Aller au contenu

Abrégé de l’histoire générale des voyages/Tome XVI/Troisième partie/Livre V/Chapitre III

La bibliothèque libre.

CHAPITRE III.

Montagnes et mines de l’Amérique méridionale espagnole.

Les montagnes de l’Amérique méridionale forment un des objets les plus importans de la géographie, non-seulement parce qu’elles renferment plusieurs cimes que l’on peut ranger parmi les plus élevées du globe, mais encore parce qu’elles recèlent un grand nombre de volcans, qui offrent des scènes également admirables et terribles, et qu’elles cachent dans leur sein des mines d’une richesse inépuisable. Elles méritent donc d’être décrites avec soin, quoique d’une manière succincte. Plusieurs voyageurs, tels que Frézier, le P. Feuillée, La Condamine, Ulloa et Bouguer, nous ont laissé des détails intéressans sur ces montagnes ; mais les auteurs de l’Histoire des voyages, en faisant l’extrait des relations de ces voyageurs, ne se sont pas assez appliqués à ne présenter que les résultats les plus intéressans ; c’est ce qui a obligé de refondre leur travail. On s’est attaché à éviter une prolixité fatigante et peu instructive, et l’on a joint aux notions données par les voyageurs nommés plus haut celles que l’on doit à Helm et à M. de Humboldt.

La chaîne des Andes s’étend en longueur dans toute la partie espagnole de l’Amérique méridionale. Ces montagnes tirent leur nom du mot péruvien anti, qui signifie cuivre, et qui fut donné primitivement à une chaîne voisine de Cusco. Elles forment comme une grande digue et un long rempart, qui, dirigé du nord au sud, suit les côtes du grand Océan, et s’en éloigne rarement de plus de dix à douze lieues. Il est couronné de chaînes de montagnes, tantôt placées dans le sens de la grande chaîne, tantôt dans une direction transversale ou oblique renfermant des vallées ou s’étendant en plateaux. Étroite à son extrémité méridionale, où l’on peut dire qu’elle commence dans les petites îles situées au sud de la terre du Feu, ou au cap Horn par 55° 58′ de latitude sud, elle s’élargit tout à coup au nord du Chili. Elle a sa plus grande largeur, qui est de soixante lieues, près de Potosi et du lac de Titicaca. C’est près de Quito, entre l’équateur et 1° 45′ sud, qu’elle atteint à sa plus grande hauteur. À Popayan, la grande digue se divise en plusieurs chaînes. Deux sont les plus remarquables : l’une, extrêmement basse, court vers l’isthme de Panama ; elle ne s’y élève pas à plus de 150 toises ; l’autre s’approche de la mer des Caraïbes, dont elle suit les côtes méridionales, et paraît même par un chaînon sous-marin se continuer jusque dans l’île de la Trinité. Nous examinerons cette chaîne en détail, quand nous décrirons le gouvernement de Caracas.

Reprenons la cordillière à Popayan. Depuis 2° 30′ jusqu’à 5° 15′ de latitude nord, elle est divisée en trois chaînes parallèles, dont les deux latérales, seulement à de grandes hauteurs, sont couvertes de grès et d’autres roches de formation secondaire. La chaîne orientale sépare la vallée du Rio-Magdalena des plaines du Rio-Meta, qui est plus à l’est. Ses plus hautes cimes sont le Paramo de la Summa Paz ; celui de Cingaza, et les Cerros de San-Fernando et de Tuquillo. Aucune d’elles ne s’élève à la région des neiges éternelles. Leur hauteur moyenne est de 2,000 toises. La chaîne centrale partage les eaux entre le bassin du Rio-Magdalena et celui du Rio-Cauca. Elle atteint souvent à la limite des neiges perpétuelles ; elle la dépasse de beaucoup dans les cimes colossales de Guanacas, de Buragan et du Quindiu, qui sont toutes élevées de 2,500 à 2,800 toises au-dessus de l’Océan. La chaîne occidentale sépare la vallée de Cauca de la province de Choco et des côtes du grand Océan. Son élévation est à peine de 750 toises.

Ces trois chaînes de montagnes se confondent de nouveau vers le nord par les et  ; elles forment aussi un seul groupe au sud de Popayan dans la province de Pasto, qui est un des plateaux les plus élevés du globe ; c’est le Thibet de l’Amérique.

Depuis l’équateur jusqu’à sud , la cordillière se ramifie en plusieurs plateaux qui séparent des montagnes placées sur le dos même des Andes ; le fond de ces plateaux est à 1,400 toises au-dessus de l’Océan ; tandis que les trois chaînes dont on a parlé plus haut, sont séparées par des vallées profondes de 700 toises, qui servent de bassin à des rivières considérables, et dont le fond n’est pas à plus de 700 toises d’élévation ; leur largeur n’est souvent que de 500 toises.

Les plateaux, par la situation extraordinaire dans laquelle la nature les a placés, forment, pour ainsi dire, des îles au milieu de l’océan aérien. C’est pourquoi les peuples qui habitent ces plateaux glacés y restent concentrés, et craignent de descendre dans les pays voisins, où règne une chaleur étouffante et nuisible aux habitans primitifs des hautes Andes. D’ailleurs l’accès en est extrêmement difficile.

Santa-Fé de Bogota est située à l’ouest du Paramo de Chingaza, sur un plateau dont la hauteur absolue est de 1,357 toises, et qui se prolonge sur le dos de la cordillière orientale. Pour parvenir de cette ville à Popayan et aux rives du Cauca, il faut descendre la chaîne orientale, traverser la vallée du Rio-Magdalena, et franchir la chaîne centrale. Le passage le plus fréquenté est celui du Paramo de Guanacas, que prit Bouguer en allant de Quito à Carthagène. Voici comme il le décrit : « Le Pas de Guanacas est par 2° 34′ de latitude nord. On y passe pour traverser la cordillière orientale, qui, en conservant sa même hauteur, puisqu’elle a toujours de distance en distance des sommets neigés, va, en suivant sa première direction, se terminer environ cent lieues plus au nord vers la jonction des rivières de Cauca et de la Madeleine, entre lesquelles elle marche depuis Popayan. On ne se hasarde qu’en tremblant à la franchir à Guanacas, principalement lorsqu’on vient de dehors. On a soin d’aller camper le plus haut que l’on peut, ou bien on s’arrête au village de même nom qui est sur le côté oriental ou extérieur ; et il faut absolument se résoudre à y attendre, si, par la noirceur des nuages qui se sont fixés en haut, on découvre que le temps soit contraire. Les mules, dont on se sert toujours à cause de la sûreté de leur pas, et parce qu’elles sont plus fortes, partagent non-seulement le péril, mais en courent de plus grands. Outre qu’il faut qu’elles résistent comme les hommes à un froid qui les pénètre, elles sont accablées de lassitude. Tout le chemin, dans un espace de plus de deux lieues, est tellement couvert des ossemens de celles qui y ont péri, qu’il n’est pas même possible d’y reposer une seule fois le pied en les évitant. J’ai été obligé de passer par cette gorge pour venir m’embarquer sur la rivière de la Madeleine et me rendre à Carthagène en revenant en Europe. Comme je sortais de l’intérieur de la Cordillière, je devais être plus propre à supporter la rigueur de ce passage, qui a du côté du sud, à une distance de quatre à cinq lieues, une montagne neigée fort haute, nommée coucounoucou, volcan ancien, mais qui est actuellement éteint ; et du côté du nord, une autre montagne également couverte de neige, qui est celle de Houila. Il y a au haut de la gorge un petit étang dont l’eau n’était pas gelée, et à moins de 100 toises de distance de part et d’autre, se trouvent d’un côté les sources de Cauca, et de l’autre, du Rio Magdalena. Je vis des ballots qu’on avait laissés le long de la route ; on aimait mieux venir les reprendre un autre jour que de ne pas sortir entre deux soleils de ce pas dangereux. J’estime que l’intervalle entre Popayan et la Plata est de dix-neuf à vingt lieues, et on met ordinairement vingt à vingt-deux jours à faire ce chemin. »

M. de Humboldt préféra le passage de la montagne de Quindiu entre les villes d’Ibagua et de Carthago. C’est le plus pénible de tous ceux que présente la Cordillière. On s’enfonce dans une forêt épaisse que l’on ne traverse qu’en dix ou douze jours, dans la plus belle saison, et où l’on ne trouve aucune cabane, aucun moyen de subsistance. Le sentier par lequel passe la cordillière, le plus souvent réduit à la largeur d’un ou deux pieds, ressemble, en grande partie, à une galerie creusée à ciel ouvert. Dans cette partie des Andes, comme à peu près partout ailleurs, le roc est couvert d’une couche épaisse d’argile. Les filets d’eau qui descendent de la montagne y ont creusé des ravins. On marche, en frémissant, dans ces crevasses, qui sont remplies de boue, et dont l’obscurité est augmentée par la végétation épaisse qui en couvre l’ouverture.

Les quebradas, dont on a déjà parlé dans le tableau général du Pérou, sont d’une dimension bien plus gigantesque. On peut les considérer comme des fentes immenses qui, partageant la masse des Andes, coupent et interrompent en quelque sorte la chaîne qu’elles traversent. C’est à travers ces portes naturelles que les grandes rivières descendent vers l’Océan atlantique, en franchissant la pente orientale de la Cordillière, qui est souvent plus escarpée que l’occidentale. Elle est si rapide près de Santa-Fé de Bogota, qu’il est impossible de parvenir aux plaines de Casouare par le Paramo de Chingala. Cette pente orientale est peu connue, et il est très-facile de confondre les chaînes latérales avec la haute crête qui sépare les immenses plaines du Beni, du Puruz et de l’Ucayal, de la vallée étroite du Pérou.

En allant de Popayan au sud, les trois chaînons, comme on l’a vu plus haut, se confondent sur le plateau aride de los Pastos, dans un même groupe qui se prolongent bien au delà de l’équateur, et qui, dans le royaume de Quito, offre un aspect particulier depuis la rivière de Chota jusqu’au Paramo de l’Assouay. Les sommets les plus élevés sont rangés sur deux files qui forment comme une double crête de la Cordilliière. Ce sont ces cimes colossales et couvertes de glaces éternelles qui ont servi de signaux dans les opérations des académiciens français, ainsi qu’on l’a lu dans leur relation. Leur disposition symétrique sur deux lignes dirigées du nord au sud les a fait considérer par Bouguer comme deux chaînons de montagnes séparés par une vallée longitudinale ; mais ce que cet astronome célèbre nomme une vallée, et le dos même des Andes, c’est un plateau dont la hauteur absolue est de 1,300 à 1,500 toises. C’est sur ces plateaux que se trouve concentrée la population de ce pays merveilleux ; on peut, sans exagération, lui donner cette épithète, puisque les céréales et les fruits de l’Europe sont cultivés à une hauteur où, sous le 45e. degré de latitude nord, on ne rencontre plus que des neiges éternelles.

Les Andes de Quito forment la partie la plus élevée de cette double rangée de montagnes. C’est dans le petit espace compris entre l’équateur et le 1er. degré 45 minutes sud que l’on trouve des cimes qui surpassent la hauteur de 3,000 toises. Aussi n’en compte-t-on que trois, le Chimboraço, qui excéderait la hauteur de l’Etna placé sur le sommet du Canigou, ou celle du Saint-Gothard placé sur le sommet du pic de Tenériffe ; le Cayambé, et l’Antisana. Les traditions des Indiens de Lican nous apprennent avec quelque certitude que la montagne de l’Autel, appelée par les indigènes Capa-Urcu, était jadis plus élevée que le Chimboraço, mais qu’après une éruption continuelle de huit ans, ce volcan s’affaissa. En effet, son sommet ne présente plus dans ses plans inclinés que les traces de la destruction. La largeur des Andes, dans cette partie, est de vingt lieues.

En pénétrant dans le Pérou, la chaîne des andes se multiplie, s’étend en largeur, et en même temps perd de son élévation.

Le Chimboraço, comme le Mont-Blanc dans les Alpes, forme l’extrémité d’un groupe colossal : depuis cette cime jusqu’à cent vingt lieues au sud, aucune autre n’entre dans la région des neiges perpétuelles. La crête des Andes n’y atteint qu’à 1,600 et 1,800 toises. Depuis le 8e. degré sud, les cimes neigées deviennent plus fréquentes, surtout vers Cusco et la Paz, où s’élèvent les pics élancés d’Élimani et de Cururana, sous le 17e. degré. Partout, dans cette région, les Andes proprement dites sont bordées à l’orient par plusieurs chaînes inférieures. Les missionnaires qui les ont parcourues les représentent comme couvertes de grands arbres et de prairies verdoyantes, par conséquent, comme beaucoup plus basses que la Cordillière proprement dite.

Au Chili, aucune montagne n’a été mesurée ; cependant les andes de ce pays ne paraissent pas le céder en hauteur à celles du Pérou. Les volcans semblent y être encore plus fréquens : les chaînes latérales disparaissent. Plus au sud, dans le pays au delà du Chili, la cordillière se rapproche tellement de la mer, que les îlots escarpés de l’archipel de Guayatecas peuvent être regardés comme un fragment détaché de la chaîne des andes. Le cône neigé de Cuptana s’élève encore sur le continent à 1,500 toises ; mais plus au sud, vers le cap Pillar, les montagnes s’abaissent jusqu’à 200 toises, et même au-dessous.

Avant d’examiner les richesses minérales que ces montagnes renferment, arrêtons-nous un instant aux phénomènes qu’elles présentent. Nous avons déjà parlé de quelques volcans qu’elles renferment, et des désastres causés, soit par leurs éruptions, soit par les tremblemens de terre dans certaines parties du Pérou.

La Nouvelle Grenade, qui contient les montagnes les plus hautes, offre aussi le plus grand nombre de volcans sur une étendue égale de terrain. Dans la province de Pastos, le Chilu et le Cumbul ont plus de 2,600 toises d’élévation : le Pasto, plus de 1,900 ; le Paracé, 2,400 ; le Satara, 2,450. L’Élazufral présente une solfatare toujours active. Mais c’est surtout dans la province de Quito que ces colosses enflammés ou éteints élèvent leurs cimes couvertes de neige. Le Chimboraço a 3,267 toises de hauteur ; le Pichincha, 2,477 ; l’Antisana, 2,773 ; le Cotopaxi, 2,952 ; le Cayambé, 3,055 ; le Tunguragua, 2,531. Le Cotopaxi forme avec le Tunguragua et le Sanguay les volcans les plus actifs de cette province. On a vu que le Cotopaxi creva au temps de la conquête. Ulloa fut témoin, en 1743, d’une autre éruption qui avait été précédée, quelques jours auparavant, d’un bruit terrible dans les concavités de la montagne ; il s’y fit une ouverture au sommet, et trois sur le penchant qui était couvert de neige. Les cendres, se mêlant à une prodigieuse quantité de neiges et de glaces fondues, furent entraînées si rapidement, qu’elles couvrirent la plaine, depuis Callao jusqu’à Latacunga, et, dans un moment, tout cet espace devint une mer dont les eaux bourbeuses firent périr Une partie des habitans. La rivière de Latacunga fut le canal par où ces eaux s’écoulèrent ; mais, comme ce débouché ne suffisait pas pour les contenir, elles débordèrent du côté des habitations, et tous les édifices furent emportés aussi loin qu’elles purent s’étendre. Les habitans se retirèrent sur une hauteur près du bourg, où ils furent témoins de la ruine de leurs maisons. La crainte d’un plus grand malheur dura trois jours entiers, pendant lesquels le volcan ne cessa point de pousser des cendres, et les flammes de faire couler la neige et la glace. Ces deux phénomènes cessèrent par degrés ; mais le feu continua quelques jours de plus avec un fracas causé par le vent, qui entrait par les ouvertures de la montagne. Enfin le feu cessa aussi ; on ne vit plus même de fumée, et l’on n’entendit plus de bruit jusqu’au mois de mai de l’année suivante, où les flammes recommencèrent avec une nouvelle force, et s’ouvrirent d’autres passages par les flancs mêmes de la montagne. Ce n’était que le prélude d’une furieuse éruption qui arriva le 30 novembre, avec tant de violence qu’elle jeta les habitans du pays dans une nouvelle consternation. Le volcan fit les mêmes ravages que l’année précédente, et ce ne fut pas un petit bonheur pour les mathématiciens de ne s’être pas trouvés alors sur la croupe de cette montagne, où leurs exercices les avaient obligés de camper deux fois dans d’autres temps.

Une partie de la province fut encore bouleversée en 1797 ; quarante mille personnes furent victimes du tremblement de terre qui changea la température de Quito, et la rendit beaucoup plus froide qu’auparavant. À cette époque le Tunguragua baissa. La Condamine lui avait trouve 2,620 toises de haut. En 1803, une nouvelle éruption eut lieu. On entendit à Guayaquil, qui est éloigné de quarante deux lieues marines du Cotopaxi, les mugissemens souterrains du volcan, qui ressemblaient aux décharges répétées d’une batterie d’artillerie. Cette explosion fut précédée de la fonte subite des neiges qui couvrent le Pichincha. Depuis vingt ans aucune fumée, aucune vapeur visible n’était sortie du cratère, et dans une seule nuit le feu souterrain devint si actif, qu’au soleil levant les parois extérieures, du cône se montrèrent à nu, et sous la couleur noire qui est propre aux scories vitrifiées.

On ne connaît dans le Pérou que le volcan de Guagua-Putena, voisin d’Arequipa, et le volcan de boue près d’Arica.

On compte, au contraire, quatorze volcans enflammés dans la partie la plus élevée des Andes, qui borde le Chili à l’est, et d’autres moins considérables qui ne causent pas de grands ravages. Sans doute ces volcans se prolongent dans la contrée plus au sud, occupée par les Indiens indépendans, puisque l’on en trouve un dont les éruptions ont fait donner à la terre du Feu le nom qu’elle porte.

Passons maintenant aux richesses métalliques du pays, qui sont enfouies dans les montagnes des pays que nous venons de décrire.

Les seules mines dont les Péruviens fissent cas, étaient les mines d’or, d’argent et d’émeraudes. Mais le peu de renseignemens que l’on a obtenus sur la manière dont ils tiraient ces riches productions du sein de la terre prouve leur ignorance en métallurgie ; et les premiers conquérans s’étant attachés aux méthodes en usage dans leur pays, il est probable qu’ils ne virent rien qui méritât d’être emprunté dans les inventions d’un peuple barbare. Ainsi c’est uniquement aux mines découvertes et exploitées par les Espagnols que les voyageurs ont étendu leurs observations.

Au seul nom du Pérou, toutes les imaginations sont frappées de l’idée de la richesse métallique. Ce fut ce qui attira les conquérans. Les Espagnols qui habitent aujourd’hui ce pays ne jugent pas autrement. « Ce n’est point, dit Ulloa, la fertilité du terroir, l’abondance des moissons et des récoltes, la quantité de ses pâturages qui font estimer un canton du Pérou, c’est le nombre de ses mines. Les autres bienfaits de la nature, qui sont au fond les plus estimables, n’obtiennent pas la moindre considération, si les veines de la terre ne renferment point d abondantes portions d’or et d’argent fin. Telle est la bizarrerie des hommes. Une province dont on tire une grosse quantité de ces deux métaux est appelée riche, quoique réellement elle soit pauvre, puisqu’elle ne produit pas de quoi nourrir ceux qui sont employés au travail des mines, et qu’il faut tirer d’ailleurs les vivres dont elle a besoin. Au contraire, on appelle pauvres celles qui, loin de l’être produisent des bestiaux, des grains et des fruits en abondance ; qui jouissent d’un climat doux ; où l’on trouve, en un mot, toutes les commodités de la vie ; mais qui n’ont point de mines, ou dans lesquelles d’invincibles difficultés ne permettent point de les découvrir. Cependant ces provinces, qu’on honore du nom de riches, ne sont proprement que des lieux d’entrepôt : l’or et l’argent qu’on tire de leur sein n’en sortent que pour passer dans d’autres lieux. On se hâte de les emporter fort loin, et le pays dont ils sont la production est celui dans lequel ils font le moins de séjour.

Ces judicieuses réflexions du voyageur espagnol sont surtout applicables à la province de Choco, où nous les avons vus abonder, et la disette se faire sentir habituellement. De même que dans ce canton, tout l’or que produit la Nouvelle-Grenade s’obtient par les lavages établis dans les terrains d’alluvion. On connaît des filons d’or dans les montagnes de Guamoco et d’Antioquia ; mais leur exploitation est presque entièrement négligée faute de bras. Les plus grandes richesses en or de lavage sont déposées à l’ouest de la cordilière centrale, dans les provinces d’Antioquia et de Choco, dans la vallée du Rio-Cauca, et dans le territoire de Barbacoas, sur les côtes du grand Océan. Il est très-remarquable que le platine ne se trouve guère dans la vallée de Cauca ou à l’est de la cordilière occidentale ; on le rencontre uniquement dans le Choco et le pays de Barbacoas, à l’ouest des montagnes de grès qui s’élèvent sur la rive orientale du Cauca.

La Nouvelle-Grenade a des filons d’argent extrêmement riches, mais peu exploités, ainsi que des mines de cuivre et de plomb, enfin des émeraudes. On connaît aussi du mercure sulfuré ou cinabre dans la province d’Antioquia ; à l’est du Rio-Cauca, dans la montagne de Quindiu, au passage de la cordilière ; enfin près de Cuença, où le mercure se trouve dans une masse de grès quartzeux, qui a 720 toises d’épaisseur, et qui renferme du bois fossile et de l’asphalte.

Le tableau physique du Pérou nous a fait voir qu’il s’y trouve des espaces de vingt et trente lieues de longueur ; qui ne paieraient pas les efforts du cultivateur d’une seule plante propre à nourrir le plus petit animal ; mais la nature a compensé cette stérilité par l’abondance des métaux précieux, et les montagnes arides du Pérou peuvent en général être considérées comme d’inépuisables laboratoires ou la nature a déposé l’or et l’argent. À l’exception de la mine d’Huantajaya, située à deux lieues de la mer, les mines les plus riches sont comprises dans les parties les moins habitables de la Sierra, où le manque total de végétation est le signe le plus certain de leur présence.

Les Péruviens ignoraient l’art de faire mouvoir les machines par le moyen de l’eau, et tous les secrets de la métallurgie ; ils recueillaient l’or dans le sable des rivières, et tiraient l’argent des excavations qu’ils pratiquaient dans les rochers, et qui souvent n’avaient pas plus d’un pied de profondeur.

Au commencement du dix-neuvième siècle, on comptait au Pérou soixante-neuf mines d’or, à peu près quatre-vingt-quatre mines d’argent, quatre mines de mercure, quatre mines de cuivre, et douze mines de plomb. Différentes causes avaient fait abandonner vingt-neuf mines d’or, et cent quatre-vingt-huit mines d’argent.

L’or provient en partie des mines de Palaz et d’Huilas, dans l’intendance de Truxillo. On le retire des filons de quartz qui traversent des roches primitives, et en partie des lavages établis sur les rives du nouveau Maragnon, dans la province de Chachapoyas.

L’argent se tire presque tout des mines de Lauricocha, appelées communément mines de Pasco, de celles de Gualgagua et Micuipampa ou Chota, et de celle de Huantajaya. Les mines de Pasco, celles de toute l’Amérique espagnole, qui sont exploitées le moins habilement, ont été découvertes en 1630. Elles fournissent annuellement près de 2,000,000 de piastres (10,500,000 fr.). Pour se faire une idée de l’énorme masse d’argent que la nature a déposée dans le sein de ces montagnes, à la hauteur de 2,000 toises au-dessus de l’Océan, il faut se rappeler que la couche d’oxyde de fer argentifère de Pasco est exploitée sans interruption depuis le commencement du dix-septième siècle, et que, dans les vingt dernières années du dix-huitième siècle, on en a extrait plus de 5,000,000 de marcs d’argent, sans que la plupart des puits aient plus de 15 toises de profondeur : aucun n’atteint à celle de 60 toises. Les eaux, très-abondantes dans ces mines, sont épuisées par des pompes mues à bras d’hommes ; c’est pourquoi, malgré le peu de profondeur des excavations, l’épuisement des eaux est extrêmement dispendieux. La couche métallifère de Pasco se montre au jour sur une longueur de 1,450 toises, et sur une largeur de 1,125. Mieux exploitée, cette mine fournirait la même quantité d’argent que celle de Guanaxuato dans le Mexique.

Quoique les mines de Chota n’aient été découvertes qu’en 1771, on exploitait cependant, du temps des incas, des filons d’argent dans les environs de la petite ville de Micuipampa, où le thermomètre descend presque toutes les nuits au point de congélation. On a trouvé d’immenses richesses, doit dans la montagne de Gualguagua, qui s’élève comme un château fort au milieu de la plaine, soit dans d’autres endroits, et surtout dans la Pampa de Navar. Dans cette dernière plaine, sur l’étendue de plus d’une demie-lieue carrée, partout où l’on a enlevé le gazon, on a retiré de l’argent sulfuré et filamens d’argent natif adhérent aux racines des graminées. Souvent l’argent s’y est rencontré en masses, comme si des portions de ce métal fondu avaient été versées sur une argile très-molle.

La mine d’argent de Guarochiri, située dans la province du même nom, qui dépend de l’intendance de Lima, est aussi très-riche. Les montagnes de Guarochiri et de Cauta contiennent d’excellent charbon de terre ; mais la cherté du transport empêche d’en faire usage à Lima. On a découvert à Guarochiri du cobalt et de l’antimoine.

La mine de mercure de Guancavelica était connue dès le temps des incas, puisque les Péruviens employaient le cinabre pour se farder. Les Espagnols commencèrent à l’exploiter pour le compte de la couronne en 1570. Elle fournit communément trois ou quatre mille quintaux de mercure par an.

On trouve aussi au Pérou la pierre des incas, et la piedra de Gallinazo, espèce d’obsidienne, produit volcanique susceptible de recevoir le plus beau poli, et dont les anciens Péruviens faisaient leurs miroirs.

Près du village d’Amatape, à seize lieues de Piura, on voit une mine de pétrole ou goudron minéral, qui pendant plusieurs années a fourni aux besoins du royaume. Comme on a remarqué que cette substance a le défaut de brûler les cordages qui en sont enduits, on la mêle avec du goudron végétal.

La plus grande partie de la vice-royauté du Rio de la Plata étant un pays très-plat, et où l’on ne rencontre qu’un petit nombre de montagnes peu élevées, l’on n’y trouve point de métaux ; cependant on y ramasse des grains d’or dans le sable de quelques ruisseaux ; mais la quantité en est trop faible pour faire vivre les hommes qui s’occupent de cette recherche. C’est entièrement à la partie la plus occidentale, aux provinces de la Sierra, qui ont été détachées du Pérou, qu’est due la grande masse de métaux précieux que fournit la vice-royauté. On peut évaluer leur produit annuel à 4,200,000 piastres (23,500,000 francs). Sur cette quantité, l’or entre pour 229,246 ; l’argent pour 3,970,754 piastres. Ce dernier métal provient presqu’en entier du Cerro de Potosi, qui, dans l’espace de deux cent trente-trois ans, depuis 1556 jusqu’en 1789, a fourni, en argent déclaré à la caisse royale, 788,000,000 de piastres (4,137,000,000 francs). Le produit annuel de cette montagne est encore à peu près de 400,000 marcs. La richesse du minerai de Potosi a diminué à mesure que les travaux ont gagné en profondeur ; mais il est travaillé avec plus de soin que dans les premiers temps de la découverte. L’abondance de sel gemme que l’on exploite sur le plateau de la cordilière, facilite beaucoup au Potosi les procédés de l’amalgamation, que nous décrirons bientôt. Vers la fin du seizième siècle, quinze mille Indiens étaient forcés de travailler dans les mines et les usines d’affinage du Potosi, et l’on conduisait journellement à cette ville plus de quinze cents quintaux de sel. Au commencement du dix-neuvième siècle, on n’y comptait pas plus de deux mille mineurs, qui étaient payés à raison de 2 francs 50 centimes par jour. Quinze mille llamas, et autant d’ânes, sont employés à porter le minerai de la montagne aux usines d’amalgamation. Cette partie du pays contient aussi des mines de cuivre, de plomb et d’étain. On en trouve même dans le Tucuman.

À soixante lieues au nord-est de San-Iago de l’Estero, après avoir continuellement traversé des plaines sans rencontrer une seule pierre, ce qui arrive dans toute l’étendue du Choco, on voit une énorme masse de fer pur, flexible et malléable à la forge ; mais en même temps si dur, que les ciseaux s’ébrèchent et se cassent quelquefois en le coupant. Sa longueur est de treize palmes, sa largeur de huit, sa hauteur de six. Ce bloc de fer contient beaucoup de zinc, et sa surface présente beaucoup d’inégalités ; il est posé horizontalement sur une place unie, dont le terrain est argileux et dépourvu d’eau.

Le produit des mines du Chili s’élève annuellement à 1,708,000 piastres (8,967,000 francs). L’or est le métal le plus abondant, et celui dont les mines sont les plus nombreuses. L’exploitation des minerais d’argent est en général peu productive. Le Cerro de Upsallata, situé, comme les mines du Potosi, dans une région froide et aride, offre cependant des morceaux si riches, qu’ils donnent quarante à soixante marcs d’argent par quintal. Le produit des mines du Chili a beaucoup augmenté dans les dernières années du dix-huitième siècle. Ce pays contient de riches mines de cuivre, que l’on exploite avec beaucoup de succès ; celles de Coquimbo donnent des masses de cuivre natif d’un volume prodigieux. On expédie annuellement plus de cent mille quintaux de cuivre en Espagne, et plus de cinquante mille à Lima. Le plomb, l’étain, le mercure et le fer abondent dans les montagnes du Chili ; mais on néglige l’exploitation de ces métaux. On y trouve aussi de l’antimoine, dont on fait un grand usage dans les opérations métallurgiques. Le sel gemme, l’alun, le soufre et les bitumes de diverses sortes n’y sont pas rares, non plus que le marbre, le porphyre, et diverses sortes de gemme. En général, la masse des Andes est composée de granit que couvre le schiste primitif, le basalte, le porphyre, l’amphibole, le calcaire, le grès.

C’est de Frézier que nous empruntons le détail des procédés employés par les Espagnols pour séparer l’or et l’argent du minerai, après l’avoir tiré de la mine.

Les moulins qu’ils y emploient, et qu’ils appellent trapiches, sont à peu près faits comme ceux dont on se sert en France pour écraser des pommes. Ils sont composés d’une auge ou d’une grande pierre ronde de cinq a six pieds de diamètre, creusée d’un canal circulaire et profond de dix-huit pouces. Cette pierre est percée dans le milieu pour y passer l’axe prolongé d’une roue horizontale posée au-dessous, et bordée de demi-godets, contre lesquels l’eau vient frapper pour la faire tourner. On fait ainsi couler dans le canal circulaire une meule posée de champ, qui répond à l’axe de la grande roue. Cette meule, qui se nomme la volteadora, c’est-à-dire, la tournante, a de diamètre ordinaire trois pieds quatre pouces, et dix à quinze pouces d’épaisseur. Elle est traversée dans son centre par un axe assemblé dans le grand arbre, qui, la faisant tourner verticalement, écrase la pierre qu’on a tirée de la mine, c’est-à-dire ce qui se nomme le minerai en langage de forge. Pour l’or, on distingue le blanc, le rougeâtre et le noirâtre ; mais dans l’un comme dans l’autre on aperçoit peu de métal à l’œil.

Lorsque les pierres sont un peu écrasées, on y jette une certaine quantité de vif-argent qui s’attache à l’or que la meule a séparé. Dans le même temps l’auge circulaire reçoit un filet d’eau conduite avec rapidité par un petit canal pour délayer la terre, qu’elle entraîne dehors par un trou fait exprès. L’or incorporé avec le mercure tombe au fond, où il demeure retenu par sa pesanteur. On moud par jour un demi-caxon, c’est-à-dire vingt-cinq quintaux de minerai ; et lorsqu’on a cessé de moudre, on ramasse cette pâte d’or et de mercure, qui se trouve au fond de l’endroit le plus creux de l’auge ; on la met dans un nouet de toile pour en exprimer le mercure autant qu’on le peut ; on la fait ensuite chauffer pour faire évaporer ce qui en reste : c’est ce qui se nomme de l’or en pigne.

Pour dégager entièrement l’or du mercure dont il est encore imprégné, il faut fondre la pigne : c’est alors qu’on en connaît le juste poids et le véritable aloi. La pesanteur de l’or, et la facilité avec laquelle il s’amalgame au mercure, fait qu’il se dégage sur-le-champ du minerai. C’est l’avantage que les mineurs d’or ont sur ceux d’argent : chaque jour ils savent ce qu’ils gagnent ; et les autres, comme on l’expliquera bientôt, sont quelquefois plus de six semaines sans le savoir.

Le poids de l’or se mesure par castillan. Un castillan est la centième partie d’une livre, poids d’Espagne, et se divise en huit tomines. Ainsi six castillans et deux tomines font une once. Il faut observer que le poids d’Espagne a trois sixièmes de moins pour cent que notre poids de marc.

L’aloi de l’or se mesure par carats, qu’on borne à vingt-quatre. Celui des mines du Pérou est depuis vingt jusqu’à vingt-un.

Suivant la qualité des mines et la richesse des veines, cinquante quintaux de minerai, ou chaque caxon, donnent quatre, cinq ou six onces d’or. Quand ils n’en donnent que deux, le mineur ne retire que ses frais, ce qui arrive souvent ; mais il est bien dédommagé lorsqu’il rencontre de bonnes veines ; car, de toutes les métalliques, celles d’or sont les plus inégales. On poursuit une veine qui s’élargit, se rétrécit, semble même se perdre, et cela dans un petit espace de terrain. Cette bizarrerie de la nature soutient les mineurs dans l’espérance de trouver ce qu’ils appellent la bourse, c’est-à-dire certains bouts de veines si riches qu’ils enrichissent quelquefois tout d’un coup celui qui fait cette découverte. Cette inégalité peut aussi les ruiner. De là vient qu’on voit plus rarement un mineur d’or s’enrichir qu’un mineur d’argent ou d’autre métal, quoiqu’il y ait moins de frais à tirer l’or du minerai. C’est par la même raison que les mineurs sont privilégiés (car ils ne peuvent être exécutés pour le civil), et que l’or ne paie au roi, depuis 1777, que trois pour cent.

À l’égard des mines d’argent, après avoir concassé la pierre qu’on a tirée de la veine métallique, on la moud dans les trapiches ou avec des ingenios reales, qui sont composés de pilons,comme nos moulins à plâtre. Ils consistent ordinairement dans une roue de vingt-cinq à trente pieds de diamètre, dont l’essieu prolongé est garni de triangles émoussés qui accrochent les bras des pilons de fer en tournant, et les enlèvent à une certaine hauteur, d’où ils échappent tout d’un coup à chaque révolution ; et comme ils ne pèsent pas moins de deux cents livres, ils tombent si rudement, que par leur seule pesanteur ils écrasent et réduisent en poudre la pierre la plus dure. On tamise ensuite cette poudre par des cribles de fer ou de cuivre, pour tirer la plus fine et remettre la grosse au moulin. Si le minerai se trouve mêlé de certains métaux qui l’empêchent de se pulvériser, tels que du cuivre, on le met calciner au fourneau pour recommencer à le piler.

Dans les petites, où l’on n’emploie que des moulins à meule, le minerai se moud le plus souvent avec de l’eau, qui en fait une boue liquide qu’on fait couler dans un réservoir ; au lieu que, s’il est moulu à sec, il faut ensuite le détremper et le pétrir long-temps avec les pieds. Dans une cour faite exprès, qu’on nomme buiteron, on range cette boue par tables d’un pied d’épaisseur, qui contiennent chacune un demi-caxon. On jette sur chacune environ deux cents livres de sel marin, suivant la qualité du minerai, qu’on pétrit, et qu’on fait incorporer pendant deux ou trois jours avec la terre ; ensuite on y jette une certaine quantité de vif-argent, en pressant dans la main une bourse de peau qui le contient, pour le faire tomber goutte à goutte, jusqu’à dix, quinze ou vingt livres sur chaque demi-caxon ; plus il est riche, plus il faut de mercure pour ramasser ses parties d’argent, et l’on n’en connaît la dose que par une longue expérience. On charge autant de Péruviens qu’il y a de tables de les pétrir huit fois par jour, afin que le mercure puisse s’incorporer avec l’argent. Souvent, quand le minerai est gras, on est obligé d’y mêler de la chaux, ce qui demande néanmoins des précautions ; car on assure qu’il s’échauffe quelquefois si fort qu’on n’y retrouve plus de mercure ni d’argent ; d’autres fois on y sème du minerai de plomb ou d’étain pour faciliter l’opération du mercure, qui est plus lente dans les grands froids que dans les temps modérés. À Lipes et au Potosi, on est quelquefois réduit à pétrir le minerai pendant deux mois entiers, au lieu que dans les pays plus tempérés il s’amalgame en huit ou dix jours. Pour faciliter encore plus l’opération du mercure, on fait en quelques endroits, comme à Puno et dans d’autres lieux, des buiterons voûtés, sous lesquels on fait du feu qui échauffe la poudre de minerai pendant vingt-quatre heures, sur un payé de brique.

Lorsqu’on juge que le mercure a ramassé tout l’argent, l’ensayador, ou l’essayeur, prend de chaque demi-caxon un peu de terre à part, qu’il lave dans un bassin de bois, et la couleur du mercure qui reste au fond du bassin fait connaître s’il a produit son effet. Est-il noirâtre, le minerai est trop échauffé ; on y remet du sel ou quelque autre drogue, et l’on prétend qu’alors le vif-argent disparaît. S’il est blanc, on en prend une nouvelle goutte sous le pouce, et ce qui s’y trouve d’argent reste attaché au doigt, tandis que le mercure s’échappe en petites gouttes. Enfin, lorsqu’on reconnaît que tout l’argent est ramassé, on transporte la terre dans un bassin, où l’on fait tomber un ruisseau pour la laver, à peu près comme on lave l’or, excepté que, cette masse étant sans pierre, au lieu d’un crochet pour la remuer, il suffit qu’un homme la remues avec les pieds pour la convertir en boue liquide. Du premier bassin elle tombe dans un second, où elle est encore remuée par un autre homme : du second elle passe dans un troisième, afin que les parties d’argent qui ne sont pas tombées au fond du premier et du second n’échappent point au dernier.

Tout étant bien lavé et l’eau bien claire, on trouve dans le fond des bassins, qui sont garnis de cuir, le mercure incorporé avec l’argent, ce qu’on nomme la pella. On la met dans une chausse de laine suspendue, pour faire couler une partie du vif-argent : on la lie , on la bat, on la presse avec des pièces de bois plates ; et lorsqu’on a tiré de qu’on a pu, on met cette pâte dans un moule de planches, qui, étant liées ensemble, forment une pyramide octogone tronquée, dont le fond est une plaque de cuivre percée de plusieurs petits trous. On la foule encore pour l’affermir dans cette prison, et si l’on veut faire plusieurs pignes de différens poids, on les divise par petits lits, qui empêchent la continuité. En passant la pella, en déduisant deux tiers pour ce qu’elle contient de mercure, on sait ce qu’il y a à peu près d’argent net. On lève ensuite le moule, et l’on met la pigne avec sa base de cuivre sur un trépied, posé sur un grand vase de terre plein d’eau : on l’enferme sous un chapiteau de terre qu’on couvre de charbons, dont on entretient le feu pendant quelques heures, afin que la pigne s’échauffe vivement et que le mercure en sorte en fumée ; mais comme cette fumée n’a pas d’issue, elle circule dans le vide qui est entre la pigne et le chapiteau ; et, venant à rencontrer l’eau qui est au-dessous, elle se condense et tombe au fond, transformée de nouveau en mercure. Ainsi l’on en perd peu, et le même sert plusieurs fois ; mais il faut en augmenter la dose, parce qu’il s’affaiblit. Cependant on consommait autrefois au Potosi six à sept mille quintaux de mercure par an ; ce qui doit faire juger de la quantité d’argent qu’on en tirait.

Comme la plus grande partie du Pérou n’a ni bois ni charbon, et qu’on y supplée par une herbe nommée icho, c’est avec cette herbe qu’on chauffe les pignes par le moyen d’un four près duquel on met la machine à dessécher et purger l’argent, et la chaleur s’y communique par un canal où elle s’engouffre. Quand le mercure est évaporé, il ne reste plus qu’une masse de grains d’argent contigus fort légère, et presque friable, qu’on nomme la pigne, pina, marchandise de contrebande hors des minières, parce que les lois obligent de la porter aux caisses royales ou à la monnaie pour en payer le quint du roi. Là, elle est fondue pour être convertie en lingots, sur lesquels on imprime les armes de la couronne, celles du lieu où il se fond, leur poids, leur qualité, et l’aloi de l’argent. On est toujours sûr que les lingots quintés sont sans fraude ; mais il n’en est pas de même des pignes. Ceux qui les font mettent souvent au milieu du fer, du sable et d’autres matières, pour en augmenter le poids ; aussi ne manque-t-on point de les faire ouvrir et rougir au feu pour s’en assurer. Le feu fait noircir ou jaunir, ou fondre plus facilement celles qui sont falsifiées, et cette épreuve sert encore à tirer une humilité qu’elles contractent dans des lieux où elles sont mises quelquefois exprès pour les rendre plus pesantes ; car on peut même augmenter leur poids d’un tiers en les trempant dans l’eau pendant qu’elles sont rouges : d’ailleurs il peut arriver que la même pigne soit de différens alois.

Les veines des mines, de quelque qualité qu’elles soient, sont ordinairement plus riches au milieu que vers les bords ; et lorsqu’il arrive que deux veines se coupent, l’endroit où elles sont confondues est toujours très-riche. On remarque aussi que celles qui courent du nord au sud le sont plus que toutes les autres. Mais, en général celles qui se travaillent sans peine, et qui se trouvent surtout près des lieux où l’on peut faire des moulins, sont souvent préférables à de plus riches qui demandent plus de frais. À Lipes et au Potosi, il faut que le caxon donne jusqu’à dix marcs d’argent pour fournir à la dépense ; et dans les mines de Tarma, elle est payée par cinq. Une mine riche qui s’enfonce est ordinairement noyée d’eau : il faut recourir alors aux pompes et aux machines, ou la saigner par des mines perdues, qu’on appelle soccabons, et qui ruinent les mineurs par les frais excessifs du travail.

Quand la profondeur des rivières des Andes ne permet pas de les passer à gué, on y jette des ponts, dont on a trois sortes : ceux de pierre, qui sont en très-petit nombre ; ceux de bois, qui sont les plus communs, et ceux de liane ou de béjuque. Pour jeter un pont de bois, on choisit l’endroit le moins large de la rivière, entre quelques hauts rochers, où l’on met en travers quatre grandes poutres. C’est ce qu’on appelle un pont. Sa largeur ordinaire n’est que d’environ cinq pieds, et suffit à peine pour un cavalier sur sa monture. Ulloa nous décrit les ponts de béjuque avec des circonstances qui ne se trouvent point dans la description de Zarate. « Ces ponts, dit-il, se font sur les rivières dont la largeur ne permet pas qu’on y jette des poutres, qui, de quelque longueur qu’elles fassent, ne pourraient atteindre de l’un à l’autre bord. On tord ensemble plusieurs béjuques, dont on forme de gros câbles de la longueur qui convient à l’espace : on les tend de l’un à l’autre bord, au nombre de six pour chaque pont. Le premier, de chaque côté, est plus élevé que les quatre du milieu, et sert comme de garde-fou. On attache en travers sur ces quatre câbles de gros bâtons, par-dessus lesquels on ajoute des branches d’arbres, et c’est le sol où l’on marche. Les deux câbles qui servent de garde-fous sont amarrés à ceux qui forment le pont, pour servir plus solidement d’appui, sans quoi le balancement continuel de la machine exposerait beaucoup les passans. Il n’y a que les hommes qui passent sur ces ponts : on fait passer les bêtes à la nage, ce qui arrête long-temps un voyageur ; car non-seulement il faut qu’elles soient déchargées, mais on les fait passer une demi-lieue au-dessus du pont, dans la crainte que le fil de l’eau, qui les fait dériver considérablement, ne les entraîne trop loin. Pendant qu’elles passent, des Indiens transportent à l’autre bord leur charge et leurs bâts. Cependant les ponts sont quelquefois si larges, que les mules y peuvent passer toutes chargées. » Tel est celui de la rivière d’Apurimac, passage de toutes les marchandises qui forment le commerce entre les principales provinces du Pérou.

Sur quelques rivières, on supplée aux ponts de béjuque par ce qu’on nomme les tarabites. Celle d’Alchipichi, que son extrême rapidité et les pierres qu’elle roule dans ses eaux rendent fort dangereuse, ne se passe nulle part autrement. La tarabite est une simple corde de lianes ou de courroies de cuir de vache, composée de plusieurs torons, qui lui donnent sept ou huit pouces d’épaisseur. Elle est tendue d’un bord à l’autre, et fortement attachée des deux côtés à des pilotis, dont l’un porte une roue, pour donner à la tabarite le degré de tension qu’on croit nécessaire. La manière de passer est fort extraordinaire : de la tarabite pendent deux grands crocs qu’on fait courir dans toute sa longueur, et qui soutiennent un mannequin de cuir, assez large pour contenir un homme, qui peut même y être couché : on se met dans le mannequin ; les Américains de la rive d’où il part lui donnent une violente secousse, qui le fait rouler d’autant plus rapidement le long de la tabarite, que par le moyen de deux cordes on le tire en même temps de l’autre bord.

Pour le passage des mules il y a deux tarabites, l’une à peu de distance de l’autre. On serre avec des sangles le ventre, le cou et les jambes de l’animal. Dans cet état, on le suspend à un gros croc de bois qui court entre les deux tarabites par le moyen d’une corde à laquelle il est attaché. Il est poussé avec tant de vitesse, que la première secousse le fait arriver à l’autre rive. Les mules qui sont accoutumées au passage ne font aucune relance, et se laissent tranquillement attacher ; mais celles qu’on fait passer pour la première fois s’effarouchent beaucoup ; et lorsqu’elles se voient comme précipitées, elles s’élancent en l’air. La tarabite d’Alchipichi a d’une rive à l’autre 30 ou 40 toises de long, et n’est pas moins élevée au-dessus de l’eau que de 25 à 30, ce qui fait frémir à la première vue.

Les chemins du pays répondent aux ponts. Quoiqu’il y ait de vastes plaines entre Quito et Rio-Bamba, entre Rio-Bamba et Alauzi, et de même au nord, elles sont coupées par un grand nombre de ces passages qu’on nomme coulées, dont les descentes et les montées sont non-seulement fort longues et fort incommodes, mais presque toujours fort dangereuses. Dans quelques endroits, les sentiers ont si peu de largeur sur le flanc des montagnes, que, contenant à peine les pieds d’une mule, le corps du cavalier, et celui de la monture sont comme perpendiculaires à l’eau d’une rivière qui coule cinquante ou soixante toises au-dessous. Ces terribles chemins se nomment laderes. Tous les voyageurs en parlent avec la même épouvante. Il n’y a qu’une indispensable nécessité qui puisse justifier la hardiesse de ceux qui s’y exposent, et quantité de malheureux y périssent. La seule compensation de ce danger, c’est qu’on n’y a rien à craindre des voleurs. Un voyageur chargé d’or et d’argent peut y marcher sans armes avec autant de sûreté que s’il était accompagné d’une nombreuse escorte. Si la nuit le surprend dans un désert, il s’y arrête et dort sans inquiétude, Si c’est dans une hôtellerie, il ne repose pas moins tranquillement, quoiqu’il n’y ait nulle porte fermée. Dans ces paisibles parties du Pérou, personne n’en veut au bonheur d’autrui.

Les phénomènes sont si fréquens sur la plupart des paramos, qu’ils causent autant d’effroi que de surprise à ceux qui n’y portent pas l’œil philosophique. Ulloa nous donne la description du premier qu’il observa. Il était sur la montagne de Pambamarca. « Un matin, au point du jour, les rayons du soleil venant dissiper un nuage fort épais dont toute cette montagne était enveloppée, et ne laissant que de légères vapeurs que la vue ne pouvait discerner nous aperçûmes, dit-il, du côté opposé au lever du soleil, à neuf ou dix toises de nous, une sorte de miroir où la figure de chacun de nous était représentée, et dont l’extrémité supérieure était entourée de trois arcs-en-ciel. Ils avaient tous trois un même centre, et les couleurs extérieures de l’un touchaient aux couleurs intérieures du suivant. Hors des trois, on en voyait un quatrième à quelque distance, mais de couleur blanchâtre : tous les quatre étaient perpendiculaires à l’horizon. Nous étions six ou sept personnes ensemble : lorsqu’un de nous allait d’un côté ou de l’autre, le phénomène le suivait sans se déranger, c’est-à-dire exactement et dans la même disposition : et ce qui surprit encore plus, chacun le voyait pour soi, et ne l’apercevait pas pour les autres. La grandeur du diamètre des arcs variait successivement à mesure que le soleil s’élevait sur l’horizon. En même temps les couleurs disparaissaient, et l’image de chaque corps diminuant par degrés, le phénomène ne fut pas long-temps à s’évanouir. Le diamètre de l’arc intérieur, pris à sa dernière couleur, était d’abord d’environ cinq degrés et demi, et celui de l’arc, blanchâtre, séparé des autres, de soixante-sept degrés. Lorsque le phénomène avait commencé, les arcs avaient paru de figure elliptique, comme le disque du soleil ; ensuite et peu à peu, ils devinrent parfaitement circulaires. Chaque petit arc était d’abord rouge ou incarnat ; mais à cette couleur succéda celle d’orange, à celle-ci le jaune, ensuite le jonquille, enfin le vert : la couleur extérieure de tous les arcs demeura rouge. »

On remarque souvent dans les mêmes montagnes des arcs formés par la clarté de la lune : ils ne sont pas composés d’autres couleurs que le blanc, et la plupart se forment à la croupe de quelque montagne. Ulloa en vit un qui était composé de trois arcs concentriques. Le diamètre de celui du milieu était de soixante degrés, et l’épaisseur de la couleur blanche occupait un espace de cinq degrés.

L’air de cette atmosphère et les exhalaisons du terroir paraissent plus propres que dans aucun autre lieu à changer en flammes les vapeurs qui s’y élèvent : aussi ces phénomènes y sont-ils plus communs, plus grands et plus durables qu’ailleurs. Un de ces feux, singulier par sa grandeur, parut à Quito pendant le séjour des mathématiciens dans cette ville. Sur les neuf heures du soir, il s’éleva, vers le Pichincha, un globe de feu si grand et si lumineux, qu’il éclaira toute la partie de la ville qui est du même côté. Les contrevents les mieux fermés n’empêchaient point la lumière de pénétrer par les moindres fentes. Le globe était exactement rond : sa direction, qui fut de l’ouest au sud, sembla marquer qu’il s’était formé derrière le Pichincha, de la croupe duquel il avait paru s’élever. Vers la moitié de sa course visible, il perdit beaucoup de son éclat, et cette diminution de lumière continua par degrés.