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Ainsi parlait Zarathoustra/Quatrième partie/Le signe

La bibliothèque libre.
Traduction par Henri Albert.
Société du Mercure de France (Œuvres complètes de Frédéric Nietzsche, vol. 9p. 471-476).
LE SIGNE


Le matin cependant, au lendemain de cette nuit, Zarathoustra sauta de sa couche, se ceignit les reins et sortit de sa caverne, ardent et fort comme le soleil du matin qui sort des sombres montagnes.

« Grand astre, dit-il, comme il avait parlé jadis, profond œil de bonheur, que serait tout ton bonheur, si tu n’avais pas ceux que tu éclaires !

Et s’ils restaient dans leurs chambres, tandis que déjà tu es éveillé et que tu viens donner et répandre : comme ta fière pudeur s’en fâcherait !

Eh bien ! ils dorment encore, ces hommes supérieurs, tandis que moi je suis éveillé : ce ne sont pas mes véritables compagnons ! Ce n’est pas eux que j’attends ici dans mes montagnes.

Je veux me mettre à mon œuvre et commencer ma journée : mais ils ne comprennent pas quels sont les signes de mon matin, le bruit de mon pas n’est point pour eux — le signal du lever.

Ils dorment encore dans ma caverne, leur rêve boit encore à mes chants de minuit. L’oreille qui m’écoute, — l’oreille qui obéit manque à leurs membres. »

— Zarathoustra avait dit cela à son cœur tandis que le soleil se levait : alors il jeta un regard interrogateur vers les hauteurs, car il entendait au-dessus de lui l’appel perçant de son aigle. « Eh bien ! cria-t-il là-haut, cela me plaît et me convient ainsi. Mes animaux sont éveillés, car je suis éveillé.

Mon aigle est éveillé et, comme moi, il honore le soleil. Avec des griffes d’aigle il saisit la nouvelle lumière. Vous êtes mes véritables animaux ; je vous aime.

Mais il me manque encore mes hommes véritables ! » —

Ainsi parlait Zarathoustra ; mais alors il arriva qu’il se sentit soudain entouré, comme par des oiseaux innombrables qui voltigeaient autour de lui, — le bruissement de tant d’ailes et la poussée autour de sa tête étaient si grands qu’il ferma les yeux. Et, en vérité, il sentait tomber sur lui quelque chose comme une nuée de flèches, lancées sur un nouvel ennemi. Mais voici, ici c’était une nuée d’amour, sur un ami nouveau.

« Que m’arrive-t-il ? pensa Zarathoustra dans son cœur étonné, et il s’assit lentement sur la grosse pierre qui se trouvait à l’entrée de sa caverne. Mais en agitant ses mains autour de lui, au-dessus et au-dessous de lui, pour se défendre de la tendresse des oiseaux, voici, il lui arriva quelque chose de plus singulier encore : car il mettait inopinément ses mains dans des touffes de poils épaisses et chaudes ; et en même temps retentissait devant lui un rugissement, — un doux et long rugissement de lion.

« Le signe vient », dit Zarathoustra et son cœur se transforma. Et, en vérité, lorsqu’il vit clair devant lui, une énorme bête jaune était couchée à ses pieds, inclinant la tête contre ses genoux, ne voulant pas le quitter dans son amour, semblable à un chien qui retrouve son vieux maître. Les colombes cependant n’étaient pas moins empressées dans leur amour que le lion, et, chaque fois qu’une colombe voltigeait sur le nez du lion, le lion secouait la tête avec étonnement et se mettait à rire.

En voyant tout cela, Zarathoustra ne dit qu’une seule parole : « Mes enfants sont proches, mes enfants », — puis il devint tout à fait muet. Mais son cœur était soulagé, et de ses yeux coulaient des larmes qui tombaient sur ses mains. Et il ne prenait garde à aucune chose, et il se tenait assis là, immobile, sans se défendre davantage contre les animaux. Alors les colombes voletèrent çà et là, se placèrent sur son épaule, en caressant ses cheveux blancs, et elles ne se fatiguèrent point dans leur tendresse et dans leur félicité. Le vigoureux lion, cependant, léchait sans cesse les larmes qui tombaient sur les mains de Zarathoustra, en rugissant et en grondant timidement. Voilà ce que firent ces animaux. —

Tout cela dura longtemps ou bien très peu de temps : car véritablement il n’y a pas de temps sur la terre pour de pareilles choses. — Mais dans l’intervalle les hommes supérieurs s’étaient réveillés dans la caverne de Zarathoustra, et ils se préparaient ensemble à aller en cortège au devant de Zarathoustra, afin de lui présenter leur salutation matinale : car en se réveillant ils avaient remarqué qu’il n’était déjà plus parmi eux. Mais lorsqu’ils furent arrivés à la porte de la caverne, précédés par le bruit de leurs pas, le lion dressa les oreilles formidablement, et, se détournant tout à coup de Zarathoustra, sauta vers la caverne, avec des hurlements furieux ; les hommes supérieurs cependant, en l’entendant hurler, se mirent tous à crier d’une seule voix et, fuyant en arrière, ils disparurent en un clin d’œil.

Mais Zarathoustra lui-même, abasourdi et distrait, se leva de son siège, regarda autour de lui, se tenant debout, étonné, il interrogea son cœur, réfléchit et demeura seul. « Qu’est-ce que j’ai entendu ? dit-il enfin, lentement, que vient-il de m’arriver ? »

Et déjà le souvenir lui revenait et il comprit d’un coup d’œil tout ce qui s’était passé entre hier et aujourd’hui. « Voici la pierre, dit-il en se caressant la barbe, c’est que j’étais assis hier matin : et c’est là que le devin s’est approché de moi, c’est là que j’entendis pour la première fois le cri que je viens d’entendre, le grand cri de détresse.

Ô hommes supérieurs, c’est votre détresse que me prédisait hier matin ce vieux devin, —

— c’est vers votre détresse qu’il voulut me conduire pour me tenter : ô Zarathoustra, m’a-t-il dit, je viens pour t’induire à ton dernier péché.

À mon dernier péché ? s’écria Zarathoustra en riant avec colère de sa propre parole : qu’est-ce qui m’a été réservé comme mon dernier péché ? »

— Et encore une fois Zarathoustra se replia sur lui-même, en s’asseyant de nouveau sur la grosse pierre pour réfléchir. Soudain il se redressa : —

« Pitié ! La pitié pour l’homme supérieur ! s’écria-t-il et son visage devint de bronze. Eh bien ! Cela — a eu son temps !

Ma passion et ma compassion — qu’importent d’elles ? Est-ce que je recherche le bonheur ? Je recherche mon œuvre !

Eh bien ! Le lion est venu, mes enfants sont proches, Zarathoustra a mûri, mon heure est venue : —

Voici mon aube matinale, ma journée commence, lève-toi donc, lève-toi, ô grand midi ! » — —

Ainsi parlait Zarathoustra et il quitta sa caverne, ardent et fort comme le soleil du matin qui surgit des sombres montagnes.