perdit pas un moment pour venger deux officiers qu’il aimait. Les Mexicains, avec une simplicité qu’ils mêlaient aux ruses de la faiblesse, s’imaginèrent que leurs ennemis pourraient donner deux fois dans le même piége. Après avoir réparé leurs barques, ils reprirent leur poste entre les roseaux. Le général, averti de ce mouvement, envoya six brigantins qui détruisirent presque entièrement les trente barques.

On eut dans le même temps divers avis de ce qui se passait à Mexico par les prisonniers qu’on faisait continuellement aux attaques ; et le général, apprenant que la soif et la faim commençaient à presser les habitans, apporta plus de soin que jamais à leur couper les vivres. Il rendit la liberté à deux ou trois des principaux prisonniers, en les chargeant de dire à l’empereur qu’il lui offrait la paix avec promesse de ne rien entreprendre sur sa couronne, à la seule condition qu’il s’engageât à reconnaître la souveraineté du roi d’Espagne, dont les droits étaient fondés, parmi les Mexicains, sur leur tradition et l’autorité de leurs ancêtres. D’autres prisonniers rapportèrent que Guatimozin avait reçu cette proposition sans orgueil, et qu’ayant assemblé tous ses caciques, il leur avait représenté le misérable état de la ville avec des témoignages d’attendrissement qui semblaient marquer de l’inclination pour la paix. Tout le conseil était entré dans les mêmes sentimens, à l’exception des sacrificateurs, qui les avaient combattus avec la dernière opiniâtreté, en feignant que leurs idoles leur promettaient la victoire. Le respect dont ils étaient en possession avait ramené tous les caciques à leur avis ; et l’empereur, poussé du même esprit, malgré divers préjugés par lesquels il croyait sa ruine annoncée, avait fait publier qu’il punirait de mort ceux qui auraient la hardiesse de lui proposer la paix.

Cortez ne fut pas plus tôt informé de cette résolution, qu’il entreprit d’attaquer en même temps Mexico par les trois chaussées, et de porter le fer et le feu jusqu’au palais impérial. Après avoir envoyé ses ordres aux postes de Sandoval et d’Alvarado, il se mit avec Olid à la tête des troupes de Cuyoacan. Les ennemis avaient rouvert leurs fossés et relevé les autres fortifications de la digue ; mais l’artillerie des cinq brigantins de ce poste rompit aisément de si faibles remparts, tandis que les troupes de terre comblaient les fossés. Ainsi Cortez trouva d’abord peu d’obstacles ; mais il fut arrêté par des embarras d’une autre nature, près du dernier pont qui touchait au quai de la ville. Les Mexicains avaient coupé la chaussée dans un espace d’environ soixante pieds de longueur, ce qui avait servi à rendre l’eau plus haute et plus grosse vers les quais. Le bord du côté de la ville se trouvait fortifié de deux ou trois rangs de poutres et de grosses planches liées par des traverses et de longues chevilles ; et cette barrière était défendue par une multitude innombrable de soldats. Cependant quelques décharges d’artillerie la renversèrent avec un fracas qui en rendit les débris mortels à quantité de Mexicains. Les plus avancés se voyant à la bouche de ces terribles machines, dont la flamme et le bruit les effrayaient autant que l’exécution dont ils avaient été témoins, reculèrent sur ceux qui les suivaient, et les forcèrent de rentrer avec eux dans la ville. Le quai se trouvant nettoyé dans un instant, Cortez fit approcher les brigantins et les canots de ses alliés pour gagner la terre avec les troupes. Il fit passer sa cavalerie par la même voie. Trois pièces d’artillerie qu’il fit débarquer lui parurent devoir suffire à son entreprise.

Avant d’aller aux ennemis, qui se montraient derrière quelques tranchées, il chargea Julien Alderète d’employer tous ses soins à réparer l’espace rompu de la chaussée, sous la protection des brigantins qui continuaient de border le quai. Le combat ayant commencé dans les premières rues, Alderète, échauffé par le bruit des armes, et craignant peut-être que l’emploi de combler et de garder un fossé ne fit tort à sa gloire, tandis qu’il voyait ses compagnons aux mains, se laissa transporter par une ardeur indiscrète. Toute la troupe qu’il commandait le suivit au combat ; et ce fossé, qu’on n’avait pu traverser en arrivant, fut abandonné avec une imprudence qui coûta cher aux Espagnols. Les Mexicains soutinrent les premières attaques. On força néanmoins leurs tranchées, mais avec beaucoup de perte, et le danger devint beaucoup plus grand lorsque, après être entré dans les rues, on eut à se garantir des traits et des pierres qui pleuvaient des terrasses et des fenêtres ; mais, dans la plus vive chaleur de l’action, Cortez crut s’apercevoir que celle des ennemis se relâchait, et ce changement parut venir de quelque nouvel ordre qui leur fit abandonner le terrain avec la dernière précipitation. C’était assez pour faire naître le soupçon de quelque nouvelle ruse. Le jour était avancé, et les Espagnols n’avaient que le temps de retourner à leur quartier. Cortez, qui ne pouvait encore penser à s’établir dans la ville, et qui n’avait eu dessein que d’y répandre la terreur, donna l’ordre de la retraite, en profitant néanmoins de celle des ennemis pour faire abattre et brûler les maisons voisines du quai, d’où il ne voulait plus que leurs traits et leurs pierres pussent l’incommoder dans ses attaques. On fut éclairci dans la suite du motif qui avait fait disparaître les Mexicains ; et l’événement même en donna de tristes indices. Guatimozin avait appris que la grande ouverture de la digue était abandonnée, et sur cet avis, il avait fait ordonner à ses capitaines de se retirer avec leurs troupes pour retourner vers le quai par d’autres rues, et pour charger les Espagnols à leur passage. Aussi Cortez n’eut-il pas plus tôt tourné le dos à la ville, que ses oreilles furent frappées par le son lugubre d’un instrument qui portait le nom de tocsin sacré, parce qu’il n’était permis qu’aux sacrificateurs de le sonner pour annoncer la guerre et pour animer le cœur des Mexicains à la défense de leurs dieux. On entendit aussitôt d’effroyables cris ; et les Espagnols qui composaient l’arrière-garde virent tomber sur eux des légions d’ennemis.

Les arquebusiers firent tête ; et Cortez, suivi des cavaliers, repoussa les premiers efforts de cette impétueuse attaque ; mais n’étant instruit qu’alors de l’indiscrétion d’Alderète, il tenta inutilement de rallier ses troupes et de les former en bataillons ; ses ordres furent mal entendus et mal respectés. Les Tlascalans, qu’il avait fait marcher vers la digue, se précipitèrent confusément dans l’ouverture. Les uns passaient sur des brigantins et dans les canots ; les autres, en plus grand nombre, se jetèrent dans l’eau, où ils trouvaient des troupes de nageurs mexicains qui les perçaient de leurs dards, ou qui les étouffaient au fond du lac. Cortez faisait face aux ennemis qui continuaient de le presser ; mais, son cheval ayant été tué sous lui, il se vit forcé, pour conserver sa vie, d’accepter l’offre de François Gusman, qui lui présenta le sien, et de se retirer vers les brigantins, sur lesquels il arriva couvert de sang et de plaies. Cette généreuse action coûta la liberté à Gusman : quarante Espagnols furent enlevés comme lui par les Mexicains, et tous les autres revinrent dangereusement blessés. On perdit mille Tlascalans et la meilleure des trois pièces d’artillerie.

Le chagrin du général fut plus dangereux pour sa vie que la multitude de ses blessures ; il ne pouvait se consoler de la perte de Gusman et des quarante autres Espagnols. Alderète, pénétré de douleur à la vue de tant de maux qu’on ne pouvait reprocher qu’à lui, offrit sa tête pour l’expiation de sa faute. Il reçut une vive réprimande aux yeux de toute l’armée ; mais Cortez ne jugea point à propos de faire un exemple, qui ne lui parut propre qu’à décourager ses plus braves guerriers. Son affliction redoubla le jour suivant lorsqu’il apprit qu’Alvarado et Sandoval avaient perdu vingt Espagnols dans leurs attaques, et tous les avantages qu’ils y avaient remportés lui parurent un faible dédommagement pour une si grande perte. Il fallut suspendre les attaques : on se réduisit à serrer plus étroitement la place, pour couper le passage des vivres, pendant qu’on était obligé de donner des soins à la guérison des blessés. Le chagrin de Cortez sans doute était juste ; mais, après tout, s’était-il flatté, en versant par torrens le sang américain, qu’il ne coulerait jamais dans les combats une goutte de sang espagnol ?

Les Mexicains célébrèrent leur victoire avec des transports de joie ; tous les quartiers de la ville furent éclairés pendant la nuit par de grands feux ; on entendit le son des instrumens militaires qui se répondaient en différens chœurs ; et les temples jetant un éclat particulier qui paraissait accompagner quelque cérémonie barbare, on ne douta point que cet appareil ne regardât les prisonniers espagnols, et qu’ils ne fussent sacrifiés cette nuit aux dieux de l’empire. Quelques soldats qui s’avancèrent vers le quai dans des canots crurent entendre les cris de ces malheureuses victimes, et reconnaître même ceux qui les poussaient. Leur imagination en fut frappée, et Cortez ne put entendre leur récit sans verser des larmes.

Guatimozin mit alors en œuvre un artifice qui produisit un grand effet sur le peuple ; il fit courir le bruit que Cortez avait été tué dans sa retraite ; et cette idée inspira un nouveau courage aux Mexicains, qui conçurent l’espérance de se voir promptement délivrés. Les têtes des Espagnols sacrifiés furent envoyées dans toutes les villes voisines comme des témoignages sensibles d’une victoire qui devait les ramener à l’obéissance. Enfin, pour confirmer ces heureux présages, on publia que le dieu des armes, principale idole du Mexique, adouci par le sang des victimes espagnoles, avait annoncé à l’empereur, d’une voix intelligible, que la guerre finirait dans huit jours, et que tous ceux qui mépriseraient cet avis périraient dans l’intervalle. Guatimozin hasardait cette imposture dans la confiance qu’il avait à ses derniers avantages ; et, se persuadant en effet que la faveur de ses dieux avait commencé à se déclarer pour lui, il eut l’adresse d’introduire dans le camp des alliés de Cortez plusieurs émissaires qui répandirent les mêmes menaces. Les oracles du dieu des armes avaient une réputation si bien établie dans toutes ces contrées, que les Américains des différentes nations étaient accoutumés à les respecter. Un terme si court frappa leur imagination jusqu’à les déterminer aussitôt à quitter les Espagnols ; et dans l’espace de deux ou trois nuits, tous leurs quartiers se trouvèrent abandonnés. Les Tlascalans mêmes délogèrent dans un grand désordre, à l’exception de quelques nobles, sur lesquels la crainte n’agissait pas moins, mais qui semblaient préférer l’honneur à la vie. Cortez, alarmé d’un incident qui entraînait la ruine de son entreprise, jugea le remède d’autant plus difficile qu’il ne connaissait point encore la nature du mal ; mais, après s’être heureusement éclairci, il se hâta de faire suivre les déserteurs, pour les engager à suspendre du moins leur marche jusqu’à la fin des huit jours, en leur faisant considérer que ce délai ne changerait rien à leur sort, et les assurant d’ailleurs qu’ils regretteraient de s’être laissé tromper par de fausses prédictions. Ils consentirent à passer le reste de la semaine dans des lieux où ils s’étaient arrêtés ; et, reconnaissant enfin leur illusion, ils revinrent à l’armée avec ce renouvellement de hardiesse et de confiance qui succède ordinairement à la crainte. Don Fernand, cacique de Tezcuco, avait envoyé aux troupes de sa nation le prince son frère, qui les ramena le huitième jour, avec de nouvelles levées qu’il trouva prêtes à le suivre. Les Tlascalans, retenus par la crainte de leur sénat autant que par les représentations de Cortez, ne s’étaient pas beaucoup éloignés ; mais la honte était capable de retarder leur retour, lorsqu’ils virent arriver un nouveau secours que leur république envoyait à Cortez : ils s’unirent à ce corps pour venir reprendre leur quartier ; et le général, feignant de confondre les fugitifs avec ceux dont il devait louer le zèle, affecta de leur faire le même accueil.

Ces recrues, qui augmentaient considérablement les forces des Espagnols, et la faiblesse de l’empereur qui se trahissait de toutes parts, portèrent quelques nations neutres à se déclarer en faveur de Cortez. La plus considérable fut celle des Otomies, montagnards féroces, qui conservaient leur liberté dans des retraites inaccessibles, dont la stérilité et la misère n’avaient jamais tenté les Mexicains d’en entreprendre la conquête. Ils avaient toujours été rebelles à l’empire, sans autre motif que leur aversion pour le faste et la mollesse. On ne nous apprend point quel nombre de troupes ils amenèrent aux Espagnols ; mais Cortez sévit à la tête de deux cent mille hommes.

Les Mexicains n’étaient pas demeurés dans l’inaction pendant que leurs ennemis avaient suspendu les hostilités. Ils avaient fait de fréquentes sorties la nuit et le jour, sans causer à la vérité beaucoup de mal aux Espagnols, pour qui la seule présence des brigantins était un rempart assuré contre les canots. On sut des prisonniers que, la rareté des vivres augmentant dans la ville, les murmures du peuple et des soldats commençaient également à s’y faire entendre ; que la malignité de l’eau du lac, à laquelle on était réduit, y faisait périr beaucoup de monde, et que, le peu de vivres qu’on y recevait par quelques canots qui échappaient aux brigantins étant partagé entre les grands, c’était un nouveau sujet d’impatience pour le peuple, dont les cris allaient souvent jusqu’à faire trembler l’empereur lui-même. Cortez assembla tous ses officiers pour délibérer sur cet avis. Toutes les opinions se réunirent non-seulement à continuer les attaques, mais à recommencer celle des trois chaussées, avec l’espérance de prendre poste dans la ville, et la résolution de s’y maintenir. Les corps des trois postes reçurent ordre de s’avancer à toutes sortes de risques jusqu’à la grande place, qui se nommait Ttateluco, pour s’y joindre et pousser leurs attaques.

Après avoir fait une abondante provision de vivres, d’eau et de tout ce qui parut nécessaire à la subsistance des troupes dans une ville où l’on manquait de tout, les trois capitaines sortirent de leurs quartiers à la première clarté du jour. Chacun était soutenu de ses brigantins et de ses canots ; ils trouvèrent les trois chaussées en défense, les ponts levés, les fossés ouverts, avec un aussi grand nombre d’ennemis que si la guerre eût commencé de ce jour. Mais le succès de part et d’autre fut toujours le même, et les trois corps arrivèrent presque en même temps dans la ville. On s’avança facilement jusqu’à l’entrée des rues où les maisons étaient ruinées. Les ennemis, désespérant de se soutenir dans ce poste, semblaient avoir borné leur défense aux fenêtres et aux terrasses ; mais les Espagnols n’employèrent ce premier jour qu’à faire des logemens et à se retrancher dans les ruines des maisons, avec le soin d’établir leur sûreté par des sentinelles et des corps avancés.

Cette conduite jeta les Mexicains dans la consternation : elle rompait les mesures qu’ils avaient prises pour charger l’ennemi dans sa retraite. Tous les caciques s’assemblèrent au palais impérial : ils supplièrent Guatimozin de se retirer, plus loin du péril. Les uns, ne pensant qu’à la sûreté de leur maître, demandaient qu’il abandonnât la ville ; d’autres voulaient fortifier son palais, et quelques-uns proposèrent de déloger les Espagnols des postes dont ils s’étaient saisis. Guatimozin embrassa le plus généreux de ces trois partis, et prit la résolution de mourir au milieu de ses sujets. Il donna ordre que toutes les troupes de la ville fussent prêtes le lendemain à fondre sur l’ennemi. Elles s’avancèrent à la pointe du jour vers le quartier des Espagnols, où l’on était déjà informé de leur mouvement. L’artillerie et les arquebuses, qui avaient été disposées sur toutes les avenues, en abattirent un si grand nombre, que toutes les autres, perdant l’espoir d’exécuter l’ordre de leur maître, ne pensèrent qu’à se retirer. Leur retraite laissa tant de champ libre aux Espagnols, qu’ils s’avancèrent l’épée à la main ; et sans autre fatigue que celle de pousser des ennemis qui ne cessaient pas de reculer, ils se logèrent plus avantageusement pour la nuit suivante.

D’autres difficultés les attendaient : ils se virent obligés d’avancer pas à pas en minant les maisons, et de combler une infinité de tranchées que les ennemis avaient tirées au travers des rues. L’ardeur du travail abrégea le temps. Dans l’espace de quatre jours, les trois commandans se trouvèrent à la vue de Tlateluco, par différens chemins, dont cette place était comme le centre. La division d’Alvarado fut la première qui s’y établit, après avoir chassé quelques bataillons que les ennemis y avaient rassemblés. On découvrit à peu de distance un grand temple, dont les tours et les degrés étaient occupés par une foule de Mexicains. Alvarado, ne voulant rien laisser derrière soi, fit avancer quelques compagnies, qui nettoyèrent facilement ce poste, tandis qu’il mit le reste de ses troupes en bataille dans la place pour y faire un logement. La précaution qu’il eut en même temps d’ordonner qu’on fit de la fumée au sommet du temple e servit pas moins à guider la marche des autres capitaines qu’à faire connaître la diligence et le succès de la sienne. Bientôt la division d’Olid, commandée par Cortez même, arriva au même lieu, et la foule des Mexicains qui fuyaient devant elle venant se jeter dans le bataillon d’Alvarado, y fut reçue à coups de piques et d’épées, qui en firent périr un grand nombre. Ceux qui fuyaient devant Sandoval eurent le même sort, et la division de ce commandant ne tarda point à joindre les deux autres. Alors tous les ennemis, qui occupaient les autres places et les rues de communication, ne doutèrent point que le dessein des Espagnols, dont ils voyaient les forces réunies, ne fût d’attaquer l’empereur dans son palais. Ils s’empressèrent de courir à sa défense, et cette persuasion donna le temps au général d’établir avantageusement tous ses postes. On employa quelques compagnies des alliés à jeter les morts dans les plus grands canaux ; mais il fallut mettre des commandans espagnols à leur tête, pour les empêcher de se dérober avec leur charge, et d’en faire les abominables festins qui étaient la dernière tête de leurs victoires. Cortez envoya ordre aux officiers des brigantins et des canots de courir incessamment d’une digue à l’autre, et de lui donner avis de tous les mouvemens des assiégés. Il distribua ses troupes avec tant d’intelligence, qu’à la faveur de cette disposition, il leur promit le repos dont elles avaient besoin pour la nuit. En effet, il ne fut troublé que par les supplications de plusieurs troupes d’habitans, demi-morts de faim, qui s’approchaient sans armes pour demander des vivres, en offrant de vendre leur liberté à ce prix. Quoiqu’il y eût beaucoup d’apparence qu’ils avaient été chassés des autres quartiers comme des bouches inutiles, ils firent tant de pitié à Cortez, qu’il leur fournit quelques rafraîchissemens pour leur donner la force d’aller chercher leur subsistance hors des murs.

Le jour suivant fit découvrir un grand nombre de Mexicains armés dans les rues dont ils étaient encore en possession ; mais ils n’y étaient que pour couvrir divers ouvrages par lesquels ils voulaient fortifier leur dernière retraite. Cortez ne leur voyant aucune disposition à l’attaquer, suspendit aussi la résolution de marcher à l’assaut. Il se flatta même de leur faire goûter de nouvelles propositions : l’extrémité où ils étaient devait lui donner d’autant plus de confiance dans ses offres, qu’elles pouvaient leur faire connaître que son intention n’était pas de profiter de ses avantages pour les détruire. Il chargea de cette commission trois prisonniers d’un nom connu ; et, vers le milieu du jour, il en conçut quelque espérance, lorsqu’il vit disparaître les troupes qui gardaient les rues.

Le quartier où Guatimozin s’était retiré avec sa noblesse et ses plus fidèles soldats formait un angle fort spacieux, dont la plus grande partie était entourée des eaux du lac. L’autre, peu éloignée de Tlateluco, avait été fortifiée d’une circonvallation de grosses planches garnies de fascines et de pieux, et d’un profond fossé qui coupait toutes les rues voisines. Cortez, ayant passé la nuit suivante aussi tranquillement que la première, s’avança le lendemain dans les rues que les ennemis avaient abandonnées. Toute la ligne de leurs fortifications était couronnée d’une multitude innombrable de soldats ; mais l’on jugea de leur disposition à la paix par le silence de leurs instrumens militaires et l’interruption de leurs cris. Il s’approcha deux fois à la portée des flèches, après avoir donné ordre aux Espagnols, qui le suivaient de ne faire aucun mouvement d’attaque. Les Mexicains baissèrent leurs armes, et leur silence fit croire qu’ils n’étaient pas éloignés d’un accommodement. Il remarqua leurs efforts pour cacher ce qu’ils souffraient de la faim et pour faire connaître qu’ils ne manquaient ni de vivres ni de résolution. Ils affectaient de manger publiquement sur leurs terrasses, et de jeter leurs restes aux habitans qui tendaient les bras, de l’autre côté du fossé y pour recevoir ce misérable secours. Pendant trois jours, qui se passèrent dans cette espèce de trève, plusieurs de leurs capitaines sortirent de l’enceinte, et vinrent défier les plus braves Espagnols. Leurs instances duraient peu, et la plupart se hâtaient de repasser le fossé lorsqu’on se disposait à leur répondre ; mais ils se retiraient aussi contens de leur bravade qu’ils l’auraient été de la victoire.

Dans cet intervalle, le conseil de l’empereur n’avait pas cessé de délibérer sur les propositions de Cortez, et la plupart des caciques n’avaient que du penchant pour la paix. Elle n’avait trouvé d’opposition que de la part des sacrificateurs, qui croyaient leur ruine attachée à l’alliance des Espagnols. L’adresse avec laquelle ils surent mêler les promesses et les menaces de leurs dieux fit prévaloir encore le parti de la guerre ; et l’empereur déclara que son respect pour la religion l’obligeait de se rendre à leurs avis ; mais, avant de rompre la trève, il ordonna qu’une partie de la noblesse, avec tous les canots qu’il avait autour de lui, se rendît dans une espèce de port que le lac formait derrière son palais. C’était une ressource qu’il ménageait pour sa retraite, si la fortune l’abandonnait dans ses derniers efforts. Cet ordre fut exécuté avec tant de bruit et de confusion, que les capitaines des brigantins s’aperçurent aussitôt du mouvement qui se faisait sur la digue. Ils en informèrent le général, qui pénétra facilement l’objet de ces nouvelles mesures. Il dépêcha sur-le-champ Sandoval avec la qualité de capitaine général des brigantins, et la commission expresse d’assiéger le port avant la fin du jour ; ensuite, ayant disposé les troupes au combat, il s’approcha des fortifications pour hâter la conclusion de la paix par les menaces d’une sanglante guerre.

Les Mexicains avaient déjà reçu l’ordre de se mettre en défense, et leurs cris annoncèrent la rupture du traité. Ils se préparèrent au combat avec beaucoup de résolution ; mais les premiers coups de canon leur ayant fait connaître la faiblesse de leurs remparts, ils ne virent plus que le péril dont ils étaient menacés. On ne fut pas long-temps sans voir paraître quelques drapeaux blancs, et sans entendre répéter en espagnol le nom de paix, qu’ils avaient appris à prononcer. Cortez leur fit déclarer par ses interprètes qu’il était temps encore de prévenir l’effusion du sang, et qu’il écouterait volontiers leurs propositions. Après cette assurance, quatre ministres de l’empereur se présentèrent sur le bord du fossé en habits qui répondaient à l’objet de leur mission. Ils saluèrent les Espagnols avec de profondes humiliations ; et, s’adressant au général, qui s’avança sur le bord opposé, ils lui dirent que le puissant Guatimozin, leur empereur, sensible aux misères de son peuple, les avait nommés pour traiter de bonne foi ; qu’il souhaitait la fin de la guerre, également funeste aux deux partis, et qu’il n’attendait que les explications du général espagnol pour lui envoyer les siennes. Cortez répondit que la paix était l’unique but de ses armes, et que, malgré le pouvoir qu’il avait d’employer la force contre ceux qui tardaient si long-temps à connaître la raison, il revenait volontiers au traité qu’on avait rompu ; mais que, pour abréger les difficultés, il lui paraissait nécessaire que l’empereur se laissât voir, accompagné, s’il le désirait, de ses ministres et de son conseil ; que les Espagnols accepteraient toutes les conciliations qui ne blesseraient point l’autorité du roi son maître ; et qu’ils engageaient leur parole, non-seulement de finir les hostilités, mais d’employer toutes leurs forces au service de l’empereur du Mexique. Les envoyés se retirèrent avec toutes les apparences d’une vive satisfaction ; et Cortez se hâta d’envoyer un ordre à Sandoval de suspendre l’attaque du port. Un quart d’heure après, les mêmes officiers reparurent au bord du fossé pour assurer le général que l’empereur viendrait le lendemain avec ses principaux ministres, et qu’ayant la paix fort à cœur, il ne se retirerait point sans l’avoir conclue.

Cependant il ne pensait qu’à faire traîner la négociation en longueur pour se donner le temps d’embarquer ses richesses et d’assurer sa retraite. Ses envoyés revinrent à l’heure qu’ils avaient marquée ; mais ce fut pour donner avis qu’un accident survenu à l’empereur ne lui permettait de sortir que le jour d’après. Ensuite l’entrevue fut remise, sous prétexte d’ajouter quelques préliminaires de bienséance et d’autres formalités. Quatre jours se passèrent en vaines cérémonies, dont Cortez se défia trop tard. Le fond qu’il faisait sur un engagement auquel il croyait Guatimozin forcé par sa situation, lui avait fait prendre des mesures pour le recevoir avec éclat ; et ce soin paraît l’avoir occupé tout entier. Aussi n’apprit-il ce qui se passait sur le lac qu’avec un transport de colère et des menaces par lesquelles il s’efforça de déguiser sa confusion.

Le matin du jour marqué pour la conclusion du traité, Sandoval reconnut qu’un grand nombre de Mexicains s’embarquaient à la hâte sur les canots qu’ils avaient rassemblés dans leur port. Il en fit avertir aussitôt le général, tandis qu’assemblant ses brigantins qui étaient dispersés en différens postes, il leur recommanda de se tenir prêts à tout événement. Bientôt les canots ennemis se mirent à la rame. Ils portaient la noblesse mexicaine et les principaux chefs des troupes de l’empire, qui s’étaient déterminés à combattre les brigantins, pour favoriser au prix de leur sang la fuite de l’empereur. Leur dessein, après le succès de cette diversion, était de se disperser par autant de routes qu’ils avaient de canots, et d’attendre le temps de la nuit pour le suivre. Ils exécutèrent leur entreprise en voguant droit aux brigantins, et les attaquèrent avec tant de furie, que, sans paraître effrayés du premier fracas de l’artillerie, ils s’avancèrent jusqu’à la portée de la pique et du sabre. Pendant qu’ils combattaient avec cet emportement, Sandoval observa que six ou sept grandes barques s’éloignaient à force de rames. Il donna ordre à Garcie Holguin, qui commandait le brigantin le plus léger, de les suivre avec toute la diligence des rames et des voiles, et de les attaquer à toutes sortes de risques, mais moins pour les endommager que pour les prendre. Holguin les poussa si vigoureusement, qu’ayant bientôt assez d’avantage pour tourner la proue, il tomba sur la première, qui paraissait commander toutes les autres. Elles s’arrêtèrent comme de concert. Les matelots mexicains haussèrent leurs rames ; et ceux de la première barque poussèrent des cris confus, dans lesquels les Espagnols, qui commençaient à savoir quelques mots mexicains, crurent démêler qu’ils demandaient du respect pour la personne de l’empereur. Leurs soldats baissèrent les armes ; et cette soumission servit encore mieux à les faire entendre. Holguin défendit de faire feu ; mais, abordant la barque, il s’y jeta l’épée à la main avec quelques Espagnols.

Guatimozin, qui était effectivement à bord, s’avança le premier ; et, reconnaissant le capitaine à la déférence qu’on avait pour lui, il lui dit d’un air assez noble qu’il était son prisonnier, et disposé à le suivre sans résistance, mais qu’il le priait de respecter l’impératrice et les femmes de sa suite. Il exhorta cette princesse à la constance par quelques mots qui ne furent point entendus. Ensuite il lui donna la main pour monter dans le brigantin ; et, s’apercevant qu’Holguin regardait les autres barques avec quelque embarras, il lui dit : Soyez sans inquiétude : tous mes sujets viennent mourir aux pieds de leur prince. En effet, au premier signe qu’il leur fit, ils laissèrent tomber leurs armes, et, se reconnaissant prisonniers par devoir, ils suivirent tranquillement le brigantin.

Sandoval continuait de combattre, et s’apercevait à la résistance des caciques qu’ils étaient résolus de l’arrêter aux dépens de leur vie. Cependant leur valeur parut les abandonner aussitôt qu’ils se crurent certains de la captivité de l’empereur. Ils passèrent en un instant de la surprise au désespoir, et les cris de guerre se changèrent en gémissemens lamentables. Non-seulement ils prirent le parti de se rendre, mais la plupart s’empressèrent de passer sur les brigantins pour suivre la fortune de leur maître. Holguin, qui avait dépêché d’abord un canot à Cortez, passa dans ce moment à la vue de Sandoval, et, voulant conserver l’honneur de conduire son prisonnier au général, il évita de s’approcher des brigantins, dans la crainte d’être arrêté par un ordre auquel il n’aurait pas obéi volontiers. Il trouva l’attaque des tranchées commencée dans la ville, et les Mexicains employés de toutes parts à les défendre ; mais l’infortune de l’empereur, qu’ils apprirent bientôt de leurs sentinelles, leur fit tomber les armes des mains. Ils se retirèrent avec un trouble dont Cortez ne pénétra pas tout d’un coup la cause, et qui ne fut éclairci qu’à l’arrivée du canot d’Holguin. Dans ce premier moment de triomphe, on dit qu’il leva les yeux au ciel, mouvement qui semble être celui de la reconnaissance et de la joie, et qui n’aurait dû être que celui du remords. Ensuite, ayant envoyé deux compagnies d’Espagnols au bord du lac pour y prendre Guatimozin sous leur garde, il s’avança lui-même après eux, dans le seul dessein de lui faire honneur en allant le recevoir assez loin.

Il lui rendit en effet ce qu’il crut devoir à la majesté impériale, et Guatimozin parut sensible à cette attention du vainqueur. Lorsqu’ils furent arrivés au quartier des Espagnols, toute la suite de ce monarque s’arrêta d’un air humilié. Il entra le premier avec l’impératrice. Il s’assit un instant ; mais il se leva presque aussitôt pour faire asseoir le général. Alors, demandant les interprètes, il leur ordonna d’un visage assez ferme de dire à Cortez « qu’il s’étonnait de le voir tarder si long-temps à lui ôter la vie : qu’un prisonnier de sa sorte ne causait que de l’embarras après la victoire, et qu’il lui conseillai d’employer le poignard qu’il portait au côté pour le tuer de sa propre main. ». Mais, en achevant ce discours, la constance lui manqua, et ses larmes en étouffèrent les derniers mots. L’impératrice laissa couler les siennes avec moins de retenue. Cortez, attendri lui-même de ce triste spectacle, leur laissa quelques momens pour soulager leur douleur, et répondit enfin « que l’empereur du Mexique n’était pas tombé dans une disgrâce indigne de lui ; qu’il n’était pas le prisonnier d’un capitaine, mais celui d’un prince si puissant, qu’il ne reconnaissait point de supérieur au monde, et si bon, que le grand Guatimozin pouvait espérer de sa clémence non-seulement la liberté, mais encore la paisible possession de l’empire mexicain, augmenté du glorieux titre de son amitié ; et qu’en attendant les ordres de la cour d’Espagne, il ne trouverait point de différence entre la soumission des Espagnols et celle de ses propres sujets. »

Guatimozin était âgé d’environ vingt-quatre ans ; sa taille était haute et bien proportionnée. Il avait le teint d’une blancheur qui le faisait paraître étranger au milieu des Américains ; mais, quoique ses traits n’eussent rien de désagréable, une majestueuse fierté qu’il affectait de conserver dans son malheur semblait plus propre à lui attirer du respect que de l’affection ou de la pitié. L’impératrice était à peu près du même âge. Elle était nièce de Montézuma ; et Cortez ne l’eut pas plus tôt appris, que, lui renouvelant ses offres de service, il déclara hautement que tous les Espagnols devaient respecter dans cette princesse la mémoire et les bienfaits de son oncle.

On vint l’avertir que, sans continuer le combat, les Mexicains se montraient encore sur leurs remparts, et qu’on avait peine à retenir l’emportement des alliés. Il mit ses prisonniers entre les mains de Sandoval : et, sans s’expliquer avec eux, il se disposait à partir pour achever lui-même de soumettre la ville, lorsque l’empereur, pénétrant la raison qui l’obligeait à se retirer, le conjura fort ardemment de ménager le sang de ses sujets. Il parut même étonné qu’ils n’eussent pas quitté les armes après avoir su qu’il était au pouvoir des Espagnols ; et, usant de toute sa liberté d’esprit, il proposa d’envoyer un ministre de l’empire, par lequel il promit de faire déclarer aux soldats et au peuple qu’ils ne devaient point irriter les Espagnols qui étaient maîtres de sa vie, et qu’il leur ordonnait de se conformer à la volonté des dieux en obéissant au général étranger. Cortez accepta cette offre, et le ministre n’eut besoin que de paraître pour les disposer à la soumission. Ils exécutèrent aussi promptement l’ordre qu’ils reçurent de sortir sans armes et sans bagage ; et le nombre des troupes qui leur restait après tant de pertes causa beaucoup de surprise aux Espagnols. Cortez défendit sous les plus rigoureuses peines qu’on leur fit la moindre insulte dans leur marche ; et ses ordres étaient si respectés, qu’on n’entendit pas un mot injurieux de la part de tant d’alliés qui avaient les Mexicains en horreur.

Toute l’armée entra avec ses chefs dans cette partie de la ville, et n’y trouva que des objets funestes ; des blessés et des malades qui demandaient la mort en grâce, et qui accusaient la pitié des vainqueurs. Mais rien ne parut plus effroyable aux Espagnols qu’un grand nombre de cours et de maisons désertes où l’on avait entassé les cadavres des morts pour célébrer leurs funérailles dans un autre temps. Il en sortait une infection qu’on crut capable d’empester l’air : ce qui fit prendre à Cortez le parti de hâter sa retraite. Il distribua les troupes d’Alvarado et de Sandoval dans les quartiers de la ville où la contagion lui parut moins dangereuse ; et bientôt il reprit le chemin de Cuyoacan, avec celles d’Olid et ses prisonniers.

Telle fut la fin du siége de Mexico, et la conquête absolue d’un empire dont toutes les provinces, entraînées par l’exemple de la capitale, se réunirent sous la domination de Cortez. Jusqu’alors il n’avait connu la grandeur de son entreprise que par les difficultés qu’il avait eues à surmonter ; mais la soumission volontaire d’un grand nombre de provinces, et la découverte de quantité d’autres pays qu’il eut peu de peine à réduire, lui apprirent mieux que jamais l’importance du service qu’il avait rendu à l’Espagne. On n’en porta point un autre jugement en Europe ; et pendant qu’il s’employait à rétablir le calme parmi tant de nations qu’il avait subjuguées, à rebâtir Mexico et plusieurs autres villes, à confirmer ses établissemens par des lois, en un mot, à jeter les fondemens de l’ordre qui règne aujourd’hui dans ses conquêtes, tous les efforts de la haine et de l’envie ne purent empêcher qu’on ne lui rendît justice à la cour d’Espagne.

L’empereur Charles, libre enfin des grandes occupations qui l’avaient retenu en Allemagne, crut sa gloire intéressée à terminer un différent dont il se reprocha d’avoir abandonné la connaissance à ses ministres. L’évêque de Burgos, qui s’était déclaré l’ennemi de Cortez comme il l’avait été des Colomb, fut éloigné du conseil. Un tribunal composé des plus grands personnages de l’Espagne eut ordre d’éclaircir les ténèbres qu’on avait jetées sur les droits de la valeur et de la fortune. Les agens des deux partis assistèrent à toutes les assemblées : on lut leurs mémoires ; ils furent interrogés ; ils répondirent. Enfin quelques jours de délibération mirent les commissaires en état de juger « que Vélasquez, n’ayant point d’autre titre sur la Nouvelle-Espagne que celui d’avoir fait quelque dépense pour cette entreprise, et d’avoir nommé Cortez, ses prétentions devaient se réduire à la restitution de ce qu’il y avait employé, après avoir prouvé que ces avances étaient de son propre bien et n’avaient point été prises sur les effets royaux, dont il avait la disposition dans son gouvernement. Que d’ailleurs il était déchu de son pouvoir le jour qu’il avait révoqué Cortez ; et que, cette révocation ayant détruit son unique titre, qui consistait dans ses premiers frais, il avait laissé la liberté à Cortez de suivre ses propres vues pour le service de l’Espagne, surtout depuis que cet illustre aventurier avait levé à ses dépens la plus grande partie de ses troupes, et avait équipé la flotte victorieuse, ou de son propre fonds, ou de l’argent qu’il avait emprunté de ses amis. » Ces conclusions furent envoyées à l’empereur, qui ne différa point à les approuver ; et par une sentence solennelle on imposa un éternel silence à Diégo de Vélasquez sur la conquête de la Nouvelle-Espagne, avec réserve néanmoins de ses droits pour les premiers frais de l’armement. Il fut si touché d’une nouvelle si funeste à son ambition, et d’une lettre de l’empereur qui condamnait sa conduite, qu’il ne survécut pas long-temps à cette double infortune. Garay n’obtint pas un traitement plus favorable : il fut blâmé par le même tribunal d’avoir osé former des entreprises sur la Nouvelle-Espagne, et forcé de renoncer pour jamais à ses prétentions.

Cortez, aussi triomphant par la disgrâce de ses ennemis que par les faveurs dont il fut comblé personnellement, se vit honorer non-seulement des titres de grand capitaine et de fidèle sujet de sa majesté, mais de la dignité de gouverneur et de vice-roi de la Nouvelle-Espagane, avec une exhortation de la main de l’empereur à terminer glorieusement ses travaux, dans l’espoir certain d’une récompense égale à ses services. Martin Cortez, son père, reçut les gages de cette promesse par diverses marques d’une considération distinguée ; et tous les guerriers qui avaient eu part à l’expédition se ressentirent de la reconnaissance de leur maître. On fit espérer au nouveau gouverneur des secours qui lui furent envoyés fidèlement : toutes ces faveurs furent confirmées par le sceau impérial le 22 octobre 1522. Deux des envoyés de Cortez, chargés de ces agréables dépêches, mirent à la voile aussitôt pour Vera-Cruz ; et les autres ne furent retenus que pour prendre le commandement de la flotte qu’on lui destinait. Il est vrai que des cruautés souillèrent sa victoire ; et s’il ne les ordonna pas (car les historiens ne l’accusent point d’inhumanité), il eut du moins la faiblesse de les permettre. L’avidité des vainqueurs dévorait en idée les trésors de Guatimozin : l’armée en attendait la distribution, et Cortez n’en parlait pas. Le trésorier général Alderète éleva la voix au nom de Charles-Quint, dont il réclamait les droits dans le partage du butin, et déjà le bruit se répandait que Cortez protestait qu’il n’avait point trouvé les prétendus trésors que l’on cherchait ; et, craignant que l’on ne le soupçonnât de s’entendre avec Guatimozin, il consentit qu’on mît à la torture cet infortuné prince, pour le forcer à découvrir le lieu où il avait caché ses richesses. Guatimozin fut étendu sur des charbons ardens, et un des principaux seigneurs de sa cour fut livré près de lui au même supplice. C’est dans ce moment que le monarque mexicain, qui souffrait les tourmens avec une constance inaltérable, adressa ce reproche sublime à son sujet, dont il entendait les plaintes : Et moi, suis-je sur un lit de roses ? Cortez fit cesser cette odieuse exécution, et il fallut en croire Guatimozin, qui déclara qu’il avait jeté tous ses trésors dans le lac. On les chercha long-temps au fond des eaux, mais inutilement ; et le dépit que les Espagnols conçurent de voir leur avarice trompée contribua sans doute à l’arrêt de mort qu’ils portèrent deux ans après contre Guatimozin. On l’accusa d’une conspiration ; il fut condamné à un supplice honteux, et le successeur de Montézuma expira sur un gibet.

Mais la fortune n’épargna guère plus Cortez que les autres conquérans de l’Amérique. Il fut rappelé en Europe sur les accusations de ses ennemis, et obligé de se justifier. Il les confondit pour cette fois, et fut renvoyé avec de nouveaux titres et l’ordre de faire de nouvelles découvertes. Celle de la Californie lui coûta la moitié de son bien ; mais il n’en fut pas mieux traité à son retour : le crédit de ses ennemis l’emporta sur ses services ; il se vit négligé de la cour et sans aucune considération : à peine pouvait-il obtenir audience de l’empereur. Il mourut dans la disgrâce et le chagrin. On raconte qu’un jour il perça la foule, s’approcha du carrosse de Charles-Quint, et monta sur l’étrier de la portière. L’empereur demanda qui c’était. « C’est celui, dit Cortez, qui vous a donné plus de royaumes que vos pères ne vous ont laissé de villes. »