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Alice, ou les Mystères/Livre 07

La bibliothèque libre.
Hachette (p. 288-312).


LIVRE VII


CHAPITRE I


Luce. — Le vent souffle-t-il de ce côté ? cela me convient à merveille.

Isab. — Voyons ; j’oublie une affaire.

(L’esprit sans l’argent.)


La voiture de voyage de Lord Vargrave attendait à sa porte, et lui-même était dans la bibliothèque, occupé à mettre sa redingote, lorsque Lord Saxingham entra.

« Quoi ! Vous partez pour la campagne ?

— Oui. Je vous l’ai écrit. Je vais visiter Lisle Court.

— Ah ! c’est vrai ; je l’avais oublié. Je ne sais comment cela se fait, mais je n’ai plus aussi bonne mémoire qu’autrefois. Mais, voyons ; Lisle Court est dans le comté de ***. Vous passerez à dix milles de C***.

— De C*** ! Vraiment ? Je ne suis pas très-versé dans la géographie de l’Angleterre ; je ne l’ai jamais apprise à l’école. Quant à la Pologne, au Kamschatka, au Mexique, à Madagascar, ou à tout autre pays dont la connaissance puisse m’être aussi utile, j’en connais la géographie sur le bout de mes doigts. Mais à propos de C***, c’est la ville où mon défunt oncle a fait sa fortune.

— Ah ! c’est vrai. Je me souviens que vous deviez représenter C***, mais que vous y aviez renoncé en faveur de Staunch ; c’était bien aimable de votre part ; y avez-vous conservé un peu d’influence ?

— Je crois que ma pupille y a des locataires ; elle y est propriétaire d’une ou deux rues, dont l’une s’appelle Richard Street, et l’autre Templeton Place. Il y a quelques semaines, j’avais l’intention d’y aller pour voir quelle influence y conservait notre famille ; mais Staunch lui-même m’a dit qu’il répondait de C***.

— Il le pensait, mais je l’ai vu ce matin, et il est très-tourmenté ; il craint maintenant d’être évincé. — Un certain M. Winsley, qui est tout-puissant à C***, et qui l’appuyait toujours, lui refuse aujourd’hui son concours à cause de la question de ***. Cela se trouve très-mal, parce que Staunch est tout à fait des nôtres ; et s’il venait à nous faire défaut dans ce moment, ce serait bien malheureux.

— Winsley ! Winsley ! c’était la main droite de mon pauvre oncle. Un grand brasseur, qui était toujours président du Comité Templeton. Je connais le nom, quoique je n’aie jamais vu l’homme.

— Si vous pouviez vous arrêter en route, à C*** ?

— Certainement. Il nous faut conserver Staunch. Nous ne pouvons perdre un seul vote, encore moins ceux qui ont autant de poids ; car il pèse au moins deux cent cinquante livres ! Je m’arrêterai à C***, sous prétexte de m’occuper des maisons de ma pupille, et j’aurai une petite conférence avec M. Winsley. Hum ! Les pairs ne doivent pas se mêler d’élections, hein ? Allons, adieu, soignez-vous bien. Je serai revenu d’ici à une semaine, je l’espère ; peut-être plus tôt. »

Une minute après, lord Vargrave roulait au travers des rues, sur la route de C***, accompagné de M. Georges-Frédéric-Auguste Howard, un svelte et mince jeune homme, bien né et bien apparenté, mais qui, en qualité de cadet de famille sans fortune, avait son chemin à faire, et daignait être le secrétaire particulier de lord Vargrave.

Il était tard lorsque lord Vargrave descendit à l’auberge principale de cette ville, si sérieuse et si respectable, où Richard Templeton, puritain, banquier et homme politique, avait jadis exercé sa puissance dictatoriale. Sic transit gloria mundi ! Pendant qu’il se chauffait les mains au feu, dans la grande pièce lambrissée où on l’avait fait entrer, son regard tomba sur une gravure représentant un portrait en pied de son oncle, tenant à la main une liasse de papiers, qui étaient censés un bill parlementaire en faveur des routes dans le voisinage de C***. Cette vue éveilla dans son âme le souvenir de ce pieux et grave parent, et par degrés les pensées du ministre se reportèrent au lit de mort de son oncle, et à l’étrange secret que, dans cette dernière heure, il avait révélé à Lumley : secret qui avait beaucoup contribué à augmenter le mépris de lord Vargrave pour les formes et les convenances de la vie décente. Et ici, il est à propos de mentionner ce que dans le courant de ce volume le lecteur clairvoyant a peut-être deviné, que, quel que fût ce secret, il ne se rapportait pas expressément ou exclusivement au mariage singulier et mal assorti du feu Lord. À ce sujet il restait encore assez d’obscurité pour éveiller la curiosité de Lumley, s’il eût été un homme d’une curiosité bien vive. Mais cette question lui inspirait peu d’intérêt. Il en savait assez pour croire que nul renseignement supplémentaire ne pourrait lui être d’aucun avantage personnel ; pourquoi se tourmenterait-il alors l’esprit de ce qui ne lui remplirait jamais les poches ?

Un bâillement fort peu dissimulé de la part du secrétaire maigre fit sortir lord Vargrave de sa rêverie.

« Vous me faites envie, mon jeune ami, dit-il avec bonhomie. C’est un plaisir que nous perdons à mesure que nous vieillissons, celui d’avoir sommeil. Cependant au lit, comme dit lady Macbeth. Ma foi ! Je ne m’étonne guère que ce pauvre diable de Thane[1] ne fût pas bien pressé d’aller se coucher avec une pareille tigresse. Bonsoir !


CHAPITRE II

Ma fortune va prendre une face nouvelle.
(Racine. — Andromaque, acte I, sc. 1.)

Le lendemain matin Vargrave se fit indiquer le chemin pour aller chez M. Winsley, et s’achemina seul vers la maison du brasseur. Le secrétaire maigre alla visiter la cathédrale.

M. Winsley était un petit homme épais, avec des manières polies, mais brusques et franches. Il tressaillit en entendant le nom de lord Vargrave, et il le salua avec beaucoup de raideur. Vargrave vit d’un coup d’œil qu’il y avait quelque cause de mécontentement dans l’esprit du digne homme ; du reste M. Winsley n’hésita pas longtemps à se décharger le cœur de ce qui lui pesait.

« Voici un honneur inattendu, mylord ; un honneur que j’ai de la peine à m’expliquer.

— Mais, monsieur Winsley, l’amitié qui vous unissait à mon défunt oncle pourra peut-être vous expliquer suffisamment, et vous faire excuser la visite d’un neveu qui chérit sa mémoire.

— Hum ! j’ai certainement fait tout ce qui dépendait de moi pour seconder les intérêts de M. Templeton. Nul homme, je puis le dire, n’a fait davantage, et pourtant je ne crois pas qu’il s’en soit souvenu longtemps, du jour où il eut tourné le dos aux électeurs de C***. Ce n’est pas que je lui en veuille pour cela ; je suis riche et je n’attache de prix à la faveur de personne, de personne, mylord !

— Vous m’étonnez ! j’ai toujours entendu mon pauvre oncle parler de vous dans les termes les plus flatteurs.

— Oh !… enfin, n’importe ; n’en parlons plus, je vous prie. Puis-je vous offrir un verre de vin, mylord ?

— Non, je vous remercie beaucoup. Mais il faut véritablement que nous éclaircissions cette petite affaire. Vous savez que mon oncle ne revint jamais à C*** après son mariage ; et que, peu de temps avant de mourir, il vendit la plus grande partie des biens qu’il avait dans cette ville. Sa jeune femme aimait mieux, je pense, le voisinage de Londres ; et lorsque les vieux messieurs se marient, vous savez qu’ils ne s’appartiennent plus. Mais si vous étiez jamais allé à Fulham, oh ! alors, assurément, mon oncle se serait réjoui de voir son vieil ami.

— Vous croyez cela, mylord ? dit M. Winsley avec un sourire sardonique. Vous vous trompez. J’y suis allé, à Fulham ; je fis porter ma carte à lord Vargrave (il était alors mylord), et son domestique revint me dire que mylord n’était pas chez lui.

— Mais c’était sans doute vrai ; il était sorti, soyez-en convaincu.

— Je l’avais vu à sa fenêtre, mylord, dit M. Winsley en prenant une prise de tabac.

— (Ah ! diable ! je m’embourbe, pensa Lumley.) C’est vraiment fort singulier ! Comment vous expliquez-vous cela ? Ah ! c’était peut-être à cause de la santé de sa femme ; lady Vargrave était si délicate alors, et mon pauvre oncle ne vivait que pour elle. Vous savez qu’il a laissé toute sa fortune à miss Cameron ?

— Miss Cameron ! Qui est-ce, mylord ?

— Mais sa belle-fille ! Lady Vargrave était veuve ; elle s’appelait mistress Cameron.

— Mistress Cam… Je me souviens maintenant ! On avait mis Cameron dans les journaux ; mais j’ai cru que c’était par erreur. Mais peut-être (ajouta Winsley avec un ricanement singulièrement malveillant), peut-être lorsque votre digne oncle pensa à se faire nommer pair, n’aimait-il pas qu’on sût qu’il s’était marié avec une personne de si bas étage.

— Vous vous trompez complétement, mon cher monsieur ; mon oncle n’a jamais nié que mistress Cameron fût une personne sans fortune et sans naissance, veuve de quelque pauvre gentilhomme écossais, mort, je crois, dans l’Inde.

— Il avait dû la laisser dans une triste position, la pauvre femme ! Mais elle avait beaucoup de mérite, et elle travaillait courageusement. C’est elle qui a enseigné la musique à mes filles…

— À vos filles ! Mistress Cameron a donc demeuré à C***.

— Assurément ; mais on l’appelait alors mistress Butler ; ce nom-là valait bien l’autre, selon moi.

— Vous devez vous tromper ; mon oncle épousa cette dame dans le Devonshire.

— C’est bien possible, répondit le brasseur d’un ton bourru. Mistress Butler quitta la ville avec sa petite fille quelque temps avant le mariage de M. Templeton.

— Je vois bien que vous en savez plus long que moi, dit Lumley en s’efforçant de sourire. Mais comment pouvez-vous être sûr que mistress Butler soit la même personne que mistress Cameron ? Vous n’êtes pas entré chez mon oncle, vous n’avez pu voir lady Vargrave, car ici Lumley devina, si l’histoire était vraie, pourquoi son oncle avait exclu de chez lui son vieil ami.

— Non ; mais j’aperçus mylady sur la pelouse, dit M. Winsley avec un autre sourire sardonique ; je demandai, en sortant, au portier de la grille, si c’était là lady Vargrave, et il me répondit : « oui. » Cependant, mylord, ce qui est passé est passé ; je n’ai pas de rancune. Votre oncle était un excellent homme, et s’il m’eût dit : « Winsley, pas un mot au sujet de mistress Butler, » il aurait pu compter sur ma discrétion, tout aussi bien que lorsque, dans ses élections, il me mettait cinq mille livres[2] dans la main, en me disant : « Winsley, pas de corruption ; c’est mal. Que cet argent soit consacré à des œuvres de charité. » Est-ce que personne a jamais su ce que devenait cet argent-là ? A-t-on jamais accusé votre oncle de corruption ? Mais, mylord, vous prendrez, j’espère, quelques rafraîchissements ?

— Non ; mais si vous voulez me permettre de dîner avec vous demain, vous m’obligerez beaucoup ; quelles qu’aient été les fautes de mon oncle (et dans les derniers temps le pauvre homme n’avait guère la tête à lui ; témoin le testament qu’il a fait), quelles qu’aient été ses fautes, que le neveu n’en souffre pas. Voyons, monsieur Winsley (et Lumley lui tendit la main avec une franchise enchanteresse), vous savez que mes motifs sont désintéressés ; je n’ai pas d’intérêt parlementaire à servir, car nous n’avons pas besoin des électeurs, nous autres de l’hospice des Incurables, et… ah ! Voilà qui est bien ! je vois que nous sommes amis ! Maintemant il faut que j’aille inspecter les maisons de ma pupille. Voyons, le nom de l’agent est… est…

— Perkins, je crois, mylord, dit M. Winsley, complètement gagné par le charme des paroles et des manières de Vargrave. Permettez-moi de prendre mon chapeau, pour vous montrer le chemin.

— Vraiment ! voilà qui est bien aimable. Donnez-moi, chemin faisant, toutes les nouvelles relatives aux élections. Vous savez qu’à une époque il s’en est fallu de bien peu que je ne fusse votre représentant. »

Vargrave recueillit de la bouche de son nouvel ami quelques autres détails relatifs à la vie simple et aux habitudes modestes de mistress Butler, lorsqu’elle habitait C*** ; ces renseignements servirent à lui expliquer complètement pourquoi son oncle, orgueilleux et mondain, s’était si soigneusement abstenu de toutes relations avec cette ville, et avait empêché son neveu de la représenter au parlement. Il paraissait néanmoins que Winsley, dont le ressentiment n’était ni bien actif ni bien violent, n’avait pas communiqué la découverte qu’il avait faite à ses concitoyens ; seulement, toutes les fois qu’il avait entendu parler du mariage de M. Templeton, il s’était contenté d’insinuations et d’aphorismes, qui avaient donné à penser aux mauvaises langues de l’endroit que le banquier avait fait un plus mauvais choix qu’on ne croyait. Quant à la justesse de l’assertion de Winsley, Vargrave, quoique surpris d’abord, n’en douta plus après réflexion, surtout quand il apprit que la principale protectrice de mistress Butler avait été cette mistress Leslie, maintenant l’amie intime de lady Vargrave. Mais quelles avaient été la vie, la première condition, les vicissitudes de cette simple et intéressante lady ? Tout ce que la supposition pouvait inventer ne commençait que du jour où on l’avait vue à C***. Le mystère qui environnait l’apparition de Manco Capac sur les bords du lac de Titicaca, n’était pas plus profond que celui qui enveloppait les lieux et les épreuves dont était sortie l’humble maîtresse de musique, avant qu’elle parût dans les rues de C***.

Fatigué de conjectures, et assez insouciant d’ailleurs, lord Vargrave, en dînant avec M. Winsley, dirigea la conversation vers l’affaire pour laquelle il avait principalement entrepris son voyage, savoir : l’acquisition projetée de Lisle Court.

« Je ne suis pas moi-même très-bon juge en fait de propriétés territoriales, dit Vargrave ; je voudrais bien connaître un arpenteur expérimenté, pour inspecter les fermes et les bois. Pouvez-vous m’en recommander un ? »

M. Winsley sourit, et jeta un regard vers une jeune fille aux joues vermeilles, qui se mit à rire en détournant la tête.

« Je crois que ma fille pourrait vous en indiquer un, mylord, si elle osait.

— Oh ! papa !

— Je vois. Eh bien ! miss Winsley, je n’accepterai d’autre recommandation que la vôtre. »

Miss Winsley fit un effort.

« En vérité, mylord, j’ai toujours entendu dire que M. Robert Hobbs était fort habile dans sa profession.

M. Robert Hobbs est l’homme qu’il me faut ! je bois à sa santé, et je lui souhaite une jolie femme. »

Miss Winsley regarda alternativement sa maman et une sœur plus jeune ; toutes se mirent à rire, puis toutes se troublèrent, puis toutes se levèrent de table, et M. Winsley, lord Vargrave et le secrétaire maigre restèrent seuls.

« Véritablement, mylord, dit l’hôte en se rasseyant et en poussant le vin vers ses convives, quoique vous ayez deviné notre petit arrangement de famille, et que j’aie quelque intérêt à cette recommandation, puisque Marguerite sera mistress Robert Hobbs d’ici à quelques semaines, cependant je dois vous dire que je ne connais nulle part de jeune homme plus habile et plus intelligent. Il est très-recommandable, et il possède une fortune indépendante ; son père, qui vient de mourir, avait amassé au moins trente mille livres sterling[3] dans le commerce. Son frère Édouard est mort aussi ; de sorte que la plus grande partie de cette fortune lui revient, et il n’exerce sa profession que pour son agrément. Ce serait pour lui un grand honneur.

— Où demeure-t-il ?

— Oh ! bien loin d’ici ; pas dans ce comté. Il demeure près de *** ; mais c’est sur votre route, mylord. Il habite une fort jolie maison. Je connais sa famille depuis mon enfance. Son père a embelli cette maison d’une manière étonnante ; ce n’était qu’un pauvre petit cottage de lattes et de plâtre quand feu M. Hobbs en a fait l’acquisition ; et maintenant c’est une belle et grande habitation.

— Eh bien, vous me donnerez son adresse avec une lettre de recommandation ; et voilà une affaire arrangée. Mais pour en revenir à la politique !… » Et ici lord Vargrave se mit à parler avec tant de volubilité et d’éloquence que M. Winsley finit par le croire le seul homme capable de sauver le pays d’un complet anéantissement, éventualité qu’il n’avait jamais envisagée jusque-là.

Il n’est peut-être pas hors de propos d’ajouter que M. Winsley, en souhaitant le bonsoir à lord Vargrave, lui dit tout bas à l’oreille :

« Que votre ami, lord Staunch soit sans crainte, mylord ; il peut compter sur nous ! »


CHAPITRE III

Voici la maison, monsieur.
(Le pèlerinage de l’amour, acte IV, sc. 2.)
Redeunt saturnia regna.
(Virgile.)

Le lendemain matin Lumley et son svelte compagnon parcouraient rapidement la même route où seize ans plus tôt, épuisée et découragée, Alice Darvil avait pour la première fois rencontré mistress Leslie. Ils parlaient d’une nouvelle danseuse de l’opéra, au moment où leur voiture passait au lieu même de cette rencontre.

Il était environ cinq heures de l’après-midi, le jour suivant, lorsque leur voiture s’arrêta devant une grille en fonte, sur laquelle on lisait cette inscription : Hobbs’Lodge. Sonnez S. V. P.

« Elle n’est pas mal, cette maison, dit lord Vargrave, pendant qu’ils attendaient que le laquais vînt ouvrir la porte.

— Mais non, dit M. Howard. Si un bourgeois retiré pouvait se transformer en maison, celle-ci conviendrait tout à fait à sa métamorphose. »

Pauvre Dale Cottage ! asile de la poésie et de l’amour ! Hélas ! le changement atteint sans choix ce qui est vulgaire comme ce qui est romanesque. Depuis qu’Alice avait pressé contre les froids barreaux de cette grille son visage plein d’anxiété, le temps avait accompli ses impitoyables révolutions. Les vieux étaient morts ; les jeunes avaient grandi. La mort avait frappé plusieurs des enfants qui jouaient sur cette pelouse, et le mariage en avait réclamé quelques autres. La joie de la jeunesse s’était évanouie pour tous.

Le domestique ouvrit la grille. M. Robert Hobbs était chez lui, mais il était occupé, il avait des amis. Lord Vargrave lui envoya sa carte, avec la lettre de M. Winsley. En deux secondes ces missives amenèrent à la grille M. Robert Hobbs en personne ; un jeune homme aux manières dégourdies, qui portait une cravate noire, des favoris rouges, et un lorgnon suspendu à une chaîne en cheveux ; probablement un gage d’amour de miss Marguerite Winsley.

Une profusion de saluts, de compliments, d’excuses, etc. ; puis la voiture enfila l’allée qui conduisait à la maison. Lord Vargrave mit pied à terre, et fut immédiatement conduit dans le cabinet particulier de M. Hobbs. Le secrétaire maigre suivit, et s’assit taciturne, mélancolique et roide, tandis que le pair expliquait avec affabilité son affaire à l’arpenteur.

M. Hobbs connaissait bien Lisle Court, qui n’était guère qu’à trente milles de distance, il serait fier d’y escorter lord Vargrave le lendemain matin. Mais oserait-il… se hasarderait-il… pourrait-il se permettre… un monsieur qui habitait la ville de *** devait dîner avec lui ce jour-là ; un monsieur qui était profondément versé dans les affaires agricoles ; un monsieur qui connaissait chaque ferme, chaque arpent pour ainsi dire, appartenant au colonel Maltravers. Si mylord voulait bien sans cérémonie consentir à dîner avec M. Hobbs, il lui serait réellement utile de se rencontrer avec ce monsieur. Le secrétaire maigre qui avait très-faim, et qui flairait un parfum singulièrement agréable, leva ses yeux, jusque-là fixés sur ses bottes. Lord Vargrave sourit.

« Mon jeune ami que voici est trop grand admirateur de la future mistress Hobbs, pour n’être pas charmé de faire la connaissance de tous les membres de la famille où elle doit entrer. »

M. Georges-Frédéric-Auguste Howard rougit d’indignation en entendant cette accusation calomnieuse. Vargrave continua :

« Quant à moi, je serai enchanté de me trouver avec un de vos amis, quel qu’il soit, et je vous remercie beaucoup de votre attention. Nous pouvons congédier les postillons, Howard. À quelle heure leur dirons-nous de revenir ? à dix heures ?

— Si mylord daignait aussi accepter un lit, nous pourrions lui en offrir un, ainsi qu’à monsieur ; et nous partirions de main matin à l’heure qui…

— C’est cela, interrompit Vargrave. Vous parlez en homme qui entend les affaires. Howard, ayez la bonté de commander les chevaux pour demain matin à six heures. Nous déjeunerons à Lisle Court. »

Cette affaire arrangée, on fit monter lord Vargrave et M. Howard à leurs appartements respectifs. Les habits de voyage furent changés ; le dîner retardé ; le poisson fut trop cuit ; mais qu’importait un poisson vulgaire quand M. Hobbs venait d’en attraper un de cette importance ? quel relief allait lui donner cette aubaine à tout jamais ! Un pair, un ministre, étranger à ce comté, venir de si loin pour le consulter ! pour être son commensal ! pour être exhibé, caressé, promené à la barbe de tous ses autres convives ! La position de M. Hobbs était faite. Indifférent à ces calculs, toujours à son aise avec tout le monde, et enchanté peut-être d’éviter le tête-à-tête avec M. Howard dans une auberge de province, Vargrave entra au salon, et fut présenté en grande cérémonie à la famille impatiente de le voir, et aux convives affamés.

Pendant les derniers jours de célibat de M. Robert Hobbs, sa sœur, mistress Tiddy (que le lecteur a vue jeune mariée, recueillant de la bouche de sa mère la science de l’économie et des grands rôtis), tenait l’emploi de maîtresse de maison. C’était une matrone avenante et bien conservée, sauf qu’elle avait perdu une dent de devant ; elle portait une robe de satinette tirant sur le jaune, une coiffure en blonde anglaise, avec un fichu idem : M. Tiddy était un homme austère, et ne voulait pas que les charmes opulents de son épouse fussent exposés d’une façon trop appétissante. Il y avait aussi M. Tiddy, que sa femme avait épousé par amour, et qui était maintenant dans une position fort aisée ; un bel homme, avec de grands favoris, et un nez romain un peu de travers. De plus, il y avait miss Brigitte Hobbs, une jeune personne de vingt-quatre ou vingt-cinq ans, qui se demandait si elle devait se risquer à prier lord Vargrave d’écrire quelque chose dans son album, et qui jeta un regard de craintive admiration sur le secrétaire maigre, au moment où il entrait dans le salon, vêtu d’un habit noir, d’un gilet noir, d’un pantalon noir, et d’une cravate noire attachée par une épingle noire, et ressemblant fort à une canne d’ébène qu’on aurait fendue jusqu’au milieu. Miss Brigitte était une jeune personne blonde, un peu fanée, avec des bras d’une maigreur extraordinaire, et des souliers en satin blanc ; les yeux du secrétaire maigre tombèrent sur cette exhibition, et… il frémit !

Il faut ajouter à ce groupe de famille le recteur de ***, homme aimable, qui publiait des vers et des sermons ; puis sir William Jekyll, qui occupait M. Hobbs à lui dresser le plan d’une propriété qu’il venait d’acquérir ; puis deux squires provinciaux avec leurs femmes ; de plus le médecin de la ville voisine, un homme extraordinairement grand, qui portait des lunettes et racontait des anecdotes ; et, en dernier lieu, M. Onslow, la personne dont avait parlé M. Hobbs, un homme d’un certain âge, d’un extérieur avenant, qui jouissait d’une haute considération, attendu qu’il passait pour le magistrat le plus actif, le meilleur fermier, et l’homme le plus sensé du voisinage. L’homme puissant salua en souriant chaque individu de cette société, et le secrétaire de l’homme puissant daigna courber trois vertèbres de son épine dorsale.

On sonna la cloche ; on annonça le dîner. Sir William Jekyll prit les devants avec la femme d’un des squires, et lord Vargrave offrit le bras à la grosse mistress Tiddy.

Vargrave fut, comme d’habitude, l’âme du festin ; M. Howard, qui se trouvait assis à côté de miss Brigitte, causa avec elle, entre les services, en pantomime. M. Onslow et le médecin donnèrent alternativement la réplique à lord Vargrave. Lorsque le dîner fut achevé, et que les dames se furent retirées, Vargrave se trouva auprès de M. Onslow, et s’aperçut que son voisin était un homme des plus agréables. Ils parlèrent principalement de Lisle Court, et la conversation passa tout naturellement du colonel Maltravers à Ernest. Vargrave proclama son intimité d’autrefois avec ce dernier, se plaignit avec émotion que la politique les eût séparés depuis quelques années, et raconta deux ou trois épisodes de leurs aventures de jeunesse en Orient. M. Onslow l’écoutait avec attention.

« Je fis la connaissance de M. Maltravers il y a bien des années, dit-il, et dans une circonstance très-délicate. Il m’intéressa beaucoup. Je n’ai jamais vu quelqu’un de si jeune (car ce n’était alors qu’un enfant) manifester des sentiments aussi profonds. D’après les dates auxquelles vous venez de remonter, votre connaissance avec lui doit avoir commencé très-peu de temps après la mienne. Paraissait-il gai, content, à cette époque ?

— Non, au contraire il était des plus hypocondres.

— Votre intimité avec lui, mylord, et la confiance qui existe généralement entre des jeunes gens, me font supposer qu’il doit vous avoir communiqué le petit roman qui se rattache à ses années d’adolescence ? »

Lumley s’arrêta pour réfléchir ; en ce moment, cette conversation, qui se tenait à part, fut soudain interrompue par le grand docteur, lequel désirait savoir si mylord connaissait l’anecdote relative à lord Thurlow et au feu roi. L’anecdote était aussi longue que le docteur, et, lorsqu’elle fut terminée, les messieurs se rendirent au salon, et toute conversation fut immédiatement étouffée par « Ramez, frères, ramez, » qu’on n’avait différé de chanter que pour attendre l’arrivée de M. Tiddy, possesseur d’une belle voix de basse.

Hélas ! dix-huit ans plus tôt, dans ce même lieu, animée par le souffle du Génie et de l’Amour, la musique avait fait vibrer l’âme d’Alice Darvil ! Mais c’était meilleur maintenant : moins romanesque, mais plus convenable ; tout comme Hobbs Lodge qui était moins joli, mais mieux garanti des vents et de la pluie que Dale Cottage.

Miss Brigitte se hasarda à demander à l’aimable lord Vargrave s’il chantait.

« Non, miss Hobbs, pas moi ; mais Howard que voilà, ah ! si vous l’entendiez !

Grâce à cette insinuation, le malheureux secrétaire qui, seul, dans un coin éloigné, se rafraîchissait, à son insu, l’imagination en absorbant du café faible et tiède, fut obsédé des supplications de miss Brigitte, de mistress Tiddy et de M. Tiddy, qui le conjurèrent d’honorer la société d’un échantillon de son talent. M. Howard savait chanter ; il savait, même pincer de la guitare. Mais, chanter à Hobbs’Lodge ! chanter surtout accompagné par mistress Tiddy ! Consentir à laisser écraser, dans un morceau d’ensemble, sa douce voix de ténor par le mâle organe de M. Tiddy ! cette pensée était insoutenable ! Il bégaya mille assurances de son ignorance, et se hâta d’aller ensevelir son ressentiment dans la retraite d’un sofa isolé. Vargrave, qui avait oublié la question significative de M. Onslow, renouvela à voix basse sa conversation avec ce dernier, au sujet de l’acquisition qu’il projetait, tandis que M. et mistress Tiddy chantaient : « Viens demeurer avec moi. » Onslow fut si charmé de sa nouvelle connaissance qu’il offrit d’occuper la quatrième place dans la voiture de Lumley le lendemain matin, et de l’accompagner à Lisle Court. Cette affaire arrangée, la réunion se dispersa bientôt. À minuit lord Vargrave était profondément endormi ; et M. Howard s’agitait tristement dans son lit, réfléchissant aux vicissitudes auxquelles se trouve exposé un natif du quartier Saint-James qui se hasarde, au milieu « des anthropophages, et de ces hommes monstrueux qui ont la tête plus bas que les épaules ! »


CHAPITRE IV

Mais comment ces doutes pouvaient-ils se changer en certitude absolue ?
(Edgar Huntley.)

Le lendemain matin, il faisait encore nuit lorsque la voiture de lord Vargrave prit M. Onslow à la porte d’une grande et antique maison, située à l’entrée de la ville de… Les voyageurs restèrent silencieux et endormis jusqu’au moment où ils arrivèrent à Lisle Court. Le soleil commençait à luire, la matinée était claire, l’air froid et vif. Lorsque, après qu’ils eurent traversé un beau parc, le regard de lord Vargrave tomba sur un superbe édifice quadrangulaire, flanqué de quatre grosses tours carrées, et construit en briques, avec des corniches et des ornements en pierre, son cœur ambitieux se gonfla d’orgueilleuse convoitise, et l’image d’Éveline se présenta à son esprit plus belle, plus séduisante que jamais.

La femme de charge ne comptait pas voir arriver Vargrave à une heure aussi matinale ; cependant il était attendu de jour en jour. Bientôt les bûches flamboyèrent gaîment dans l’âtre immense de la salle à manger, l’eau siffla dans la bouilloire, les côtelettes fumèrent, et tandis que les autres voyageurs se pressaient autour du feu, et se débarrassaient de leurs manteaux et de leurs cache-nez, Vargrave, s’emparant de la femme de charge, traversa avec ravissement les salons, examina les tableaux, admira les chambres à coucher d’apparat, jeta un coup d’œil aux offices, et reconnut dans tout ce qu’il voyait une demeure digne d’un pair d’Angleterre. Un homme plus prudent aurait réfléchi, en soupirant, que pour l’entretien et l’équipement d’une pareille habitation, il faudrait une administration bien sage et bien économe des revenus de la propriété. Une pareille idée ne vint pas même à l’esprit de Vargrave. Il pensait seulement au respect et à l’envie qu’il exciterait lorsque, en qualité de secrétaire d’État, il rassemblerait chaque année dans ces salles féodales l’orgueil et la noblesse de toute l’Angleterre ! Il était naturel d’après le caractère de Vargrave, si prompt à l’espoir, si plein de confiance en lui-même, qu’il oubliât le petit obstacle qui s’opposait à la réalisation de ce rêve, savoir : le refus obstiné d’Éveline d’accepter l’hommage passionné qu’il offrait à… sa fortune !

Lorsque le déjeuner fut achevé, on appela le régisseur, et toute la société, montée sur des poneys, se mit en devoir d’aller visiter la propriété. Après qu’on eut passé fort agréablement la journée à examiner les jardins, le parc et la ferme attenante, après avoir décidé qu’on irait le lendemain inspecter les parties plus éloignées de la propriété, on revenait dîner, quand les yeux de Vargrave s’arrêtèrent tout à coup sur le caprice multicolore de sir Gregory Gubbins.

Il le fit remarquer à M. Onslow, et rit beaucoup en apprenant la contrariété qu’en avait éprouvée le colonel Maltravers.

« C’est ainsi, dit Lumley, qu’étendus sur la couche la plus moelleuse, nous nous plaignons d’une feuille de rose dont le pli nous blesse ! Quant à moi, je parierais que si cette propriété était à moi ou à ma pupille, en moins de trois semaines nous aurions gagné le cœur de sir Gregory, nous lui aurions fait abattre son caprice, et à force de cajoleries, nous l’aurions décidé à nous céder son influence électorale dans la ville de… Ce serait, un jour, un bon siège, pour vous, Howard.

— Sir Gregory a prodigieusement mauvais goût, dit M. Hobbs. Pour ma part, je trouve qu’une certaine simplicité modeste devrait toujours modérer l’étalage d’une fortune acquise ans les affaires. C’était la maxime de mon pauvre père.

— Ah ! dit Vargrave, Hobbs Lodge en est un échantillon. Quel était votre prédécesseur dans cette charmante retraite ?

— Dale Cottage, ainsi qu’on l’appelait alors, appartenait à un certain M. Berners, un négociant riche et garçon, qui était assez opulent pour ne pas se soucier de l’opinion publique, et qui y entretenait une femme. Celle-ci s’enfuit un beau jour, et M. Bermers loua sa maison à un jeune homme, un étranger, fort excentrique m’a-t-on dit, Monsieur… Monsieur Butler ; lui aussi il donna au Cottage un attrait illégal : une fille admirablement jolie, à ce qu’on m’a dit.

— Butler, répéta Vargrave. Butler !… Butler !… » Lumley se remémorait que tel avait été le nom de mistress Cameron.

Onslow regarda Vargrave d’un air intrigué.

« Vous reconnaissez ce nom, mylord, dit-il à voix basse, pendant que Hobbs se tournait pour parler à M. Howard. Je vous ai trouvé très-discret, lorsque je vous ai parlé hier au soir des folies de jeunesse de votre ami. »

Un soupçon traversa sur-le-champ l’esprit actif de Vargrave. Butler était un nom qui appartenait au côté maternel de la famille de Maltravers : la tristesse d’Ernest lorsqu’il l’avait d’abord connu, les demi-mots par lesquels le jeune homme lui avait donné à entendre que cette tristesse se rattachait aux affections, le talent extraordinaire et unique de lady Vargrave dans cet art où Maltravers était un maître si consommé ; la similitude de noms : tout cela, rapproché de la question significative de M. Onslow, suffit pour lui faire supposer qu’il était à la veille de découvrir un secret de famille, dont la connaissance pourrait lui être avantageuse. Il prit garde de me point dévoiler son ignorance, et chercha habilement à tirer de M. Onslow d’autres révélations.

« Mais, à la vérité, Maltravers et moi nous n’avions pas de secrets l’un pour l’autre, dit-il. Ah ! nous étions alors de jeunes fous ! Le nom de Butler est dans sa famille, n’est-ce pas ?

— En effet. Je vois que vous savez tout.

— Oui ; il m’a raconté cette histoire, mais il y a dix-huit ans de cela. Soyez donc assez bon pour me la remettre en mémoire. Howard, mon bon ami, veuillez prendre les devants, pour presser le dîner. M. Hobbs, voudriez-vous aller avec Monsieur… chose… le régisseur, pour examiner les plans, les registres, etc ? Maintenant, monsieur Onslow, vous disiez donc que Maltravers loua le cottage et y mit une dame ? Oui, oui, je m’en souviens. »

M. Onslow (qui était précisément le magistrat auquel Ernest avait confié son nom, en le chargeant de rechercher les traces d’Alice, et qui d’ailleurs était véritablement inquiet de savoir si l’on avait jamais eu des nouvelles de la pauvre fille), M. Onslow raconta l’histoire que le lecteur connaît déjà : le vol qui avait eu lieu au Cottage, la disparition d’Alice ; les soupçons qui rattachaient cette disparition à son infâme père ; le désespoir et les recherches de Maltravers. Il ajouta qu’Ernest avant de quitter l’Angleterre, et à son retour, lui avait écrit pour savoir si l’on avait appris quelque chose au sujet d’Alice, les réponses du magistrat avaient été négatives.

« Et pensez-vous, mylord, ajouta-t-il, que M. Maltravers n’ait pas encore découvert ce qu’était devenue la pauvre jeune femme ?

— Voyons, que je réfléchisse !… Comment s’appelait-elle ? »

Le magistrat réfléchit un moment, puis il répondit :

« Alice Darvil.

— Alice ! s’écria Vargrave, sachant que c’était là le nom de baptême de la femme de son oncle, et presque convaincu maintenant de la justesse du premier soupçon vague qu’il avait conçu — Alice !

— Vous paraissez connaître ce nom ?

— Le nom d’Alice, oui ; mais pas celui de Darvil. Non, non ; je crois bien qu’il n’a jamais eu de nouvelles de cette jeune fille. Ni vous non plus ?

— Non. Une certaine petite circonstance que me raconta M. Hobbs, le père de votre arpenteur, me donna quelque souci. Environ deux ans après la disparition de la jeune femme, une fille très-misérablement vêtue et de très-pauvre apparence se présenta à la grille de Hobbs’Lodge, et demanda M. Butler. En apprenant qu’il était parti, elle s’éloigna, et on ne la revit plus. Il paraît que cette fille portait un petit enfant dans ses bras, ce qui effaroucha un peu la vertu de M. et de mistress Hobbs. Le vieux monsieur me raconta cette circonstance quelques jours après, et je fis faire quelques démarches pour découvrir l’étrangère ; mais je ne pus rien apprendre. Je pensai d’abord que cette femme pouvait bien être Alice ; mais j’appris que, pendant son séjour au cottage, votre ami, en dépit de sa faute que nous ne chercherons pas à excuser, avait exercé une charité large et généreuse en vers les pauvres d’alentour, il était donc plus naturel de croire que la jeune fille en question appartenait à une des familles jadis secourues par lui, et qu’elle venait là plutôt en mendiante qu’en maîtresse délaissée. De sorte que, après mûre réflexion, je résolus de ne pas faire part de cette circonstance à M. Maltravers, lorsque je lui écrivis à son retour du continent. Un espace de temps considérable s’était écoulé depuis que la jeune fille s’était adressée à M. Hobbs ; on avait complétement perdu sa trace : cet incident rouvrirait peut-être des blessures que le temps devait avoir presque cicatrisées, lui donnerait de fausses espérances, ou, pis encore, lui causerait des remords nouveaux et mal fondés à la pensée qu’Alice était dans la misère, en somme cela ne pouvait lui faire aucun bien, et lui causerait sûrement beaucoup de chagrin inutile. Je me décidai donc à n’en pas parler.

— Vous avez bien fait. Ainsi la pauvre fille avait un petit enfant dans les bras ? hum ! Comment, était-elle cette Alice Darvil ? jolie, cela va sans dire ?

— Je ne l’ai jamais vue ; et il n’y avait que les personnes employées au Cottage qui la connussent : on la disait d’une beauté remarquable.

— Blonde et mignonne, avec des yeux bleus, sans doute ? Ce sont les attributs de rigueur d’une héroïne.

— Ma foi ! j’ai oublié. Le fait est que j’en aurais oublié bien davantage, si ce n’eût été la célébrité de M. Maltravers, et l’importance de sa famille dans le pays, qui, jointes au spectacle de son angoisse, la plus douloureuse que j’aie jamais vue, servirent à graver profondément dans mon esprit tous les détails de cette affaire.

— Vous a-t-on fait la description de la jeune fille qui s’était présentée à la grille de Hobbs’Lodge ?

— Non ; on avait à peine remarqué sa figure, si ce n’est qu’elle avait le teint trop blanc pour une bohémienne. Cependant, maintenant que vous m’y faites penser, mistress Tiddy qui était avec son père lorsqu’il me raconta cette aventure, me signala particulièrement qu’elle avait (comme vous le disiez en plaisantant), des cheveux blonds et des yeux bleus. Mistress Tiddy venait de se marier, et elle était romanesque à cette époque.

— Eh bien, c’est une drôle d’histoire. Mais la vie est remplie de drôles d’histoires. Nous voici arrivés. Ce vieux château est vraiment une merveille. »


CHAPITRE V

Pendent opera interrupta.
(Virgile.)

Lorsqu’il se retira le soir, Vargrave médita longtemps l’histoire qu’on lui avait racontée. Il ne pouvait s’empêcher de convenir qu’il y avait lieu seulement de conjecturer qu’Alice Darvil et Alice lady Vargrave étaient une seule et même personne. Mais il pouvait lui être d’une grande utilité de changer cette conjecture en certitude. La connaissance d’un mystère de honte et d’abjection dans la vie d’une femme aussi pure, aussi immaculée que lady Vargrave, pouvait lui être d’un grand secours, en lui donnant sur elle un pouvoir dont il saurait tirer parti auprès d’Éveline. Quel était le meilleur moyen d’en apprendre davantage ? Devait-il se rendre immédiatement à Brook Green, ou bien (cette pensée le frappa soudain) serait-il préférable de voir et de sonder mistress Leslie, la protectrice de mistress Butler à C***, l’amie de lady Vargrave ? Ce dernier parti valait la peine d’être tenté ; c’était d’ailleurs presque sur son chemin pour retourner à Londres. La manière dont il avait réussi à tirer le secret de M. Onslow, l’encourageait à espérer le même succès auprès de mistress Leslie. Il se décida donc pour ce parti, et s’endormit pour rêver de battues de Noël, de visiteurs royaux, de ministère, de portefeuille. C’est bien ; rêvez, mylord : il n’est pas de possession qui vaille les rêves ! Dormez, dormez, mylord ! Vous n’auriez guère de repos si vous possédiez tout ce que vous souhaitez !

Pendant les trois jours qui suivirent, lord Vargrave s’occupa à examiner les traits généraux du domaine, et le résultat de cet examen fut de l’engager à acquérir. Le troisième jour il se trouvait à plusieurs milles de distance de la maison, lorsqu’il fut surpris par une pluie battante. Lord Vargrave était d’un tempérament robuste ; et, n’ayant guère été exposé aux intempéries du ciel depuis quelques années, il ne savait pas, par expérience, qu’un homme qui a passé la quarantaine, ne peut supporter impunément des épreuves qui n’ont aucun danger pour une santé de vingt-six ans ; il ne se préoccupa donc point de la pluie qui le mouillait jusqu’aux os, et il négligea de changer de vêtements, jusqu’à ce qu’il eût achevé de lire des lettres et des journaux qui l’attendaient à son retour à Lisle Court. Le résultat de cette imprudence fut que le lendemain matin, en se réveillant, lord Vargrave se trouva, pour la première fois de sa vie, sérieusement malade. Il avait un mal de tête violent ; des frissons de fièvre agitaient tout son corps. La force même du tempérament auquel la fièvre s’était attaquée en augmentait le danger. Lumley (le dernier homme qui songeât à la possibilité de mourir) lutta contre les sensations qu’il éprouvait, commanda des chevaux de poste (car sa visite d’inspection était terminée), et ne parla presque point de son indisposition. Une heure environ avant de partir il reçut ses lettres ; il y en avait une qui lui apprenait que Caroline, accompagnée d’Éveline était déjà arrivée à Paris ; l’autre était du colonel Legard qui lui remettait respectueusement sa démission, attendu qu’il venait d’hériter, par suite de la mort subite de l’amiral, et qu’il avait l’intention de consacrer l’année suivante à faire un voyage sur le continent. Cette dernière lettre inquiéta sérieusement Vargrave ; le bel ex-officier lui avait toujours inspiré une profonde jalousie, et il devina sur-le-champ que Legard était sur le point de se rendre à Paris pour lui faire concurrence. Il soupira, jeta les yeux autour de l’appartement spacieux où il se trouvait, puis il regarda la vaste étendue de bois et de vertes prairies qui s’étendait devant les fenêtres, et se dit : « Un autre m’arrachera-t-il tout cela ? »

L’impatience qu’il éprouvait de voir mistress Leslie, de tenir lady Vargrave en sa puissance, de se rendre à Paris, d’intriguer, de manœuvrer, de triompher, accéléra les progrès du mal qui embrasait déjà ses veines. La main qu’il tendit à M. Hobbs en montant en voiture, brûla presque les doigts froids, moites et gras de l’arpenteur. Avant six heures du soir lord Vargrave s’avoua à regret qu’il était trop malade pour continuer sa route.

« Howard, dit-il alors, rompant un silence qui durait depuis plusieurs heures, me vous effrayez pas de ce que je vais vous dire : je sens que je vais être sérieusement malade. Je m’arrêterai à M*** (c’était une grande ville dont ils n’étaient pas éloignés) ; j’enverrai chercher le meilleur médecin de l’endroit ; si j’ai le délire demain, ou si je suis hors d’état de donner mes ordres, ayez la bonté d’envoyer un exprès pour me ramener le docteur Holland ; mais ne me quittez pas vous-même, mon bon ami. À mon âge il est dur de n’avoir personne qui s’occupe de moi quand je suis malade. Quand je me porte bien, au diable les affections ! »

Après cette étrange sortie, dont M. Howard fut fort effrayé, Lumley retomba dans un silence qu’il ne rompit plus jusqu’à ce qu’il fût arrivé à M***. On envoya chercher le meilleur médecin ; et le lendemain matin, comme il l’avait en quelque sorte prévu et prédit, lord Vargrave avait le délire.


CHAPITRE VI

Il n’y a rien sous le ciel qui séduise autant les sens de l’homme, et qui s’empare autant de toute son âme, que l’amoureuse amorce de la beauté.
(Spenser.)

Legard, comme je l’ai déjà dit, était un jeune homme d’un naturel généreux et excellent, quoique gâté par l’éducation qu’il avait reçue, et par la société joyeuse et insouciante qui avait administré des excitants à sa vanité et des narcotiques à son intelligence. L’effet qu’avait produit sur lui la beauté d’Éveline, sa grâce, son innocence, avait été aussi profond que salutaire. Depuis lors, la dissipation avait perdu pour lui tout charme et toute saveur, et il avait appris à examiner plus attentivement son cœur et les devoirs de la vie. L’ennui d’être à charge à un oncle à la fois généreux et bourru, la crainte, bien fondée, de ne pouvoir prétendre à la main de miss Cameron, qu’il faudrait disputer d’ailleurs aux droits antérieurs et reconnus de lord Vargrave, lui avaient fait accepter, presque par désespoir, la place qui lui avait été offerte ; mais il ne pouvait parvenir à bannir l’image qui avait, pour la première fois de sa vie, fait sur son cœur ardent et neuf une impression ineffaçable. Il s’irritait en secret de la pensée qu’il devait l’indépendance et la position dont il jouissait à un rival heureux, et il était résolu de saisir la première occasion de se débarrasser d’une obligation qu’il regrettait beaucoup d’avoir contractée. Enfin, il apprit qu’Éveline avait refusé lord Vargrave, qu’elle était libre ; quelques jours après la réception de cette nouvelle, l’amiral avait une attaque d’apoplexie, et Legard se trouvait soudain possesseur, sinon d’une grande opulence, du moins d’une fortune suffisante pour racheter son caractère de soupirant du soupçon qui s’attache à un chasseur d’héritières, à un aventurier. En dépit des nouveaux horizons que lui ouvrait la mort de son oncle, en dépit de l’humeur fantasque qui se mêlait à la bonté de l’amiral, et qui en diminuait le prix, Legard fut cruellement affligé de sa mort ; et son naturel reconnaissant et affectueux ne sentit d’abord que la douleur causée par la perte qu’il avait faite. Mais lorsque, remis de son premier chagrin, il se souvint qu’Éveline était libre, et que lui-même se trouvait dans une position à pouvoir honorablement prétendre à sa main, il ne put résister aux douces et tendres espérances qui se présentaient à lui. Comme nous l’avons vu, il se démit de ses fonctions, et il partit pour Paris. Il y arriva deux ou trois jours après lord et lady Doltimore. Le premier, qui n’avait pas oublié les avis de lord Vargrave, se montra d’abord froid et réservé à son égard ; mais, en partie par suite de l’habitude indolente qu’il avait prise de se soumettre aux arrêts de Legard dans toutes les questions de goût, en partie parce que la société de ce jeune homme lui plaisait, et surtout pour obéir aux suffrages de la mode qui n’avaient jamais manqué à Legard, et que sa nouvelle fortune n’était pas faite pour lui enlever, lord Doltimore, faible et vaniteux, eut bientôt cédé à l’influence de son ancien Camarade, et Legard devint tout naturellement l’enfant de la maison. En cette circonstance Caroline ne seconda pas très-fidèlement les vues et la politique de lord Vargrave. Dans sa singulière liaison avec lady Doltimore, l’astucieux diplomate avait commis la faute commune à tous les intrigants : il avait dépassé son but. Au commencement de leur étrange intimité, Vargrave n’avait peut-être pas eu d’autre pensée que celle de piquer Éveline, de satisfaire sa propre vanité, d’amuser son ennui, et de céder à son humeur galante plutôt que de poursuivre, en homme du monde, un but plus sérieux. Mais petit à petit, et surtout à Knaresdean, Vargrave lui-même se trouva sérieusement engagé dans une intrigue, à laquelle il n’avait pas d’abord attribué d’autre importance que celle d’une distraction passagère. Au lieu de s’être assuré une amie pour l’aider dans ses desseins sur Éveline, il découvrit tout à coup qu’il s’était donné une maîtresse, qui voulait son amour, et qui était jalouse de son hommage. Grâce aux ressources de son esprit et à son aplomb habituel, il trouva le moyen de se libérer du même coup de toutes les conséquences funestes de son imprudence : de se débarrasser de Caroline comme maîtresse, et de la conserver comme instrument, en la mariant à lord Doltimore. En se servant de l’empire puissant qu’il avait pris sur Caroline, et de l’ambition intéressée de cette jeune fille, il réussit à la décider à sacrifier toute la poésie de l’amour à une union qui devait lui donner le rang et la fortune. Vargrave alors s’estima certain que cette femme habile, non-seulement mettrait à sa discrétion l’influence politique et la fortune de son faible époux, mais encore qu’elle seconderait les manœuvres qu’il tramait afin de former, de son côté, une union également avantageuse. C’est en cela que Vargrave se trompa, égaré par l’incapacité où il était de comprendre les délicatesses et les scrupules de l’amour et de la nature d’une femme, quelque criminel que soit cet amour et quelque ambitieuse que soit cette nature. Caroline avait pu se résigner à devenir la femme d’un autre, mais elle ne pouvait envisager sans angoisse un lien semblable pour son amant. Puis, comme elle possédait encore quelques-unes des bonnes qualités de son sexe, elle reculait d’effroi à la pensée d’être complice de manœuvres qui devaient jeter la jeune fille innocente et sans expérience, dont elle recevait le nom d’amie, dans les bras d’un homme qui avouait ouvertement ses motifs mercenaires, et qui prenait à témoin les dieux et les hommes que son cœur appartenait sans partage à une autre. La présence de Vargrave faisait taire ces scrupules ; mais aussitôt qu’il n’était plus là, ils lui revenaient dans toute leur force. Elle n’avait cédé que par crainte à son ordre d’emmener Éveline à Paris ; mais elle tremblait lorsqu’elle songeait aux vagues insinuations et aux sourdes menaces que Vargrave avait laissé échapper relativement à ses intentions ultérieures ; et la pensée d’être impliquée dans quelque dessein insensé, ou dans quelque acte infâme, lui troublait l’esprit. Aussi, quand l’homme dont Vargrave redoutait le plus la rivalité, se trouva presque installé dans sa maison, elle ne fit plus qu’une faible résistance ; elle pensa que si Legard pouvait devenir un prétendant aimé et agréé avant l’arrivée de Lumley, ce dernier serait forcé de renoncer aux espérances qu’il nourrissait encore, et qu’elle se trouverait ainsi tirée d’un dilemme dont la prévision l’accablait et l’épouvantait. Caroline d’ailleurs s’apercevait, hélas ! un peu tard, qu’un sot n’est pas si facile à gouverner qu’on le croit ; la résistance qu’elle eût tenté de faire à l’intimité de son mari avec Legard n’eût pas servi à grand’chose. Doltimore avait, dans ces occasions, une volonté opiniâtre ; et quelle qu’eût été auparavant l’influence de Caroline sur son seigneur et maître, cette influence avait bien diminué depuis quelque temps, par le peu de souci qu’elle apportait à dissimuler un caractère irritable de tout temps, et que les regrets, le remords, son mépris pour son mari, et la triste certitude que ni la fortune, ni la jeunesse, ni la beauté ne sont des talismans contre la douleur, aigrissaient tous les jours davantage.

C’était la saison des fêtes et des plaisirs à Paris. Pour échapper à ses pensées, Caroline se plongea avidement dans le tourbillon des dissipations. Si le cœur de Doltimore avait été déçu, sa vanité fut flattée par l’admiration qu’excita sa femme ; il était lui-même d’un âge et d’un caractère à partager ses goûts et ses amusements. La jeune Éveline se trouva lancée avec son amie au milieu de ces plaisirs, dont la splendeur et l’attrait, nouveaux pour elle, l’éblouirent, et à ses côtés on apercevait toujours le beau Legard. Chacun d’eux était dans la fleur de la jeunesse, chacun d’eux était fait pour charmer le monde, et pour en être charmé ; il y avait donc nécessairement une certaine sympathie dans leurs vues, leurs sentiments, leurs occupations et leurs jouissances. Au surplus, il n’y avait pas, dans toute cette ville brillante, un homme plus propre à captiver les yeux et l’imagination que Georges Legard. Pourtant, timide et craintif, Legard n’avait pas encore parlé de son amour ; leur intimité, à cette époque, n’était pas assez mûre pour qu’Éveline pût se demander encore s’il n’y avait pas de danger pour elle dans la société de Legard, ou si ses hommages manifestes avaient une signification sérieuse. C’est au lecteur clairvoyant qu’il appartient de découvrir si cette mélancolie, dont avait parlé lady Vargrave dans sa correspondance avec Lumley, était causée par le souvenir de Maltravers, ou par des réminiscences secrètes de Legard.

Les Doltimore étaient depuis trois semaines environ à Paris, et il y avait une quinzaine que Legard était leur convive habituel, et presque le commensal de leur hôtel, lorsque, le soir dont nous avons parlé au livre précédent, Maltravers revit soudain le visage d’Éveline, et apprit du même coup qu’elle était libre. Il quitta la loge de Valérie. Le sang bouillonnait dans ses veines ; son cœur palpitait d’émotion : la joie, l’étonnement et l’espérance étincelaient dans ses yeux et animaient tous ses traits, quand il s’empressa de voler auprès d’Éveline.

En ce moment Legard, assis derrière miss Cameron, et ne se doutant guère de l’approche d’un rival, prononça, par un de ces hasards qui surviennent dans la conversation, le nom de Maltravers. Il demanda à Éveline si elle ne l’avait pas encore rencontré.

« Quoi ! est-il donc à Paris ? demanda vivement Éveline. J’avais entendu dire, en effet qu’il avait quitté Burleigh pour Paris, continua-t-elle ; mais je m’imaginais qu’il était allé jusqu’en Italie.

— Non ; il est toujours ici ; mais il fréquente peu, je crois, la société que lady Doltimore voit de préférence. N’est-ce pas un de vos favoris, miss Cameron ? »

Les joues d’Éveline se colorèrent un peu lorsqu’elle répondit :

« Comment voudriez-vous qu’on n’admirât pas un homme aussi supérieur, et qu’on ne prît pas intérêt à lui ?

— Il a certainement de belles et généreuses qualités, répondit Legard ; mais je ne puis me sentir à l’aise auprès de lui. Une certaine froideur, une hauteur, une réserve calculée dans les manières, semblent interdire jusqu’à l’estime. Pourtant, ce n’est pas à moi à dire cela, ajouta-t-il par un remords de conscience.

— Non, vraiment, vous ne devriez pas dire cela, reprit Éveline en secouant la tête, avec une gracieuse affectation de courroux, car je sais que vous prétendez aimer ce que j’aime, et admirer ce que j’admire ; et je suis enthousiaste de tout ce qui touche M. Maltravers !

— Je reconnais que je voudrais voir toutes choses au monde par les yeux de miss Cameron, » murmura doucement Legard. C’étaient les paroles les plus significatives qu’il eût encore prononcées.

Éveline détourna la tête, et parut absorbée par la musique ; en cet instant la porte de la loge s’ouvrit et Maltravers entra.

En voyant la joie franche, juvénile, sans détours, qui éclatait dans les traits d’Éveline, Maltravers crut que le paradis s’ouvrait devant lui. Dans sa vive émotion il avait à peine remarqué Legard, qui s’était levé pour lui céder sa place. Il profita de cette politesse, salua en souriant ses anciennes connaissances, et quelques minutes après, il était plongé dans une conversation attachante avec Éveline.

Jamais il n’avait exercé avec autant de succès le charme singulier et puissant qu’il savait déployer quand il le voulait : charme d’autant plus puissant qu’il faisait contraste avec sa froideur habituelle. L’expression de ses yeux, le son même de sa voix, avaient dans les bons moments un attrait irrésistible qui absorbait l’attention. Il vous faisait oublier tout, hors lui-même et cette éloquence riche, facile et convaincue, qui donnait de la couleur à son langage et de la mélodie à sa voix. Dans cette heure d’intimité, renouvelée avec l’homme, qui avait le premier éveillé, sinon son cœur, du moins son imagination et ses plus sérieuses pensées, Éveline ne songea pas même à Legard. Tandis qu’elle souriait en écoutant Maltravers, elle ne se doutait pas des tourments qu’elle infligeait à un autre. Appuyé contre le fond de la loge, Legard observait Éveline, qui concentrait toute son attention sur Maltravers et le contemplait avec admiration, et il éprouvait ce sentiment de douleur profonde et accablante que la jalousie peut seule causer, et qu’elle ne cause avec tant de violence que dans sa première angoisse ! Jamais, jusqu’à ce jour, il n’avait songé à une rivalité de ce côté ; mais cet inexplicable instinct qu’ont les amants, et qui les trompe si rarement, l’avertit sur-le-champ que Maltravers était le plus grand obstacle et le plus grand danger que pût rencontrer son amour. Il attendit, dans l’espoir qu’à la fin du quatrième acte Éveline prendrait au moins cette occasion de se tourner vers lui. Elle n’en fit rien ; et hors d’état de maîtriser son émotion, et de répliquer au babil de lord Doltimore, il quitta brusquement la loge.

Lorsque l’opéra fut terminé, Maltravers offrit son bras à Éveline ; elle l’accepta, puis elle chercha des yeux Legard. Il était parti.


  1. Chef de tribu écossaise.
  2. 125,000 francs.
  3. 750,000 francs