Acadie/Tome III/24

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Texte établi par Henri d’Arles, J.-A. K.-Laflamme (Tome 3p. 458-473).

APPENDICES VII


(Cf. Chapitre XXXI. Cf. note 7)


LETTRE DE L’ABBÉ LE GUERNE À PRÉVOST.
10 mars 1756.


(D’après A. C. Gén. des fam. acad. etc. App. N. P. 409 & seq.)

À Belair vers Cocagne ce 10 Mars 1756.


Copie d’une lettre écrite par Monsieur l’Abbé le Guerne Missionnaire des sauvages à l’Acadie, à Monsieur Prévost, Ordonnateur à l’Isle Royale et dont la pareille a été aussi adressée à Monsieur le Chevalier de Drucour, Gouverneur.


Monsieur, — Le zèle que j’ai toujours eu pour les Acadiens dont je suis Missionnaire depuis quatre ans, m’engage à vous écrire en leur faveur.

Je vous crois amplement informé de ce qui s’est passé dans cette malheureuse contrée depuis le siège de Beauséjour jusqu’à l’entrée de l’hyver. Je m’y suis trouvé dans cet interval le seul prestre et presque toujours le seul françois.

J’avois pris des arrangements avec l’Anglois en faveur de mes habitans sans déroger à ce que la patrie exigeoit de moy, et j’ai découvert le piège qu’il me tendoit et j’ai sçu grâces à Dieu me retirer à temps.

Me voyant le seul témoin de ce qui se passoit ou au moins le seul capable d’en donner connoissance, j’en ay dressé quelques mémoires que j’ai crû à propos d’envoyer en France et en Canada. Je supprime icy la plupart de ces détails qui ne vous présenteroient rien de nouveau sans rien citer de ce qui s’est passé antérieurement qu’autant que la liaison des faits le demandera naturellement.

Je vous marquerai simplement et en abrégé ce qui s’est passé parmy nous depuis le commencement de cet hiver, vous verrés par là, les embarras que nous traversons, les dangers que nous courons, les besoins qui nous pressent, et s’il n’est pas en votre pouvoir d’user de compassion et de bonté à notre égard.

À la fin de l’automne Monsieur de Boishébert fit exécuter l’ordre de Monsieur le Général qui prescrivoit aux Accadiens de se retirer dans les bois, vis à vis de leurs habitations (Monsieur de Niverville fit aussy dans ce temps là six prisonniers sur les Anglois).

Dès lors il n’y avoit dans l’Accadie françoise qu’environ deux cent cinquante familles placées dans la Rivière de Chipoudy, Petcoudiac et Memeramcouk, cette dernière étoit la plus exposée n’étant éloignée que de sept lieues de Beauséjour ; mais l’habitant reculé d’une demie lieue dans le bois si trouvoit en sûreté, le peu de grains qu’il avoit cueilly joint à ses bestiaux, lui promettoit une subsistance suffisante pour l’hiverner et le conduire à l’embarquement, heureux encore s’il avait gardé la retraite mais l’intérest, l’indocilité, l’inexpériance et la fausse sécurité ont toujours été fatale aux Accadiens.

On s’imagina bientôt que l’Anglois étoit incapable de voyager dans la rigueur de l’hiver, j’essayai en vain de les désabuser, on reparut dans les déserts, plusieurs même se relogèrent dans leurs maisons.

L’Anglois toujours inquiet s’il ne se formoit pas quelques projets contre luy envoya à Memeramcouq trente hommes à la découverte qui prirent trois des nôtres la veille des Rois. Ce fût le plus grand de nos maux, notre principale force consistoit dans l’ignorance ou étoit l’enemi sur notre situation.

Dans ce tems là même Monsieur de Boishébert marchoit à la tête d’un party de deux cent cinquante hommes, tant Sauvages qu’Accadiens pour frapper à la Baye Verte et aux environs de Beauséjour, mais dès lors il augura mal du succès de son expédition, il jugea même qu’il la falloit différer au moins de quinze jours.

Mais voici le plus fatal de nos malheurs, nous caressions un serpent qui nous a presque tués.

Un certain Daniel, Suisse de Nation, soy disant habitant et déserteur de Chibouctou se tenoit parmi nous depuis quatre ans, il avoit été domestique de Monsieur Manach et de quelques uns de nos Commandans, il servoit d’espion à Monsieur le Loutre contre l’Anglois, il étoit cet hyver l’homme de confiance du Père Germain, on le chargeait même de quelques commissions concernant les affaires du Roy.

(a) Un capitaine Anglois que nous avons prisonnier à la Rivière Saint-Jean a déclaré que ce Daniel a esté trois fois aux Anglois dans le cours de l’esté passé. Pour le coup nous croyons n’avoir plus de traîtres, parmy nous et nous espérons ne sera plus si à portée de nous molester. (a)

Ce malheureux sur quelques légers mécontentements passa chez les Anglois vers le quinze de Janvier ; on ne sçauroit exprimer tout le mal qu’il nous a causé, il a de l’esprit, écrit assés bien, parle avec facilité, s’informe de tout et raisonne en politique.

Ce malheureux a rapporté à Monsieur le Commandant de Beauséjour la situation et les dessins des habitans qui aux Mines, au Port Royal, et dans ces quartiers se sont échappés aux Anglois, les projets des françois pour emmener ces pauvres fuyards, où ils doivent s’embarquer, en un mot, comme il sçavoit tout il a tout mis au jour et a ajouté mille impostures.

En arrivant au fort il trouva M. Scot dans des préparatifs pour venir le long des côtes surprendre le camp de Monsieur de Boishébert à Cocagne que ne fit-il pas pour l’encourager ? mais heureusement pour nous les connoissances qu’il donna sur ce point ne servirent qu’à persuader Monsieur Scot de l’impossibilité ou il étoit d’exécuter cette entreprise par terre.

Il a dit encore bien à propos pour nous, qu’il y auroit ici un officier tout l’hiver avec une quantité de Sauvages. Ce malheureux détermina encore Monsieur Scot à armer une piroque pour aller se saisir des Pères Germain et de la Brosse qui se tenoient dans des maisons au haut de Petcoudiak à quinze lieues de Beauséjour, mais la quantité des glaces ou plutôt la Providence fit échouer ce projet. Je ne finirois pas si je voulois suivre ce traître dans toutes ses démarches indignes.

Je tiens ses détails de Pierre Suret qui a déserté récemment de Beauséjour. Toutes ces connoissances mît l’anglois à portée à nous faire bien du mal, nous travaillons cependant à nous en garantir en donnant une nouvelle face à nos affaires, nous avons changé notre camp et les habitans leurs retraites ; nous nous tenons d’ailleurs sur nos gardes c’est tout ce que nous pouvons faire. Mais je reviens à Monsieur de Boishébert.

Il se remit en compagne vers le vingt Janvier, il ignorait alors la désertion de Daniel, il avoit tout à espérer de la bonne volonté de ses gens, ses premières découvertes lui annonçoient des occasions favorables, mais il ne pensoit pas que Daniel instruisoit alors les Anglois pour le surprendre.

Ce malheureux savoit à peu près où il devoit camper, l’anglois profita de ses connoissances, sortit le vingt-cinq du même mois avec deux cent trente homes, et vint tomber avant le jour sur une maison scituée dans les bois, à une demie heure du camp de Monsieur de Boishébert.

(a) Monsieur Scot, commandoit lui-même ce party, il se croyoit sûr de prendre Monsieur de Boishébert et de s’en faire pilotter à Cocagne (a)

Il comptoit l’y surprendre, mais n’y ayant trouvé personne et craignant de s’engager plus avant, il reprit le chemin de Beauséjour après avoir allumé le feu dans cette maison.

Monsieur de Boishébert était à l’abri de la surprise, il avoit plusieurs gardes avancées qui l’avertirent des approches de l’ennemy comme il partoit luy même avant jour pour aller se gabioner sur le chemin de Beauséjour, et partit à la pointe du jour par des routes détournées et tomba avec ses plus braves sur l’arrière garde de l’ennemy, il en auroit fait un grand carnage si tous ses gens l’avoient suivi, une grande partie effrayée par le nombre des ennemis et craignant d’ailleurs d’être investi n’osa sortir du bois ; on engagea cependant l’action qui dura une demie-heure, l’anglois voyant son arrière garde trop foible, fit replier l’avant garde pour la soutenir et se mit en devoir de nous investir.

Monsieur de Boishébert ne voyant à ses côtés qu’un petit nombre de braves et par conséquent se trouvant dans l’impossibilité de résister avec une force infiniment supérieure se retira prudemment de manière que l’ennemi jugea qu’il usoit de feint et n’osa le poursuivre.

L’Anglois eût quelques blessés et perdit deux hommes dont un étoit fort considéré de ses gens, tous les nôtres se retirèrent sains et saufs.

Entre tems vingt sauvages envoyés par Monsieur de Boishébert à la Baye Verte, y brûlèrent deux bâtimens, firent sept chevelures et un prisonnier qui a déclaré qu’on y travailloit fortement à faire des raquettes, et qu’il étont arrivé à Chibouctou des habillemens pour trois Régimens qui doivent venir ce printems d’Angleterre à l’Accadie.

Pendant son séjour dans ces quartiers, Monsieur de Boishébert a travaillé conjointement avec le Père Germain à la subsistance des familles les plus nécessiteuses et de quatre à cinq cents familles sauvages qu’il arrêtoit icy pour les parties. Les fonds qu’il avoit reçu cet automne de Canada ne pouvoient y suffire, il a fallu acheter plus de six cents bêtes à cornes, dépense qui a excédé plus de quatre vingt mille livres en trois mois et demy qu’il a été à Cocagne il comptoit y faire un plus long séjour, de nouveaux incidents l’ont rappelé incessamment à la Rivière Saint-Jean.

Le huit janvier il y est arrivé un petit navire chargé de trente deux familles du Port Royal qui fesoient nombre de deux cent vingt cinq personne, on les emmenoit à Baston mais s’étant écarté d’un gros bâtiment qui les convoyait ils se rendirent maîtres du navire où il n’y avoit que huit personnes d’Équipage et arrivèrent heureusement à la Rivière Saint Jean où ils sçavoient trouver un refuge.

Cette prise fut suivie de près d’une autre dont nous regrettons encore le mauvais usage, dix sauvages surprirent de nuit une grosse goélette dans le havre de l’Étang.

(a) Les sauvages en ont débarqué les meilleurs effets, et ont conduit le Bâtiment à la Rivière Saint-Jean, mais il n’y restoit plus qu’une petite quantité de lard et de rhum (a)

Cette prise étoit riche elle contenoit des effets, des provisions pour les officiers du Port Royal avec quelques lettres de conséquence et des Gazettes.

(a) La dernière gazette étoit du dix huit Décembre, elle rapportait que Monsieur de Rigaud gouverneur des Trois Rivière a esté tué dans la première bordée dans l’affaire où nous avons perdu deux vaisseaux et que Monsieur le Baron Dyesco que nous avons crû mort est dans la Nouvelle York et qu’on espère qu’il guérira de ses blessures. Il est encore mention dans les Gazettes que la Hollande veut garder la neutralité et que la reine de Hongrie veut interposer sa médiation. (b)

Mais faute d’un bon interprête on n’a pu les comprendre suffisamment, on a compris cependant que les Anglois ont été défaits vers le fort Saint Frédéric et qu’ils projettent d’établir à la Rivière Saint Jean à l’entrée du printemps comme un poste important, en quoy ils me paroissent bien connoître leurs intérests.

Cette Rivière en effet donne une entrée facile dans le Canada, les met à porte de chasser au loin toutes les nations sauvages, leur assure la possession entière de toute l’Accadie et de la côte de Pentagouet, une pleine liberté dans la baye françoise avec beaucoup de havres commodes en toute saison et faciles à deffendre, sans parler d’ailleurs que cette Rivière fournit du champ à une province bien établie ou la bonté de la terre jointe à la pesche rapporteront au delà du nécessaire.

Rien ne les a convaincus de l’importance de ce poste que la conduite de Monsieur de Boishébert lequel avec une poignée de gens s’y est soutenu cet esté, et par les petites sorties qu’il en a fait, les a harcellés au point de les mettre au désespoir comme je l’apprends de Pierre Suret.

Le neuf Février un bâtiment anglois mouilla sous pavillon françois dans le havre de la Rivière Saint Jean et ayant apperçu deux bâtimens qui passoient par hazard il envoya quatre déserteurs françois à terre qui feignirent qu’ils étoient suivis de plusieurs navires françois, qu’ils venoient tous de Louisbourg pour prévenir l’Anglois qu’on savoit dans le dessein de s’établir bientôt à la Rivière Saint Jean et qu’ils cherchoient un praticien de l’endroit pour mouiller dans le fonds du havre.

Des gens plus rusés auroient apperçu le danger qu’il y avoit à s’engager. Un de nos malheureux Accadiens donna directement dans le piège tout visible qu’il étoit. À peine fut il à bord que l’anglois mit son pavillon et l’assura d’un coup de canon.

Les familles du Port Royal dont j’ai déjà fait mention estoient cabanées au voisinage (on les a fait passer dernièrement au haut de la rivière) et ayant accouru au bruit, ils s’apperçurent que l’Anglois s’approchoit pour enlever le Bâtiment où ils s’étoient sauvés ; sans perdre de temps ils en débarquèrent quelques pierriers, et les ayant placés avantageusement et apporté toutes les armes qu’ils pouvoient avoir d’ailleurs, ils firent un tel feu sur l’Anglois qu’il fût contraint de se sauver comme il étoit venu. Ce Bâtiment venoit en apparence du Port Royal pour chercher des nouvelles.

Tous ces evénemens demandoient la présence de Monsieur Boishébert, il est donc parti de Cocagne le quinze Février, laissant à sa place Monsieur Grandpré de Niverville son second avec un nombre de Sauvages pour continuer à harceler l’enemy et pour favoriser l’invasion des habitans.

Comme j’ai fait évader les familles qui l’automne dernier onta passé de ces quartiers là sur l’Isle Saint Jean, et que sur l’apparence des affaires, je suis dans les mêmes sentimens à l’égard de ceux qui nous restent encore, il m’a prié de continuer mes soins sur ce sujet de concert avec M. de Niverville.

Nous travaillons donc présentement à faire sauver ces pauvres Accadiens qui n’ont point voulu se rendre à l’anglois ; le nombre à la vérité en est peu considérable et encore sont ils dispersés et dans des situations les plus fâcheuses, mais enfin ils sont françois, ils nous coûtent chers ils sont chrétiens, et coûtent beaucoup à Jésus-Christ.

Voilà des motifs suffisants pour ne point les abandonner, il s’en trouve au Cap de Sable, au Port Royal, aux Mines et enfin dans nos rivières de Memeramrouq, Petkoudiac et Chipoudy.

Des courriers venus icy du Port-Royal vers la fin de Décembre nous ont appris qu’il n’est point de trahison dont l’Anglois ne se soit servi contre l’habitant, soit pour l’emmener, soit pour sonder ses intentions.

On a supposé une lettre de Monsieur Le Loutre à Monsieur Daudin qui annonçoit que le premier de ces Missionnaires étoit à la veille d’arrivée à Beauséjour avec cinq cents Canadiens.

On a vu plus d’une fois de prétendus officiers françois qui se disoient avant-coureurs d’une armée ou d’une flotte. Il a paru plusieurs couriers particuliers, c’étoit des armées, c’étoient des flottes, des frégates parties pour s’opposer à l’enlèvement des Accadiens, c’étoient des espérances les plus flateuses.

On n’enlevoit, disait-on les familles que pour les empêcher de porter les armes pour le françois, suivant des ordres dont Monsieur Hocquart étoit porteur, et que la paix ramèneroit un chacun sur son ancienne habitation.

Nous sçumes de ces courriers qu’il ne s’est sauvé du Port Royal qu’environ trente familles dont la majeure partie s’est retirée dans les bois avec les habitans du Cap Sable, l’autre se tient au bois aux environs du lieu. Les gens du Cap Sable n’ont pas encore été inquiétés, ils se sont confinés dans les bois et ont avec eux Monsieur Désenclaves, cy devant Missionnaire du Port Royal.

Je n’ai pu sçavoir s’ils avoient le dessein de se retirer vers nous, je penserois volontiers qu’ils veulent attendre dans les bois quelle sera l’issue de la guerre, ils ont envoyé chercher les nouvelles chés les fugitifs du Port Royal, ceux cy les ont envoyés chercher chés nous comme je l’ai dit et veulent tout mettre en œuvre pour se rendre à nous. Nous leur avons promis toute l’assistance qui dépendra de nous.

(a) Messieurs Daudin, Chauvreux et Lemaire ont été arrêtés vers la my Juillet, conduits à Chibouctou et mis dans des vaisseaux séparément : c’est tout ce qu’ont en sçait.

Vers la fin de l’automne il ne restoit plus aux Mines que quatre vingts familes (il y en avoit aux Mines avant cest troubles environ un millier d’habitans) et j’apprends tout récemment qu’il n’en reste plus que dix ou onze qui sont cachés dans les bois et qui demandent du secours pour se sauver.

Dans nos rivières de Memeramcouc, Petcoudiac et Chipoudy, il reste comme je l’ai dit environ deux cent cinquante familles, de ce nombre sont soixante femmes dont les maris ont été emmenés en Angleterre (sic pour Nouvelle-Angleterre). Pour bien faire connoître la situation de ces familles, il faut, ce me semble, reprendre les choses d’un peu plus haut.

Dès que les affaires commencèrent à se brouiller dans ce pays, je jugeai qu’on n’avoit rien de mieux à faire que de se jeter entre les bras des françois, dès lors, à la vérité, la plupart des habitans s’étoient rendus aux forts anglois y étoient détenus, et je n’avois pû m’opposer à cette démarche en effet en regardant l’anglois comme son maître on se croyait en seureté sous la foye de la capitulation, on se croyoit obligé à l’obéissance.

Messieurs de Vergor et le Loutre avoient dit en partant qu’il étoit de l’intérest de l’habitant d’être bien soumis, l’Anglois cachoit son dessein, paroissoit même travailler à perfectionner les établissemens.

L’ordre vint de se rendre au fort pour prendre disait on, des arrangemens concernant les terres, dans de telles circonstances je ne pouvois leur conseiller la désobéissance sans me charger de tous les malheurs qui sont arrivés.

Si en effet, j’eus conseillé alors de refuser l’obéissance, la majeure partie des habitans persuadée qu’elle retrouveroit l’ancienne tranquilité sous le règne de l’anglois, et attentive uniquement à un aveugle interest pour leur terre, ne m’auroit jamais écouté et la rebellion des autres auroit fourni à l’Anglois un prétexte spécieux et unique pour enlever tous ceux que les promesses, la violence et quelqu’autre voye auroit mis sous sa main.

Je ne pouvois manquer alors d’être regardé comme l’auteur des malheurs de l’Accadie, l’habitant peu capable de démesler les vrais ressorts qui font agir l’Anglois n’auroient pu penser autrement et partout il m’auroit rendu responsable de ses désastres.

Ajoutez à toutes ces raisons que restant le seul prestre dans ces quartiers, au point de vue ou les choses se montroient la religion, la charité, l’interest même de la France exigeoïent de moy toutes les mesures possibles pour m’y maintenir, et que pour cet effet j’avois été obligé de promettre simplement à l’Anglois de ne point toucher aux affaires d’État, et que voyant d’ailleurs que l’Accadien, soit pour faire sa cour, soit par imprudence, informoit au fort de tout ce qui se passoit, je ne pouvois ouvrir la bouche contre l’Anglois sans m’exposer à des grosses affaires qui auroient tourné autant au préjudice de l’habitant qu’à ma perte.

Ces raisons sont presque suffisantes pour justifier ma conduitte dans cette conjecture difficile et pour ne point juger rigoureusement les habitans qui se rendirent au fort Anglois.

Je reviens maintenant à ceux qui se trouvèrent en liberté envers lesquels j’ay agy autrement.

Dès que je vis les autres arrêtés aux fort, je vis bien que les ménagemens vis-à-vis l’Anglois étoient déplacés et que je ne pouvois mieux faire que de sauver pour la religion et pour la France le reste de mon troupeau.

Le commandant anglois par ses promesses séduisantes, des offres captieuses et par des présens même que je n’osai refuser pour la première fois, avoit crû me mettre dans ses interests ; se croyant donc assuré de moy, il me manda qu’il souhoitoit me voir incessamment, il me connoissoit mal.

La première qualité d’un Missionnaire s’il est digne de son nom c’est d’être honnête, homme, et le premier devoir d’un honnête homme c’est une fidélité inviolable à la patrie.

Je me gardai donc bien des embûches qu’il me tendoit et je lui répondis poliment et en substance que je ne me défiois point de son Excellence, mais que j’apréhendois qu’il ne reçut de son Général des ordres peu favorables aux Missionnaires, qu’il seroit obligé d’exécuter contre moy même, et puisqu’on lui commandoit d’embarquer les habitans que le seul parti qui me restoit étoit de me retirer, que je resterai encore au païs sous son bon plaisir s’il recevoit un contre-ordre pour les habitans.

À une autre lettre où il me pressoit encore de bannir toute défiance et de me rendre au fort, je lui répondis que je me souvenois que Monsieur Maillard avoit été embarqué malgré une assurance positive d’un Gouverneur anglois, et que j’estimois mieux me retirer que de m’exposer en aucune manière.

On peut bien penser qu’en ce temps là et depuis je me suis gardé sérieusement presque toujours dans les bois d’où je sors quand il est nécessaire pour rendre quelque service aux habitants, sans m’arrêter en lieu risquable, et je me flatte avec la grâce du Seigneur que l’ennemi n’aura point de prise sur moy.

Dans cette position je conseillai très fort et mille fois aux habitans qui se trouvèrent hors du fort de ne point s’y rendre. Je donnai le même conseil à toutes les femmes qui recevoient des ordres fréquemment pour s’aller embarquer. Je leur représentai qu’en se rendant à l’anglois elles s’ôtoient toute espérance de retour et se mettoient dans le cas de perdre la religion avec toute leur postérité, qu’il falloit s’acheminer vers les françois que la patrie leur tendoit le bras, qu’avec un peu de courage et de fatigue on pouvoit en approcher, que j’agirai de toutes mes forces pour leur procurer de l’assistance, que la vue de leur misère toucheroit nos compatriotes et qu’en ce cas on revoindiquerait leur maris en quelques endroits qu’on les transportât, qu’autrement, elles s’exposoient à tous les malheurs ensemble.

Ces raisons que la suite des événements n’a justifié que trop ne furent guère évitées que dans mon ancienne mission qui comprenoit les Rivières de Chipoudy, Petcoudiac, Memeramcouq, Tintamard avec ses dépendances et j’ay eû la consolation de voir que jusqu’aujourd’huy aucune femme ne s’y est embarquée, excepté quatre ou cinq qui ont été surprises et enlevées de force à Chipoudy.

Dans le reste du païs, je veux dire aux environs de Beauséjour cy devant desservis par Messieurs La Loutre et Vizien et où depuis quelques années les gens paroissoient plus fiers, plus factieux, et moins respectueux à l’égard des prêtres, je ne trouvai qu’un petit nombre qui voulût defférer à mes conseils.

La plupart de ces malheureuses femmes séduites par les fausses nouvelles, intimidées par des craintes spécieuses, emportées par un attachement excessif pour des maris qu’elles avoient permission de voir trop souvent, fermant l’oreille à la voix de la Religion, de leur Missionnaire et à toute considération raisonnable se jettèrent aveuglement et comme par désespoir dans les vaisseaux anglois au nombre de cent quarante.

(a) On a vu dans cette occasion le plus triste de ces spectacles, plusieurs de ces femmes n’ont point voulu embarquer avec elles leurs grandes filles et leurs grands garçons pour le seul motif de la religion. (a)

On eût dit que la raison les y attendoit pour leur découvrir leur démarche extravagante, que n’auroient-elles pas fait alors pour la réparer, je l’ai sçu d’un déserteur mais le mal ne souffroit plus de remède.

Le commencement de cette affaire arriva vers le dix d’Aoust, les femmes s’embarquèrent vers la Saint Michel, et enfin vers la my-octobre on les emmena avec leurs maris et environ cent quarante autres habitans qu’on a tous placés sur de nouvelles habitations à la Caroline. Ceux qui se sont embarqués au Port Royal et aux Mines ont été poussés à peu près par les mêmes motifs ; ils sont cependant plus excusables (sy cependant on peut blâmer de pauvres habitans d’ailleurs qui se sont trouvés sans force à la discrétion d’un ami traître et cruel) s’étant trouvés sans Missionnaire qui pût les conseiller et dans un éloignement qui rendoit leur évasion bien difficile.

Ils ont présentement tout le loisir pour regretter les offres que Monsieur Le Loutre leur avoit si souvent réitérées s’ils vouloient se sauver. On les a placés sur les côtes de Baston où ils ont le chagrin de voir jusqu’à leurs plus tendres enfans dispersés au service des particuliers de cette ville.

Tandis qu’une partie des Accadiens estoit dans la route d’Angleterre, (sic pour Nouvelle-Angleterre), un autre se rapprochoit des françois, les Cobéguites se rendirent sur l’Isle Saint Jean comme vous le sçavés.

Je fis passer aussy environ cinq cents âmes de l’environ de Beauséjour et de Tintamar sur la même Isle sous le bon plaisir de Monsieur de Villejoüin dont je ne sçaurois assez louer la politesse la bonté et la charité pour ces pauvres fugitifs.

Je passe rapidement sur ces faits qui vous sont connus pour ne point abuser de votre patience par une longueur outrée. Je me proposois d’être moins étendu, mais les faits sont tellement liés ensemble et se présentent s’y naturellement les uns après les autres que je n’ai pu tout à fait leur refuser l’entrée dans une relation où ils ont tous un égal droit de paroître, mais enfin il faut reprendre les derniers détails sur notre situation actuelle.

On compte icy comme je l’ay déjà marqué plus d’une fois deux cent cinquante familles dont la situation est fort à plaindre.

La résolution où est l’anglois de ne plus souffrir d’Accadiens dans ces cantons, les menaces réitérées qu’il fait d’ammener tous ceux qu’il pourra atteindre, la grande difficulté ou est le Canada déjà assez occupé d’ailleurs de leur fournir des troupes et des vivres, l’incertitude du succès en cas de guerre par rapport aux secours qu’on attend de France, la grande dizette et l’extrême misère dont on est menacé et qu’on éprouve même déjà en partie, toutes ces raisons jointes à une infinité d’autres dont le détail seroit trop long démontrent clairement à tous ceux qui réfléchissent la nécessité de travailler où ils sont, sans plus tarder, suivant les intentions ou moins provisionnelles de Monsieur le Général.

On devrait tous dans le printemps s’approcher du bord de la mer pour passer en Canada, mais deux raisons particulières nous ont engagé à prévenir cette saison et à presser de se rendre sur les glaces incessamment aux lieux de l’embarquement.

La première c’est que dans le printemps les portages sont impraticables et qu’en différant de les passer plus tard on s’expose à être pris de l’Anglois ou à manquer de voitures s’il faut absolument se retirer,

La deuxième c’est que tandis que les Accadiens sont en voisinage de leurs habitations et de leurs maisons, ils ont toujours quelque prétexte pour sortir du bois (il y en a qui espèrent insensément de pouvoir semer ce printemps les choses comme elles sont). Sur ces entrefaites l’Anglois vient, en prend quelques uns et les emmène.

Et le plus grand mal n’est pas qu’on emmène quelqu’un, mais que l’ennemi apprenne par là la triste situation de nos affaires. L’anglois est venu trois fois cet hiver à Memeramcouq, la première fois il surprit trois hommes, la deuxième trois autres, la troisième fois, s’étant fait pilloter par un de ceux qu’il nous avoit pris cy devant, il s’avança de nuit dans le bois jusqu’à un endroit plus de vingt familles avoient cabane mais par bonheur, la crainte avoit poussé ces pauvres gens plus avant dans la forest cinq ou six jours auparavant ; ainsy l’Anglois ne trouva que les vieilles cabanes et ne peut exécuter ses ordres cruelles.

Pierre Suret a rapporté que le Commandement de ce parti avoit ordre de se saisir de tous les Accadiens dans cet endroit, de faire mourir incontinent tous ceux qui s’y trouveroient en état de porter les armes, de leur lever la chevelure, d’emmener tout le reste après avoir laissé au bout d’un piquet une lettre à Monsieur de Boishébert à peu près dans ce stile :

« Vous avez commencé nous continuons sur le même ton jusqu’à ce que vous vous retiriés de ces cantons avec vos Sauvages. On dit chez vous aux Sauvages qu’autant d’anglois qu’ils tueront, que ce sera autant d’échelons pour aller en Paradis, nous ajouterons que c’en sera deux pour nos gens par autant d’Accadiens qu’ils détruiront. »

(a) Cet homme nous a dit que c’est le traître Daniel qui a suggéré cet avis aux Anglois comme le seul moyen de faire retirer Monsieur de Boishébert qui les désole avec ses Sauvages et pour empêcher les Accadiens de frapper sur eux.

Le malheureux Daniel a dit aussy aux Anglois que les Sauvages étant allés trouvés Monsieur Manach pour parlementer sur la guerre, ce Missionnaire leur parla ainsy.

« Est-ce à moy qu’il faut venir faire des parlemens, n’y a-t-il pas un officier du Roy, mais allés autant d’Anglois que vous tuérés, ce sera autant d’échelons pour monter au Paradis. » (a)

Il paroît par ce que je viens de marquer qu’il n’y a plus de seûrete aux Rivières pour les Accadiens et que leurs meilleur parti c’est de profiter des glaces pour se rendre au bord de la mer, où ils seront bien plus seûrement par rapport à l’ennemy et à portée de tout, soit pour s’embarquer s’il le faut absolument, soit pour avoir les vivres qu’il faudra leur apporter si on veut les conserver sur ces côtes, et qu’ils ne pouroient avoir sans s’exposer en venant les chercher icy des Rivières, sans parler que nous avons plusieurs familles absolument incapables de transporter des vivres pour des portages de sept, dix et même vingt lieues, telles sont sans contredit les femmes dont on a enlevé les maris et qui pour la plupart n’ont que de jeunes enfants incapables de leur porter aucune assistance.

Je leur ay souvent proposé ces raisons, je me suis rendu au bord de la mer pour leur chercher un azile, et depuis un mois je ne cesse de les appeler, mais malheureusement on ne se dépesche guère.

L’Accadien est d’une irrésolution qui a de quoy surprendre en général, on ne voudroit pas être pris pour quoi que ce soit au monde, on estimeroit plutôt être mené jusqu’à Michel Machina.

D’un autre côté il faut se résoudre à un grand sacrifice, si on va au Canada, il faut dire à Dieu à son pays, à son habitation, à sa maison, abandonner les animaux et tant d’autres objets pour lesquels on a attachement demezuré, il est dur d’y penser seulement, on s’imagine avec quelque raison d’ailleurs, qu’il faudra essuyer bien de la misère avant de s’embarquer pendant la traversée, en Canada même (nos habitans iroient plus volontiers sur l’Isle Saint Jean ou à la Rivière Saint Jean mais il craignent la famine dans ce dernier endroit et l’Anglois dans l’autre) on se figure avec quelque espèce de trouble qu’une fois en Canada on ne reviendra plus, c’est l’exil.

Telle est la façon de penser de ces bonnes gens qui n’ont jamais encore sorti de leur païs à les entendre on est misérable partout ailleurs, on n’y mange de viande que le quart de saoul. L’accadie, disent-ils, jusqu’à ces dernières années étoit un Paradis sur terre.

On pense encore que nous aurons la paix incontinent ou que l’Accadie sera peut-être reprise par une flotte françoise dans le cours de l’été prochain ou dans deux ans au plus, qu’on pourroit se cacher seurement en attendant et vivre de ses bestiaux (ce qui n’est qu’à la portée d’un petit nombre) on voudroit encore attendre des nouvelles du Canada, on s’assemble, on délibère, on demande l’avis d’un Missionnaire ou d’un officier et puis on fait à sa teste, l’un se cache bien, l’autre mal caché le découvre : est-il pris quelqu’un ? On tremble, on veut s’en aller, mais on se rassure bientôt, on s’endort dans une fausse tranquilité, on vit dans des espérances flateuses mais souvent chimériques.

Telle est la conduite de ce peuple que l’expériance rend malheureux, quoy qu’il en soit, j’espère que toutes leurs réflexions faites ils se rendront presque tous au bord de la mer avant la fin printemps.

Nous avons icy actuellement environ soixante familles, Memeramcouq s’évacue tous les jours et les autres Rivières imiteront son exemple.

Mais le tout n’est pas de se rendre à la mer, il faut y subsister jusqu’à nouvel ordre et voilà un des points les plus embarrassans ; par les malheurs du temps on n’a pu faire qu’une très petite partie de la moisson.

C’est ce qui a réduit une grande partie du monde à vivre cet hiver de viande uniquement, et ce sera la seule nourriture des trois quarts et demi des gens avant le commencement de May ; on peut donc, dirés-vous, vivre simplement de viande et ces habitations n’en doivent pas manquer dans un païs assez fourni d’animaux.

Je réponds à cette objection :

Premièrement on vit simplement de viande mais malheureusement ; il faudroit un tempérament sauvage pour y tenir, aussi avons-nous une espèce de maladie épidémique causée en apparence par des indigestions, accompagnée de migraine, de points de côté et suivie d’une forte dissenterie. Cette maladie est longue, règne actuellement et a enlevé plusieurs personnes.

Deuxièmement. On subsisteroit quoique bien mal avec la viande si on l’avoit bonne, mais désormais on ne peut espérer de pareille qu’au retour de l’été.

Cet automne les animaux étoient en état, on en a fait des provisions de viandes bonnes à la vérité mais en trop petite quantité ; on n’a pu faire que très peu de l’ouvrage et encore dans l’arrière saison : Leur petite quantité jointe à la mauvaise qualité ne sçauroit entretenir les animaux, ils sont maigres et foibles au point que plusieurs ne peuvent marcher jusqu’au bord de la mer.

Voilà cependant sur quoy il faut vivre jusqu’à ce que la Providence nous envoye des vivres d’ailleurs. Jugés, Monsieur de notre scituation ; en vérité ces viandes sont si chétives que les sauvages les rebutent tout carnaciers qu’ils puissent être. On ne sçait plus que donner à une quantité de ces nations qu’on a gardé icy pour aller au besoin sur l’ennemy.

Troisièmement : Enfin la maigreur des animaux surtout sans autres vivres en augmente la consommation ordinaire du double et au delà. Quelle dépense d’ailleurs pour entretenir des sauvages ? Il faut l’avoir entrepris pour le comprendre ; ajoutés à tout cela qu’il y a des pauvres gens qui n’avoient que très peu d’animaux, d’autres en ont perdu, d’autres ont eu le chagrin de voir enlever leurs bestiaux par les Anglois.

J’ose donc assurer que s’il ne nous vient pas du secours en deçà de l’été, que la famine fera voir icy le plus cruel des spectacles. Monsieur Bigot me mande qu’il enverra icy des vivres le plutôt qu’il pourra, Monsieur le Général me le marque aussy, mais les glaces et les précautions nécessaires dans la position des affaires rendront ces secours trop tardifs, nous sommes déjà dans une grande mizère.

C’est pourquoy je prends la liberté de m’adresser à vous pour obtenir des secours à l’ouverture même de la navigation. Nous avons besoin de tout, farines, lard, pois, graisse, poudre, plomb Royal surtout, des balles aussy et des postes, un peu de vin, de mélasse, d’eau de vie, pour les malades, il y a plus de trois mois que nous n’avons plus aucune sorte de boisson, hameçon, toiles, lignes, couvertes avec un peu de tabac pour nos pauvres gens qui pâtissent beaucoup dans une situation comme la nôtre ou la livre se vend jusqu’à dix ou vingt livres ; avec les secours que vous pourriés nous envoyer nous serions à même d’attendre les envois du Canada.

Je vous ai déjà marqué que nous sommes dans ces quartiers environ deux cent cinquante familles, vous jugerés par là aisément de la quantité de l’envoy dont nous avons besoin en attendant un plus abondant.

Je m’apperçois que ce Mémoire est bien étendu, il me reste cependant à détailler quelques nouvelles qui pourront paroître de quelque conséquence regardant quelques desseins que l’Anglois laisse entrevoir pour ce printemps.

Je le tiens de Pierre Suret dont j’ai déjà fait mention. Cet homme étoit cy devant Capitaine de Milice à Petcoudiac, il a de l’esprit, raisonne fort bien est dans des conjonctures délicates. L’Anglois l’avoit gardé cet hiver au fort comme un homme d’esprit bien au fait du païs et qui pouvoit leur être utile. Sa conversation agréable luy a donné un accès facile auprès de Monsieur Scot qui s’en croyant assuré lui parloit assés ouvertement, il sçait la langue angloise et entroit par là en conversation avec tout le monde qui s’est accoutumé insensiblement à n’avoir plus de réserve vis à vis de luy.

Il s’est échapé de Beauséjour le vingt six du mois passé, quatre jours après il est venu nous joindre, et nous a rapporté ce qui suit :

(a) Il faut se souvenir en général que Messieurs les Anglois sont fort dans le goût de s’en faire à croire. (a)

Monsieur Scot continue de commander à Beauséjour. J’ai lieu de penser qu’il est connu à Louisbourg ; j’aurois pû sans cela détailler icy les différents traits que j’ai démeslés dans son caractère.

De cet officier je dirai simplement en passant, qu’on le regarde avec quelque raison comme l’auteur de la plupart des desseins qui concernent l’Accadie.

Il n’y a dans les trois forts de Beauséjour de Mezagoueche et de Gasparaux qu’environ cinq cents hommes tout compris la milice et la troupe réglée. On les a distribués assez également pour la garde de ces trois Places.

La plus considérable sortie que l’Anglois aye pu faire cet hiver en réunisant les forces de Beauséjour et de Mesagoueche n’étoit que de deux cent trente huit hosmmes.

Monsieur Scot a ordre de faire partir bientôt un certain nombre de ses Miliciens pour aller renforcer la garnison Chibouctou.

Cet officier a dit qu’à l’ouverture du printemps il viendra douze cents hommes dans ces quartiers pour donner entièrement la chasse aux nations Sauvages et se saisir des Accadiens qui s’y tiennent cachés, qu’il y aura de bon printemps pour cet effet des Corsaires vers Gedaic et vers les embouchures de la Rivière Saint Jean par où on sçait que les Accadiens des Mines et du Port Royal doivent se sauver.

(a) Nous comptons faire la garde pour nous deffendre ou fuir en cas de besoin. Ce dernier parti ne nous sera pas autrement difficile par le moyen des canots et l’avantage des lieux.

Il seroit à souhaiter aussy que quelqu’une de nos frégates croisât quelque temps sur les costes pour assurer nos convois et couvrir le départ des habitans s’il faut se retirer. Mais, dans ce cas il faudroit convenir d’un signal pour la reconnoître. (a).

On ne veut plus souffrir d’Accadiens dans ces contrées, ou nous menaça surtout des Montagnards d’Écosse et on attend quinze cents pour l’Accadie et des Sauvages anglois de ces derniers on n’a qu’une disaine actuellement à Beauséjour.

Les Anglois entendent fort indifféremment parler des Accadiens qui se sauveront cet automne chez les françois et affectent même de n’en rien dire.

On dit que nos gens se plaisent à la Caroline (ce que j’ai de la peine à croire) qu’on se trouve bien d’eux, qu’on a fait une quête pour eux dans la colonie, qu’on leur a fourny des planches et des cloux pour se loger et marqué des habitations qu’on leur a cependant limité un certain district d’où ils ne peuvent sortir sous peine d’estre tués par le premier sauvage ou anglois qui les rencontreroient hords les bornes assignées.

On dit que la maladie s’est mis dans un des Bâtimens chargé de nos Accadiens et qu’il en est mort une quantité considérable.

Au départ de Pierre Suret on paroissoit ignorer à Beauséjour l’aventure des deux Bâtimens que nous avons pris vers la Rivière Saint Jean et les derniers avantages que nous ont procuré les sauvages dans les païs d’en haut.

On soupçonne qu’un autre Bâtiment chargé d’habitans du Port Royal s’est encore sauvé ; on a eu le même soupçon sur un Bâtiment chargé de familles du haut de la Baye.

Monsieur Scot a avoué à Suret que quand on a enfermé les habitans dans les forts qu’on vouloit essayer avant toutes choses de les faire signer purement et simplement pour l’Anglois et qu’on ne s’est entièrement déterminé à les emmener que quand on a vu clairement que l’habitant n’y vouloit rien entendre.

L’habitant pensoit sagement que dans le cas de la signature l’Anglois auroit un plus beau champ pour les emmener et en disposer à sa fantaisie sans que la france pût jamais rappeler de rien en leur faveur.

Monsieur Scot se promet beaux et merveilles à son ordinaire. Il dit que sans un coup du Ciel les Anglois vont conquérir incessamment le reste de l’Amérique Septentrionale, qu’ils ont trente-six vaisseaux de Ligne (il hiverne des vaisseaux à Chibouctou) deux gros mortiers avec quarante mille hommes pour servir dans ces colonies par terre et par mer l’été prochain, que tels sont les ordres de leurs Généraux.

Celuy qui commandera par terre descendra par les hauts du Canada jusqu’à québec en brûlant et ravageant tout sur son passage, tandis que le général de la flotte après avoir pris Louisbourg en fera autant en montant la Rivière.

Leur dessein par là est d’obliger les peuples à se réfugier dans les villes pour les affamer et les réduire ainsy à se rendre promptement.

Ce dessein seroit fort bon si on les laissoit faire. Il avance contre toute apparence que les Anglois ont pour eux cinq têtes couronnées, que l’Espagne gardera une parfaite neutralité ; que la france est dénuée de forces maritimes ; que le Roy de france n’a point de sentiment s’il ne tire point vengeance de ce qu’on lui a fait dans l’affaire de Beauséjour ; il avoue cependant que les françois sont rusés et qu’ils ne sont jamais plus à craindre que quand ils le paroissent moins.

Ces Messieurs prétendent encore qu’ils nous ont pris des vaisseaux marchands qui retournoient en france l’automne passé. Je ne sçais si ce ne sont pas des vaisseaux de la Compagnie des Indes.

Ils avouent qu’on travaille à la paix, et disent qu’il y aura grande guerre ou grande paix.

Fasse le ciel que ce soit une paix constante et durable, digne de la bonne foi que nous avons eue pour un ennemi qui à notre égard s’est comporté, j’ose le dire, en vrai forban.

Monsieur de Boishébert fait partir vingt deux Sauvages canibas des plus braves qui vont faire un coup vers Beauséjour.

Monsieur le Général me manda dernièrement que son intention est qu’on ne donne aucun repos à l’ennemi, qu’on le harcèle, qu’on le déconcerte à toutes forces.

Il mande à Monsieur de Boishébert de faire passer les Accadiens sur l’Isle Saint Jean ou à la Rivière Saint Jean, mais je pense que cet ordre n’est que provisoire et on voit assez clairement même parce qu’il me fait l’honneur de m’écrire qu’il attend l’ordre de la Cour pour disposer des Accadiens, sans vouloir rien statuer de son chef sur l’évacuation de ce pais.

(a) On nous dit que Monsieur le Général a gardé un profond silence sur les derniers pacquets que vous lui avez envoyé qu’il n’en a rien transpiré absolument, ce qui a surpris le public ; on a cependant vu les mouvemens se multiplier et l’on (sic pour la) conjecture est bien éloignée de vouloir abandonner l’Accadie. (a)

Monsieur Lévesque me marque que Monsieur le Général ne veut point prendre sur luy de faire passer les Accadiens en Canada quoiqu’il en soit, j’appelle toujours mes habitans au bord de la mer ils y seront plus sûrement et seront à portée de tout.

Comme j’ai eu l’honneur de vous l’écrire plus haut, Monsieur de Boishébert vient de faire passer en Canada les Équipages des deux bâtimens pris à la Rivière Saint Jean, il y fait passer aussi six prisonniers que Monsieur de Niverville avoit fait cet automne.

Cette dernière prise a été faite en exécution des premiers ordres que Monsieur de Vaudreuil a donné dans l’Accadie et sur laquelle il a donné des marques d’une satisfaction bien sensible à Monsieur de Niverville.

Je vous prie, Monsieur, d’excuser la longueur de cette relation. J’ai appréhendé en voulant trop abréger de retrancher quelque fait utile ou même important.

Dans ces sortes d’écrits, il me semble que le parti que j’ai suivi est le moins sujet à inconvénient.

Je vous supplie encore de recevoir cette espèce de mémoire comme une assurance de la haute estime et du profond respect, avec laquelle


J’ai l’honneur d’être, Monsieur,


Votre très humble et très obéissant serviteur,


Signé : LE GUERNE,
Prêtre Missionnaire.


Pour copie conforme à l’original

Signé : Illisiblement.