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Adrien Brauwer (Emile Souvestre)

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ADRIEN BRAUWER.

Le soleil allait disparaître, et les maisons bariolées de Harlem scintillaient sous ses derniers rayons. Les étroites fenêtres, fermées pendant le jour, commençaient à s’ouvrir à la fraîcheur du soir ; les servantes causaient près des portes, et des jardins, placés derrière chaque maison, s’élevaient des bouffées odorantes qui se répandaient dans les carrefours ; on était à cette heure charmante où la lumière et le bruit s’adoucissant, la fatigue du jour se transforme en une fraîche langueur.

À l’entrée d’une pauvre maison basse et mal peinte, un enfant de douze ans était assis, les bras nonchalamment appuyés contre un châssis posé sur ses genoux et la tête rejetée en arrière. Son pâle visage semblait se ranimer aux brises du soir, et ses yeux fatigués souriaient en suivant le vol des oiseaux égarés parmi les toits. Il y avait déjà quelques instans qu’il se livrait à cette rêveuse nonchalance lorsqu’une voix aigre se fit entendre près de lui :

— Est-ce sur les nuages que tu comptes peindre tes fleurs, garnement ? s’écria une petite femme noire et sèche qui sortait de la maison, la coiffe toute hérissée d’aiguilles garnies de laines coloriées.

L’enfant se redressa comme s’il se fût réveillé en sursaut, rougit et pâlit tour à tour, puis baissa les yeux avec confusion.

— Voyons ce que tu as fait depuis que tu es là, reprit la femme maigre en piquant à sa coiffure une nouvelle aiguille.

Elle se pencha sur le châssis que l’enfant lui présentait avec inquiétude.

— Trois fleurs et deux oiseaux seulement ; j’en étais sûre quand je t’ai vu sortir ! Pourquoi n’es-tu point resté au poêle avec moi ?

— Mère, il faisait si beau ! répondit l’enfant avec timidité.

— Si beau ! s’écria la petite femme exaspérée ; est-ce que cela te regarde, qu’il fasse beau ? Me vois-tu m’occuper du temps, moi ? — Si beau !… Ne croirait-on pas qu’il se nourrit de soleil ? — Adrien, tu es déjà un paresseux et un vaurien comme ton père ; mais, prends garde, mes balais ont des manches !…

Le pauvre enfant frissonna à ces mots ; il reprit son cadre, ses couleurs, ses pinceaux, et voulut rentrer.

— Ne vois-tu pas que la nuit vient et qu’il fait noir dans la maison ? reprit sa mère ; veux-tu que j’allume une lampe pour toi ? Reste où tu es, et profite de la fin du jour ; il faudra bien que tu travailles, car je vais venir à tes côtés.

Elle rentra, en effet, un instant, et reparut bientôt avec son métier à broder.

Cependant Adrien avait repris son châssis et n’osait lever les yeux. Il peignait sur toile des oiseaux et des fleurs qui devaient être vendus comme parure aux paysannes des campagnes de Harlem. Dans le principe, il n’avait fait que tracer à la plume, sur un canevas, des dessins que sa mère brodait ensuite ; mais son goût s’étant rapidement développé, ses esquisses étaient devenues des peintures pleines de fraîcheur, et qui étaient plus recherchées par les acheteuses que les broderies de la mère. Dès que celle-ci connut le profit qu’elle pouvait tirer du précoce talent d’Adrien, elle ne lui laissa plus ni loisir, ni repos. Il fallut que l’enfant renonçât aux jeux de son âge, aux rondes du soir sur les places publiques, aux promenades du dimanche le long des prés. Plus de nids à chercher, de fleurettes à cueillir, de papillons à poursuivre ; le temps d’Adrien était devenu trop précieux pour qu’il le dépensât à être heureux. Il se coucha plus tard, se leva plus matin ; on éloigna de lui tout ce qui aurait pu le distraire, y compris l’air et le soleil. L’enfant subissait déjà la peine de son génie ; le pauvre oiseau était devenu une poule aux œufs d’or.

Cette nouvelle vie altéra la santé d’Adrien ; mais sa mère n’y prit point garde. Cette femme avait été cruellement éprouvée, et son ame était devenue semblable aux mains caleuses qui n’ont plus de toucher. Ce n’était point un être fort, mais un être endurci à la douleur. Comme elle avait toujours souffert, il lui semblait que la souffrance n’était que la vie, et parce qu’elle se montrait sans pitié pour elle-même, elle se croyait le droit d’en refuser aux autres. Du reste, l’avidité de gain, qui la rendait cruelle à l’égard de son fils, venait chez elle d’un sentiment d’honneur. Chargée de dettes contractées par son mari avant sa mort, elle s’était imposé l’obligation de les payer toutes ; son travail et celui d’Adrien n’avaient point d’autre but. Mais Catherine Brauwer gâtait cet acte de probité délicate par la manière dont elle l’accomplissait. C’était une de ces femmes qui, n’ayant pas les grâces du cœur, donnent au dévouement même la laideur de l’égoïsme, font tort au bien en le pratiquant, et semblent une mauvaise connaissance que l’on est fâché de voir à la vertu.

Condamné à accomplir un devoir pénible dont il ne sentait pas l’importance, contrarié dans tous ses besoins, dans tous ses goûts, Adrien n’avait point tardé à prendre sa mère en aversion. Aussi, lorsque celle-ci tomba malade, par suite d’un travail excessif, n’éprouva-t-il point les tendres inquiétudes qu’il eût dû ressentir. La dureté des autres nous endurcit nous-mêmes, et l’indifférence des fils n’est pas la moindre punition de l’insensibilité des parens. Adrien ne vit dans les souffrances de sa mère qu’un motif de congé. La vieille femme l’avait retenu au logis seulement par la crainte ; dès qu’il s’aperçut qu’elle ne pouvait plus se lever ni le battre, il méprisa ses ordres et prit la fuite.

Il y avait si long-temps qu’il n’avait joui de sa liberté, qu’il en éprouva d’abord une sorte de délire. Il traversa en courant les faubourgs et arriva en quelques minutes dans la campagne. Il y avait là de l’air, des blés mûrs et des arbres avec des oiseaux qui chantaient parmi les feuilles !… Adrien se jeta à terre et se roula sur l’herbe en poussant des cris de joie. Il se balança ensuite aux branches des vieux sapins, but aux fontaines, courut pieds nus dans les ruisseaux et s’assit au bord d’une prairie pour se faire une coiffure de joncs.

Sa journée s’écoula ainsi à chanter, à courir, et à parler aux papillons qui passaient dans l’air. Cependant la faim l’ayant fait songer au retour, la joie commença à faire place à l’effroi : il reprit le chemin de la ville lentement et la tête baissée. Au moment où il aperçut de loin le toit de sa maison, il s’arrêta tout frissonnant ; il venait de penser qu’il pourrait trouver sa mère guérie, et cette idée l’épouvantait. Cependant, après un instant d’hésitation, il continua sa route timidement, en rasant les murailles ; plusieurs voisines étaient arrêtées près de la porte de sa mère, et l’une d’elles l’aperçut de loin.

— Le voilà ! s’écria-t-elle.

Et courant à lui :

— D’où viens-tu, malheureux ? Sais-tu ce qui est arrivé en ton absence ?

— Non.

— Ta mère est morte.

L’enfant recula ; rien ne l’avait préparé à cette nouvelle, et il chancela, comme si un coup l’eût frappé. Les voisines s’empressèrent autour de lui avec cette compassion bavarde des femmes du peuple, et le firent entrer dans la maison.

La première impression d’Adrien n’avait été qu’une surprise attérante ; mais, à la vue du cadavre de sa mère, il jeta un cri de douleur. Tout ce qu’il y avait encore de bon dans ce cœur s’émut subitement, et l’enfant tomba à genoux, en pleurant, près du lit de la morte. Les femmes qui se trouvaient là en eurent pitié et l’arrachèrent à ce spectacle.

Il passa deux jours chez une voisine, qui n’épargna rien pour le consoler. Du reste, quelque vive et sincère qu’eût été sa première douleur, elle ne pouvait être de longue durée. Sa mère ne lui laissait aucun de ces souvenirs qui rendent une mémoire sacrée ; en la perdant, il ne perdait ni protection, ni soins, ni caresses. On ne le condamnerait plus à des travaux sans relâche pour satisfaire à un honneur qu’il ne comprenait pas ; la mort venait de lui donner quittance des dettes de son père ; se trouver orphelin, ce n’était donc pas pour lui être seul, mais être libre.

Cependant, quoiqu’il entrevît la mort de sa mère moins comme un malheur que comme une délivrance, il n’osait se livrer à la joie confuse qu’il en éprouvait. Une pudeur de l’ame l’avertissait que ce sentiment était impie et mêlait à son contentement intérieur je ne sais quelle honte et quelle tristesse.

Le souvenir de sa mère était d’ailleurs encore vivant et le dominait par la peur. Aussi, lorsqu’il revint dans sa demeure, dont la morte avait été emportée, éprouva-t-il un saisissement profond. Il chercha des yeux le métier à broder auquel Catherine avait coutume de travailler, comme s’il se fût attendu à la trouver là ; il prêta l’oreille pour s’assurer s’il n’entendait point sa voix, mais tout était vide et muet. Adrien regarda autour de lui avec angoisse : la terreur que lui avait inspirée sa mère pendant sa vie, semblait s’être attachée à cette maison, où tout lui rappelait une longue servitude. C’était la première fois qu’il y entrait sans entendre des cris, des injures, et ce silence lui faisait froid ; sa liberté lui causait une sorte d’épouvante. Il lui sembla que sa mère était encore là, invisible, mais toujours implacable et veillant sur ses moindres actions. Dominé par cette espèce de vision d’enfant, il alla prendre son châssis et ses couleurs, vint s’asseoir près de la porte, et se mit à dessiner avec autant d’ardeur que si Catherine Brauwer l’eût observé.

Il travaillait depuis une heure, lorsqu’il vit une ombre s’étendre sur son esquisse. Il leva la tête et rencontra les regards d’un vieillard qui s’était arrêté près de lui et étudiait son dessin avec attention.

— Qui t’a donné des leçons ? demanda l’étranger.

— Personne, monsieur.

— Quel âge as-tu ?

— Treize ans.

— Que font tes parens ?

— Je n’en ai plus.

Le vieillard regarda encore le dessin.

— Je suis le peintre Hals, reprit-il enfin ; viens avec moi, je serai ton maître et je prendrai soin de toi.

Au milieu de toutes les misères d’Adrien, la pensée qu’il pourrait un jour devenir peintre avait parfois traversé son esprit, mais comme un rêve trop beau pour y croire. On juge quel effet la proposition de Hals dut produire sur lui. Le vieux professeur profita de ce premier enivrement pour l’emmener, et le lendemain Brauwer était établi dans l’atelier de son patron avec les nombreux élèves auxquels celui-ci donnait ses soins.

L’année qui suivit fut pour Adrien une année d’ivresse, car la peinture lui dévoila une à une toutes ses ressources. La peinture n’était point encore devenue un sujet de discussions esthétiques ; persuadés qu’imiter la nature était le meilleur moyen de reproduire la vie dans toutes ses expressions, les artistes s’étaient adonnés tout entiers à l’étude de la forme, et quand ils étaient parvenus à faire respirer le bois ou la toile, quand ils y avaient répandu toutes les graces ou toutes les énergies que Dieu lui-même avait imprimées au front de ses créatures, ils croyaient avoir fait une œuvre de génie. L’art n’avait donc alors rien de métaphysique ; c’était le résultat d’une contemplation perspicace, une sorte d’intuition naïve aidée d’études patientes, d’essais multipliés et d’adresse pratique.

Brauwer n’eut point par conséquent à s’égarer dans des inspirations fantastiques ; il chercha l’art, comme Dieu avait dit de chercher la vérité, avec la foi des petits enfans. Toujours l’œil fixé sur le monde extérieur, il s’efforçait d’en saisir la forme, le mouvement. Ses tablettes passées dans sa ceinture ne le quittaient jamais, et on le voyait dans les rues de Harlem suivant les jeunes servantes qui revenaient de la fontaine, les soldats ivres, les commères en querelles, et crayonnant à grands traits les poses charmantes ou grotesques qui frappaient ses yeux.

Grâce à ces études acharnées, ses progrès furent immenses, et, au bout de deux années, ses tableaux commencèrent à être remarqués par les connaisseurs. Hals, qui avait prévu ce succès, et dont la bienveillance n’avait été qu’un calcul d’avarice, profita habilement de sa bonne fortune. Il exigea de l’enfant plus d’assiduité et vendit chèrement aux brocanteurs ses moindres esquisses. Mais comme les condisciples d’Adrien commençaient à s’apercevoir de sa supériorité, il craignit que quelque circonstance ne la lui révélât à lui-même, et pour éviter ce danger, il l’enferma seul dans un grenier écarté, en lui donnant une tâche pour chaque jour. Ainsi, pour la seconde fois, son talent devenait funeste à Brauwer, et lui ravissait son seul héritage, la liberté !

Malheureusement pour lui, ses tableaux plus connus furent plus recherchés, et les gains de Hals s’accrurent d’autant. L’or est pour les avares comme ces liqueurs dévorantes qui allument la soif au lieu de l’éteindre ; bientôt l’avidité du vieux peintre ne connut plus de bornes. Il eut recours à tous les supplices pour forcer Adrien à un travail continuel et rapide ; il retrancha sur sa nourriture, lui refusa un lit, des vêtemens, et le pauvre enfant en arriva à regretter sa captivité d’autrefois et les duretés de sa mère.

Cependant la disparition d’Adrien avait excité la curiosité des autres élèves de Hals ; on sut bientôt où il était renfermé. Van Ostade (le même qui s’illustra plus tard dans la peinture) jura qu’il réussirait à le voir. En effet, il profita de l’absence du maître pour arriver jusqu’au grenier de Brauwer, et appliqua son œil à une fente de la porte ; mais à peine eut-il regardé quelques instans qu’il jeta un cri d’admiration : il venait d’apercevoir le dernier tableau achevé par Brauwer. Après avoir échangé quelques mots avec le captif, il se hâta de redescendre à l’atelier pour raconter ce qu’il avait vu. Tous les écoliers voulurent s’assurer par leurs yeux de cette merveille, et vinrent successivement à la porte d’Adrien. La plupart se contentèrent d’admirer, mais quelques-uns, marchands de tableaux en herbe, qui étudiaient l’art, non dans le but de l’honorer, mais de l’exploiter, songèrent aussitôt à tirer parti de la circonstance. Ils proposèrent à Brauwer de leur peindre les cinq sens et les douze mois de l’année, à raison de quatre sous pièce !… Adrien accepta avec empressement, tout surpris que ses peintures pussent être achetées quelque chose.

Cependant Van Ostade revint plusieurs fois le voir, et l’engagea à fuir, en l’assurant qu’il pourrait vivre partout de son pinceau. Brauwer doutait encore ; mais l’hiver avait commencé, le froid devenait intolérable dans le grenier de maître Hals. Adrien se décida à partir, et après avoir livré à quelques camarades huit ou dix tableaux pour une somme d’environ trente sous, il força la porte de sa prison et prit la fuite.

Une fois libre, son premier soin fut d’entrer chez un pâtissier, où, avec l’imprévoyance d’enfant qui fut le fléau de sa vie entière, il échangea tout son argent contre une provision de pain d’épices. Il se mit ensuite à parcourir la ville sans savoir ce qu’il devait faire ni de quel côté se diriger.

Maîtrisé, dès ses premières années, dans toutes ses volontés, il avait perdu l’habitude d’agir sous sa propre inspiration ; son esprit était resté sans audace, ses désirs sans énergie, et les derniers mois passés chez Hals avaient achevé de briser cette ame qui avait toujours manqué de ressort. Il s’était d’ailleurs désaccoutumé de bruit, de lumière, de mouvement, et sa première impression, en se trouvant dans les rues de Harlem, fut une gêne douloureuse ; il avait honte de ses haillons ; il ne savait comment marcher sous tant de regards. Pour leur échapper, il entra dans une église, et alla se cacher sous l’orgue, dans le coin le plus obscur. Là, il fut saisi d’une sorte d’affaissement moral. Il pensa que l’esclavage lui était devenu une seconde nature, et que peut-être il n’était plus capable de jouir de la liberté. Cette idée le navra si profondément, qu’il s’assit et se mit à pleurer à chaudes larmes. Un homme qui priait près de lui entendit ses sanglots ; il s’approcha pour lui en demander la cause ; Brauwer lui raconta toute la vérité. Cet homme, ému, lui proposa de le ramener chez son maître, en lui promettant qu’il obtiendrait pour lui de meilleures conditions que par le passé. Brauwer se laissa persuader. Il fut, en conséquence, ramené à Hals, qui, honteux de voir son avaricieuse cruauté découverte, promit de mieux traiter son élève à l’avenir.

Adrien fut, en effet, conduit à la fripperie, où on lui acheta un habit tabac d’Espagne, une culotte rouge et des bas chinés. Il lui fut aussi permis de travailler dans l’atelier qui était chauffé, et on ne lui refusa plus la nourriture nécessaire.

Plus heureux, Brauwer travailla avec plus d’élan, et ses talens s’en ressentirent. Il retrouva aussi, avec le bien-être, un peu de la résolution qui lui avait manqué jusqu’alors. L’âge venait d’ailleurs, et la virilité commençait à se faire sentir dans cette nature tardive. Il s’aperçut que Hals vendait ses tableaux ; et bien qu’il n’en soupçonnât point la valeur, il pensa qu’il vaudrait mieux travailler pour son propre compte qu’au profit d’un maître. Il s’échappa donc de nouveau, et cette fois il se rendit à Amsterdam.

On était alors aux beaux temps de l’école flamande : la peinture n’avait point encore été détrônée par les tulipes, et l’on ne trouvait dans les Pays-Bas que grands artistes produisant des chefs-d’œuvre, et grands connaisseurs les achetant au poids de l’or. Le peuple même partageait cette passion des riches, et les peintres étaient alors reçus partout comme les minnesingers l’avaient été autrefois. À son arrivée à Amsterdam, Brauwer entra dans la première auberge qu’il rencontra sur son passage. Tout homme qui voyage en Hollande avec un bâton et un havresac ne peut demander que deux choses dans une auberge, du fromage et un pot de bière. En attendant qu’on les lui servît, Adrien prit ses pinceaux, et s’amusa à ébaucher sur la table de sapin une figure de charlatan qu’il avait remarquée en route. Lorsque l’aubergiste revint, il s’arrêta étonné devant la grotesque pochade.

— Comment ! compagnon, sauriez-vous peindre ? dit-il.

Et regardant de plus près :

— Pardieu ! ceci est d’une touche hardie !

— Êtes-vous connaisseur ? demanda Brauwer en souriant.

— Un peu, compagnon ; j’ai manié moi-même le pinceau avant de manier le broc, et mon fils n’est point gauche dans la partie.

— Comment l’appelez-vous ?

— Van Soomeren.

— C’est un grand maître ; j’ai vu des tableaux de lui chez Hals ; il peint avec une égale habileté l’histoire, le paysage et les fleurs.

— M’est avis que vous ne lui cédez en rien, observa l’aubergiste, qui regardait la figure du charlatan s’animer sous le pinceau de Brauwer ; mille diables ! qui êtes-vous pour peindre si vite et si bien ?

— Un écolier.

— Votre nom ?

— Adrien Brauwer.

Van Soomeren recula et se découvrit.

— Ah ! je comprends maintenant, dit-il respectueusement ; messire Adrien Brauwer m’a fait grand honneur de choisir mon hôtellerie, et tout ce qui se trouve ici est à son service.

Adrien crut d’abord que l’aubergiste raillait ; il eut grand’ peine à en croire ses oreilles, lorsque celui-ci lui assura que son nom était déjà célèbre dans les Pays-Bas, et que ses tableaux étaient fort recherchés. Voulant, du reste, s’assurer de la vérité, il peignit en quelques jours, sur une planche de cuivre dont son hôte lui avait fait présent, un combat de paysans et de soldats ivres ; Van Soomeren se chargea lui-même de placer le tableau, et sortit pour le montrer à M. de Vermandois, riche amateur qu’il connaissait.

Brauwer s’assit à la porte de l’hôtellerie, fort inquiet, et ressentant plus de craintes que d’espérances. Au bout d’une heure il aperçut Van Soomeren qui revenait sans le tableau, mais avec l’air mécontent.

— Eh bien ? lui demanda-t-il.

— Eh bien ! il n’y a plus d’argent à Amsterdam. Ils sont ici huit ou dix peintres qui font des tableaux plus vite qu’on ne bat monnaie ; les collecteurs en ont tant acheté, qu’ils sont tous ruinés.

— Cependant vous avez vendu le mien ?

— Sans doute, vous m’aviez recommandé d’en tirer n’importe quel prix ; je l’ai donné pour rien.

— Combien avez-vous reçu ?

— Une misère, vous dis-je.

— Mais encore ?

— Cent ducats.

Brauwer se leva en jetant un cri.

— Cent ducats !… mais c’est impossible !…

— Cela est pourtant, et les voilà, dit Van Soomeren en présentant au jeune homme une longue bourse pleine d’or.

— Cent ducats !… répéta celui-ci, cent ducats !…

Et il s’assit, hébété de joie, la bourse tremblant dans sa main. Il la vida devant lui sur le banc de pierre, compta les pièces l’une après l’autre. La vue des ducats finit par le persuader. Alors il se leva comme un fou, se mit à danser, à chanter, à tourner sur lui-même ; puis saisissant l’aubergiste à bras le corps pour l’embrasser :

— Van Soomeren, s’écria-t-il, je veux faire ta fortune ! j’ai de l’or, regarde, de l’or !

Et il faisait sonner sa bourse dans sa main.

— Je suis riche comme un roi maintenant !… À boire ! Van Soomeren ! Sers-moi tous les vins de ta cave ! mets ta basse-cour à la broche ! invite tous les passans ! ce soir je donne à souper à la ville d’Amsterdam ; dépense, dépense, je paierai tout ; j’ai de l’or !…

Van Soomeren, chez qui l’aubergiste avait depuis long-temps absorbé l’artiste, ne fit aucun effort pour dissuader Brauwer, ni pour arrêter des prodigalités qui tournaient à son avantage. Il convia les voisins à venir partager la joie de son hôte, et lui-même, ayant dépouillé la veste de cuisinier pour l’habit carré des kermesses, prit place, comme un invité, à la table qu’il avait servie.

L’orgie dura trois jours, mais vers le milieu du quatrième, Van Soomeren, qui s’était éclipsé, reparut tout à coup avec un visage sombre et majestueux, le bonnet de coton sur l’oreille, le tablier en bandoullière et un long papier à la main.

— Que nous veux-tu, fantôme ? s’écria Brauwer qui était ivre.

— Mon maître, c’est le mémoire.

— À combien monte-t-il ?

— Juste à cent ducats.

— Les voilà, et maintenant envoie au diable ton papier, ton bonnet de coton, ton tablier, et viens boire ce qui reste.

Désormais la destinée de Brauwer était marquée : il avait troqué subitement la misère pour la richesse, sans que rien put l’aider à supporter ce changement avec raison et dignité. C’était, comme nous l’avons déjà dit, une ame peu solide, fléchissant à tout effort. Les longues privations de son enfance l’avaient préparé aux excès de la jeunesse ; dès qu’il eut goûté aux jouissances, il voulut s’y plonger jusqu’à mourir. Ce fut comme une faim long-temps endurée, et qui ne peut plus se satisfaire. Quant aux scrupules qui eussent pu arrêter cette fougue insensée, Brauwer n’en ressentit aucuns : il avait été élevé sans autre frein que la peur ; une fois celle-ci dissipée, il ne connut aucune règle. D’un autre côté, son cœur avait perdu de bonne heure le tact délicat qui tient quelquefois lieu de morale ; il avait été trop long-temps malheureux pour que sa sensibilité ne se fût point émoussée, et il ne fallait pas moins que toutes les excitations de l’orgie pour remuer ses sens engourdis.

Pouvant désormais, comme il le disait lui-même, fabriquer avec son pinceau des lettres de change qui n’étaient jamais protestées, il se livra sans réserve aux plaisirs les plus désordonnés. Quelque énormes que fussent ses gains, ils ne purent bientôt suffire à ses fantaisies. Du reste, ces alternatives d’abondance et de misère l’inquiétaient peu, et il trouvait même le plus souvent dans ces dernières l’occasion d’exercer son humeur bouffonne.

Un soir, qu’il regagnait son logis, vêtu des seuls habits qu’il possédait, il fut dépouillé par des voleurs, qui profitèrent de son ivresse pour le laisser complètement nu. Brauwer se réveilla le lendemain, en chemise, devant sa porte. Il envoie aussitôt chez les marchands demander des étoffes ; mais tous refusent de lui faire crédit. Brauwer ne se décourage point : il prend de vieilles toiles de tableaux, s’en fait faire un vêtement complet sur lequel il peint à la détrempe des fleurs richement colorées, puis il gomme le tout, se rend au spectacle et se place dans le lieu le plus apparent. Tout le monde est frappé de la magnificence de son costume, et plusieurs dames lui envoient demander où il s’est procuré cette merveilleuse étoffe ; alors Brauwer se fait apporter une éponge, et en présence de la foule stupéfaite, il lave toutes les fleurs de son habit qui redevient une toile sale et grossière.

Peu après cette mystification, ses créanciers le forcent de quitter Amsterdam. Il part pour Anvers sans passeport. L’Espagne était alors en guerre avec les états-généraux ; Brauwer est arrêté comme espion et jeté dans un cachot de la citadelle. Le duc d’Aremberg y était également détenu par ordre du roi d’Espagne ; Brauwer, qui l’aperçut dans une cour et qui le prit pour le gouverneur, lui expliqua sa mésaventure, en le suppliant de le tirer de peine.

— Je saurai si tu es réellement un peintre, dit le duc.

Il fit demander le même jour à Rubens une toile et des couleurs qu’il envoya au prisonnier. Celui-ci lui fit tenir le surlendemain son ouvrage.

— Par le Christ ! s’écria le duc en riant, qu’a-t-il fait là ? C’est le vieil Alonzo et deux de ses soudards jouant aux cartes.

Brauwer avait en effet remarqué la veille ce groupe de soldats dans la cour, et l’avait copié.

D’Aremberg fit aussitôt demander Rubens pour lui montrer le tableau. Rubens, qui s’exaltait facilement, se récria d’admiration.

— Monsieur le duc, je vous offre six cents florins de cette toile ?

— Merci, Pierre, je la garde. Mais de qui la croyez-vous ?

— Je ne connais qu’un homme qui puisse peindre dans ce genre avec autant de force et de finesse : c’est Brauwer.

— Il ne m’a donc point trompé, dit le duc.

Et alors il raconta à Rubens ce qui lui était arrivé. Rubens courut aussitôt chez le gouverneur ; il lui expliqua l’affaire, se porta caution du prisonnier, et obtint un ordre d’élargissement. S’étant fait conduire ensuite dans le cachot d’Adrien, il l’embrassa sur les deux joues, et lui dit :

— Je suis Rubens, votre frère en peinture ; venez, mon maître, vous êtes libre.

Il l’emmena aussitôt dans le palais qu’il occupait à Anvers, lui fit donner de riches vêtemens, un vaste atelier, et lui déclara qu’il ne le laisserait plus partir.

Brauwer fut d’abord touché de cette splendide et cordiale hospitalité ; mais il ne tarda pas à s’en trouver gêné. Le palais de Rubens, orné de statues, entouré de fleurs, tout tapissé de fresques et d’étoffes précieuses, convenait mal à l’habitué des cabarets d’Amsterdam. Les graves seigneurs espagnols qu’il y rencontrait sans cesse l’embarrassaient ; il ne savait quelle contenance garder en leur présence ; ses riches habits même le mettaient mal à l’aise, et son chapeau à plumes lui pesait. Plusieurs fois il fut tenté de fuir sa prison dorée, comme il avait fui autrefois son grenier. Enfin, un jour qu’il y avait réception chez Rubens, et qu’une foule brillante se pressait dans les salons, Brauwer, ne pouvant supporter plus long-temps cet apparat, s’échappa en désespéré, courut à l’autre extrémité d’Anvers et entra dans une auberge :

— À boire ! s’écria-t-il du ton qu’il savait prendre autrefois chez son ami Van Soomeren, car en mettant le pied sur le seuil de la taverne, il avait retrouvé toute son aisance, et il alla se placer à une table où était déjà assis un homme du peuple, qu’à son costume il était facile de reconnaître pour un boulanger.

— Maître, lui dit gaiement Brauwer, veux-tu t’enivrer avec moi ? je paierai les brocs.

— Accepté.

Les ivrognes font vite connaissance, et l’on s’entretint longuement, car le boulanger était un de ces buveurs insubmersibles, comparable au tonneau des Danaïdes. Adrien était dans l’admiration devant une telle capacité : lors donc qu’il eut appris que son compagnon se nommait Joseph Craësbek, et qu’il avait presque autant de goût pour la peinture que pour la bière forte, il lui dit en lui frappant dans la main :

— Écoute, Joseph, tu me plais ; tu es un luron sans gêne auquel on peut parler le chapeau sur la tête, et qui ne regarde pas si tous les boutons d’un haut-de-chausses sont à leur place ; je ne veux plus te quitter : demain, je viens demeurer chez toi ; je t’apprendrai à peindre, et tu m’apprendras à boire.

— Accepté.

Le lendemain, en effet, Brauwer prit congé de Rubens, malgré les prières de celui-ci, et vint s’établir chez son ami Craësbek.

Le boulanger était, du reste, un homme d’observation silencieuse, mais profonde. Chaque soir, après avoir vidé son four, il montait chez Adrien, le regardait peindre ; puis, la journée finie, se rendait avec lui au cabaret. Au bout de six mois, il déclara à son maître qu’il se sentait capable d’essayer un tableau. Sa première ébauche parut tellement remarquable à Brauwer, qu’il l’engagea à travailler sérieusement. Le boulanger suivit ce conseil, et fit de si grands progrès en peu de temps, qu’il put quitter son premier état pour se faire peintre.

Ce changement de situation ne fit que resserrer les liens qui unissaient Brauwer et Craësbek ; ils ne se quittèrent plus, et menèrent encore plus joyeuse vie que par le passé.

Cependant un chagrin secret sembla s’emparer du boulanger. Il avait une femme plus jeune que lui et fort jolie qu’il soupçonnait de ne point l’aimer.

— Que t’importe ? disait philosophiquement Brauwer ; il y a des femmes et de la bierre pour tout le monde ; si l’on boit dans ton verre, bois dans celui des autres.

Mais Craësbek goûtait peu une telle morale. Un jour il quitte son ami plus sombre que de coutume, et monte dans son atelier, laissant Brauwer avec sa femme. Ceux-ci entendent bientôt des gémissemens, des soupirs étouffés.

— Grand Dieu ! s’écrie Brauwer, Joseph aura fait quelque folie. Il court suivi de la jeune femme, et tous deux trouvent Craësbek étendu au milieu de l’appartement, un couteau à la main, la poitrine ouverte et tout couvert de sang !… À cette vue, sa femme pousse de grands cris, saisit son mari dans ses bras et le couvre de larmes.

— J’ai cru que tu ne m’aimais plus, et j’ai voulu mourir, dit le boulanger d’une voix défaillante.

— Qu’as-tu fait, Joseph ! mon Joseph ! répète la jeune femme éperdue… Moi, ne plus t’aimer ?… ah ! je ne te survivrai pas.

— Ainsi, tu m’aimes.

— Tu en doutes encore, Joseph ?… Donne-moi ce couteau, je veux me frapper et périr avec toi.

— C’est inutile, dit Craësbek en se relevant d’un bond et en essuyant avec sa manche la plaie qu’il s’était peinte sur la poitrine ; tu es une bonne femme, et maintenant je ne doute plus de toi.

Cependant l’intimité, toujours croissante des deux peintres, amenait chaque jour de plus nombreux désordres ; il n’était bruit à Anvers que de leurs scandaleuses débauches, et les choses en vinrent à un tel point, que les magistrats se crurent obligés d’y mettre un terme. Ils firent saisir Brauwer, qui fut conduit hors de la ville avec défense d’y reparaître.

Notre peintre se trouva d’abord assez embarrassé, mais vers le soir, il rencontra un marchand qui se rendait en France et qui lui proposa une place sur son fourgon.

— Soit, dit Brauwer en riant ; tu vas dans un pays où le vin est bon et les filles jolies ; allons en France.

Et il suivit le marchand.

Arrivé à Paris, il crut qu’il suffirait de se nommer pour trouver admiration et sympathie, comme dans les Pays-Bas ; mais il fut cruellement détrompé. Là, nul ne le connaissait ; on refusa d’acheter ses tableaux. La noblesse française de cette époque était d’ailleurs trop élégante, trop polie pour goûter le genre de Brauwer ; ne touchait-on pas au jour où le roi le plus gentilhomme qu’ait jamais eu la France, devait dire, en apercevant des Teniers : — Ôtez ses magots ! Quant à la bourgeoisie, elle était peu connaisseuse, et s’occupait plus de querelles politiques que de peinture.

Ne trouvant donc à Paris qu’humiliation et misère, Brauwer prit la résolution de retourner à Anvers. Mais la route était longue, et il fallait qu’il la fît à pied, car il était sans ressources. Il est permis de croire que, pendant ces marches épuisantes, Brauwer regretta plus d’une fois ses folles dissipations et sa fatale imprévoyance. L’expérience vient tard pour les esprits légers ; mais il arrive immanquablement un jour et une heure où la vérité leur apparaît : seulement ce jour est quelquefois sans lendemain et cette heure la dernière.

Après deux mois de fatigues de tout genre et de souffrances inouies, Brauwer aperçut enfin le clocher d’Anvers ; mais on eût dit que ses forces ne s’étaient soutenues que par le désir d’atteindre le but. À peine arrivé aux portes de la ville, il tomba privé de sentiment.

Deux jours après, Rubens reçut un billet tracé d’une main tremblante à l’hôpital d’Anvers. Il y courut ; Brauwer était mort la veille, et on lui montra la place où il venait d’être inhumé dans le cimetière des pestiférés. Rubens resta long-temps les yeux fixés sur cette fosse fraîchement remuée ; puis, relevant la tête, il dit à son élève Van-Dyck, qui l’accompagnait :

— C’était un grand peintre, et Dieu seul sait ce qu’il eût été avec une autre éducation ; mais les enfans trop malheureux ne peuvent devenir des hommes de génie.

Peu après Rubens fit enlever le corps de Brauwer, qui fut déposé, par ses soins, dans l’église des Carmes. Il se disposait à lui élever un monument funèbre, et il en avait déjà fait le dessin lorsque la mort le frappa lui-même en 1640.

Malgré sa conduite déréglée, Brauwer travailla beaucoup, et il a laissé un grand nombre de tableaux. La plupart sont de petite dimension et représentent des intérieurs de cabaret ou des rixes de paysans. Il est curieux de remarquer que ce peintre, qui, comme tous les hommes faibles de corps et timides de caractère, avait une grande admiration pour la force, s’est presque toujours plu à reproduire des scènes de violence. Ses paysans se battant au couteau et ses soldats s’égorgeant dans un mauvais lieu sont d’une vérité à faire peur. Du reste, toute la peinture de Brauwer respire cette verve d’action que les œuvres de Callot possèdent à un si haut degré, et qui manque parfois à Teniers. Celui-ci a plus de vigueur calme, une couleur plus reposée ; mais Brauwer l’emporte par le mouvement. Il y a quelque chose de fébrile dans ses compositions ; son coup de pinceau est à la fois ardent et convulsif ; on sent la nature débile qui s’exhale. Quant au dessin, il est comme celui de toute l’école flamande, moins élégant que vrai, moins correct que senti.

La France ne s’est point montrée plus juste envers Brauwer après sa mort que pendant sa vie. Elle avait accueilli le peintre avec mépris ; elle a oublié ses œuvres. Le Musée du Louvre, ce gueux superbe qui laisse encore voir tant de trous à son riche manteau, n’a point une seule toile de cet habile maître.


E. Souvestre