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Adorable Clio/La Journée portugaise

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Emile-Paul frères (p. 187-204).
LA JOURNÉE PORTUGAISE


au major carlos de albuquerque de santa rosa y ovar.


Comme j’étais en grand uniforme, tous nous suivaient. D’abord les fillettes, un peu plus âgées, dans ton pays aussi, que les petits garçons et qui les portent là-bas au fond d’un panier sur leur tête. Dans Maureria elles étaient nues, dans Lapa, où l’ambassade d’Allemagne jadis avait protesté, on les enveloppait d’indienne. Puis les mendiants, reconnaissables à la plaque de cuivre sur laquelle est gravée le mot mendigo. Puis les pêcheuses d’Ovar, ceintes d’un cordage, comme vos monuments manuelins, et qui ont les yeux de chaque côté du visage, de sorte qu’au lieu de me suivre elles devaient me dépasser pour me voir. Les marchandes de fuchsias, car on ne vole jamais les fuchsias au Portugal, abandonnaient pour nous leur boutique, et venaient enfin les orphelins de Belem, en sarrau rose rayé de carmin, qui tous en cette minute, ignorants comme ils sont de l’âge qui doit séparer enfants et parents, certes me désiraient pour père.

— Que voulez-vous, me disais-tu ! c’est de même à Paris quand il arrive un Portugais.

Tous pieds nus, marchant dans leur soleil avec moins de bruit que les Lapons dans leur neige, et quand résonnait près de nous un talon, nous sentions que passait un être moins dévoué. Alors, en effet, c’était un de ces Espagnols venus au Portugal espionner comment finissent leurs trois fleuves, ou bien l’homme de police chargé de crier sur mon passage : Vive la guerre et Vie à la Vie ; ou bien c’était la Reigini, de la compagnie italienne, amortie de fourrures au cou, aux poignets, aux chevilles, là ou étreignent les amants, et qui rougissait, du même bâton, ses lèvres et l’angle de ses yeux. Il y eut cependant un vieux monsieur en bottines qui tint à nous accompagner, qui même m’arrêtait, comble d’admiration, montrant mon sabre et voulant savoir — dans un français qui ignorait les verbes, comme le tien — pourquoi le fourreau en était bosselé.

— Guerre ? Bataille ? interrogeait-il.

— Non, répondais-je. Valise.

Par le tramway, puis le funiculaire, écartant ainsi d’abord ceux qui n’ont qu’un sou, puis ceux qui n’en ont que deux, avec les riches seuls nous montions à Alcantara. Tu me présentais Lisbonne en me plaçant, entre les palmiers, au point calculé d’où chacun cache une cheminée d’usine — ils fumaient — puis, autour d’Estrella, tu me faisais avancer en cercle jusqu’au moment où les jours de ses clochers se couvraient et d’où je pouvais les traverser tous deux à la fois d’une flèche. De là enfin, car j’étais fatigué, — mais à la condition que nous verrions l’après-midi le château construit en cannes à pêche, — tu consentis à redescendre vers le port. Les places longues de ta ville, avec leurs mosaïques noires ondulées, semblaient arrosées d’encre fraîche. Sur chaque façade, le Louis XV des fenêtres et le chinois des toitures luttaient sans pouvoir s’atteindre, les dentelures de l’un reculant sans courage dès qu’attaquaient les dentelures de l’autre. Dans les rues à pic, les enfants d’un an dormaient à même le pavé, leur corselet remonté aux épaules, sur le trottoir leur tête énorme autour de laquelle ils tournaient quand passaient les automobiles. Collées aux faïences des maisons les fillettes nues, et, au balcon le plus haut, sans autre intermédiaire aux autres étages entre l’impudeur et l’amour, vos jeunes femmes aux tempes moites, gantées de jaune, vêtues de mousseline, avec des bas noirs à ramages et des feutres blancs. Appelées par le bruit, des jeunes filles passaient la tête à travers les grilles des rez-de-chaussée, et, prisonnières, fermaient seulement les yeux quand nous les regardions. Si nous approchions plus près, elles devenaient sourdes, — plus près encore, sans souffle et pâles. Puis par les rues sans honneur dont les perroquets, au-dessus de chaque porte, en crient l’énorme numéro, notre cortège dessinant la figure de circonstance autour de chaque point historique, le cercle autour du pavé où le roi fut tué, l’ovale autour du banc d’où Pombal expulsa les jésuites, nous arrivions aux colonnes, au Tage. Accoudés aux balustrades du fleuve, car il coule au ras de la place, et il faut même gravir deux marches pour embarquer, tu me montrais le Vasco-de-Gama, votre croiseur amiral, dont les officiers ne peuvent aller qu’à cheval dans Lisbonne ; l’Adamastor, qui emportait en vacances sur l’autre rive le pensionnat des fillettes illégitimes — les mères disaient adieu en pleurant, on entendait de l’autre côté du fleuve les pères dans l’attente pousser des cris de joie — et le navire sans pont où l’on verse pêle-mêle les lettres de cuivre qui composaient les noms des soixante navires allemands confisqués, pour que vos littérateurs y trouvent le même nombre, en poètes et en rois, de noms portugais. De grandes raies étincelaient parfois sous la houle, et c’étaient les aiguillages qui déportent le navire vers Halifax ou Pernambouc, et de monstrueuses barques à voile roussie passaient, avec une proue recourbée, des yeux de cyclope peints à l’avant, et un ne leur suffisait pas, chacune en avait deux.

— Des barques romaines ! disais-je.

— Non, disais-tu, portugaises.

Un nuage voilait le soleil, s’écartait, et Lisbonne se fermait et s’ouvrait comme un éventail. Tout ce qui roulait de ta ville de plâtre tombait dans un bateau à quai. Sur les hampes des palais tremblait l’air qui s’agite autour des sismographes. Les chiens éternuaient, hésitant à entrer dans cette mer poivrée. Les cortèges de onze heures passaient, c’étaient les unionistes en courroux, car on venait de rétablir à cause de la guerre les décorations et, pour tous, y compris les décorés, la peine de mort. C’était le corps diplomatique qui mettait au paquebot l’une de ses trois femmes, les attachés en costume chantant la phrase commune des hymnes nationaux, les seconds secrétaires portant les cadeaux du départ, les voiles de lin bleu à paniers rouges déployés, et, passant de leur poche, les encriers à sonnette, les Saintes-Madeleine d’ivoire dont la petite robe de soie était dans la malle et qui étaient nues. C’était l’autre officier de ma mission, poursuivi implacablement, car tu lui avais expliqué qu’on ne donne jamais aux mendiants portugais, qu’on leur dit « Tenez patience ! », qu’ils s’arrêtent alors brusquement, mendiants qu’ils sont, comme si on leur indiquait enfin pour la première fois une recette à la vie, mais il disait « Tenez patience ! » aux marchands de journaux, aux bouquetières, aux vendeuses de soles, à tous ceux pour qui ta phrase était un commandement à le suivre, et aussi ils le suivaient patiemment, attendant qu’il sût le portugais pour acheter.

L’air brûlait, mais léché par des langues de glace. Les autos descendaient l’Avenida à toute vitesse, celles des hauts fonctionnaires, qui ne craignent pas les procès, tournant en zig-zag autour des lampadaires du milieu. Des hommes nègres armés de tuyaux en caoutchouc flattaient de la main les palmiers les moins bouffis ; je te demandais s’ils les gonflent, tu m’expliquais qu’ils les arrosent. Sur le Rocio tous s’assemblaient déjà devant le Club aux chapeaux verts, debout ou assis face au cadran de la gare, car on allait passer à l’heure d’hiver, de midi revenir à onze heures, et recevoir en sieste ce que chez nous l’État distribua en sommeil. À demi dégagés de leurs façades noires aux portes bordées de gris-bleu, les horlogers sans nombre de la cité s’agitaient, assurant qu’il faudrait tourner onze fois la grande aiguille, marquer l’arrêt même aux demies ; et souriaient d’attente et de volupté, aux terrasses des cafés, tous les pères avec ces trois filles qu’ils mènent le soir, au coucher du soleil, sur l’Océan, voir jaillir le rayon vert. Midi moins une. On levait les jumelles… Midi. La petite aiguille reculait simplement d’une heure, et les horlogers rentraient de dépit. Les pères devenaient soudain tristes, les filles caressantes. Reçues dans cette heure superflue, les Brésiliennes en escale souriaient à ce temps d’Europe qui les prenait en se pliant comme un hamac, et, au fond d’une double paresse, dans leur calèche, des orientales à sourcils bleus laissaient tourner vers nous la voiture pour n’avoir point à tourner les yeux. D’un mot, car tu sais tout, tu m’expliquais pourquoi ces êtres superbes sourient aux officiers français, pourquoi ils étaient gais et tristes, bavards et muets, constellés avec des bijoux, et cet autre les deux seins nus :

— Cocottes… disais-tu.

Ton doux pays était pour moi, depuis deux ans, le premier où il n’y eût pas la guerre. Il me fallut longtemps pour retrouver mes yeux de paix, pour ne pas, quand riait une vieille femme, quand venait un passant radieux, sentir en moi la joie qu’un fils fût en permission, qu’un blessa fût sauvé. Je me précipitais vers la vitrine entourée soudain par la foule comme vers dix mille prisonniers, comme vers Saint-Quentin reprise, et c’était un chien de porcelaine qui remuait la tête en tirant la langue. Quand tu me présentais à un de tes amis, je répondais avec mille précautions, mille scrupules, comme chez nous où l’on doit — pour éviter tout impair — parler aux gens inconnus comme s’ils étaient, et depuis leur naissance, seuls au monde. Je bavardais avec les grands-mères et leur petit-fils sans paraître soupçonner qu’il avait été jadis besoin, pour former leur groupe, une minute, d’un fils ou d’un gendre. Parfois, à l’aube, un mendiant sous ma fenêtre agitait sa sébile et je me réveillais brusquement au matin, envahi de quêteuses, d’un de nos dimanches serbes, belges ou roumains. Beau pays où les machinistes, les porteurs de pianos, n’étaient pas devenus — l’art par la guerre consterné ! — de pauvres êtres fluets, et où les femmes ne marquaient pas dans les bureaux et les tramways la place d’un homme absent, la femme en demi-deuil celle d’un disparu, et où il nous fallut vivre comme j’aurais vécu, voilà trois ans, dans un pays où la mort n’existe pas, plongeant au hasard le bras dans les cœurs, parlant du passé, du futur, comme dans un pays d’enfants…

— Saluez ces officiers, car ils nous apportent la guerre !

Ainsi, les trois Anglais et les trois Français de la mission, nous présentaient aux troupes vos généraux. C’était sur les terrains d’exercice usés par l’école du soldat, sur ces places qui se ressemblent dans tout le globe comme deux crânes chauves, car l’on y voit la trame même de la terre. C’était à Thamar, entre la papeterie et les cloîtres indous, habités d’abeilles et boursouflés comme si toutes s’acharnaient sur ces marbres ; à Braga, au pied des trente églises, dans votre seule ville où l’ombre des maisons dans la rue ne soit pas chinoise, sur la place où les bornes milliaires de la voie romaine, rassemblées — et plus heureuses encore que les dates latines leurs contemporaines, toutes télescopées, — n’étaient plus espacées que de cinq mêtres ; à Evora, où l’on met en pension, car partout ailleurs en Europe ils succombent, les chimpanzés qui n’ont pas un an. À ces paroles les civils se découvraient, et nous sortions nos mains de nos poches pour prouver je ne sais quelle innocence, comme celui qu’on soupçonne d’y caresser un revolver.

Mais le général anglais voulait féliciter vos officiers. C’était lui qui commandait l’armée britannique à Tsing-Tao, et il avait parié avec Dobell, du Cameroun, au premier général anglais qui entrerait en territoire allemand. Tous deux y furent le même jour, à la même heure, mais, à cause de la latitude, le nôtre était proclamé gagnant. Il s’approchait, bienveillant, honorable, du colonel portugais et tu étais son interprète.

— Dites au colonel, disait-il, que je le remercie !

— Colonel,… commençais-tu en portugais, et tu partais pour un discours immense où nous saisissions les mots les plus divers, le nom de Rome, le nom de Londres, des noms de fruits, des prénoms — car vous adorez les prénoms dans votre peuple où il n’est que cinq noms de famille — et le colonel s’inclinait.

— Commandant,… te répondait-il, et lui aussi prononçait une phrase avec des mots abstraits ; une autre avec des noms de villes, françaises cette fois ; il s’agitait, devenait rouge au mot de Joinville-sur-le-Pont ; tu l’approuvais en hochant la tête, et quand il s’apaisait, le discours fini, te retournant vers nous, tu nous disais :

— Le colonel vous remercie de vos remerciements.

Et tout ainsi se passait entre vous deux, et tu nous rendais le mot aimable après que vous l’aviez tous deux gonflé à l’excès et épuisé, comme l’on rend une fois vieilli, à nouveau vides, les petits sentiments que l’on vous confia enfant, et qui furent dans votre vie l’amour, l’orgueil et l’amitié.

Alors nous visitions les casernes, les officiers supérieurs se regardant bienheureux quand un réserviste avait apporté un oreiller de dentelle ou qu’un cheval s’appelait Zeppelin. Les enfants nous poursuivaient avec les journaux de Lisbonne, encadrés de noir quand un sénateur français, Trouillot, Naquet, était mort la veille ; tu m’apprenais à lire le sonnet qu’ils publient en première page chaque jour, profitant de ce que ta langue ressemble mot pour mot à mon patois limousin, et désormais je savais comment se dit Ulysse en limousin et Agamemnon, et Desdémone. La route longeait à la fois la mer et la rivière, qui était dans son aqueduc, ou bien elle était bordée par de hauts murs, percés aux hectomètres de fenêtres grillées dont les laboureurs ouvraient les persiennes pour nous voir. Des balcons, les femmes parlaient au jeune homme debout au milieu de la rue, prononçaient l’s sans le mouiller, et, au sortir de l’Espagne, cette lettre soudain délivrée et franche touchait comme si une prétention en elles, les femmes, et une pudeur s’étaient évanouies. Les jours demi-utiles, ainsi s’appellent les samedis, nos automobiles devaient marquer le pas, — car ton pays est celui d’Europe où l’on déménage le plus — derrière le convoi de couples bavards dont nous connaissions en les dépassant enfin, moi les moindres meubles et toi les moindres pensées. Tout ce qu’au lycée j’avais dû inventer moi-même était là, les palais d’archevêque à coupoles roses et leurs jardins en trompe-l’œil, les nymphes aux seins gonflés par les couches annuelles de plâtre, les maïs comblant les vallons, l’énorme fleuve bu par le reflux, pourpre entre ses digues de porcelaine et ses eucalyptus, le bosquet de bananiers et de cyprès avec ses allégories en faïence : Poésie nourrissant son oie. Rhétorique faussement accueillante, les bras ouverts mais les jambes croisées ; et l’autre avec des animaux de marbre auxquels le Temps, enfermé là une minute, avait infligé tout ce que subirent de lui les statues de Vénus ou de Niobé, le chien traversé par les flèches et sans tête, le singe sans ses bras, et du rhinocéros le torse seul. Entre les oliviers et les palmes, pour tromper je ne sais quel corsaire, des artilleurs peignaient en bleu le phare qui hier était rouge ; et, on le reconnaissait au ramage, les arbres n’étaient peuplés que d’oiseaux d’Amérique échappés aux navires. J’étais au point même, et le plus lointain, où le désir m’avait conduit enfant, et je reculais vers toi de dix centimètres, pour ne pas toucher, surtout avec cette peinture fraîche, un des panneaux mêmes de ma vie.

Mais soudain, par un hululement sauvage, la sentinelle d’un dépôt d’armes appelait à la garde ses quatre soldats qui se précipitaient du poste et nous présentaient les armes. Je les regardais bien en face, m’arrêtant devant chacun au moment où le fusil séparait les deux yeux, et dans ces huit demi-soldats, plus facilement que dans des soldats entiers, je cherchais à loisir mes ressemblances de la guerre, mes souvenirs de la France. Puis, le sourcil d’Artaud revu, la tempe de Dollero retrouvée, aperçue aussi dans leurs yeux la parenté avec l’ivoire et l’or, je leur faisais reposer l’arme et c’étaient eux, soudés à nouveau, qui nous entouraient pour nous voir.

— Il est temps, disais-tu. Délaissons-les !

Tu as toujours confondu délaisser et laisser, ainsi d’ailleurs que monter et descendre… Donc, puisque tu l’exigeais, nous les délaissions dans leur campagne vert et blanc, nous délaissions les ponts près des mélèzes, les passages à niveau aux gardiennes indigo bordées de rouge près des églises, dans une fenêtre rose les deux jumelles d’Oiras à nœuds verts nous les délaissions, et descendus à temps au faîte de la tour Bélem, nous pouvions juste voir le soleil, au milieu de l’estuaire et un peu avant l’horizon, — en nous penchant, — monter, monter et disparaître.



Septembre 1916.