Aller au contenu

Adieu Cayenne !/Le Ministère de la justice veut vous voir

La bibliothèque libre.
Les Éditions de France (p. 166-175).

XVII

LE MINISTRE DE LA JUSTICE VEUT VOUS VOIR !


Le mur du bagne est dur à escalader.

Comptez. Dans la première pirogue ; six. L’un est mort ; trois autres sont repris ; Jean-Marie rentre au bagne sur le Casipoor ; moi, je suis assis sur mes dalles, derrière mes barreaux.

Cinq dans la seconde pirogue. Ne parlons plus de Jean-Marie ni de moi ; le troisième : mort ; les deux autres, après quatre mois ne sont pas encore signalés à Belem, ce qui signifie qu’ils n’ont pas réussi.

— Que s’était-il donc passé pour Jean-Marie et vous ?

— Lors de notre évasion du bagne, la Sûreté de Paris fut aussitôt prévenue.

Elle télégraphia au Brésil.

L’État de Pernambuco, qui avait peut-être d’autres soucis, commença par ne pas se soucier de moi. Il y avait, en effet, à cette époque, une affaire extraordinaire : celle du bandit Lampéro, dit le Lion du Nord.

Deux mois passent.

Le Lion du Nord décide de prendre des vacances. Il part pour les montagnes ! Voilà donc une bande perdue.

À ce moment, la police de Pernambuco se rappelle qu’on lui en a signalé une autre : la bande à Bonnot !

Elle cherche dans ses archives, retrouve le télégramme de la Sûreté à Paris et décide d’agir.

On peut lire dans les journaux de Recife des articles qui font croire que la bande à Bonnot vient de traverser l’Atlantique et se prépare à piller l’État de Pernambuco. On y précise que l’un des principaux acteurs de cette sanglante compagnie, Eugène Dieudonné, qui était au bagne, s’est évadé de la Guyane avec de nombreux complices dans le but de reprendre au Brésil les exploits qui terrorisèrent l’État de la Seine.

— Tenez, dit Dieudonné en fouillant une vieille besace, voilà ces journaux. Regardez si je mens !

La police de Pernambuco arrête les évadés de la Guyane domiciliés à Recife.

Que ceux-là me pardonnent. Ils ont souffert à cause de moi.

Je ne suis pas dans le nombre. Mais il s’y trouve un traître. Lui sait par d’autres évadés que j’habite Belem et que je m’appelle Michel Daniel. Il me vend contre sa liberté.

Cinq minutes d’entr’acte, fait Dieudonné. Un mouchard m’a toujours mis hors de souffle.

— Qui était-ce ?

— J’en soupçonne deux. Je ne puis donner un nom. Je suis payé pour savoir que l’on ne doit pas accuser sans certitude.

La police de Pernambuco n’aurait plus, légalement, qu’à se tenir tranquille. Ce n’est pas ce qu’elle décide. Pourquoi ? Me croyant un redoutable bandit, elle espère une forte prime de la France.

Deux de ses as prennent le bateau. Cinq jours de mer. Ils débarquent à Belem. Cela constitue le premier chapitre.

Passons au deuxième acte, continue Dieudonné.

Les deux as de Pernambuco vont trouver le préfet de Para. Ils lui dévoilent que son État court un grand danger. Ils lui récitent la fable des journaux de Pernambuco.

— Bien, dit le préfet, un peu surpris de posséder depuis si longtemps la peste chez lui sans s’en être aperçu. Voilà deux de mes agents. Arrêtez-le.

On m’arrête à l’Estrella da Serra, le verre d’eau aux lèvres.

Vous suivez bien ?

— Je suis.

— On arrête Jean-Marie, Paul Vial, Rondière ; on fait une rafle générale des évadés, ces évadés, ne l’oubliez pas, qui devaient constituer, sous ma haute direction, la nouvelle bande à Bonnot !

Ah ! j’en ai commis, des dégâts !

La police de Para, qui ne se considère pas comme aveugle, est piquée dans son orgueil. Elle avait un grand bandit chez elle et n’en savait rien ! Elle dit : « Voire ! »

En deux heures, elle fait le tour des maisons où je travaille, où je mange, où je couche. Elle ne découvre pas de bandit, mais un ouvrier assidu, un citoyen rangé.

Le deuxième préfet m’appelle dans son bureau, me serre la main. Vous revoyez la scène ?

— Je revois.

— Le lendemain, ayant étudié mon affaire, contrôlé les renseignements, le premier préfet me reçoit chez lui. C’est là que nous fumons ensemble et qu’il vient bavarder quatre heures avec moi, auprès de mon lit, ce qui pour le moins me faisait ouvrir les yeux autant que la bouche.

Pendant que l’on me ramenait en prison, mon sort se décidait : Para refuserait de me livrer à Pernambuco.

Les journaux, sous l’inspiration du préfet, écrivaient des phrases que je vais vous traduire parce qu’elles en valent la peine.

(Il fourragea dans un tas de vieilles gazettes.)

— Écoutez :

« La recherche de la police de Pernambouc nous semble étrange. La présence de Dieudonné chez nous devrait moins l’incommoder que, chez elle, celle du Lion du Nord et de sa bande… Évidemment, il est plus commode de se tailler un succès en s’attaquant à un humble forçat dont la conduite est exemplaire qu’à des bandits bien chaussés et bien armés et tout à fait décidés. Les intentions de la police de Pernambuco sont donc inavouables. Nous ne lui remettrons pas l’ébéniste évadé pour être transporté à Recife et de là à Cayenne ou à Paris. Ce serait un acte ni noble, ni juste, ni humain. »

Cet article, — lisez, — était signé Antonio Nello, deuxième préfet.

Là-dessus, la préfecture de Para prie les policiers de Pernambuco de retourner dans leur Recife.

Puis elle me met en liberté.

J’étais, maintenant, fougueusement défendu par… la police. Que dites-vous des fantaisies de l’existence ?

Sur ce coup-là, l’ambassade de France au Brésil demande mon extradition. La préfecture de Rio transmet l’ordre à celle de Para. Voilà Para forcé de me remettre en prison.

Elle m’y conduit, vous vous souvenez, après m’avoir serré la main.

J’arpente ma cellule. Je languis. Je ne sais rien à cette époque de ce que je vous raconte. Mes compagnons chantent. Ils chantent jusqu’à neuf heures du soir, et même plus tard, la voix soutenue par des guitares et des mandolines. Cela me renverse davantage encore. Je ne comprends rien à cette prison où l’on me fait entrer, sortir, rentrer, où les autres s’amusent comme à une noce, où les gardiens m’appellent monsieur ! Tous les quarts d’heure j’entends : « Sentinella, alerta ! » La sentinelle répond : « Alerta eston ¡ » Là-dessus, un petit air de guitare. C’est du roman d’aventures !

Le 7 juillet au matin, la porte de ma cellule s’ouvre poliment. Un monsieur bien habillé se présente. Il a son chapeau à la main et me tend sa carte. Je la prends :


LUIZ ZIGNAGO
Commissaire de police.


— Monsieur Dieudonné, me dit-il, M. le ministre de la Justice vous demande à Rio de Janeiro. Il veut vous voir. Le préfet de police m’a désigné pour vous accompagner. C’est un bien beau voyage, et j’en suis tout heureux. Connaissez-vous Rio ? Quelle merveille ! Nous serons deux bons compagnons. Je suis certain que nous ne nous ennuierons pas sur le bateau, ni aux escales. Nous embarquons ce soir sur l’Itabera. Vous serez passager libre, bien entendu, libre comme moi. Savez-vous jouer au bridge ? Avec le commandant et le docteur, nous ferions une table.

— Le ministre de la Justice veut me voir, moi ?

— Il le veut, monsieur Dieudonné.

Eh bien ! monsieur Londres, cette fois, — écoutez-moi avec toute votre attention, — je m’assis sur mon lit et je crus perdre l’entendement…