Alexandre Dumas père (Parigot)/7

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Librairie Hachette et Cie (Les Grands Écrivains français) (p. 171-185).

CHAPITRE VII

L’INFLUENCE D’ALEXANDRE DUMAS

Un tel auteur est voué à l’improvisation. L’art d’écrire n’existe guère pour lui. Il écrit aussi naturellement qu’il invente, et comme d’autres hommes respirent ou digèrent. Cela fait partie de ses fonctions vitales. Est-ce que la sève prend de la peine à monter aux branches et y couler le germe de floraison ? Du romantisme il a connu les enthousiasmes, hormis l’amour de la forme. La fécondité est l’essentielle condition de son génie : il cède à sa complexion, il étale sa belle santé d’esprit copieusement. Il grossoie, pensant écrire ; il n’échappe pas à cet accident ; mais il lui arrive plus souvent d’écrire, ayant l’air de grossoyer. La nature l’emporte. Il est une imagination au service d’un tempérament. C’est sa force.

Et c’est sa limite. Il ne distingue pas toujours le fatras de l’abondance. Son style, qui ne lui coûte point d’effort, ne devient mauvais que si l’affectation littéraire le gâte. Toujours la jactance est la source des fautes de goût qui ne sont pas rares dans ses ouvrages, non plus que dans sa vie. Alors il s’applique à trouver des « torpeurs veloutées », des « idéalités amoureuses ». Il pense supérieurement écrire. S’il se pique de coquetterie, il « conquiert la fragilité des sentiments par la solidité des dons ». Dès qu’il raffine, méfiez-vous ; s’il subtilise, tout est perdu. « L’hésitation du provincial, vernis léger, fleur éphémère, duvet de la pêche, s’était évaporée au vent des conseils orthodoxes. » J’extrais ces gentillesses de ses meilleurs romans, la Dame de Monsoreau ou les Trois Mousquetaires. Non que son théâtre ne s’égaye parfois en la licence. Barbarismes et solécismes s’ébattent aux scènes de feu, comme lionceaux sur les sables ardents de l’Afrique. « Si son courage faillissait… Pourquoi senté-je ?… Je voudrais bien qu‘ils ne fuyassent point… » arrêtent le regard de fâcheuse façon. Bref, s’il n’est ni humaniste ni grammairien, l’on ne peut pas dire non plus que

Les nonchalances sont ses plus grands artifices.

Littéraire, — il emprunte de Schiller une manière de pathétique infernal, dont la banale brutalité ne le lasse point. Les poisons brisent les vases qui les renferment ; il lui faut vingt poignards pour fouiller un cœur ; Dieu et Satan font leur concert dans la nuit sinistre ; et le sang du crime « retombe pendant l’éternité, goutte à goutte, comme du plomb fondu ». Il brandit de terribles antithèses ; il s’arme d’effroyables ellipses. Par la violence poncive de ce lugubre vocabulaire il atteint son modèle sans le dépasser. Mais s’il porte des toasts à la mort d’après Schiller, s’il est volontiers satanique d’après Byron (cette affectation-ci dura moins), il lance aussi des jurons historiques avec Scott, par-dessus le marché des bourreaux, haches, dents de fer, et autres convulsives beautés, à la manière de Ducray-Duminil ou de Pixerécourt. Au rebours, lorsqu’il chante la romance à Madame, il est tout conflit en douceur, ne songe qu’azur, fleurs, petits oiseaux, à la façon de Dupuis et Cotonet.

Mais populaire, — il écrit dans le libre jeu de son imagination et de ses muscles. Il est simple, il est gai, il est vivant. Il donne l’illusion de la vie réelle sans y tâcher, en dehors des procédés de littérature. Emphatique et enveloppé (mais non pas plus que Victor Hugo) dans l’expression des idées générales, il excelle à conter, c’est-à-dire à créer, soutenir, suspendre, répandre par le ton et la teneur du récit un courant d’intérêt qui entraîne le lecteur. Sa phrase est souple, claire, à peine articulée, avec quelques reprises sans cérémonie. Lorsque d’aventure elle s’allonge, « dis-je », ou « alors dis-je », et même « et puis ensuite » lui suffisent à raccorder le discours. Alors il n’a point de style, mais tant de bonhomie, de verve, et un tel don de vraisemblance que nul ne songe à se méfier. C’est le mouvement romantique, mais plus aisé, familier et insinuant, sans en avoir l’air. Le dialogue se mêle au conte, l’esprit au dialogue, et leur adroite complicité répand sur l’œuvre de fiction un sentiment de vérité intime, à la bonne franquette, et la joie de vivre et d’agir, à profusion. À l’opinion moutonnière, qui s’en va répétant que Dumas n’écrit point, je souscris volontiers, si l’on entend par là que son talent est une expansion naturelle, sans souci du mérite littéraire, mais non sans soin ni choix d’un langage clair et sain. « Observateur moins profond (que Balzac), écrivait Nisard, Alexandre Dumas conte avec plus de vivacité, dialogue avec plus de verve et de naturel, écrit dans une meilleure langue. »

Cette langue est justement celle du drame. Ramassée, disciplinée, concentrée par la logique du théâtre, elle fait merveille. Si l’esprit de ses comédies semble parfois un marivaudage un peu concerté, le style de ses drames est tout couleur, action et passion. Il n’est pas exact, je le répète, que les vers l’aient trahi : on en trouvera la preuve dans Charles VII, Caligula et l’Alchimiste. Mais le drame populaire voulait la prose ; et dans la prose dramatique Dumas, plus proche de la foule, a tout son jeu en main. Il excelle à créer la vie du théâtre. Il ne pignoche point, il brosse largement, avec un juste sens de la perspective. Il dépasse la couleur locale pour atteindre le pittoresque théâtral. Il y faut plus que du talent littéraire : c’est à savoir un œil et un tour de main singuliers. J. Janin, qui était un styliste, et Th. Gautier, qui fut un peintre, y échouèrent tous deux. Cette écriture est partout une force en acte. Le mouvement d’ensemble, plus condensé que dans le roman, se transforme en mouvements divers exactement appropriés à l’émotion de chaque scène. Il a le don du rythme scénique, comme d’autres possèdent celui du rythme lyrique. Son instinct ne l’égare point. Une lecture d’Antony, faite sous ce point de vue, est pleine d’enseignements. C’est un progrès continu, gradué, varié, de propos, de théories, de péripéties et d’angoisses que le train du dialogue rend avec une précision inéluctable, jusqu’au dénoûment auquel on ne saurait se soustraire. Narrations, explications, déclamations, solidement ajustées et scéniquement précipitées, s’engagent dans le mouvement général. Même quand Antony déclame, il agit. Et il agit encore, quand il souffre. Ce style exprime la passion comme une énergie. Il ne se hasarde point dans les secrets replis du cœur humain. Il risquerait de s’égarer ou de s’alanguir dans l’analyse. Il éclate, comme une fièvre de désir et de volonté, qui se révèle premièrement par les symptômes extérieurs, les malaises de la chair, et finit par absorber corps et âme. La romance n’est que la préface ou l’amusement avant la crise. Mais le style s’échauffe avec le sang ; les sensations s’exaspèrent, auxquelles bientôt succède un paroxysme de tout l’être ; et puis, les tirades courtes et haletantes, les répliques de feu s’élancent et conquièrent l’amour, avec l’ardente sensibilité de l’animal humain, dans le feu de l’action et de la passion. L’esprit même y est la force avisée, qui prépare les assauts ou les consacre : le sourire de l’athlète qui ne manque point son coup. Et c’est la variété même du drame. Populaire et dramatique : voilà décidément les caractères essentiels de l’œuvre d’Alexandre Dumas.

Une fois envoyée dans le monde, qu’est-ce que cette œuvre y a fait ? — Beaucoup de chemin et beaucoup d’heureux. On ne se souvient plus guère, à cette heure, de cette prodigieuse popularité dont les succès éclatèrent en fanfare. On oublie la France entière suspendue aux feuilletons et appréhendant la mort de Porthos comme un deuil public. Le poète Eugène Manuel me disait dans une lettre qui précéda de peu sa mort : « Je suis de la génération qui, chaque jour, attendait impatiemment la suite, la suite au prochain numéro, et je n’en rougis pas. » Le Français qui citait les livres de Dumas n’apprenait rien à l’étranger. Des millions d’hommes y ont puisé à même le charme des belles prouesses et des grandes passions. Avec l’illusion de l’existence chevaleresque ou fantastique ils y ont trouvé semée partout, partout florissante, la belle humeur de notre race. Quel voyageur, égaré en quelque canton de l’univers, a mis la main sans émotion sur un de ces volumes à couverture vert clair, symbole d’allégresse et d’espérance, que le vieux Dumas écrivit pour réjouir les hommes qui peuplent notre planète ? Aujourd’hui encore, il fait prime sur le marché des livres. Si cet argument n’est pas sans réplique, au moins cette vogue persistante n’est pas sans mérite. Où les Trois Mousquetaires et Monte-Cristo n’ont-ils pas porté notre langue ?

Dumas n’a inventé ni le roman populaire ni le roman-feuilleton : le Lion amoureux et les Mémoires du Diable de Frédéric Soulié sont antérieurs aux Trois Mousquetaires ; et, le premier, en 1842, Eugène Sue traitait avec le Siècle pour la publication des Mystères de Paris. Il a toutefois infusé la vie à ce genre pour un long temps. Paul Féval, père du Bossu, Ponson du Terrail, père de Rocambole, Xavier de Moutépin, Gustave Aimard, Amédée Achard, Louis Ulbach, Émile Richebourg et plusieurs autres ont continué obstinément à mériter les dédains de la critique et à réjouir les âmes simples et les cœurs sensibles. Hier encore, le roman de l’histoire nationale, suivant de près la publication des Mémoires du premier Empire, pensa retrouver son atmosphère de légende et reprendre son essor d’épopée. De jeunes romanciers se sont révélés, MM. Georges d’Esparbès, Paul Adam, Paul et Victor Margueritte à qui ni le talent ni l’énergie passionnés ne font défaut. Mais le père Dumas plane au-dessus d’eux, avec son bon sourire. Toujours en faveur dans les bibliothèques populaires, il continue à exercer sa séduction sur des intelligences plus cultivées.

Un journal américain, dressant naguère la liste des plus grandes renommées du xixe siècle, citait Dumas à côté de Napoléon. Ce rapprochement hasardeux n’était pas saugrenu. Il y a quelques mois, The Academy, importante revue de Londres, dans un curieux article sur les lectures des personnages contemporains, citait un amusant passage d’un discours prononcé par Lord Salisbury dans un cercle littéraire. Le premier ministre y contait avec humour qu’à Sandrigham, chez le prince de Galles, aujourd’hui roi d’Angleterre, il fut surpris un matin, dès quatre heures et demie, lisant son livre favori Monte-Cristo. Le prince voulut connaître l’ouvrage qui poussait, à pareille heure, un premier ministre hors de son lit. Trois semaines après, il dit à son hôte : « Monte-Cristo vous a fait sortir du lit à quatre heures et demie ; moi, c’est à quatre heures, ce matin, qu’il m’a fait sortir du mien. » Mais s’il faut à ce royal témoignage joindre celui d’un littérateur, qu’on me permette d’en citer un qui a son prix. Je tiens de M. Jusserand que le célèbre romancier américain Bret Harte reconnaît avoir reçu de Dumas l’étincelle sacrée. La lecture du passage où Dantès, ficelé dans un sac, est jeté à la mer, lui apporta autrefois comme une révélation. La grandeur de l’effet, la simplicité des moyens, l’absence de tout effort apparent lui causèrent une Joie indicible. Il se dit que c’était là ce qu’il fallait réaliser et trouva l’occasion, depuis, de déclarer tout ce qu’il devait à Dumas père. Nous voudrions alléguer encore certains propos que nous tenait Dumas fils. Il nous faut choisir parmi les textes probants. Mais on voit de reste l’erreur des dédaigneux qui tiennent les romans du vieux Dumas pour œuvres mortes.

Ses trois grandes comédies sont demeurées au répertoire du Théâtre-Français, à cause de la verve qui y pétille plutôt que pour le marivaudage qui a vieilli. Mais son influence fut moindre que celle de Scribe. Elle se réduit à quelques scènes ou mouvements scéniques heureusement rencontrés et que des successeurs adroits ont repris à leur compte. J’ai montré Édouard Pailleron se souvenant à point nommé dans l’Étincelle du Mari de la Veuve, dans la Souris d’Un Mariage sous Louis XV. Meilhac et Halévy, qui contribuèrent, par leurs fines parodies, à démoder la phraséologie dramatique d’Antony et de la Tour de Nesle (la Cigale, la Perichole), ont recueilli cette petite Cigale des Mohicans de Paris et emprunté d’Un Mariage sous Louis XV la double confidence qui égaye le second acte de cette exquise fantaisie. M. Victorien Sardou, le plus prestigieux émule de Scribe, a retenu de Dumas la formule de la comédie dramatique, ou plutôt du drame juxtaposé à la comédie, ou encore de la comédie changée en drame par le sortilège de l’action : tels Nos Bons Villageois, la Famille Benoiton et quelques bonnes pièces indûment affichées sous le nom de comédie.

Mais où Dumas eut tout son génie il a conservé toute son influence. Son action s’exerça, continue et profonde, sur le drame du xixe siècle. Il n’y avait plus qu’à glaner après lui. Je n’entends pas seulement les drames et mélodrames de cape et d’épée, dont la Tour de Nesle demeure le chef-d’œuvre, et pour qui nombre de situations par lui inventées devinrent des traditions parmi les maîtres ouvriers de l’Ambigu. D’autres écrivains travaillèrent sous son buste, qui mirent plus haut leur visée. On trouvera le sujet et les scènes essentielles de Fanny Lear, de Meilhac et Halévy, dans Paul Jones. Et M. Victorien Sardou, lorsqu’il écrivit Patrie et la Haine, deux œuvres excellentes dans le genre historique, s’engagea franchement dans la voie tracée par Dumas. Mais comme il est, lui aussi, né dramatiste, il a innové en imitant, et s’attachant aux progrès de l’histoire et de l’archéologie, il a enfermé en des tableaux d’une minutieuse et authentique érudition des drames de passion intense. À présent qu’il règne à son tour sur la scène française, il est si éloigné de nier l’influence d’Alexandre Dumas, qu’il le proclame volontiers le premier homme de théâtre du siècle passé.

Oui, Dumas a tant remué la passion dramatique et en a tellement éprouvé les effets, que la comédie réaliste, après 1850, n’a point échappé à son action. Tout ce qui concerne le mécanisme revient à Scribe, tout ce qui relève de l’observation à Balzac, mais tout ce que l’imagination peut mettre en œuvre d’émotion et de pathétique doit être rapporté à l’auteur d’Antony. Quand Émile Augier et Jules Sandeau écrivent le Gendre de M. Poirier, ils voisinent avec Un Mariage sous Louis XV, ignorant sans doute le Préjugé à la mode de La Chaussée. Mais dès que la situation se tend et que l’amour entre en jeu, ils se rattachent ouvertement à Dumas. Tout le IIe acte d’Un Mariage sous Louis XV et aussi le dénoûment revivent dans le Gendre de M. Poirier. Lorsque le beau-père ouvre une lettre destinée à son gendre, il refait une scène de Teresa (IV, x). Sied-il de rappeler que, dans Maître Guérin, la pendule que nous vîmes jouer un rôle pathétique dans Antony, le reprend sur nouveaux frais ? Et faut-il redire tout ce qu’Alphonse Daudet et M. Jules Lemaître doivent à Richard Darlington ?

À quoi bon, s’il est vrai que Dumas a fourni à ses successeurs la technique du drame, et s’il est encore véritable que son plus immédiat successeur fut aussi son plus proche parent, Alexandre Dumas fils ? Certes, je ne prétends pas que « père et fils, ce soit la même chose », comme il est dit dans le Fils naturel. Mais l’un et l’autre poussent à bout la passion aussi rudement. La part d’hérédité est manifeste chez cet autre Alexandre. Lorsque le fameux habit vert de Dumas fut déchiré par une jeunesse enthousiaste après la représentation d’Antony, le meilleur morceau, sans doute, demeura dans la famille.

Tous deux ressentent une vive admiration pour la force. L’un exalte la poigne du général ; l’autre entonne un hymne en l’honneur des colosses qui furent son grand-père et son père (Préface du Fils naturel). Le drame paternel séduit le fils par l’énergie qui s’y déploie. Il en parlait en compagnie sur un ton et avec des gestes véhéments. Cette logique impérieuse, qu’il étale d’abord, n’est que de l’énergie transformée par le positivisme. Elle a souvent donné le change. Avec plus de tendresse, il n’éprouve pas moins vivement la passion ; et cette fureur de raisonnement sert à couvrir une ardente sensibilité, qui se cache d’abord comme une inélégance, jusqu’à ce qu’elle éclate dans les Idées de Madame Aubray. Qu’est-ce que la Dame aux Camélias, sinon une heureuse audace, mêlée de force et de sensualité, de vigueur et de sentiments, et qui finit à la façon d’Amaury ?

Dès Diane de Lys, Dumas fils, plus logicien, n’est pas moins fougueux que son père. Il produit des caractères tout d’une pièce et des passions rectilignes. Il se met en scène sous les dehors d’un ironiste. Mais les amours dont il disserte, sont violentes comme les poisons paternels. Au lieu d’entendre : « Il est trois heures. Tout est tranquille. Parisiens, dormez », nous entendons les notes de boulanger, les comptes de report et de courtage, une invective contre le tabac, ou la recette de la salade japonaise. Mais cependant la tempête fait rage. À l’air hautain dont ces hommes positifs se dressent entre la morale absolue et la morale relative, on dirait de philosophes styles par Taine. À leur intrépidité de bonne opinion, à leur robuste confiance, à leur imperturbable vanité, on reconnaît le sang d’Antony. Le syllogisme a remplacé le blasphème. Mais à considérer leurs convoitises, leurs ambitions, leur génie, nous ne saurions nous tromper. Il leur faut la naissance, la fortune, la particule, l’amour éternel, enfin tout. Avec leur ironie cinglante, ils sont jaloux ; et jaloux, ils pâlissent ; et pâles, ils broient le bras des femmes ou bousculent les enfants. Ce gentleman impeccable, qui a nom de Simerose, a mis en fuite, dès le premier tête-à-tête, l’épousée du matin. Car, après avoir poussé le raisonnement, ils poussent leur pointe furieusement. Le granit cache le volcan. Mais lorsque les laves en fusion font éclater l’écorce granitique, sauve qui peut ! Il est vrai que filles et femmes, hormis Jane de Simerose, ne se sauvent guère, ayant peu ou prou hérité la complexion de leurs mères, Adèle ou Angèle. D’après l’importance que prennent l’adultère et la séduction sur ce théâtre, on s’avise de qui elles sont nées.

« La cause ?… la cause ? » dit Othello entrant dans la chambre de Desdémone. La cause est ici la passion dramatique. À mesure qu’Alexandre Dumas fils s’élève du réalisme positif à l’idéalisme moral, la vigoureuse imagination paternelle agit davantage sur lui. À dater des Idées de Madame Aubray, il se rapproche d’Antony, d’Angèle, de Monte-Cristo, du Comte Hermann. Il y songe (voir surtout la Princesse de Bagdad), et il y fait songer (Monsieur Alphonse, Denise, la Princesse de Bagdad, la Femme de Claude, l’Étrangère). La frénésie héréditaire remonte en lui comme une poussée de sève. Il vise le symbole, comme autrefois l’auteur de Charles VII et du Comte Hermann. Il s’entretient avec Dieu, il met la Grâce à l’épreuve, il se substitue à la Providence, suivant l’exemple de Monte-Cristo. Pour l’amour de la femme, il tente de réconcilier la science et la foi (les Idées de Madame Aubray), il objective sur la scène l’obscur problème de l’hérédité (la Princesse de Bagdad). Il s’élance « dans le royaume du rêve », — à corps perdu. À proportion que sa pensée s’idéalise, les passions sont plus fortes. Il justifie le mot de Pascal et rejoint sur ce point le théâtre de son père.

Et voici de nouveau les fureurs et les désirs aux prises avec le monde et la loi. Une femme dit : « Quant aux lois, qu’ont établies les hommes, elles m’ont déjà fait assez souffrir pour que je ne me soucie plus d’elles. » Les moyens même dont Dumas fils se sert pour mettre en œuvre ces révoltes, ne sont pas très différents de ceux employés en 1830. Extases, prières, desseins ténébreux, sévices, portes ou fenêtres enfoncées, vol de papiers, coups de fusil, la technique de Richard Darlington revit dans la Femme de Claude. Et le cynisme symbolique de Fritz Sturler (le Comte Hermann) s’exaspère dans la bête de l’Apocalypse (la Femme de Claude). Vaillance dans l’action, vigueur dans l’exécution, intrépidité dans la conclusion, avec l’esprit qui sauve tout, et je ne sais quel invincible besoin de mesurer la grandeur des idées à la fièvre des passions, non, rien de tout cela que nous connaissons bien, n’a dégénéré. Au contraire, le drame et le mélodrame paternels semblent ennoblis par le sérieux de leur objet. En ce sens et dans cette mesure, Victor Hugo rencontrait le mot juste, quand il écrivait à Dumas fils pour le consoler de la mort d’Alexandre Dumas : « Cet esprit était capable de tous les miracles, même de se léguer, même de se survivre. Votre père est en vous. »

« Ce qu’il sème, c’est l’idée française », disait aussi le poète. C’est au moins celle que concevaient les hommes nés à l’aurore de ce xixe siècle qui se levait sur des espérances magnifiques. De terribles épreuves la France sortait comme retrempée. Après s’être affranchie, elle s’enivrait d’exploits et de gloire. Il semblait que la suite des temps fût interrompue, et qu’une large déchirure se fût faite entre deux époques, dont l’une tombait dans le passé avec ses mœurs artificielles et sa civilisation amortie. Les hommes d’action étaient au pinacle ; les hommes d’imagination prolongeaient à l’infini leurs horizons. Cette énergie qu’un Stendhal cherche curieusement comme la vérité secrète des mœurs et des hommes, Dumas la met en œuvre avec une claire et mâle gaîté. Ces passions entières, que l’art d’un Mérimée esquisse d’un trait, qu’une société confiante en sa jeunesse appelle de tous ses rêves et de tous ses désirs, il les souffle partout, sur le théâtre, dans le livre, avec une puissance et une abondance de vie qui transportent la France nouvelle. S’il n’est guère tourmenté par l’art d’écrire, il ne détourne point les yeux de son idéal, qui est, sous toutes les formes, la vaillance de notre race. Et c’est pourquoi il excelle dans le drame, où les Antony et les Buridan personnifient ardemment ce caractère qui fut nôtre. Il exalte, troubadour moderne et populaire, le nom français, la vigueur française, la sensibilité, l’esprit français. Il est un semeur de belles illusions.

Quand la semence menaça d’être inféconde, il disparut, atteint aux sources vives de son imagination, mais sans avoir perdu sa foi en ce peuple, qu’il charma sans le diminuer ni le corrompre.