Adolescence (trad. Bienstock)/Chapitre 1

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Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
L'Enfance, L'AdolescenceStockŒuvres complètes, volume 1 (p. 191-201).


I


LE VOYAGE EN POSTE


Deux équipages sont encore une fois devant le perron de la maison de Petrovskoié ; l’un — c’est une voiture fermée dans laquelle s’installent Mimi, Katenka, Lubotchka, la bonne, et l’intendant Iakov lui-même est sur le siège ; l’autre — c’est une britchka dans laquelle prennent place moi, Volodia et le valet Vassili, qui depuis peu est passé de la corvée à la maison.

Papa, qui doit nous rejoindre à Moscou dans quelques jours, est nu-tête sur le perron et fait le signe de la croix sur la vitre de la voiture fermée et sur l’autre.

« Eh bien ! le Christ soit avec vous ! en route ! » Iakov et les cochers (nous partions avec nos chevaux) ôtent leurs chapeaux et se signent. « Oh ! oh ! en route ! » La caisse de la voiture et la britchka commencent à sauter sur le chemin raboteux, et les bouleaux de la grande allée, l’un après l’autre, courent devant nous.

Je ne suis nullement triste : mon esprit est tourné non vers ce que je laisse, mais vers ce qui m’attend. À mesure que je m’éloigne des objets rappelant les pénibles souvenirs qui remplissent encore mon imagination, ces souvenirs perdent leur force et sont vite remplacés par le sentiment agréable de la conscience d’une vie pleine de forces, de fraîcheur et d’espoir.

J’ai rarement passé des jours — je ne dirai pas aussi gais : j’avais honte de m’adonner à la gaîté — mais si agréables, si intéressants que les quatre jours de notre voyage. Devant mes yeux n’étaient ni la porte close de la chambre de maman, devant laquelle je ne pouvais passer sans frissonner, ni le piano fermé duquel, non seulement on ne s’approchait pas, mais qu’on regardait avec une certaine crainte, ni les vêtements de deuil (nous avions de simples costumes de voyage), ni tous ces objets qui me rappelaient vivement la perte irréparable, et m’obligeaient à refréner toute manifestation de la vie, afin de ne blesser en quoi que ce soit sa mémoire. Ici, au contraire, sans cesse de nouveaux sites pittoresques, de nouveaux objets arrêtent et captivent mon attention, et la nature printanière renforce dans mon âme l’agréable sentiment du contentement du présent et de l’espoir lumineux de l’avenir.

Le matin de très bonne heure, l’impitoyable — et comme il arrive toujours avec les gens qui ont un service nouveau, — et trop empressé Vassili tire la couverture et affirme qu’il est temps de partir, et que tout est déjà prêt. On a beau prier, agir de ruse, et se fâcher, pour prolonger au moins d’un quart d’heure le doux sommeil du matin, au visage résolu de Vassili on voit qu’il restera inexorable, et qu’il est prêt à tirer encore vingt fois la couverture. Alors on saute du lit et l’on s’élance dans la cour pour se laver.

Dans le couloir bout déjà le samovar, dont Mitka, le postillon, rouge comme une écrevisse, souffle le feu. La cour est humide, et comme un brouillard, s’élève la vapeur du fumier odorant ; un soleil, clair et gai, éclaire l’orient, et les larges auvents des toits de chaume qui entourent la cour sont brillants de rosée. Sous eux, nos chevaux sont attachés au râtelier et l’on entend leur mastication régulière. Un chien à longs poils, qui, avant le lever du soleil, s’est endormi sur un tas de fumier sec, s’étire paresseusement en agitant la queue, et à petits pas rapides, s’en va à l’autre bout de la cour. La maîtresse du logis, affairée, ouvre les portes grinçantes, chasse les vaches sur le chemin, où l’on entend déjà les piétinements et les mugissements du troupeau, et elle jette quelques mots à sa voisine somnolente. Philippe, les manches de sa chemise retroussées, tire du puits profond, au moyen d’une poulie et en en renversant un peu, un seau d’eau claire qu’il verse dans un baquet de chêne, près de la mare, où les canards, déjà éveillés, se baignent. Moi, avec plaisir, je regarde le corps vigoureux de Philippe, et sa forte barbe et ses grosses veines et les muscles qui se dessinent nettement sur ses bras nus, robustes, quand il fait quelque effort.

Derrière la cloison de la chambre où ont dormi les fillettes et Mimi, et dans laquelle nous avons causé toute la soirée, on entend un mouvement. C’est Macha, avec divers objets qu’elle essaie de soustraire à notre curiosité en les cachant avec sa robe. Elle court de plus en plus souvent devant nous, enfin la porte s’ouvre et on nous appelle pour prendre le thé.

Vassili, dans son zèle intempestif, entre sans cesse dans la chambre, enlève tantôt une chose, tantôt une autre, nous fait des signes d’yeux, et sur tous les tons, supplie Maria Ivanovna de se hâter.

Les chevaux sont attelés et manifestent leur impatience en agitant, de temps à autre, leurs grelots. Les valises, les malles, les coffres, grands et petits sont emballés de nouveau, et nous nous installons à nos places. Mais chaque fois, dans la britchka, au lieu de sièges nous trouvons des montagnes, si bien que nous nous demandons comment on a pu emballer tout cela la veille, et comment nous nous asseoierons maintenant ; surtout une boîte à thé en noyer, à couvercle triangulaire, qu’on apporte dans la britchka et qu’on place sous moi, me révolte le plus fortement. Mais Vassili dit que cela s’arrangera, et je suis forcé de le croire.

Le soleil se lève sur un nuage blanc, compact qui couvre l’est, et toute la campagne s’éclaire d’une douce et agréable clarté. Tout est si beau autour de moi, et mon âme est légère, tranquille… La route sauvage, comme un large ruban, s’allonge devant nous parmi les champs couverts de paille sèche et de verdure brillante de rosée ; parfois sur le bord de la route se dresse un sombre cythise, ou un jeune bouleau aux petites feuilles serrées, qui jette une ombre longue, immobile sur les ornières de terre glaise et sur l’herbe fine, verte, de la route… Le bruit monotone des roues et des grelots ne couvre pas le chant des alouettes qui voltigent près de la route même. L’odeur du drap rongé par les teignes, de la poussière ou d’un acide quelconque, qu’on respire dans notre britchka est dominée par les parfums du matin, et je sens en mon âme une agréable inquiétude, le désir de faire quelque chose — indice d’un véritable plaisir.

Je n’avais pas réussi à faire une prière à l’auberge, mais comme j’avais remarqué maintes fois que les jours où j’oubliais, par une circonstance quelconque, de remplir ce devoir, il m’arrivait quelque malheur, je voulus réparer ma faute : j’ôtai mon chapeau, me retournai dans le coin de la voiture, je dis mes prières et fis le signe de la croix sous le menton, de façon à ce que personne ne le vît. Mais des milliers d’objets divers détournaient mon attention, et par distraction, je répétais plusieurs fois de suite les mêmes paroles des prières.

Voilà, sur le sentier des piétons, qui suit la route, on aperçoit des personnes qui se meuvent lentement : ce sont des pèlerines. Leur tête est couverte d’un fichu sale ; sur leur dos est une besace faite d’écorce de bouleaux, leurs jambes sont enveloppées de bandelettes sales, déchirées, leurs pieds sont chaussés de lourds lapti[1]. Leurs bâtons s’agitent régulièrement et elles nous regardent à peine ; à pas lourds, lents, elles s’avancent l’une après l’autre, et je me pose les questions : « Où et pourquoi vont-elles ? Leur voyage sera-t-il long ? Les longues ombres qu’elles projettent, rejoindront-elles bientôt sur la route celle du cythise devant lequel elles doivent passer ? » Voila, une voiture de poste à quatre chevaux court rapidement à notre rencontre : deux secondes et les visages qui à la distance de deux archines nous regardaient avec curiosité et sympathie sont déjà passés, et je suis surpris de ce que ces visages n’aient rien de commun avec moi, et de ce que, sans doute, je ne les reverrai plus.

Voilà, sur le bord de la route, courent deux chevaux velus et en sueur avec le collier et les harnais ; derrière, un jeune postillon laisse pendre de chaque côté du cheval ses longues jambes, et ses gros lapti, et, le chapeau de feutre sur l’oreille, il fredonne une espèce de complainte. Sa figure et sa pose expriment tant de paresse et d’insouciance, qu’être postillon, rentrer à la poste en chantant des airs tristes, me semble le comble du bonheur. Voilà, loin derrière le ravin, on aperçoit sur le clair ciel bleu, l’église de campagne au toit vert ; voilà le village, le toit rouge de la maison seigneuriale et le jardin. Qui vit dans cette maison ? Y a-t-il des enfants, le père, la mère, un précepteur ? Pourquoi n’allons-nous pas dans cette maison faire connaissance avec les maîtres ? Voila une longue file de charrettes attelées de trois chevaux bien nourris, qui nous oblige à tourner ? « Qu’avez-vous ? » demande Vassili au premier cocher, qui, ses gros pieds pendants, agite le fouet et nous suit longtemps d’un regard fixe, insensé, et ne nous répond que quand il est impossible de l’entendre. « Quelle marchandise ? » interroge Vassili, en croisant l’autre charrette, dont le siège est occupé par un autre cocher, allongé sous une natte neuve. Une tête blonde, au visage rouge, à la petite barbiche rousse, sort pour un moment de dessous la natte, regarde notre britchka d’un œil indifférent, méprisant, et se cache de nouveau. Et je pense que probablement ces cochers ne savent pas qui nous sommes, d’où nous venons et où nous allons…

Pendant près d’une heure et demie, plongé en diverses réflexions, je ne remarque pas les numéros marqués sur les bornes de la route. Mais voilà le soleil qui commence à chauffer davantage ma tête et mon dos ; la route devient plus poussiéreuse ; la couverture triangulaire de la boîte à thé commence à m’incommoder fortement. Je change de position : j’ai trop chaud, je suis mal à l’aise, ennuyé. Toute mon attention se fixe sur les poteaux et sur les chiffres qu’ils portent. Je fais divers calculs mathématiques sur le temps qu’il nous faut pour arriver à la station. « Douze verstes sont le tiers de trente-six, et jusqu’à Lipetz il y a quarante et une verstes, alors nous avons un tiers, moins combien ? » etc.

— Vassili, — dis-je, quand je remarquai qu’il s’endormait sur le siège, — laisse-moi sur le siège, mon cher.

Il y consent, nous changeons de place ; aussitôt il se met à ronfler et s’allonge si bien dans la britchka qu’il ne reste de place pour personne. Devant moi, de la hauteur que j’occupe, se déroule le tableau le plus agréable. J’étudie nos quatre chevaux, Néroutchinskaia, Diatchok, Levaia corenaia et Apothicaire, la couleur et les qualités de chacun, dans les moindres détails. Pourquoi aujourd’hui Diatchok est-il attelé à droite et non à gauche, Philippe ?… — Je l’interroge timidement.

— Diatchok ?

— Et Neroutchinskaia, elle ne tire pas du tout, — dis-je.

— On ne peut atteler Diatchok à gauche — répondit Philippe, sans faire attention à ma dernière observation. — Ce n’est pas un cheval qu’on puisse atteler à gauche. À gauche, il faut tel cheval, qu’en un mot ce soit un cheval et pas une bête comme celle-là.

Et avec ces paroles, Philippe se pencha à droite, et tirant les guides de toutes ses forces, il se mit à fouetter le pauvre Diatchok, sur la croupe et sur les pattes, bien que Diatchok tirât de toutes ses forces et à lui seul traînât toute la britchka. Philippe ne fait cette manœuvre que lorsqu’il sent la nécessité de se reposer, et on ne sait pourquoi, de rabattre son chapeau d’un côté, bien que jusqu’ici il fût posé très d’aplomb et très solidement sur sa tête.

Je profite de ce moment favorable et demande à Philippe de me donner les guides. Philippe m’en donne d’abord une, puis une autre, et enfin les six guides et le fouet passent dans mes mains et je suis tout à fait heureux. Je m’efforce, autant que je le puis, d’imiter Philippe et je lui demande si c’est bien ? Mais la conclusion ordinaire, c’est qu’il est mécontent de moi, qu’un cheval travaille trop et que l’autre ne tire pas, il passe son coude devant ma poitrine et me prend les rênes. La chaleur augmente toujours, les nuages moutonnés commencent à se gonfler comme des bulles de savon, ils s’élèvent de plus en plus haut et prennent une teinte gris-foncé. De la portière de la voiture se montre une main qui tient une bouteille et un petit paquet. Vassili, avec une adresse étonnante, saute du siège de la voiture en marche, et nous rapporte des gateaux, du fromage et du kvass. Sur la pente raide, nous descendons tous de voiture et, par instants, nous courons, en nous devançant, jusqu’au pont, tandis que Vassili et Iakov, enrayant les roues, avec leurs mains, soutiennent la voiture des deux côtés, comme s’ils pouvaient la retenir au cas où elle tomberait. Ensuite, avec la permission de Mimi, moi et Volodia, nous nous installons dans la calèche et Lubotchka et Katenka, vont dans la britchka. Ces changements font grand plaisir aux fillettes, parce qu’elles trouvent, et avec raison, que dans la britchka, c’est beaucoup plus gai. Parfois, pendant la chaleur, en traversant un bosquet, nous laissons la voiture nous devancer, nous cueillons des branches vertes et installons un pavillon dans la britchka. Le pavillon mouvant, à la hâte, rattrape la voiture, et Lubotchka en voyant cela, pousse des cris aigus, ce qu’elle ne manque jamais de faire chaque fois qu’une chose lui fait plaisir.

Mais voilà déjà le village où nous dînerons et nous reposerons. On sent déjà l’odeur du village — la fumée, le goudron — on entend le bruit des conversations, des pas, des charrettes ; déjà les grelots ne sonnent plus comme en pleine campagne, et des deux côtés défilent des izbas au toit de chaume, au perron de bois découpé, aux petites fenêtres à vasistas rouges et verts, desquelles apparaît, çà et là, le visage d’une femme curieuse. Voilà, les gamins et les fillettes du village : en chemise, les yeux largement ouverts, les bras écartés, ils restent immobiles ou trottinent rapidement dans la poussière, avec leurs petits pieds nus ; malgré les gestes menaçants de Philippe, ils courent derrière les équipages et tâchent de grimper sur les valises attachées derrière. Voila, des postiers aux cheveux roux accourent de deux côtés vers les voitures, et, par des paroles et des gestes aimables, tâchent d’attirer chez eux les voyageurs. Crrri ! les portes s’ouvrent, les essieux râclent les portes et nous entrons dans la cour. Quatre heures de repos et de liberté !

  1. Chaussures en bois tressé que portent les paysans russes.