Agnès Grey/19

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Traduction par Ch. Romey et A. Rolet.
Shirley et Shirley et Agnès GreyCh. Lahure et Cie (p. 331-334).


CHAPITRE XIX.

La lettre.


Les restes mortels de mon père venaient d’être confiés à la tombe, et nous, avec de tristes visages et de noirs vêtements, nous restions assises à la table après le frugal déjeuner, faisant des plans pour notre vie future. L’âme ferme de ma mère avait résisté à cette affliction ; son esprit, quoique abattu, n’était point brisé. L’opinion de Mary était que moi je devais retourner à Horton-Lodge, et notre mère aller demeurer avec elle et M. Richardson au presbytère ; elle assurait que son mari le désirait autant qu’elle et qu’un tel arrangement ne pouvait qu’être agréable à tous, car la société et l’expérience de ma mère leur seraient d’un prix inestimable, et ils feraient de leur côté tout ce qu’ils pourraient pour la rendre heureuse. Mais tous les arguments, toutes les prières furent inutiles ; ma mère était déterminée à n’y point aller. Non qu’elle mît un instant en question les vœux et les intentions de sa fille ; mais elle dit qu’aussi longtemps qu’il plairait à Dieu de lui conserver la force et la santé, elle s’en servirait pour gagner sa vie et n’être à charge à personne ; soit que sa dépendance fût ou non considérée comme un fardeau. Si elle pouvait habiter comme locataire le presbytère de M. Richardson, elle choisirait cette maison avant toute autre pour le lieu de sa résidence ; dans le cas contraire, elle n’y viendrait jamais qu’en visite ; à moins que la maladie ou le malheur ne rendissent son assistance réellement nécessaire, ou que l’âge et les infirmités ne la fissent incapable de gagner sa vie.

« Non, Mary, dit-elle, si Richardson et vous pouvez économiser quelque chose, vous devez le mettre à part pour votre famille. Agnès et moi devons ramasser le miel pour nous-mêmes. Dieu merci, ayant eu des filles à élever, je n’ai pas perdu mes talents. Avec l’aide du ciel, je réprimerai cette vaine douleur, » dit-elle, pendant que les pleurs coulaient sur ses joues en dépit de ses efforts ; mais elle les essuya, et redressant résolument la tête, elle continua : « Je vais me mettre à l’œuvre et chercher une petite maison commodément située dans quelque district populeux, mais salubre, où nous prendrons quelques jeunes ladies comme pensionnaires, si nous pouvons les trouver, et autant d’élèves externes qu’il nous en viendra ou que nous pourrons en instruire. Les parents et les anciens amis de votre père pourront nous envoyer quelques élèves, ou nous appuyer de leurs recommandations, sans doute : je ne m’adresserai pas aux miens. Que dites-vous de cela, Agnès ? Êtes-vous disposée à quitter votre place actuelle et à essayer ?

— Tout à fait disposée, maman ; et l’argent que j’ai amassé servira à meubler la maison. Je vais le retirer à l’instant de la Banque.

— Quand on en aura besoin ; il faut d’abord louer la maison et prendre toutes nos dispositions. »

Mary offrit de prêter le peu qu’elle possédait ; mais ma mère le refusa, disant que nous devions commencer sur un plan économique, et qu’elle espérait que tout ou partie de mon épargne, ajouté à ce que nous pouvions réaliser par la vente de notre mobilier, et au peu que notre cher père avait réussi à mettre de côté après le payement de nos dettes, suffirait pour nous mener jusqu’à Noël, moment où, elle l’espérait, nous pourrions accroître ces ressources par notre travail uni. Il fut finalement décidé que ce serait là notre plan ; que ma mère s’occuperait des informations et des préparatifs, et que je retournerais après mes quatre semaines de vacances à Horton-Lodge, où je demeurerais jusqu’à ce que tout fût prêt pour ouvrir notre école.

Nous discutions ces affaires le matin dont j’ai parlé, environ quinze jours après la mort de mon père, quand une lettre fut apportée à ma mère. En jetant les yeux sur l’adresse, son visage, pâle de fatigue et de chagrin, se colora tout à coup. « De mon père ! » murmura-t-elle ; et elle déchira l’enveloppe. Il y avait bien des années qu’elle n’avait reçu aucune nouvelle de sa famille. Naturellement curieuse de savoir ce que pouvait contenir cette lettre, j’examinai sa contenance pendant qu’elle la lisait, et fus quelque peu surprise de la voir mordre sa lèvre et froncer le sourcil comme si elle était en colère. Quand elle en eut fini la lecture, elle la jeta brusquement sur la table, disant, avec un sourire de mépris :

« Votre grand-père a été assez bon pour m’écrire. Il me dit qu’il ne doute pas que je ne me sois depuis longtemps repentie de mon infortuné mariage, et que si je veux reconnaître cela et confesser que j’ai eu tort de mépriser ses conseils, et que j’ai justement souffert à cause de cela, il fera de nouveau de moi une lady, si c’est possible, après une longue dégradation, et se souviendra de mes filles dans son testament. Apportez-moi mon pupitre, Agnès, et débarrassez la table. Je veux répondre à cette lettre sur-le-champ. Mais d’abord, comme je peux vous priver toutes deux d’un héritage, il est juste que je vous dise ce que j’entends répondre. Je veux lui dire qu’il se trompe en supposant que je puisse regretter la naissance de mes filles, qui ont été l’orgueil de ma vie, et qui seront très-probablement le soutien et la consolation de mes vieux jours, ou les trente années que j’ai passées en la société de mon meilleur et de mon plus cher ami ; que nos malheurs, eussent-ils été trois fois plus grands, à moins que je n’en eusse été la cause, je ne m’en réjouirais que plus de les avoir partagés avec votre père, et de lui avoir apporté toute la consolation que je pouvais lui donner ; que ses souffrances, dans sa maladie, eussent-elles été dix fois plus grandes, je ne pourrais regretter d’avoir veillé sur lui et travaillé à les soulager ; que s’il eût épousé une femme riche, les malheurs et la maladie lui fussent tout aussi bien arrivés, mais que j’étais assez égoïste pour croire qu’aucune autre femme n’eût pu lui apporter autant de soulagement et de consolation que moi : non que je sois supérieure aux autres, mais parce que j’étais faite pour lui, et lui pour moi ; et que je ne peux pas plus regretter les heures, les jours, les années de bonheur que nous avons passés ensemble, et que nul de nous n’eût pu avoir sans l’autre, que je ne puis regretter le privilège de l’avoir soigné dans la maladie et consolé dans l’affliction.

« Faut-il lui écrire cela, mes enfants ? ou lui dirai-je que nous sommes tous très-fâchés de ce qui s’est passé depuis trente ans ; que mes filles voudraient n’être pas nées ; mais que, puisqu’elles ont eu ce malheur, elles seront très-reconnaissantes de tout ce que leur grand-papa voudra bien faire pour elles ? »

Naturellement, noue applaudîmes à la résolution de ma mère ; Mary enleva le service ; j’apportai le pupitre ; la lettre fut promptement écrite et expédiée ; et, depuis ce jour, nous n’entendîmes plus parler de notre grand-père, jusqu’au jour où, longtemps après, nous vîmes sa mort annoncée dans les journaux, et apprîmes qu’il laissait toute sa fortune à des cousins riches et inconnus.