Acadie/Tome II/03

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Texte établi par Henri d’Arles, J.-A. K.-Laflamme (Tome 2p. 39-60).

CHAPITRE QUATORZIÈME



La Proclamation de Cornwallis provoque le départ de quelques familles. — L’émigration menace de devenir générale. — Au commencement de mai 1750, les députés acadiens, réunis à Halifax demandent, la permission de quitter le pays. — Cornwallis, effrayé, change de ton. — Il évite cependant de donner une réponse, laquelle sera faite après que les habitants auront ensemencé leurs terres. — Les semailles finies, les députés reviennent à Halifax. — Nouveau subterfuge du Gouverneur.


Cornwallis parut comprendre enfin qu’il n’obtiendrait pas des Acadiens le serment qu’il en exigeait, que ceux-ci se soumettraient à la dure nécessité d’abandonner leurs biens et de quitter le pays, plutôt que de consentir à un acte qui révoltait leurs sentiments[1]

[ Au temps de Nicholson, ainsi que nous l’avons vu, les habitants ne purent se prévaloir des clauses du Traité d’Utrecht. Sous un prétexte ou sous un autre, l’on rendit leur départ impossible. D’un côté, l’on défendait l’entrée des ports aux vaisseaux français ; de l’autre, on ne leur permettait pas de se transporter sur des vaisseaux anglais. Ils entreprirent alors de construire eux-mêmes de petits bateaux ; mais, il leur fut refusé de se procurer des agrès soit à Louisbourg, soit à Boston. Non rebutés toutefois, ils eurent recours aux autorités françaises en les priant d’intervenir en leur faveur auprès de la Cour d’Angleterre. Quand l’ordre du gouvernement anglais enjoignant à Nicholson de laisser aux Acadiens toute liberté de s’en aller fut remis au colonel Vetch, celui-ci prétendit qu’il n’avait pas qualité pour agir, qu’il fallait attendre le retour du gouverneur. Et dès son arrivée, Nicholson, dans le but d’éluder les ordres pourtant clairs et formels qu’il avait reçus, en remit l’exécution, sous couleur de réserver certains points à la décision de la Reine Anne[2].

Pendant trois années, les Acadiens qui, naïvement, supposaient de la bonne foi chez leurs gouvernants, attendirent la réponse à ces points soi-disant réservés : elle ne vint jamais. Plus tard, Philipps, croyant que le temps était arrivé d’exiger un serment d’allégeance, lança une Proclamation ordonnant aux habitants de prêter ce serment dans l’espace de quatre mois, ou de quitter la Province sans rien emporter avec eux que leur linge. Ne connaissant pas le caractère de ces gens, il s’imagina, comme ses prédécesseurs, que l’attachement à leurs biens, et le défaut de moyens de transport, les forceraient à accepter ses propositions. Grande fut sa surprise lorsqu’il les vit en train de s’ouvrir un chemin par où s’en aller. Cette solution n’était pas entrée dans ses calculs. Mais il se montra à la hauteur de la situation, et leur défendit simplement de poursuivre leurs travaux.

Enfin, de guerre lasse, les Acadiens se résignèrent à rester dans le pays et à prêter le serment, sous condition de n’avoir pas à porter les armes contre les Français. Cette condition ayant été officiellement acceptée, le conflit était clos.

À partir de ce moment, ils devinrent, à leurs yeux, et aux yeux des autorités dont ils dépendaient, et pour tout le monde, les French neutrals[3] Se reposant sur cette tion solennelle, ils vécurent en somme dans une parfaite quiétude. Non seulement la convention ne fut pas désavouée, mais l’on s’y conforma scrupuleusement de part et d’autre pendant la guerre, et tout au long de cette période. Au fond, la bonne foi n’était que d’un côté : de l’autre, l’on n’attendait que des circonstances favorables pour répudier ce qui n’avait été qu’une échappatoire, un expédient passager pour sortir d’une impasse.

La fondation d’Halifax fut l’occasion si longtemps guettée. Cornwallis pouvait maintenant, il le croyait du moins, parler en maître. Ego nominor leo[4]. Qu’il y eut eu convention ou non, cela lui importait peu ; il ne lui était même pas nécessaire d’invoquer un manque de loyauté de la part des Acadiens : là n’était pas la question. Il lui suffisait d’être le plus fort : avec cela, un soldat de son espèce ne se met pas en peine d’arguments. Ainsi que ses prédécesseurs, il était convaincu que les Acadiens préféreraient le serment à l’alternative de perdre leurs possessions. Et le délai, que le traité d’Utrecht avait fixé à un an, et Richard Philipps à quatre mois, Cornwallis le réduisit à trois : à l’exemple de Philipps, il défendit aux habitants de rien emporter avec eux. Lorsqu’enfin il se fut rendu compte que ceux-ci aban- donneraient tout, plutôt que d’obéir à ses ordres péremptoires sur le sujet du serment, il commença à louvoyer à son tour et à entrer dans la voie des subterfuges.] Comme il l’écrivait aux Lords du Commerce, le 11 septembre 1749[5] :

« Vos Seigneuries verront, par la copie ci-incluse de leur Lettre (des députés,) laquelle porte mille signatures, que les habitants sont, ou disent qu’ils sont disposés à partir plutôt que de prêter le serment d’allégeance. Comme je suis certain qu’ils n’iront pas abandonner leurs foyers à cette saison (d’automne,) je leur ai fait répondre sans changer un mot à ma précédente Déclaration, ou sans même la mentionner. Mon avis est de les utiliser le plus possible au service de Sa Majesté, aussi longtemps qu’ils resteront ici… »

Le Gouverneur estimait donc qu’il n’y avait pas à craindre de leur départ, au cours de l’automne, et encore moins pendant l’hiver. Cette perspective que la mauvaise saison retarderait nécessairement leur exode, lui laissait du répit. Au printemps, l’on aviserait à ce qu’il y aurait à faire, au cas où les habitants persisteraient dans leur détermination.

Comme nous l’avons déjà dit, après le traité d’Aix-la-Chapelle, les Français continuèrent à occuper le côté nord de la Baie de Fundy. Ce territoire était disputé, les deux Couronnes le revendiquant comme le leur : d’où litige sur lequel des commissaires spéciaux furent appelés à se prononcer. Dès que la fondation d’Halifax fut résolue, les Français, supposant que l’intention des Anglais était également d’occuper et de coloniser tout le district de Beaubassin, songèrent à s’y installer eux-mêmes en permanence. Profitant de l’étrange Proclamation de Cornwallis aux Acadiens, ils y virent une occasion de tâcher d’attirer ceux-ci à leur cause. Le Gouverneur du Canada, M. de la Jonquière, envoya le chevalier de la Corne, avec des renforts, dans le dessein d’occuper solidement tout l’isthme, de Beaubassin à la Baie Verte[6].

Durant cet automne de 1749, les Anglais étaient trop absorbés par les soins de leur propre établissement à Halifax, pour s’opposer efficacement aux manœuvres de leurs ennemis. Et ces derniers, voyant dans quelle alarme la Proclamation de Cornwallis avait jeté les Acadiens, mirent tout en œuvre pour induire ceux-ci à prendre avantage de l’alternative qu’elle leur laissait et pour provoquer leur émigration en masse. Les Français avaient à se hâter, car les Anglais ne manqueraient pas, l’année suivante, de se mettre en état de frustrer leurs desseins. En attendant, pour entraver leurs efforts, Comwallis installa une petite garnison à Grand-Pré, sous les ordres du capitaine Handfield. À l’instigation des Français sans doute, trois cents sauvages vinrent, en novembre 1749, bloquer cette garnison, dans le but de permettre aux Acadiens de sortir du pays sans être molestés par les troupes anglaises. Vaine précaution. Aucun des habitants de ce district ne voulut le quitter avant d’avoir obtenu une réponse définitive du gouverneur ou sans sa permission[7]. Quelques jours après, les sauvages, voyant l’inutilité de leurs tentatives contre le fort, se retirèrent du côté de Chinecto, emmenant avec eux le notaire LeBlanc, le capitaine Hamilton et dix-huit soldats qui avaient été cernés et faits prisonniers dans une sortie. Évidemment, l’attaque dont nous venons de parler n’avait d’autre but que de favoriser le départ des Acadiens, car personne ne fut tué.

Sur la déposition assermentée, faite devant Hugh Davidson, « membre du Conseil de Sa Majesté Britannique pour la Nouvelle-Écosse ou Acadie », par un nommé Honoré Gauterot, un mandat d’arrestation fut émis contre Joseph Clément, Charles Hébert, François le Prince, Claude le Prince, M. La Gorne, C. La Gorne, Petit-Jean La Gorne, Renauchon Aucoin, Joseph Vincent, François La Vache, Charles La Gorne, Jr. — Ces habitants étaient accusés d’avoir fait cause commune avec les sauvages, dans l’expédition que nous venons de rapporter, d’avoir porté les armes avec eux et de les avoir secourus de toute façon. Le 23 décembre, Cornwallis édictait à leur sujet l’ordre suivant :


« Comme nous avons été informé que certains sujets de Sa Majesté Britannique, résidant à Piziquid, se sont joints aux sauvages, ont pris les armes et les ont assistés récemment dans leur attaque contre le fort du capitaine Handfield, nous avons envoyé le capitaine Gorham, Membre du Conseil de Sa Majesté, avec ordre de saisir les dits rebelles et de les amener ici, où ils subiront leur procès conformément à la loi[8]. »

Mais « Gorham arriva trop tard pour exécuter sa mission. Quand il se présenta sur les lieux, les Indiens avaient déjà fui, emmenant avec eux leurs prisonniers », ainsi que s’exprime Beamish Murdoch, et nous ajouterons que les habitants sus-mentionnés avaient eu le temps de se mettre en sûreté et d’échapper à la vindicte du gouverneur.

En mars suivant, (1750), Cornwallis écrivait au Duc de Bedford :

« Je suivrai les Instructions de Sa Majesté, concernant le serment d’allégeance à faire prêter aux habitants ; mais je proposerais que l’on différât d’exercer sur eux une pression à ce sujet, jusqu’à ce que l’on ait vu ce qui peut être fait à Cliinecto, (Beaubassin,) et quels colons sont venus d’Angleterre. D’ici là, j’espère que nous aurons construit un bon fort à Piziquid ; et alors je demanderai une réponse péremptoire[9].


Cette lettre n’était pas encore arrivée à destination que Cornwallis reçut des Lords du Commerce l’ordre de ne pas exiger, pour le présent, la prestation du serment, et de traiter les Acadiens avec égards, afin de les détourner de leur intention de quitter le pays[10].

Enfin, au mois d’avril, lorsque les Acadiens vinrent à Halifax solliciter la permission de partir, il restait ou à consentir à leur demande ou à inventer quelque nouveau moyen de tourner la difficulté. Car les prétextes pour s’opposer à ce projet avaient été à peu près épuisés. Nicholson, Vetch, Armstrong, Philipps, en avaient usé de telle sorte qu’il ne s’en trouvait plus guère. Mais voyons comment Cornwallis répondit à la pétition qui lui fut présentée, le 19 avril 1750, par les députés de la Rivière-aux-Canards, de Grand-Pré et de Pisiquid, et dans laquelle les habitants de ces districts « demandaient à son Excellence l’autorisation de quitter la Province et d’emporter avec eux leurs effets[11]


« … Il est vrai que vous avez refusé de prêter le serment d’allégeance à notre Roi, l’automne dernier, après la Proclamation que je lançai par ordre du Souverain ; et je vous informai alors que ni votre situation ni vos devoirs de sujets ne subissaient de changement de par cet acte (le serment). À ce moment, vous auriez dû nous savoir gré de ce que nous ne vous obligions pas à quitter la province, fut-ce durant l’hiver. Maintenant que vous avez passé l’hiver ici, et commencé à préparer les travaux du printemps, il est ridicule de venir me trouver pour me dire que vous n’ensemencerez pas vos terres, étant donné que vous avez résolu » : de vous en aller. Mes amis, allez faire vos semailles, de façon que vos terres soient laissées en l’état où elles doivent être à pareille saison. Sans cela, vous n’avez aucun droit d’attendre la moindre faveur de la part de ce gouvernement. Lorsque vous aurez rempli votre devoir à cet égard, je répondrai d’une manière plus précise à votre requête… »


Ainsi, les Acadiens n’avaient pu s’en aller ni sur des vaisseaux anglais, ni sur des vaisseaux français, ni même sur des bateaux qu’ils avaient construits à cet effet ; ils n’avaient pu partir ni par mer ni par terre ; ils n’avaient pu quitter, selon leurs désirs, au dernier automne : on les avait remis au printemps. Or, le printemps est venu, et voici qu’ils ne le peuvent pas davantage : — c’est la saison des semailles ; qu’ils aillent d’abord ensemencer leurs terres. Ensuite, l’on verra. Cette longue série de subterfuges, laquelle serait incroyable si la preuve n’en était sous nos yeux, consignée par leurs auteurs mêmes dans des documents officiels, ne s’arrête cependant pas ici pour ce qui regarde Cornwallis.

Les Acadiens étaient bien déterminés à avoir le dernier mot.

Puisqu’il leur fallait, pour obtenir la permission de quitter enfin le pays, ensemencer leurs terres au profit d’étrangers, ils le firent. Et quand, cette tâche achevée, ils se présentèrent à nouveau devant le gouverneur, le vendredi 25 mai 1750, ils avaient lieu d’espérer que, cette fois, aucune autre objection ne serait invoquée à l’encontre de leurs vœux[12]. Mais un nouveau désappointement les attendait. Il y avait encore un prétexte en réserve, lequel n’était venu à l’esprit ni de Vetch, ni de Nicholson, ni de Philipps, ni, jusqu’à cette heure, de Cornwallis lui-même. Seulement, le Gouverneur craignait que les Acadiens, éclairés sur ses intentions, ne se soumissent pas plus longtemps à sa politique de faux-fuyants. Aussi faut-il voir avec quelles précautions oratoires il aborde la question. Ce soldat de profession et de tempérament, qui auparavant se montrait si dur et si hautain, comprit enfin qu’il fallait changer de physionomie et se composer une autre attitude : il se fit donc insinuant, même flatteur. Parkman, qui n’a rien vu ou rien voulu voir de la farce qui se jouait contre les Acadiens, en est tout attendri[13] :

« Mes amis,

« Nous avons promis de donner une réponse précise aux habitants, concernant la permission par eux sollicitée de quitter la province après avoir ensemencé leurs terres ; et comme il appert que vous avez obéi à nos ordres sur ce point, nous allons vous expliquer notre manière de voir touchant cette très importante question (du départ), avec la même sincérité que nous avons toujours apportée dans nos relations avec vous.

« … Mes amis, à l’instant où vous avez manifesté le désir de vous en aller et de vous soumettre à un autre gouvernement, notre résolution a été prise de n’empêcher personne de suivre ce qu’il pensait être son intérêt… Nous vous avouons franchement, cependant, que votre détermination de quitter nous fait de la peine. Nous savons pertinemment que vous êtes industrieux et tempérants, que vous n’êtes adonnés ni au vice ni à la débauche. Cette Province est votre pays ; vous et vos pères en avez cultivé le sol ; naturellement, il ne serait que juste que vous jouissiez des fruits de votre travail… Quand nous arrivâmes ici, nous pensions que rien ne vous serait plus agréable que la détermination qu’avait prise Sa Majesté de coloniser cette province. Certes, rien de plus avantageux pour vous ne pouvait avoir lieu. Vous possédez les seules terres cultivées qu’il y ait dans la province ; ces terres produisent du grain et nourrissent des bestiaux en quantité suffisante pour toute la colonie… En un mot, nous nous flattions de faire de vous le peuple le plus heureux du monde… Dans vos requêtes, vous demandez un exode en masse. Comme il vous est impossible de vous rencontrer tous à un certain rendez-vous, de façon à vous en aller tous ensemble avec vos familles, ce mot « congé général »[14] doit être entendu d’une permission générale de quitter quand vous le jugerez bon, par mer ou par terre, ou de toute autre façon qu’il vous plaira. Pour vous laisser effectuer ce projet, nous aurions à notifier aux commandants des vaisseaux et des troupes de Sa Majesté d’avoir à laisser toute personne passer et repasser, chose qui amènerait la plus grande confusion…

« La seule manière pour vous de quitter la Province est de suivre les règlements qui ont été édictés déjà. L’ordre est que tous ceux qui désireront quitter la Province devront se munir de notre passe-port. Et nous déclarons que rien ne saura nous empêcher de donner de tels sauf-conduits à tous ceux qui en réclameront, à partir du jour où la paix et la tranquillité régneront à nouveau dans la Province[15]


Corwallis dut se croire bien habile : en fait, étant donné qu’il voulait détruire l’impression fâcheuse qu’il avait produite, et empêcher à tout prix le départ des Acadiens, son langage ne manquait pas d’habileté. Fatigué d’expédients à courte échéance, lesquels avaient plusieurs fois mis à nu sa mauvaise foi, il allait maintenant tenir la clef de la situation, et il ferait durer les choses aussi longtemps qu’il lui conviendrait. Personne ne pourra partir sans s’adresser à lui ; il lui serait toujours loisible de refuser permission, sous prétexte que le pays n’était pas en paix, ou sous tout autre, car cela importait peu ; l’essentiel était de mettre fin à ces députations qui l’importunaient.

Ce subterfuge fut, croyons-nous, le dernier que Cornwallis ait employé. Le pays était tranquille, et ne le serait jamais davantage. Les Acadiens parurent comprendre que ces passe-ports ne leur seraient jamais accordés, car à par tir de ce moment, ils cessèrent de faire entendre des réclamations. On leur avait dit : « Prêtez serment ou allez-vous en. » En définitive, il n’y avait pour eux d’autre alternative que de rester sous le bon plaisir du gouverneur ou de partir sans permission. Ils demeurèrent paisiblement sur leurs propriétés jusqu’au temps de la déportation. Ceux qui avaient choisi d’émigrer du côté des Français l’avaient déjà fait, pour le plus grand nombre, l’automne précédent, après la proclamation de Cornwallis[16].

La politique de Cornwallis à l’égard des Acadiens, outre qu’elle fut injuste, ne pouvait être plus maladroite qu’elle ne l’avait été, dès l’arrivée de ce gouverneur dans le pays. Il avait devant lui une population morale et paisible, de laquelle il pouvait espérer l’assistance et la soumission la plus complète. Il n’avait qu’à se montrer doux et humain, et à lui faire comprendre qu’elle n’avait rien à redouter de sa part, pour l’attacher définitivement à la Couronne.

Après avoir donné des preuves aussi évidentes de fidélité à leur serment, pendant la guerre qui venait de se terminer, et cela dans des circonstances exceptionnelles qui en rehaussaient le mérite, après avoir reçu, par l’entremise du Secrétaire d’État, les assurances du bon vouloir de Sa Majesté à leur égard, les Acadiens étaient en droit d’espérer que la conduite des Gouverneurs envers eux ne subirait pas de revirement. Pour s’en faire des amis, Comwallis n’avait qu’à leur montrer le bon côté de sa nature. La douceur et la justice ont toujours été des moyens d’action infaillibles ; l’obéissance et la sympathie naissent de la bonté comme l’eau jaillit de la source ; il n’est de lien solide que celui qui a la sympathie et la justice pour origine. Cornwallis avait à peine touché le sol de l’Acadie, que les députés acadiens s’empressaient de venir lui présenter leurs hommages. Que durent penser ceux-ci lorsqu’au lieu de l’accueil cordial auquel ils pouvaient s’attendre, on les reçut avec arrogance en leur jetant par la tête une Proclamation aussi sévère ! Ce changement subit ne signifiait-il pas clairement à leurs yeux : « Tant que nous avons été les plus faibles, nous avons eu recours à toutes sortes de ménagements et de détours pour vous garder dans le pays[17]. Maintenant nous sommes forts, nous allons parler en maîtres, et nous entendons adopter une ligne de conduite toute différente à votre endroit. » Les Acadiens ne durent-ils pas craindre que leurs privilèges ne leur fussent enlevés l’un après l’autre ? Que le libre exercice de leur religion ne fut entravé et peut-être aboli ? Puisqu’on ne respectait pas les conventions solennelles arrêtées vingt ans auparavant dans l’affaire du serment, pourquoi respecterait-on davantage leurs autres droits ?

Oui, l’occasion était belle de conquérir à jamais leur affection et leur fidélité. La conduite des officiers français envers eux, pendant les invasions de la dernière guerre, avait probablement[18] affaibli la sympathie qu’ils éprouvaient naturellement pour la France. Il eut suffi de leur montrer des égards, de leur faire comprendre que la fondation d’Halifax ne changerait en rien l’attitude des dix dernières années, pour se les attacher plus étroitement, et les amener un peu plus tard, sans pression et sans supercheries, à prêter ce serment auquel l’on paraissait tenir si fort.

Il semblerait, à première vue, que la fondation d’Halifax eut dû ne plus donner d’importance au fait de retenir les Acadiens. Leurs terres étaient les plus fertiles de la Province ; leurs travaux d’endiguements représentaient à eux seuls une somme énorme de labeur. Ces terres pouvaient donner l’aisance à une population de 12,000 âmes. Mais il y avait des objections qui subsistaient encore contre leur laisser-partir, et avec autant de force qu’en 1713. Les sauvages étaient toujours ennemis irréconciliables des Anglais, et cette aversion était habilement entretenue par les Français du Cap Breton. Tant que ceux-ci resteraient maîtres d’un coin de terre dans ces parages, il serait impossible, ou, en tout cas, dangereux, d’établir de nouvelles colonies sans les protéger efficacement et à grands frais contre ces Indiens. Autrement, personne ne voudrait courir le risque de s’y fixer.

La considération la plus puissante cependant était l’accroissement de forces que l’accession des Acadiens donnerait à la France. Cette éventualité, dont l’importance n’échappa pas aux intéressés, au temps de Nicholson et de Philiipps, avait encore plus de poids à l’heure présente. Une addition de 13,000 âmes[19] du côté des Français eût rendu fort précaire la position de l’Angleterre dans la Péninsule. C’est ce que comprenait Comwallis, et ce que son successeur Hopson comprit non moins bien, lorsqu’il suppliait les Lords du Commerce[20]de ne pas l’obliger à presser les

diens sur cette question du serment, leur représentant que pour l’instant il était impossible de le leur faire prêter, et que leur départ serait la ruine du pays.

Autant les Anglais avaient d’intérêt à garder les Acadiens, autant les Français en avaient à les faire émigrer. La prestation du serment de fidélité, sous Philipps, avait réglé la question dans un sens favorable à l’Angleterre, et la France semblait y être restée depuis indifférente. Mais la Proclamation de Cornwallis, en retirant les conditions accordées, avait rouvert le débat, et laissait les Acadiens libres de s’éloigner. Il n’y avait pas d’autre moyen de sortir de l’impasse, et c’était d’ailleurs ce que comportait la Proclamation même : ou se soumettre au serment, ou partir.

Cornwallis a caractérisé sévèrement les tentatives des Français pour attirer à eux les Acadiens. Nous les blâmons également. Ou plutôt, nous blâmons la nature des moyens qu’ils ont employés en ce sens, et non le fait en lui-même. Car, la France ayant été partie au Traité d’Utrecht, avait le droit et le devoir d’en surveiller l’exécution. Puisque les Acadiens avaient incontestablement le droit de laisser le pays, les Français avaient aussi celui d’user de persuasion pour les y décider. De persuasion, et pas davantage. Et c’est parce qu’ils ont eu recours à une pression indue et même à la violence que nous les en blâmons. Mais il appartenait plutôt aux Acadiens à leur infliger ce blâme qu’aux autorités d’Halifax[21]. Quoi que ce soit que les Français aient pu commettre de contraire à la prudence ou à la stricte légalité, leur culpabilité ne surpasse ni même n’égale celle des Gouverneurs : dans un cas, on péchait par violence dans l’exercice d’un droit, de l’autre par violence contre l’exercice de ce même droit. Le serment, consenti par Philipps, était pour les Acadiens la coalition de leur séjour dans le pays ; il liait tout aussi bien le Gouverneur anglais qu’il les liait eux-mêmes. Puisqu’il était révoqué, au moins les Acadiens devaient-ils reprendre la position qu’ils occupaient avant le compromis accepté par Philipps, — c’est-à-dire qu’ils devenaient libres de se retirer dans l’espace d’un an, avec tous leurs effets, et même le produit de la vente de leurs biens. « L’on n’est pas sujet sous condition, » disait subtilement Cornwallis. Mais les Gouvernements, comme les individus, sont soumis aux conditions qu’ils acceptent. C’était à prendre ou à laisser. Il fallait ou laisser partir les Acadiens, lesquels en avaient le droit garanti par un traité solennel, ou accepter les conditions qu’ils mettaient à leur séjour. Cette dernière alternative ayant été acceptée et sanctionnée, le gouvernement se trouvait lié aussi étroitement que des particuliers le sont par des contrats. Une Tsarine autocrate ne permit-elle pas aux Mennonites de s’établir dans son empire sous la même condition de ne pas porter les armes[22] ? Cette condition fut révoquée un siècle plus

tard, mais avis en fut donné longtemps à l’avance aux intéressés, et privilège leur fût accordé de vendre ou d’emporter tout ce qu’ils possédaient. Un pays constitutionnel comme l’Angleterre était-il tenu à moins ? Puisque les diens désiraient partir, ils eussent bien fait de ne tenir aucun compte des empêchements que leur suscitait Cornwallis, et de s’éloigner en emportant leurs effets, et sans avoir de passe-ports, car cette affaire de passe-ports n’était qu’une fraude pour les retenir. En règle générale, ils ne le firent pas. Comme au temps de la guerre, ils résistèrent à toutes les séductions et à toutes les menaces des Français : nouvelle preuve de leur fermeté de caractère et de leur soumission au gouvernement ; nouvelle preuve peut-être aussi de la non-intervention de leur clergé, sinon de son peu d’influence en ces matières temporelles.




  1. Tout le passage suivant que nous mettons entre crochets a été biffé dans le MS. — Cependant il se trouve intégralement dans la traduction anglaise, (vol. I, depuis le 2e par. de la page 245 jusqu’au milieu de la page 247), ce qui porte à croire que l’auteur ne l’a biffé qu’après coup. Au demeurant, ce « résumé » n’était pas essentiel ici.
  2. L’on n’a qu’à se rapporter, pour tout cela, à nos premiers chapitres. Pour mémoire, nous noterons seulement ceci :

    1713. June 23. Warrant from the Queen, directing Nicholson to allow sueh of the French inhabitants of N. S. and New Foundland as désire to be subjeets of Her Majesty, « to retain wid enjoy their lands and settlements without any Lett or molestation… or to sell the same if they shall rather chuse (sic) to remove elsewhere. » A. 27 B. T. N. S. vol. I. A. C. Nova Scotia. Report of Can. Arch. for 1894, p. 17.

    D’autre part, ce passage d’une lettre de Vetch aux Lords of Trade, en date du 24 nov. 1714 : « the bad effect of their removal (the Acadians)… the removal of ail their eattle, sheep and hogs will entirely strip the colony… the policy of allowing the French to sell their land not provided for in the treaty of Utrecht… the land, besides, was promised as a reward to the captors. A. 28. B. T. N. S. vol. I. Id. Ibid. p. 19.

    L’on n’est pas plus impudent.

  3. Cette question de la « neutralité » des Acadiens est bien exposée dans Hameau, (Tome II, ch. XI). Naturellement, les historiens anglais ne veulent pas l’admettre. Voici ce que dit par exemple William Kingsford : « It is customary to speak of thèse people as « the neutrals ». The term grew into use, but it is entirely unwarranted. Inferior novelists, with more serions writers, have made the word a vehicle on which they can base such arguments as they can offer… » Hist. of Canada, vol. III. Book XI, ch. III, N. S. p. 431). Et Murdoch : « The forced removal !  !  ! of the French Acadians, who called themselves neutral French… » Hist. of N. S., vol. II, ch. XX, p. 280. Et id., ibid., p. 287. « There can be no room to doubt that such a neutrality as had been suffered, But never sanctioned by the British Crown… ». Mais à qui la faute s’il est vrai que la Couronne Britannique n’ait jamais sanctionné le serment conditionnel que les Acadiens avaient prêté officiellement et qui avait été accepté par le gouverneur d’alors ? Les habitants français n’étaient-ils pas en droit de croire que ce serment était bon ? N’avait-on pas agi, pendant vingt ans, de façon à les laisser sous cette impression ? Pourquoi venir troubler leur paix tout-à-coup et leur demander un autre serment, mais cette fois absolu ? — Ah ! c’est que les Anglais se sentaient les plus forts maintenant. Quant à Parkman, l’on sait qu’après avoir partagé le sentiment général des historiens anglais là-dessus, il est venu à résipiscence dans A Half Century of Conflict, vol. I, ch. IX. Louisbourg and Acadia, p. 209, où l’on dit : « Recently, however, évidence has appeared that, so far at least as regards the Acadians on and near Mines Basin, the effect of the oath was qualified by a promise on the part of Philipps that they should not he required to take up arms against either French or Indians… This statement is made by Gandalie, etc. » — Dans le même ouvrage, T. II, p. 173, ch. XXII, Parkman va plus loin et il admet que tous les Acadiens, et non pas seulement ceux des Mines, ont prêté un serment conditionnel. Cf. notre Tome 1er d’Acadie, ch. VII, note 16.
  4. Ego primam tollo, nominor quoniam leo.

    Phaedri Fabul. Lib. I. Fab. V. Facca, Capella, Ovis & Leo. Page 3 de l’édit. de Leipsig. 1876, chez B. G. Teubner.

  5. Nova Scotia Documents, p. 175-6. — Cette lettre a été citée dans le chapitre précédent. L’extrait que le MS. en donne ici est fautif. Nous rétablissons le vrai texte.
  6. Nous recommandons de lire, pour toute cette question des frontières de l’Acadie, en particulier Garneau, liv. VIII, ch. III, Commission des Frontières. (Tome II, p. 184 et seq. de la seconde édition, Québec, Lovell, 1852). Aussi, New France and New England, by John Fiske, ch. VII. Norridgewoch and Louisbourg. (Boston, 1904). — M. de la Jonquière était né en Languedoc, en 1686. En août 1749, remplaça M. de la Galissonnière comme Gouverneur Général du Canada. Il avait combattu en Espagne dans la guerre de la Succession : il avait aussi accompagné Duguay-Trouin à Rio-Janeiro, et pris part au combat de l’amiral de Court contre l’amiral Matthews, en 1744. Il mourut à Québec le 17 mai 1752, à l’âge de 67 ans, et fut enterré dans l’église des Récollets.
  7. Le MS. original, aussi bien que l’édition anglaise, place cet événement en octobre, tandis qu’il se passa du 27 novembre au 4 décembre, v. s. — « In december, 300 Micmacs and St. John Indians, suddenly appeared at Mines, and captured lieutenant Hamilton and 18 men, whom tliey surprised outside the fort… The author and instigator of all these attacks was well known to Gov. Cornwallis to be Le Loutre… » — Hannay, Hist. of Acadia, ch. XX, p. 360-1.

    « On 27 nov. v. s. (8 dec. n. s.) the Micmacs and St. John Indians united, about 300 in number, surprised lieutenant Hamilton and 18 men, who had besn detached by Capt. Handfield from his fort in Mines, and made the whole party prisoners ; and after several attempts on the fort, they retired towards Chignecto, 4-15 december… on the 13-24 december, information on oath was given to the government at Halifax, that certain persons named were with the Indians when they attacked the fort at Mines, commanded by captain Handfield, that they bore arms, and assisted the Indians… » — {Murdoch, II, XII, 166-7)

    Cf. aussi Kingsford, Hist. of Can., vol. <span title="Nombre III écrit en chiffres romains" style="text-transform:uppercase;">III. Book XI, c. III, p. 429. Cf. A. C. 1894. Nova Scotia, p. 149. — December 10. Halifax, Cornwallis to Secretary of State. « Learns from capt. Handfield, that about 300 Micmacs and St. John Indians had, on the 27th nov., attacked a detachnient from his fort and taken them all prisoners. They withdrew to Chineeto on the 4th with their prisoners after several attempts on the fort. » — A. & W. I., vol. 31, p. 121.

  8. Le MS. ne donne que cinq des noms des soi-disants rebelles, tandis qu’ils étaient onze.

    Cf. Nova Scotia Archives, p. 177. Murdoch, vol. 2, XII, 167. — Richard affirme également, ou du moins on peut l’inférer d’après son texte, qu’il s’agit ici d’habitants de Copequid, tandis que tous les documents les donnent comme de Piziquid. Voici du reste comment il s’exprime ; « un mandat d’arrestation fut émis contre, (suit cinq noms), sous l’imputation d’avoir assisté les sauvages, mais ils ne purent être arrêtés. À Cobequid, où il n’y avait ni troupes, ni protection, les sauvages, par des menaces et des voies de fait, forcèrent une partie de la population à les suivre avant l’arrivée des troupes. » {fol. 303 B du MS.) (Édit. angl. I, p. 249).

  9. Nova Scotia Archives, p. 184. La lettre est du 19 mars 1750, et commence à la page 181 de la compilation de Akins. Cf. A. C. pour 1894, p. 154-5. 1750, Mardi 19, Halifax. Cornwallis to Lords of Trade : « Shall defer making the inhabitants take the oath of allegiance till he hears what kind of settlers to expect in Spring and what additionnai force is to be sent. » (F. 127, B. T. N. S., vol. 9).
  10. Cf. A. C. pour 1894. Nova Scotia, p. 152.

    1750. February 16. Whitehall. Lords of Trade to Cornwallis.

    « His measures for reducing the Indians approved of, but offers of peace should be held at the same time… as the French from Canada have made a settlement in the Province, with a view to draw the inhabitants, all forcible measures to induce them to leave their settlements should for the présent be waived… » B. T. N. S., vol. 34, p. 189. Cf. Nova Scotia Archives, p. 196, un extrait d’une lettre des mêmes Lords à Cornwallis, en date du 22 mars 1750 : « if you shall be able to prevent their abandoning their settlements just at this time, when the French are particularly industrious to draw them off their allegiance to the crown of Great Britain, and the Province is contending against all the Disadvantages to which a new and disputed settlement can be exposed, you will be able hereafter by a good correspondence with them and making them feel the advantages of the settlement, to remove their prejudices and firmly unite them to the British interest.

  11. Le MS. dit que cette pétition fut présentée en mai. Erreur. Cf. Nova Scotia Archives, p. 185-6-7-8. La pétition fut présentée par Jacques Teriot, de Grand-Pré, François Oranger, de Rivière-aux-Canards, Baptiste Galerne et Jean André, de Pisiquid. La réponse de Cornwallis couvre 2½ pages de la compilation.
  12. « At a council held at the Governors on friday the 25th of May 1750. His Excellency read o Petition from the inhabitants of Annapolis Royal desiring leave to retire. Charles Pregian (Prejean) & Jacques Michel who presented the petition were called to explain some parts of it that were new and extraordinary, particularly where they say that they never considered themselves as Subjects of the King of Great Britain… His Excellency read two pétitions from the District of Mines, one desiring leave to retire… The Deputies of Annapolis Royal, Grand-Pré, Rivière de Canard et Piziquid being called in, His Excellency made the answer to their Petitions as agreed to as follows. » — Nova Scotia Archives, p. 188.
  13. « During these proceedings, the English Governor, Cornwallis, seems to have justified the character of good temper given him by Horace Walpole. His attitude towards the Acadians remained on the whole patient and conciliatory. » Montcalm and Wolfe, vol. I, ch. IV, p. 115.« 

    Even the caustic Horace Walpole speaks of him as a « brave, sensible young man, of great temper and good nature. » Id., Ibid., p. 97.

  14. En français et entre guillemets dans le texte anglais de Akins : d’où il faut conclure que cette expression était dans la requête des Acadiens.
  15. Nova Scotia Archives, p. 189-10-11-12.
  16. Cf. A. C. 1887, p. CCCXLVI. Desherbiers & Prévost au ministre… « Établissement de 7 chefs de familles acadiennes en l’Ile Royale ; d’autres devront suivre… Il y en a aussi de Beaubassin qui se sont retirés à l’Île Saint Jean. » (Aug. 15. Louisbourg, 1749. Fol. 10, 7 pages).

    1750, Oct. 15, Louisbourg. M. Prévost au ministre. Return of the provisions and stores for the feeding and clothing of troops and of 2000 new inhabitants from Acadia who have taken refuge at Île St. Jean. P. CCCLII des A. C. pour 1887.

    « D’où pouvait venir ce changement subit dans le ton et dans les propositions de Cornwallis ?… Peut-être cherchait-il à gagner du temps par de bonnes paroles, ainsi que l’avait pratiqué Philipps. » Rameau, p. 144-5.

    « La réponse du gouv. Cornwallis contenait deux aveux qu’il est très important de noter, parce qu’ils sont une confirmation du traité d’Utrecht. D’abord, il reconnaissait pleinement le droit qu’avaient les Acadiens de quitter la Province ; ensuite, il engageait sa parole de les laisser partir dès le premier moment favorable. » — Casgrain, p. 89.

    Mais Casgrain a dû voir pourtant que « ce premier moment favorable », dans la bouche de Cornwallis, n’était qu’un procédé dilatoire, un prétexte pour gagner du temps et pour éluder finalement la question. Et il l’a vu en effet, puisqu’il ajoute : « Les Acadiens ne se faisaient guère illusion sur cette dernière condition. » Casgrain attache peut-être un trop grand prix à ces « deux aveux » de Cornwallis, lesquels n’étaient au fond que de la rouerie.

  17. Cela ressort avec évidence, soit des documents que nous avons déjà cités, soit de ceux qu’il y a encore aux archives. La question d’intérêt prime tout, aussi bien pour les gouverneurs que pour la Métropole, représentée en l’espèce par les Lords du Commerce et le Secrétaire d’État. Le départ des Acadiens eût entraîné la ruine de la Province, soit faute de bras pour continuer à la défricher et à la cultiver, soit à cause du renfort que leur exode eut apporté aux colonies françaises, ce qui eût compromis l’existence des possessions britanniques de ce côté. Aussi, était-ce une chose qu’il fallait empêcher à tout prix, d’abord par ruse, en attendant que l’on fût assez nombreux et assez fort pour ne plus dépendre de ces « pauvres gens » et pour leur dicter brutalement des ordres sans pitié. Du premier moment au dernier, la « question d’humanité » n’est jamais entrée en ligne de compte dans les calculs des autorités anglaises, à tous les degrés de la hiérarchie. Elles ne pouvaient, sans risquer de tout perdre, se passer des Acadiens, les premières années. Il a donc fallu les garder. Mais après ? Après ? Hélas ! l’on ne sait que trop ce qui en fût.
  18. Richard avait d’abord écrit grandement, et c’est cet adverbe qui a passé dans la traduction anglaise : « The way the French officers had treated them during the invasions of the late war had considerably weakened their natural sympathy for France. » (vol. I, p. 253, au bas). Dans le MS. tel que nous l’avons, le mot grandement est biffé et remplacé par probablement. Ce dernier adverbe est beaucoup plus juste. (Fol. 311 du MS.)
  19. D’après la description de l’Acadie, qui se trouve dans Documents inédits sur l’Acadie, publiés par le C. F. pièce VII, p. 44 & seq., la population acadienne de la Péninsule formait en 1748 un total d’environ 9, 150 communiants, c’est-à-dire 12,500 à 13,000 âmes.
  20. « Desires to know the form of oath to be offered to the French inhabitants ; it is impossible to force the present oath on them ; the inhabitants of Chignecto made it a pretext for throwing off their allegiance and leaving their lands ; they are now in a better disposition and likely to amend. Will his silence on that head be npproved of ? It is impossible to replace them if they leave. » Hopson to Lords of Trade. Dec. 6, 1752. Halifax II. 120. B. T. N. S., vol. 13, (P. 186 des A. C. pour 1894).

    Et la réponse des Lords of Trade :

    « Whitehall, March 28, 1753 : « …The French inhabitants are not to be forced to take the oath, although it is désirable they should do so… » " Id., Ibid., B. T. N. S., vol. 35, p. 425. (p. 189 des A. C.)

  21. Sans doute, parce que ces manœuvres de leurs compatriotes n’étaient propres qu’à soulever la méfiance et la jalousie des anglais, et à aggraver leur situation intérieure, déjà pourtant si compliquée. Il était naturel que les Gouverneurs cherchassent à se venger sur les Acadiens des menées auxquelles les Français se livraient pour hâter leur retour parmi eux.
  22. Le MS. original (fol. 321) porte « Tsar autocrate », tandis que le fait mentionné se passa sous Catherine II (1762-1796). Catherine II, ayant appris que les Mennonites étaient excellents comme colons, les invita, en 1786, à venir s’établir en Russie. Trois ans après, 228 familles mennonites y arrivaient. Plusieurs autres suivirent. Des privilèges nombreux leur furent accordés, entr’autres exemption à perpétuité du service militaire (un art. du credo mennonite défendait de porter les armes, et cet article reposait sur une fausse interprétation de textes bibliques et évangéliques, comme tout le reste de leur étrange doctrine, d’ailleurs). L’immigration des Mennonites en Russie se continua jusqu’en 1817. Depuis lors, ces sectaires reçurent d’autres preuves de bon vouloir de la part du gouvernement impérial. Mais dans la seconde moitié du 19e siècle, les conditions changèrent. En 1871, sous Alexandre II, dit le « Tsar libérateur », (1855-1881), un édit adressé à tous les Mennonites de l’empire leur signifiait que leur privilège d’exemption du service militaire expirerait dans dix ans. On leur accordait ce laps de temps pour voir à aller se fixer ailleurs. Car l’on savait que ces fanatiques ne renonceraient pas à leurs idées là-dessus, et d’autre part, c’était l’époque où, selon l’expression de Rambaud, « la situation nouvelle faite à l’Europe par le développement de la puissance militaire prussienne, obligea aussi l’empire des Tsars à réformer son système d’armée. La loi de 1873 y pourvut : elle dispose que tous les sujets russes, sans distinction de condition ou de nationalité, seront soumis à l’obligation du tirage au sort ». En 1881, sous Alexandre III, (1881-1894) les Mennonites quittèrent la Russie et l’Europe et vinrent en Amérique où ils achetèrent d’immenses propriétés (ils étaient économes, travailleurs et s’étaient enrichis), dans les prairies du sud et de l’ouest américain. — Le fondateur de cette secte fut Menno Simons, né à Witmarsum, (Friesland), en 1492, mort à Oldesloe, (Holstein), en 1559 ou 1561. Avait été ordonné prêtre catholique et fait curé de Pingium en 1524. Vers 1536, renonça au sacerdoce et au catholicisme, et devint évangéliste en Hollande, en Allemagne et jusqu’en Livonie. — Il y a eu des Mennonites aux États-Unis, dès 1683. À la demande de William Penn, qui les avait rencontrés en Europe, et qui avait été frappé de leur affinité avec les Quakers, ils vinrent fonder Germantown, et de là se répandirent dans les États de l’Union, mais c’est en Pennsylvanie qu’ils sont les plus nombreux. En tout et partout en Amérique, l’on en compte aujourd’hui 55,554, avec 1112 ministres et 673 temples. Mais ils n’ont entre eux ni union doctrinale ni lien disciplinaire. Ils forment 12 corps indépendants l’un de l’autre. — Lors de l’émigration de 1881, un grand nombre vinrent s’établir dans l’Ouest Canadien, sur les bords de la Rivière Rouge et ailleurs dans ces vastes régions. Le gouvernement Fédéral leur avait fait des offres alléchantes qu’ils acceptèrent. Ils sont 20, 000 au Canada.

    Cf. Encycl. Amer., vol. X, à l’art Mennonites.

    The Amich Mennonites, a slcetch of their origin and their seulement in loiva, with their creed in an Apendix, by Barthinius L. Wick, A. M. (Town City, Published by the State Histor. Society, 1894). Alfred Rambaud. Histoire de la Russie (Paris, Hachette, 1900). The Mennonites in America, by C. Henry Smith, A. M. Ph. D., Professer of History in Goshen Collège. (Goshen, Indiana, 1906). — Ce Smith était Mennonite lui-même, son père ayant été l’un des Évêques de cette étrange religion. — Cf. Catholic Encycl., art. par N. A. Weber. L’on a bien compris que la situation des Acadiens en Acadie et celle des Mennonites en Russie ne présentait qu’une lointaine assimilation… Et c’est le cas de dire : « toute comparaison cloche, omnis comparatio claudicat. » La conclusion que Richard tire de ce fait historique est juste, à savoir que l’Angleterre libérale n’aurait pas dû accorder à des exempts moins que ne l’avait fait le Tsar.