Acadie/Tome III/09

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Texte établi par Henri d’Arles, J.-A. K.-Laflamme (Tome 3p. 265-274).

CHAPITRE TRENTE-SEPTIÈME


LES ACADIENS DANS LA CAROLINE DU SUD, LA GÉORGIE ET AILLEURS.


Le sort des Acadiens réfugiés à Philadelphie fut, certes, bien lamentable ; mais nous avons des raisons de croire que celui des autres proscrits ne le fut pas moins. La législature de Pensylvanie fut souvent, il est vrai, impitoyable à leur égard ; cependant la charité privée, stimulée par le zèle du bon Antoine Bénezet, vint à leur assistance avec une sollicitude digne d’éloges. Même en ce qui concerne la législature, nous avons la preuve qu’à plusieurs reprises elle s’est occupée d’eux d’une manière effective. C’est même à ce fait que nous devons d’être mieux renseignés sur ce groupe d’exilés que nous ne le sommes sur d’autres. Philadelphie était déjà à cette époque un centre assez considérable. Si cette assistance, qui ne s’adressait qu’à 450 personnes, et bientôt à moins de la moitié de ce nombre, y a paru si onéreuse et fût l’occasion de tant de requêtes à l’assemblée des représentants, l’on peut s’imaginer quelle a dû être la misère endurée par les groupes du Maryland, de la Virginie, de la Caroline et de la Géorgie, et les ravages que le climat de ces endroits, fatal à des gens du Nord, fit dans leurs rangs. Ils étaient là environ 4,000, disséminés en trois ou quatre lieux. La charité, publique ou privée, se considérait impuissante à venir en aide à tant de monde : c’est probablement pour cette raison que quelques-uns des gouverneurs de ces provinces ne cherchèrent pas à retenir ces exilés.

« Les quinze cents Acadiens débarqués dans la Caroline du Sud, dit Casgrain[1], furent d’abord distribués dans les établissements, mais les autorités locales s’émurent bientôt du sort injuste et cruel dont ils étaient victimes, et leur fournirent, aux frais de l’État, des navires pour les transporter ailleurs. »

« Voici en quels termes[2] un mémoire, rédigé en 1762, raconte les péripéties qu’eût à traverser un détachement acadien parti de la Caroline du Sud :

« Les habitants leur donnèrent deux vieux vaisseaux, une petite quantité de mauvaises provisions, et la permission d’aller où ils voudraient. Embarqués dans ces vaisseaux qui faisaient eau de toutes parts, ils échouèrent bientôt sur les côtes de la Virginie, près de Hampton, colonie irlandaise. On les prit d’abord pour des ennemis qui venaient piller, ensuite pour des pirates, enfin pour des hôtes dangereux dont il fallait se défaire. On les força d’acheter un vaisseau, et tout l’argent qu’ils purent rassembler entre eux se montait à quatre cents pièces de huit ; ce fut le prix qu’on leur demanda. Ce navire valait encore moins que celui qu’ils venaient de quitter, et ils eurent toutes les difficultés du monde à se faire échouer, une seconde fois, à la côte du Maryland. Il serait injuste d’oublier de dire ici qu’un des magistrats de la Virginie, ayant appris la perfidie qu’on avait exercée contre ces malheureux, fit punir les habitants du village de Hampton, et qu’il envoya une chaloupe au devant des Acadiens pour les faire revenir et les instruire de l’état de leur vaisseau. Les débris de leur naufrage furent alors la seule ressource qu’ils eurent à espérer, et ils passèrent deux mois sur une île déserte à raccommoder ce vaisseau. Ils réussirent à la fin, et, après avoir remis en mer pour la troisième fois, ils eurent le bonheur d’aborder dans la baie de Fundy, où ils débarquèrent près de la rivière Saint-Jean, réduits à neuf cents, de plus de deux mille qu’ils étaient à leur départ d’Acadie[3]. »

« La Géorgie, comme on le sait[4], avait été fondée pour servir de refuge aux infortunés, mais il était expressément déclaré dans la charte qu’aucun catholique romain ne pouvait s’y établir. Aussi, dès que le gouverneur Reynolds eut appris l’arrivée de quatre cents Acadiens, il résolut leur bannissement, mais comme l’hiver était commencé, il les cantonna par petits groupes, dans la colonie. En attendant le printemps, ils s’occupèrent à construire, avec l’autorisation du gouverneur, un certain nombre de grossiers bateaux, sur lesquels ils s’embarquèrent au mois de mars, animés par l’espérance de remonter le long des côtes de l’Atlantique jusqu’à leur pays natal. Avec un courage et une persévérance presque sans exemple, un bon nombre finirent par atteindre New-York, et même le Massachusetts ; mais mi ordre de l’impitoyable Lawrence vint arrêter leur marche ; leurs bateaux furent confisqués ou détruits, et eux-mêmes mis en captivité[5]. » « D’autres conçurent le projet hardi de franchir les vastes solitudes qui les séparaient du golfe du Mexique, et d’aller se fixer en Louisiane, parmi les créoles d’origine française, ou parmi d’autres exilés qui allaient s’y rendre en passant par les Antilles. Montés sur des bateaux construits de leurs mains, ils se confièrent aux eaux qui coulent vers le couchant et vont tomber dans le Mississipi.


« … Plus loin que la Belle-Rivière… »[6]


Ceux-là croyaient dire un éternel adieu à la patrie aimée, aux parents, aux amis, jetés sur d’autres plages ; mais, dans cet endroit lointain, ils pouvaient espérer du moins trouver un asile assuré contre de nouvelles persécutions ; mieux valait avoir à combattre les éléments et le climat que de s’exposer à la fureur d’un tyran. Leur sort, pour être triste, certes, était encore préférable à celui de leurs compatriotes qui, de nouveau, furent en butte à la cruauté de Lawrence. Le nombre des Acadiens qui cherchèrent refuge dans cet asile fut d’abord peu considérable. Comment des familles déjà désunies auraient-elles pu se décider à fuir en masse dans une direction qui les éloignait davantage de leurs proches, jetés sur les côtes de la Nouvelle-Angleterre ou cachés dans les forêts du Nouveau-Brunswick ? Les événements prouvèrent cependant que celles qui s’y déterminèrent avaient agi le plus sagement. Sous le rapport du brisement des liens familiaux, leur situation ne fut ni meilleure, sans doute, ni pire non plus, que celle de l’ensemble des proscrits ; et, en très peu d’années, dans cette nature exubérante, elles purent se refaire une modeste aisance, jouir d’une liberté et d’une tranquillité, qui firent défaut, et pendant si longtemps, à tant d’autres. De 1765 à 1788, surtout de 1780 à 1788, elles furent renforcées par 3, 000 compatriotes venus de Saint-Domingue, de la Guyane, des ports de la Nouvelle-Angleterre, et particulièrement de la France.

La première colonie acadienne fut fondée sur le Mississipi même, près de Bâton Rouge ; mais ceux qui vinrent ensuite poussèrent leurs établissements dans l’intérieur, aux Attakapas et aux Opelousas, où ils forment des groupes importants et prospères. Là, ils se sont adonnés principalement à l’élevage du bétail par troupeaux immenses : ils ont conservé leurs coutumes, leurs traditions, leur langage avec une fidélité qui les fait reconnaître au premier coup d’œil. Plusieurs de leurs descendants se sont élevés à des positions importantes. Nous citerons, en passant, Alexandre Mouton, qui siégea longtemps au Sénat des États-Unis et devint gouverneur de la Louisiane. Son fils, le général Mouton, fut tué à la tête de son régiment, tout composé d’Acadiens, pendant la guerre de Sécession. M. Poclié, acadien également, est actuellement, croyons-nous, juge-en-chef de la Louisiane[7].

Dans le sud[8], les Acadiens furent généralement traités avec humanité ; mais il n’en fût pas toujours ainsi dans les provinces de la Nouvelle-Angleterre. L’on fût surtout impitoyable envers ceux qui, revenant de la Caroline et de la Géorgie, voulurent se ravitailler dans les ports du Connecticut et du Massachusetts. En 1756, un groupe de 78 proscrits était parvenu, après mille privations, à se construire un petit bateau. Partis de la Caroline dès le printemps, ils avaient enfin dépassé New-York. S’étant arrêtés dans une anse du Long Island pour s’approvisionner d’eau et de vivres, ils furent saisis par ordre du gouverneur, Sir Charles Hardy, quoiqu’ils eussent des passeports signés par les gouverneurs de la Caroline et de la Géorgie, et furent relégués dans l’intérieur de la province, en divers villages écartés dont les magistrats furent requis d’asservir les adultes au travail et de s’emparer des enfants « pour en faire de bons et utiles sujets », autrement dit des protes tants. Tous les enfants furent, conséquemment à cet ordre, séparés de leurs parents et distribués dans les comtés de Westchester et d’Orange.

Il nous semble que le sort de ces infortunés était déjà assez cruel pour faire naître la compassion et pour mériter quelques adoucissements. Ne suffisait-il pas qu’ils eussent été chassés de leur pays, dépouillés de tout, séparés de leurs proches, jetés sur une terre brûlante où la maladie était venue éclaircir leurs rangs ? Ne suffisait-il pas qu’ils se fussent imposés des privations et des peines pour se construire une embarcation avec laquelle ils avaient espéré se soustraire aux influences de ce climat meurtrier ? N’était-ce pas assez qu’ils eussent affronté les misères d’un long et laborieux trajet ? N’était-ce pas assez qu’on eût encore ajouté à toute la série de leurs angoisses en les dispersant parmi des étrangers à leur croyance, à leur langue, à leurs habitudes ? Non, cela ne suffisait pas. La tranquillité de Lawrence était troublée par les déplacements de ces proscrits. Aussi, l’année suivante, l’ordre fut donné de les jeter en prison ; et, raconte M. Gilmary Shea, dans tout l’espace qui s’étend depuis Richmond en gagnant vers le nord, cette mesure fut mise à exécution[9].

Devant une telle accumulation de souffrances et d’indignités, supportées par une population paisible et désarmée, qui n’avait jamais donné l’occasion de griefs sérieux quand elle tenait dans ses mains les destinées de son pays, l’on se sent pris d’un serrement de cœur, tandis qu’aux lèvres monte un cri d’angoisse auquel se mêlent à notre insu des mots de malédiction. Est-il équipage tombé au pouvoir des féroces insulaires de l’Océanie qui ait enduré autant de tortures morales que ces pauvres victimes de l’oppression d’un tyran ? Et ceci se passait dans un pays civilisé, dix-huit siècles après l’avènement du christianisme et l’apparition de Celui dont l’enseignement fut essentiellement un enseignement de charité, d’amour du prochain, à la veille d’une révolution qui devait se faire au nom de la liberté[10]! Elle est bien lente, l’évolution qui doit amener l’humanité à comprendre et à pratiquer le véritable esprit qui constitue le christianisme. Il n’est pas étonnant que l’inquiétude travaille les âmes, et que les meilleurs esprits se demandent si notre état social n’est pas un obstacle irréductible au plein développement des principes que nous devons à l’Évangile.

En cette lin de siècle, l’on s’imagine avoir atteint un haut degré de civilisation. Mais cela est-il bien certain ! Comme preuve, l’on montre les progrès matériels que le monde a faits, les inventions, les découvertes de toute nature qui ont surgi. Qu’est cela, sinon le résultat de l’ingéniosité ? Notre âge est ingénieux, c’est incontestable. Cependant, l’expansion, le progrès de l’esprit chrétien, en quoi réside la vraie civilisation, a-t-il marché de pair avec les conquêtes dans l’ordre matériel ? L’on protège l’animal par des lois dont le but est de l’exempter des souffrances physiques. Et l’homme, être moral, capable de souffrir, alors même que son corps n’est pas touché par la douleur, ou que le corps a depuis longtemps cessé de souffrir, l’homme, si capable de souffrance à raison de son âme immortelle, cherche-t-on à l’épargner, à lui adoucir la vie ? La dureté que l’on manifeste envers lui est cause de ce malaise qui porte le peuple à s’attaquer au fondement même de notre état social, comme ayant un vice radical.

Poursuivons notre triste récit. Nous voudrions être généreux, et supposer, pour l’honneur de l’humanité, que les autorités obéissaient à des ordres que la prudence commandait de respecter, ou encore que les actes barbares que nous venons de relater étaient la conséquence inévitable du premier acte de ce drame de la déportation. Mais il nous est impossible d’admettre cela ni de justifier ces derniers faits. Lawrence, qui avait agi sans ordres supérieurs, n’avait pas lui-même le droit de commander aux gouverneurs des mesures aussi odieuses. D’ailleurs, rien, dans l’histoire ou les récits du temps, ne fait voir un seul acte d’insubordination, ou de résistance par voies de fait, de la part des exilés.

En juillet de cette même année 1756, sept petites embarcations, portant quatre-vingt-dix exilés, longeaient la côte méridionale du Massachusetts. Ces exilés furent arrêtés comme ils entraient dans un havre, leurs bateaux saisis, et bientôt le lieutenant-gouverneur de Boston ordonnait que ces proscrits fussent dispersés par les autorités locales qui leur arrachèrent les passeports dont ils étaient munis[11].

L’année suivante, une partie de ceux qui avaient été confinés dans le comté de Westchester parvinrent à s’échapper et essayèrent de gagner la frontière du Canada ; mais ils furent arrêtés au fort Édouard et de nouveau condamnés à la captivité. Il eut suffi de laisser les familles acadiennes vivre par groupes, ou du moins de ne pas séparer les membres d’une même famille, pour empêcher ces tentatives d’évasion. En éparpillant au contraire ces proscrits, et en leur faisant subir le sort que l’on sait, il était tout naturel que ceux-ci cherchassent dans la fuite la fin de leurs misères.



  1. Pèlerinage… ch. VI. P. 155. Il n’y a rien dans le MS. original — fol. 765 — indiquant un emprunt fait à cet auteur.
  2. Ceci est encore tiré de Casgrain, ch. VII
  3. Archives des affaires Étrangères. Mémoire de M. de la Rochette. Le MS. original — fol. 767 — ajoute à cette référence ceci : « Le chiffre de 900 est certainement très exagéré. » — Le Mémoire d’où ce passage est extrait est au fol. 340 du vol. 449 du Fonds Angleterre, au ministère des Affaires Étrangères, à Paris, et est reproduit in extenso dans A. C. (1905) Généalogie etc., P. 269 et seq. On le trouvera aux appendices.
  4. Le MS. original revient ici au ch. VI de Casgrain, p. 154-5.
  5. Casgrain — et Richard — renvoient à Stevens, History of Georgia. vol. I. pp. 413, 417. La dernière phrase du texte, au sujet de l’ordre de Lawrence, n’est pas dans Casgrain, du moins à cet endroit, mais inspirée par ce qu’il dit à son chapitre XX. pp. 195-6. La circulaire de Lawrence concernant ceci est dans N. S. D. P. 303, en date du 1er juillet, 1756.
  6. Voici comment le MS. original — fol. 768 — résume cet emprunt à Casgrain (p. 155 du Pèlerinage…) : « D’autres franchissant les immenses solitudes qui les séparaient du golfe du Mexique, purent enfin atteindre le Mississipi et la Louisiane en se confiant aux eaux qui les y conduisaient… Far down the Beautiful River (Longfellow. » ) Casgrain cite toute une page du poème d’Évangéline. Mais Richard se contente de cette partie de vers.
  7. Le MS. original — fol. 769 — porte ici la note suivante, résumé de celle de Casgrain, p. 158 : « Les noms qui se rencontrent en plus grand nombre dans cette colonie acadienne sont : Hébert, Thibaudeau, Landry, Roy, Cormier, Doucet, Thériau, Breau, Le Blanc, Arseneau, Richard, Mouton, Comeau, Préjean. Brassard, Gaudet, Blanchard, Guillebault, Bourgeois, Goterau, Martin, Robichaud, Daigle, etc., etc. »
  8. Avec ce paragraphe, nous sautons au ch. IX du Pèlerinage. Je renonce à mettre dCvS guillemets partout où il en faudrait dans le texte. Ce chapitre 37 est un véritable démarquage de Casgrain. — Ce dernier renvoie à l’American Catholic Quarterly Review. The confessors of the Faith. Oct. 1884. Cf. C. A. (1894) 1757. March. 10. Whitehall. Lords of Trade to Lawrence. B. T. N. S. Vol 36. P. 300.
  9. The Catholic Church in Colonial Days. Vol. I. liv. IV. c. IV. The Acadian Catholics in The Colonies. 1755-1763. P. 421 et s. (New-York, 1886).
  10. Inutile de faire remarquer ce qu’a de peu judicieux ce rapprochement entre l’avènement du christianisme et celui de la révolution. La révolution a été la contrefaçon du christianisme.
  11. La lettre de Spencer Phips à Lawrence, à ce sujet, est en date de Boston 23 juillet 1756, et forme le document 162 des Archives French Neutrals.