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Abrégé de l’histoire générale des voyages/Tome XIV/Troisième partie/Livre III/Chapitre II

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CHAPITRE II.

Origine, monarchie, chronologie, cour impériale, revenus de l’empire, et gouvernement des anciens Mexicains.

La tradition d’un déluge universel, reçue chez presque tous les peuples de la terre, se trouve aussi dans les fables qui enveloppent l’origine des Mexicains. Il paraît évident à tous les historiens espagnols que les premiers habitans de la Nouvelle-Espagne ont été des sauvages qui habitaient des montagnes, sans cultiver la terre, sans religion et sans gouvernement, se nourrissant de leur chasse et de racines, d’où leur sont venus les noms d’Otomies et de Chichimèques, et dormant dans des grottes ou des buissons. Les femmes s’occupaient des mêmes exercices, et laissaient leurs enfans attachés à des arbres. On trouve encore aujourd’hui dans le Nouveau-Mexique des hommes de cette race qui sont restés dans un pays stérile et montueux, sans penser à chercher des habitations plus douces. Ils vivent des animaux qu’ils tuent dans leurs chasses, et ne s’assemblent que pour voler et tuer les voyageurs ; les Espagnols n’ont pu les subjuguer dans l’épaisseur des bois qui leur servent de retraite.

On donne le nom de Navatlaques, pour les distinguer des Chichimèques, à cette race d’hommes plus polis et plus sociables, qu’on fait descendre de sept chefs, qui se déterminèrent à chercher de meilleures terres. Plusieurs nations se rassemblèrent autour du lac, nommé aujourd’hui Mexico. Celle qui avait pour chef Mexi, qui donna son nom aux Mexicains, subjugua successivement toutes les autres. Elle avait eu huit rois depuis qu’elle était assujettie au gouvernement monarchique ; mais ces rois étaient électifs. Le cinquième, Montézuma 1er., avait ajouté beaucoup à la splendeur et à la puissance de l’empire. Il avait immolé d’innombrables victimes à l’idole Vitzilopochtli, et c’était lui qui avait institué les cérémonies de ces barbares sacrifices. Elles consistaient à fendre l’estomac du prisonnier avec un couteau de pierre pour en tirer le cœur, et pour en frotter la face de l’idole. Tlacaletetl, son oncle, l’empêcha, par des raisons de politique, de soumettre la province de Tlascala : il lui fit comprendre que, le nouvel empire ne pouvant se soutenir que par les armes, il était important de se conserver toujours des ennemis belliqueux pour aiguiser le courage des Mexicains, sans compter la nécessité qu’il avait imposée à ses successeurs de fournir des victimes pour les sacrifices. Ce fut aussi pour exercer le courage de ses sujets qu’il institua l’usage fie se tirer un peu de sang de quelque endroit du corps, dans les bassins qui servaient au culte des idoles. Il fallait que les offrandes fussent toujours sanglantes ; et, lorsque le sang ennemi manquait dans les temples, il n’y avait point de Mexicain qui ne fût prêt à répandre une partie du sien.

Les Mexicains, n’ayant point de lettres, employaient des figures hiéroglyphiques pour exprimer les choses corporelles, et se servaient de divers caractères pour l’expression des idées. Leur manière d’écrire était de bas en haut. Ils avaient une sorte de roues peintes qui contenaient l’espace d’un siècle, distingué par années avec des marques particulières, pour y dessiner avec des caractères établis le temps où chaque chose arrivait. Ce siècle était composé de cinquante-deux années solaires, chacune de trois cent soixante-cinq jours. La roue était divisée en quatre parties, dont chacune contenait treize ans ou une indiction, et répondait à une des quatre parties du monde. Cette roue ou ce cercle était entourée d’un serpent, et c’était le corps du serpent qui contenait les quatre divisions : la première, qui marquait le midi, avait pour hiéroglyphe un lapin sur un fond bleu, et s’appelait tochtli ; la seconde, qui signifiait l’orient, était marquée par une canne, sur un fond rouge, et s’appelait acatl ; l’hiéroglyphe du nord était une épée à pointe de pierre sur un fond jaune, et se nommait tecpatl ; celui de l’occident était une maison sur du vert, et portait le nom de cagli.

Ces quatre divisions étaient le commencement des quatre indictions qui composaient un siècle. Il y avait entre l’une et l’autre douze autres petites divisions, dans lesquelles les quatre premiers noms étaient successivement distribués, chacun avec sa valeur numérale, jusqu’à 13, qui était le nombre dont se composait une indiction. Cette manière de compter par 13 s’observait non-seulement dans les années, mais même dans les mois ; et, quoique le mois des Mexicains ne fût que de 20 jours, ils recommençaient lorsqu’ils arrivaient à 13. Si l’on demande d’où leur venait cet usage, on répond qu’ils suivaient apparemment le calcul de la lune. Ils divisaient le mouvement de cette planète en deux temps : le premier, du réveil, depuis le lever solaire jusqu’à l’opposition, qui était 13 jours ; et l’autre, du sommeil, d’autant de jours jusqu’à son coucher du matin : peut-être aussi n’avaient-ils pas d’autre but que de donner à chacun de leurs dieux du premier ordre, qui étaient au nombre de treize le gouvernement des années et des jours ; mais ils ignoraient eux-mêmes l’origine et le fondement de leur méthode.

Il naît d’autres difficultés : la première pourquoi ils commençaient à compter leurs années du midi ; la seconde, pourquoi ils se servaient des quatre figures, d’un lapin, d’une canne, d’une pierre, d’une maison. Ils répondaient à la première par des traditions fabuleuses qui leur faisaient conclure que la lumière du soleil avait commencé dans son midi ; d’ailleurs ils croyaient que l’enfer était du côté du nord, et cette idée suffisait seule pour leur persuader que le soleil n’avait pu naître que du côté opposé, qu’ils regardaient comme la demeure des dieux. Ils ajoutaient que le soleil se renouvelait à la fin de chaque siècle, sans quoi le temps aurait fini avec un vieux soleil. C’était un ancien usage dans la nation de se mettre à genoux, le dernier jour du siècle, sur le toit des maisons, le visage tourné du côté de l’orient, pour observer si le soleil recommencerait son cours, ou si la fin du monde était arrivée. Le soleil d’un nouveau siècle était un nouveau soleil, qui, suivant l’ordre de la nature, devait reproduire tous les ans, après le mois de janvier, la verdure sur les arbres ; et, poussant encore plus loin cette analogie entre le siècle et l’année, ils voulurent que, comme il y a quatre saisons dans l’année, il y en eût aussi quatre dans le siècle : tochtli fut établi pour le printemps, ou la jeunesse de l’âge du soleil, comme son commencement dans la partie méridionale ; acalt, pour son été ; tespatl, pour son automne, et cagli, pour son hiver ou sa vieillesse. Ces quatre figures, dans le même ordre, étaient encore les symboles des quatre élémens, c’est-à-dire que tochtli était consacré à Tevacayohua, dieu de la terre ; acatl à Tlalocatetutli, dieu de l’eau ; tecpatl à Chetzalcoatl, dieu de l’air, et cagli à Xintlescutlil, dieu du feu.

À l’égard de leurs mois, qu’ils ne composaient que de vingt jours, il est clair que ce calcul était fort régulier, puisqu’ils en comptaient dix-huit, qui reviennent aux douze mois égyptiens de trente jours : ces mois ne se divisaient pas en semaines. On a vu plus haut que, quoiqu’il n’y eût que vingt jours dans ceux des Mexicains, leur division était aussi par treize, apparemment pour éviter la confusion ; car, avec cette méthode, il suffisait de donner le nom de quelque jour que ce fût, avec son nombre correspondant, selon cette distribution de treize en treize jours, pour savoir à quel mois il appartenait sans aucun risque d’erreur ; mais, outre la division des jours par treize, il y en avait une autre de cinq en cinq, qui servait à régler les tianguez, c’est-à-dire les marchés. C’était le 3, le 8, le 13 et le 18 de chaque mois, jours dédiés aux quatre figures, tochtli, acatl, tecpatl et cagli. Cette règle était invariable, quand même les années n’auraient pas commencé par tochtli.

Aux dix-huit mois qui faisaient trois cent soixante jours, les Mexicains ajoutaient, à la fin de chaque année, cinq autres jours, qu’ils appelaient nenontemi ; non-seulement ces cinq autres jours avaient leur nom propre, mais ils entraient aussi dans le compte des treize. Ceux qui savent dans quelles erreurs la plupart des nations orientales sont tombées sur cette matière, ne verront point sans admiration le cercle artificiel des Mexicains. Leur année bissextile avait aussi ses règles : la première année du siècle commençait le 10 avril ; la seconde et la troisième de même ; mais la quatrième, qui est la bissextile, commençait au 9 ; la huitième au 8 ; la douzième au 7 ; la sixième au 6, et de même jusqu’à la fin du siècle, qui se terminait le 28 mars, jour auquel on commençait la célébration des fêtes qui duraient les treize jours de bissextile jusqu’au 10 avril.

Avant de commencer le nouveau siècle, on rompait tous les vases et l’on éteignait le feu, dans l’idée que le monde devait finir avec le siècle ; mais, aussitôt que le premier jour commençait à luire, on entendait retentir les tambours et les autres instrumens, pour remercier les dieux d’avoir accordé au monde un autre siècle. On achetait de nouveaux vaisseaux, et l’on allait recevoir du feu des prêtres, dans des processions solennelles.

Montézuma ii, qui s’était attaché plus que ses prédécesseurs à relever la majesté de l’empire, avait institué de nouvelles cérémonies ; non-seulement il avait augmenté le nombre des officiers de sa maison, mais il en avait exclu les personnes d’une naissance commune, et il ne voulait voir autour de lui que des seigneurs du premier ordre. Il avait deux sortes de gardes : l’une de soldats, qui occupaient toutes les cours de son palais ; l’autre intérieure, et composée de deux cents nobles, qui entraient chaque jour au matin dans les appartemens. Leur service se faisait tour à tour et par brigades, qui comprenaient toute la noblesse de l’empire : ils venaient successivement des provinces les plus éloignées. Leur principal poste était les antichambres, où ils étaient nourris de tout ce qui sortait de la table de leur maître, qui leur permettait quelquefois d’entrer dans sa chambre, ou qui les y faisait appeler. Son dessein, comme il l’apprit lui-même aux Espagnols, était moins de les favoriser que de les accoutumer à la soumission, et de connaître par ses propres yeux ceux qui méritaient d’être employés. Ses audiences publiques étaient rares ; mais elles duraient une grande partie du jour, et les préparatifs en étaient imposans. Tous les grands qui avaient l’entrée du palais recevaient ordre d’y assister, et les conseillers d’état y devaient être rangés autour du trône pour être prêts à donner leurs avis sur les points importans ou difficiles. Quantité de secrétaires, placés suivant leurs fonctions, marquaient, avec les caractères qui leur servaient de lettres, les demandes des supplians et les réponses ou les arrêts du prince. Ceux qui voulaient se présenter avaient donné leurs noms à des officiers chargés de ce soin. Ils étaient appelés l’un après l’autre ; chacun entrait nu-pieds et les yeux baissés, en faisant successivement trois révérences, à la première desquelles il disait seigneur, à la seconde monseigneur, à la troisième grand-seigneur. Après avoir exposé sa demande et reçu la réponse, à laquelle il ne lui était pas permis de répliquer, il se retirait, en répétant les trois révérences sans tourner le dos, et surtout sans oser lever la vue. La moindre faute dans l’observation de ces cérémonies était punie sur-le-champ avec une extrême rigueur, et les exécuteurs du châtiment attendaient le coupable à la porte. L’empereur écoutait les moindres affaires avec beaucoup d’attention ; mais il affectait de répondre avec sévérité. Cependant, s’il remarquait quelque trouble dans le visage ou la voix de celui qui parlait, il l’exhortait à se rassurer ; et lorsque cette exhortation ne suffisait pas, il nommait un des ministres pour l’écouter dans un autre lieu. Montézuma faisait beaucoup valoir aux Espagnols la patience avec laquelle il écoutait les plus ridicules demandes de son peuple.

Il mangeait seul, et quelquefois en public, mais toujours avec le même air de grandeur. On lui servait ordinairement environ deux cents plats, si bien assaisonnés, que non-seulement ils plurent aux Espagnols, mais qu’ensuite l’usage de les imiter passa jusqu’en Espagne. Avant de se mettre à table, Montézuma faisait la revue de tous les mets qui étaient rangés d’abord autour de la salle sur plusieurs buffets. Il marquait ceux qui lui plaisaient le plus. Le reste était distribué entre les nobles de sa garde ; et cette profusion, qui se renouvelait tous les jours, était la moindre partie de la dépense ordinaire de sa table, puisque tous ceux que leur devoir appelait autour de sa personne étaient nourris au palais. La table de l’empereur était grande, mais fort basse, et son siége n’était qu’un tabouret. Après ses repas, il prenait ordinairement d’une espèce de chocolat, qui consistait dans la simple substance du cacao, battue en écume. Ensuite il fumait du tabac mêlé d’ambre gris, et cette vapeur l’excitait à dormir. Lorsqu’il avait donné quelques momens au repos, on faisait entrer les musiciens, qui chantaient au son des instrumens diverses poésies dont les vers avaient leur nombre et leur cadence. Le sujet ordinaire de ces compositions était quelque trait de l’ancienne histoire du pays, ou des conquêtes du monarque et de ses prédécesseurs.

Les revenus de la couronne devaient être immenses, puisque avec tant de frais pour l’entretien de la cour, ils suffisaient non-seulement à tenir sans cesse deux ou trois grosses armées en campagne, et des garnisons dans les principales villes, mais encore à former un fonds considérable, qui croissait chaque année de ce qu’on mettait en réserve. Les mines d’or et d’argent apportaient beaucoup de profit. Les salines et tous les anciens droits de l’empire n’en produisaient pas moins ; mais les principales richesses venaient des nouveaux tributs que Montézuma portait à l'excès. Tous les paysans payaient le tiers du revenu des terres qu’ils faisaient valoir. Les ouvriers rendaient autant de la valeur de leurs manufactures ; les pauvres mêmes étaient taxés à des contributions fixés, qu’ils se mettaient en état de payer, soit en mendiant, soit par de rudes travaux. Il y avait divers tribunaux répandus dans toutes les parties de l’empire, qui recueillaient les impôts avec le secours des juridictions ordinaires, et qui les envoyaient à la cour. Ces ministres, qui dépendaient du tribunal de l’épargne, anciennement établi dans la capitale, rendaient un compte rigoureux du revenu des provinces, et leurs moindres négligences étaient punies. De là toutes les violences qu’ils exerçaient dans la levée des droits impériaux, et la haine qu’elles avaient attirée à Montézuma, sous le règne duquel l’indulgence dans ces odieuses commissions n’était pas un moindre crime que la fraude et le larcin. Montézuma n’ignorait pas la misère et les plaintes de ses sujets ; mais il mettait l’oppression entre les maximes de sa politique. Les places voisines de la capitale lui fournissaient des matériaux et des ouvriers pour ses édifices, qu’il multipliait par des travaux continuels.

Le tribut des nobles, outre l’obligation de garder sa personne dans l’intérieur du palais, et de servir dans ses armées avec un certain nombre de leurs vassaux, consistait à lui faire quantité de présens, qu’il recevait comme volontaires, mais en leur faisant sentir qu’ils y étaient obligés. Ses trésoriers, après avoir délivré tout ce qui était nécessaire pour la dépense de sa maison et pour l’entretien des troupes, portaient le reste au trésor, et le réduisant en espèces, surtout en pièces d’or, dont les Mexicains connaissaient la valeur sans en faire néanmoins beaucoup d’usage.

Le gouvernement de l’empire était remarquable par le rapport de toutes ses parties. Comme il y avait un premier conseil des finances, dont toutes les cours subalternes étaient dépendantes, il y avait un conseil suprême de justice, un conseil de guerre, un conseil de commerce, et un conseil d’état, où non-seulement les grandes affaires étaient portées directement, mais où les sentences des tribunaux inférieurs pouvaient être relevées par des appels ; ce qui n’empêchait point que chaque ville n’eût d’autres ministres particuliers, sous l’autorité de son propre tribunal, pour toutes les causes qui demandaient une prompte expédition. Ces officiers, qui répondait aux prévôts de l’Europe, faisaient régulièrement leurs rondes armés d’un bâton, qui était la marque de leur charge, et suivis de quelques sergens. Quoique leur pouvoir ne regardât que la police, ils avaient une cour dont les jugemens étaient sommaires et sans écriture. Les parties s’y présentaient avec leurs témoins, et la contestation était décidée sur-le-champ. Mais il restait toujours la voie de l’appel au tribunal supérieur ; et le seul frein de la chicane était une augmentation de peine ou d’amende pour ceux qui, s’obstinant à changer de juges, étaient également condamnés dans tous les tribunaux. L’empire n’avait point de lois écrites. L’usage tenait lieu de droit, et ne pouvait être altéré que par la volonté du prince. Au reste, tous les conseils étaient composés, non-seulement de citoyens riches, qu’on supposait à l’épreuve de la corruption, mais de ceux qui s’étaient distingués par leur conduite dans les temps de paix ou de guerre. Leurs fonctions ne s’étendaient pas moins à récompenser le mérite qu’à punir le crime. Ils devaient connaître et vérifier les talens extraordinaires pour en informer la cour. Le principal objet de leur zèle était la punition de l’homicide, du vol et de l’adultère, et des moindres irrévérences contre la religion et la majesté du prince. Les vices se pardonnaient aisément, parce que la religion désarmait la justice en les permettant ; mais on punissait de mort tous les défauts d’intégrité dans les ministres. Il n’y avait point de faute légère pour ceux qui exerçaient des offices publics. Montézuma poussait la rigueur si loin, qu’il faisait lui-même des recherches secrètes sur la conduite des juges, jusqu’à les tenter par des sommes considérables, qu’il leur faisait présenter sourdement par différentes mains dont ils ne pouvaient se défier ; et le supplice du coupable faisait aussitôt éclater son crime.

Le conseil d’état n’était composé que des électeurs de l’empire, dont les deux principaux étaient les caciques de Tezcuco et de Tacuba, par une ancienne prérogative qui se transmettait avec le sang. Ils n’étaient appelés néanmoins que dans les occasions extraordinaires, et pour les affaires de la plus haute importance ; mais les autres, au nombre de quatre, étaient logés et nourris dans le palais, pour se trouver toujours prêts à paraître devant l’empereur, qui n’ordonnait rien sans les avoir consultés. C’étaient ordinairement des princes du sang impérial qui remplissaient de grandes dignités : ils étaient distingués par des titres fort étranges, composés de plusieurs idées qui ne formaient qu’un mot dans la langue du pays : l’un se nommait prince des traits à lancer ; un autre, coupeur d’hommes ; le troisième épancheur de sang ; et le quatrième, seigneur de la maison noire. Tous les autres conseils relevaient d’eux. Il ne se passait rien dans l’empire dont on ne leur rendît compte. Leur principale attention regardait les sentences de mort, qui ne s’exécutaient que par un ordre formel de leur main.

Les empereurs mexicains ne recevaient la couronne que sous des conditions fort onéreuses. Après l’élection, le nouveau monarque était obligé de se mettre en campagne à la tête de ses troupes, et de remporter quelque victoire sur les ennemis de l’état, ou de conquérir quelque nouvelle province. C’était par cette politique militaire que l’empire avait reçu tant d’accroissement dans les derniers règnes. Aussitôt que le succès des armes avait justifié le choix des électeurs, l’empereur rentrait triomphant dans la capitale : tous les nobles, les ministres et les sacrificateurs l’accompagnaient au temple du dieu de la guerre. On y sacrifiait sous ses yeux une partie des prisonniers. Il était revêtu du manteau impérial : on lui mettait dans la main droite une épée d’or garnie d’une pierre à fusil, qui étaient le symbole de la justice ; et dans la main gauche un arc et des flèches, qui désignaient le commandement suprême. Alors le cacique de Tezcuco lui couvrait la tête d’une riche couronne : un des principaux seigneurs, que son éloquence faisait choisir pour cette fonction, lui adressait un long discours, par lequel non-seulement il le félicitait de sa dignité au nom de ses peuples, mais il lui représentait les devoirs qui s’y trouvaient attachés. Ensuite le chef des sacrificateurs s’approchait pour recevoir un serment dont on ne connaît pas d’autre exemple dans tous les gouvernemens humains. Outre la promesse de maintenir la religion de ses ancêtres, d’observer les lois de l’empire, et de rendre la justice à ses sujets, on lui faisait jurer que pendant tout le cours de son règne les pluies tomberaient à propos, les rivières ne causeraient point de ravages par leurs débordemens, les campagnes ne seraient point affligées par la stérilité, ni les hommes par les malignes influences de l’air et du soleil. Un historien prétend que l’intention des Mexiains, dans un serment si bizarre, n’était que de faire comprendre à leur souverain que, les malheurs d’un état venant presque toujours du désordre de l’administration, il devait régner avec tant de modération et de sagesse, qu’on ne pût jamais regarder les calamités publiques comme l’effet de son imprudence, ou comme une punition de ses déréglemens.

On ne connaissait point de plus grand bonheur au Mexique que celui de plaire à l’empereur, et surtout d’obtenir son estime par la voie des armes. C’était l’unique chemin qui fût ouvert au peuple pour s’élever au rang des nobles, et aux nobles mêmes pour arriver aux plus hautes dignités de l’empire. Montézuma, ayant compris de quelle importance il était pour le soutien de sa grandeur d’entretenir cette idée parmi ses sujets, avait inventé des prix d’honneur pour ceux qui se distinguaient à la guerre. C’était une espèce de chevalerie ou d’ordre militaire, qui était distinguée par un habillement particulier et par d’autres marques. Les historiens nomment trois de ces ordres sous les titres de chevaliers de l’Aigle, du Tigre et du Lion, qui portaient la figure de ces animaux pendue au cou, et peinte sur leurs habits. Le même prince avait fondé un ordre supérieur pour les princes et les nobles, où il s’était enrôlé lui-même, pour lui donner plus de considération. Les chevaliers avaient une partie de leurs cheveux liés d’un ruban rouge et de gros cordons de même couleur, qui, sortant d’entre les plumes dont leur tête était ornée, pendaient plus ou moins sur leurs épaules, suivant le mérite de leurs exploits, qu’on distinguait par le nombre des cordons. On augmentait ce nombre avec beaucoup d’appareil, à mesure que le chevalier se distinguait par de nouvelles vertus, réserve fort adroite, qui mettait des degrés dans l’honneur même, et qui ne laissait jamais refroidir l’émulation. Gomara, qui ne pouvait tenir le détail du couronnement que du témoignage d’autrui, assure qu’il fut témoin des cérémonies avec lesquelles on créait les chevaliers du grand ordre. On les nommait tecuitles ; et cette dignité, qui était la première après l’empereur, n’était accordée qu’aux fils des principaux seigneurs de l’empire. Le récit des épreuves par lesquelles il fallait passer rappelle, quoique avec quelque différence, celles que l’on faisait subir, chez l’un des peuples de l’Afrique, à celui que l’on choisissait pour roi. Celles-ci étaient plus cruelles, les autres étaient plus longues. Les unes et les autres prouvent que, chez les peuples dont la police est imparfaite, le courage de la douleur passe pour la première des qualités morales. Trois ans avant l’initiation, celui qui était destiné à la chevalerie invitait à la fête ses parens, ses amis, les seigneurs de la province et tous les anciens tecuitles. Il paraît que cet intervalle était établi pour donner le temps au public de faire des recherches sur la conduite du novice, et pour former des objections contre son courage et ses mœurs. On n’observait pas moins, surtout entre les parens et les amis, s’il n’arrivait rien dans un si long espace qui dût passer pour un mauvais augure. Le jour de l’assemblée, tous ceux qui la composaient, parés de leurs plus riches ornemens, conduisaient le novice à l’autel. Il se mettait à genoux avec une égale affectation de grandeur d’âme et de piété. Un prêtre qui se présentait aussitôt lui perçait le nez d’un os pointu de jaguar, ou d’un ongle d’aigle, et mettait de petites pièces d’ambre noir dans les trous. Après cette douloureuse opération, qu’il devait souffrir sans aucune marque d’impatience, le prêtre lui adressait un discours aussi ennuyeux par sa longueur que piquant par les injures dont il était rempli ; et passant des paroles aux actions, il lui faisait diverses sortes d’outrages qui aboutissaient à le dépouiller de tous ses habits. Il se retirait nu dans une salle du temple, où il s’asseyait à terre pour y passer le reste du jour en prières. Pendant ce temps-là, toute l’assemblée s’asseyait à un grand festin, auquel il n’avait aucune part ; et quoique la joie fût poussée fort loin en sa présence, c’était sans lui adresser un seul mot. À l’entrée de la nuit, tout le monde se retirait sans le regarder, sans lui dire adieu. Alors les prêtres apportaient un manteau fort grossier pour le vêtir, de la paille sur laquelle il devait coucher, et un morceau de bois fort dur pour lui servir de chevet. Ils lui donnaient de la teinture pour se frotter le corps, des poinçons pour se percer les oreilles, les bras et les jambes, un encensoir et de la poix grossière pour encenser les idoles. Ils ne lui laissaient pour compagnie que trois vieux soldats des plus endurcis aux fatigues de la guerre, qui étaient chargés non-seulement de l’instruire, mais de troubler continuellement son sommeil, parce qu’il ne devait dormir que quelques heures, et assis, pendant l’espace de quatre jours. S’il paraissait un peu s’assoupir, ils le piquaient avec des poinçons pour le réveiller. À minuit, il devait encenser les idoles, et leur offrir quelques gouttes de son sang. Il faisait une fois pendant la nuit le tour de l’enclos du temple, et, creusant la terre en quatre endroits, il y enterrait des cannes et des cartes teintes du sang de ses oreilles, de ses pieds, de ses mains et de sa langue. Ensuite il prenait son repas, qui consistait en quatre épis de maïs et un verre d’eau. Ceux qui voulaient se distinguer par leur force et leur courage ne prenaient rien pendant quatre jours. À la fin de ce pénible terme, le chevalier demandait congé aux prêtres pour aller continuer son noviciat dans les autres temples. Ses exercices y étaient moins rigoureux, mais ils duraient pendant tout le reste de l’année ; et dans une si longue pénitence il ne pouvait aller à sa maison ni s’approcher de sa femme. Vers la fin de l’an, il commençait à chercher un jour heureux pour sortir avec des augures aussi favorables qu’il était entré ; et lorsqu’il croyait avoir fait un bon choix, il en faisait avertir ses amis, qui venaient le prendre à la pointe du jour. On le lavait, on le nettoyait soigneusement. On le remenait, au milieu des instrumens et des cris de joie, au premier temple, qui était celui de l’idole Camatlé. Là, ses amis le dépouillaient de l’habit grossier qu’il avait porté si long-temps, et lui en faisaient prendre un très-riche. Ils lui liaient les cheveux d’un ruban rouge, et le couronnaient des plus belles plumes ; on lui mettait un arc dans la main gauche, et des flèches dans la droite. Le grand-prêtre lui adressait une longue harangue, qui ne contenait que des éloges de son courage, et des exhortations à la vertu. Il lui recommandait particulièrement la défense de sa patrie et de sa religion, et lui rappelant qu’il avait eu le nez percé d’un os de jaguar et d’une griffe d’aigle, le nez, c’est-à-dire la partie de l’homme qui se présente la première, il l’avertissait qu’aussi longtemps qu’il porterait les cicatrices de ces glorieuses blessures, il devait faire éclater dans toutes ses actions la noblesse de l’aigle et l’audace du jaguar. Enfin le grand-prêtre lui dormait un nouveau nom et le congédiait en le bénissant. Qui croirait que le seul prix de tant de souffrances n’était autre chose que le droit de préséance dans les assemblées, et le privilége de faire porter un siége à leur suite pour s’asseoir lorsqu’ils le désiraient ? Si les ordres de l’Europe n’avaient pas d’autres prérogatives, il est probable qu’ils seraient moins recherchés.