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Alice, ou les Mystères/Livre 10

La bibliothèque libre.
Hachette (p. 375-415).


LIVRE X


CHAPITRE I

Qualis ubi in lucem coluber,

Mala gramina pastus.

(Virgile.)
Pars minima est ipsa puella sui.
(Ovide.)

Il serait superflu, et peut-être révoltant, de raconter en détail la façon dont s’y prit Vargrave pour enlacer de ses réseaux la malheureuse jeune fille que son destin lui avait choisie pour proie. Il avait raison de prévoir qu’après le premier mouvement de stupéfaction causé par la lettre de Maltravers, le ressentiment d’Éveline se trouverait étouffé par la certitude qu’elle conservait de son affection, par l’incrédulité que lui inspiraient ses accusations de lui-même, et par sa secrète conviction que ses adieux et sa ſuite avaient pour motif quelque revers, quelque malheur, qu’il ne voulait pas qu’elle partageât. Vargrave communiqua donc bientôt à Éveline l’histoire qu’il avait suggérée à Maltravers. Il lui rappela la tristesse habituelle, si visible chez lady Vargrave ; l’indifférence de celle-ci pour les plaisirs du monde ; la susceptibilité avec laquelle elle évitait toute allusion aux premières années de sa vie.

« Le secret en est, dit-il, dans un ardent attachement de sa jeunesse. Votre mère aimait un jeune étranger, d’un rang supérieur au sien, qui (la tête remplie des exagérations romanesques de l’Allemagne) parcourait alors le pays pédestrement et à la recherche des aventures, sous le nom supposé de Butler. Elle en fut ardemment aimée en retour. Peut-être son père soupçonna-t-il le rang de son amant, et trembla-t-il pour l’honneur de sa fille. C’était un singulier homme que ce père, et je ne connais pas bien son vrai caractère, ni ses motifs véritables. Mais soudain il éloigna sa fille, afin de la soustraire aux assiduités et aux recherches de son amant ; ils ne se revirent plus, et son amant la pleura pour morte. Plus tard votre mère fut contrainte par Son père d’épouser M. Cameron, et resta veuve avec une unique enfant : c’était vous. Elle était pauvre, très-pauvre ! et dans son amour pour vous, dans son anxiété pour votre avenir, elle se décida enfin à prêter l’oreille aux propositions de mon oncle ; pour assurer votre sort, elle se remaria ; puis la mort vint encore trancher ce lien. Mais toujours, constamment et fidèlement, elle avait conservé la mémoire de ce premier amour, dont le souvenir avait assombri et empoisonné son existence ; et toujours elle vivait de l’espoir de revoir un jour le bien-aimé perdu. À la fin, et tout récemment, le hasard me fit découvrir que l’objet de cet indomptable amour vivait encore, qu’il était encore libre de sa main, sinon de son cœur. Vous voyez en la personne d’Ernest Maltravers l’amant de votre mère ! Il m’échut la tâche ingrate et pénible d’apprendre à Maltravers que lady Vargrave n’était autre que l’Alice tant aimée dans son adolescence ! de lui prouver que son amour résigné et patient ne s’était jamais démenti ; de le convaincre que la seule espérance qui lui restât au monde était celle de le revoir une fois encore. Vous connaissez Maltravers ; vous connaissez son caractère élevé, sensible et noble ; il recula d’horreur à la pensée de faire de son amour pour la fille la dernière et la plus amère douleur de la mère, de cette femme qu’il avait tant aimée. Puis, sachant combien votre mère vous est chère, il frémit en pensant au chagrin, aux remords que vous éprouveriez en découvrant de qui vous aviez été la rivale, et quelles étaient les espérances, quels étaient les rêves que votre fatale beauté avait anéantis. Torturé, désespéré, la raison presque égarée, il a fui sa funeste passion, et maintenant il cherche à l’étouffer dans la solitude. Touché de la douleur et des regrets de la bien-aimée de sa jeunesse, il a l’intention, aussitôt qu’il vous verra rendue au bonheur et à la paix, d’aller retrouver votre mère pour consacrer tout son avenir à l’accomplissement de ses serments d’autrefois. C’est de vous, de vous seule qu’il dépend de rendre Maltravers au monde, de vous seule qu’il dépend de combler de bonheur les dernières années d’une mère qui vous chérit avec tant de tendresse !

On devinera sans peine avec quels sentiments d’étonnement, de compassion, d’épouvante, Éveline écouta cette histoire, dont le récit fut souvent interrompu par ses exclamations et ses sanglots. Elle voulait écrire sur-le-champ à sa mère, à Maltravers. Oh ! avec quelle joie elle renoncerait à ce dernier ! Comme elle promettait volontiers de se réjouir d’un abandon qui devait rendre le bonheur à cette mère si tendrement aimée !

« Non, dit Vargrave, votre mère ne doit pas savoir que le mystérieux objet de son premier amour est ce Maltravers dont l’hommage a été si récemment adressé à sa propre fille, jusqu’à ce qu’elle puisse l’apprendre de sa bouche, jusqu’à ce que cette révélation puisse lui être adoucie par les protestations d’une affection renaissante. Une pareille découverte ne blesserait-elle pas son orgueil, ne détruirait-elle pas toute espérance en son cœur ? Comment pourrait-elle alors consentir au sacrifice que Maltravers est disposé à lui faire. Non ! ce n’est que lorsque vous appartiendrez à un autre, ce n’est (pour me servir des paroles de Maltravers) que lorsque vous serez une épouse heureuse et aimée, que votre mère devra recevoir l’hommage de Maltravers ; alors seulement elle pourra savoir à qui cet hommage a été récemment adressé ; alors seulement Maltravers se sentira le droit d’accomplir l’expiation qu’il médite. Il veut bien se sacrifier lui-même, mais il tremble à la pensée de vous sacrifier, vous ! Ne dites rien à votre mère, jusqu’à ce que vous appreniez de ses lèvres qu’elle sait tout ! »

Éveline pouvait-elle hésiter ? Éveline pouvait-elle douter ? Calmer les craintes, exaucer les prières de l’homme dont la conduite lui paraissait si généreuse ; le rendre à la paix et au monde ; par-dessus tout, arracher du cœur de cette mère tendre et bien-aimée le trait envenimé ; jeter encore dans sa vie quelques années de bonheur, la réunir à l’amant tant pleuré : quel sacrifice était trop grand pour un tel prix ?

Ah ! pourquoi Legard était-il absent ? Pourquoi le croyait-elle capricieux, léger, perfide ? Pourquoi avait-elle banni de son âme ses plus tendres pensées ? Mais lui, le véritable amant, il était loin, et son amour fidèle était inconnu, tandis que Vargrave, le serpent vigilant, était toujours là.

Dans une heure fatale, et dans le transport de cet enthousiasme qui inspire les actes les plus insensés, comme les actes les plus sublimes, qui fait ou des dupes ou des martyrs, de cet enthousiasme qui entraîne à l’abnégation complète de soi-même, au sacrifice de toutes choses par un zèle brûlant pour les autres, Éveline consentit à être la femme de Vargrave. Elle ne sentit pas d’abord son sacrifice ; elle ne sentit que l’ardeur d’un noble esprit, que l’approbation de sa conscience. Ainsi, et seulement ainsi, elle obéissait à ses deux devoirs : le devoir, auquel elle avait failli manquer, envers son bienfaiteur mort ; et le devoir envers sa mère vivante. Bientôt après vint une terrible réaction, puis enfin cette résignation passive, léthargique, qui n’est autre chose que le désespoir sous un nom plus doux. Oui ! c’était là le sort auquel elle avait été inexorablement prédestinée ! En vain elle avait cherché à le fuir ! le destin l’avait ressaisie, il fallait se soumettre à son arrêt !

Elle était impatiente qu’on transmît sur-le-champ à Maltravers la nouvelle des liens nouveaux qu’elle allait contracter. Vargrave le lui promit, mais prit soin de ne pas tenir parole. Il était trop fin pour ne pas savoir que ces démarches précipitées feraient trop bien apercevoir les motifs d’Éveline, et que sa conduite à lui paraîtrait manquer de délicatesse et de générosité. Il voulait que Maltravers ne sût rien, jusqu’à ce que la chaîne indissoluble fût rivée. N’osant quitter Éveline, même pour un jour, n’osant courir les risques d’une entrevue entre elle et sa mère s’il la ramenait en Angleterre, il resta à Paris et hâta tous les préparatifs du mariage. Il envoya chercher Douce, qui vint en personne, apportant les actes nécessaires à la conversion de l’argent pour l’acquisition de Lisle Court, acquisition qui devait se conclure immédiatement. L’argent devait être placé dans la maison de banque de M. Douce, jusqu’à ce que les hommes d’affaires eussent complété leurs opérations ; et dans quelques semaines, lorsque Éveline aurait atteint l’âge voulu, Vargrave espérait se voir maître, et de la fiancée, et des terres héréditaires de l’infortuné Maltravers. Il se garda bien de dire à Éveline quel était le propriétaire actuel du domaine qui allait prochainement lui appartenir ; il prévoyait les objections qu’elle opposerait à cette acquisition, et, du reste, elle était hors d’état de parler de ces choses-là, ou même d’y penser. Elle ne demanda qu’une faveur qui lui fut accordée : qu’on la laissât tranquille dans sa solitude jusqu’au jour fatal. Enfermée seule dans sa chambre isolée, condamnée à ne confier ses pensées à personne, à ne point chercher de sympathie, même auprès de sa mère, la pauvre fille s’efforçait en vain de se tenir à la hauteur de son premier enthousiasme, et de se résigner à un acte que pourtant elle était assez héroïque pour ne vouloir ni rétracter, ni regretter, bien qu’elle ne pût y songer sans frémir.

Lady Doltimore, étonnée de ce qui s’était passé, étonnée de la fuite de Maltravers, du succès de Lumley, ne pouvant s’en rendre compte, ni tirer aucune explication de Vargrave ou d’Éveline, était agitée par la crainte de quelque infâme machination qu’elle ne pouvait pénétrer. Pour échapper aux inquiétudes qui l’obsédaient, elle se plongea, avec plus d’avidité que jamais, dans le tourbillon des plaisirs. Vargrave, plein de défiance, et redoutant ce qu’elle pourrait dire, dans l’état de surexcitation nerveuse où elle se trouvait, si elle était soustraite à ses regards vigilants, se crut obligé de la suivre partout. Ses manières et sa conduite étaient pleines de circonspection ; mais Caroline, jalouse, irritée, fantasque, manifestait par moments le droit de familiarité et de colère, et par là elle attira sur elle et sur lui l’espionnage de la médisance. Pendant ce temps, lord Doltimore, quoique trop froid et trop orgueilleux pour s’occuper ouvertement de ce qui se passait autour de lui, paraissait inquiet et troublé. Ses manières vis-à-vis de Vargrave étaient froides ; il évitait de se trouver en tête-à-tête avec sa femme. Cependant Lumley ne s’en occupait guère ; quelques semaines encore, et tout serait sauvé. Vargrave ne donnait point de publicité à son prochain mariage ; il cherchait à le cacher, jusqu’à la veille même du jour où il devait se consommer. Mais on en parla tout bas dans le monde : les uns pour en rire ; d’autres sérieusement. Quant à Éveline, on ne la voyait nulle part. Montaigne avait d’abord opposé une incrédule indignation à la nouvelle que Maltravers avait renoncé à une alliance qu’il avait tant souhaitée, et qu’il y avait renoncé par un motif aussi puéril, aussi indigne de lui que l’orgueil de la naissance. Une lettre de Maltravers, qui ne confia qu’à lui et à Vargrave le secret de sa retraite, le convainquit à regret que les plus sages ne sont que des sots bouffis d’orgueil ! Il fut courroucé, indigné, surtout quand Valérie et Teresa (car les femmes défendent leurs amis à tort ou à raison) cherchèrent des excuses, ou insinuèrent que d’autres causes se cachaient peut-être derrière celle qu’on alléguait. Mais les pensées de Montaigne furent considérablement distraites de ce sujet par son anxiété croissante relativement à Cesarini, dont la retraite et le sort restaient toujours ensevelis dans un mystère alarmant.

Il arriva sur ces entrefaites que lord Doltimore, qui avait toujours eu du goût pour les antiquités, et qui était fort mécontent de son château héréditaire parce qu’il était confortable et moderne, prit par désœuvrement l’habitude, assez généralement répandue à Paris, d’acheter des curiosités, des bahuts, des chaises antiques, des meubles en chêne sculpté ; et avec cette habitude lui revint le désir d’acquérir Burleigh. Apprenant par Lumley que Maltravers avait, selon toute probabilité, quitté son pays natal à tout jamais, il s’imagina que ce dernier consentirait maintenant probablement à vendre Burleigh, et il pria Vargrave de lui faire parvenir une lettre à cet effet.

Vargrave s’excusa, car il sentit qu’il ne pouvait rien y avoir de plus indélicat qu’une pareille demande, transmise, par lui, dans un pareil moment. Doltimore, qui avait par hasard entendu dire à Montaigue qu’il connaissait l’adresse de Maltravers, envoya tout bonnement sa lettre au Français, et, sans en mentionner le contenu, il le pria de la faire parvenir à destination ; Ce que fit Montaigne. Or il est singulier combien les petits hommes et les petits incidents influent sur les grands événements de la Vie. Ce fut grâce à cette simple lettre que s’opéra une nouvelle révolution dans l’étrange existence de Maltravers.


CHAPITRE II

Quid frustra simulacra fugacia captas ?

Quod petis est nusquam.

(Ovide. — Met. III, 232.)

L’infortuné Maltravers n’alla pas ensevelir ses angoisses Sous un climat consacré aux douleurs majestueuses ou à la douce mélancolie des regrets ; il ne chercha pas les glaciers ou les lacs bleus de la belle Suisse, ni la terre plus richement parée, le ciel plus clément de la séduisante Italie. Une fois, dans ses voyages, il avait passé à travers une contrée plongée dans une si sombre et si aride tristesse que son esprit en avait conservé une impression puissante et ineffaçable. Elle était située au milieu des marécages qui environnaient jadis le château de Gilles de Retz, ce seigneur ambitieux, ce redoutable nécromancien, qui périt sur un bûcher, après une carrière dont la puissance et la splendeur semblaient justifier la croyance populaire qui lui attribuait un pouvoir occulte et surnaturel.

Ce fut en ces lieux que se fixa Maltravers, dans une auberge pauvre et isolée, éloignée de toute autre habitation. Dans les chagrins moins violents on éprouve une espèce de volupté à braver les souffrances physiques ; mais l’angoisse inexorable, immense de Maltravers l’empêchait même de les sentir. Les grandes douleurs produisent une espèce de magnétisme, par lequel le corps semble s’endormir, et ne distingue plus de différence entre le lit de Damien et la couche de roses du sybarite. Il laissa sa voiture et ses domestiques dans une ville située à quelques milles de distance. Il vint seul dans cette triste retraite ; son âme assombrie trouva quelque chose de sympathique dans la saison d’hiver, dans l’aride région, et dans l’aspect de cette nature dévastée, sauvage, où rien du moins ne semblait railler sa douleur. Il serait impossible de décrire ce qu’il ressentait alors, ce qu’il souffrait. Il suffit de dire que, en dépit de tout, l’élément divin de la force humaine ne fut pas entièrement anéanti en lui, et que chaque jour, chaque nuit, à chaque heure, il priait le Grand Consolateur de l’aider à lutter contre un amour criminel. Nul homme ne combat tout à fait en vain, quand il combat avec autant de sincérité et de ferveur ; car dans chacun de nous il y a, quand nous voulons bien l’évoquer, un Esprit qui doit finir par l’emporter, sanglant, mais triomphant, sur le sort et sur les démons.

Un jour, après un long silence de Vargrave, dont les lettres étaient pleines d’assurances consolantes qu’Éveline recouvrait progressivement la joie et l’espérance, le messager de Maltravers revint de la ville voisine tenant à la main une lettre de Montaigne. Elle contenait, sous une enveloppe blanche (le silence de Montaigne lui disait combien il avait perdu dans l’estime de son ami), la missive de lord Doltimore. Elle renfermait ces mots :

« Mon cher monsieur,

« Apprenant que vous vous proposez de rester longtemps encore sur le continent, puis-je vous demander si vous vous décideriez à disposer de Burleigh ? J’en donnerais volontiers plus que la valeur réelle, et je lèverais sur mes propriétés une hypothèque suffisante pour en payer sur-le-champ tout le prix d’acquisition. Peut-être seriez-vous d’autant plus disposé à cette vente que vous avez un précédent dans l’exemple du chef de votre famille : j’apprends par lord Vargrave que le colonel Maltravers est décidé à vendre Lisle Court. »

« En attendant votre réponse ;
« Je suis,
« Mon cher monsieur,
« Votre tout dévoué.
Doltimore.

— Eh bien oui, dit Maltravers avec amertume, en écrasant cette lettre dans sa main ; que notre nom soit effacé de notre terre natale, et que nos foyers passent à des étrangers ! Comment pourrais-je revoir jamais les lieux où je la vis pour la première fois ? »

Il se décida sur-le-champ ; il allait écrire à ses hommes d’affaires en Angleterre, et placer cette négociation entre leurs mains. Cette diversion à ses pensées ne fut que passa gère, et bientôt de sombres nuages s’amoncelèrent de nouveau autour de son âme.

L’incident que je suis sur le point de raconter pourra paraître, à une critique superficielle, du domaine des choses surnaturelles ; mais il se peut facilement expliquer par des effets ordinaires, et c’est une circonstance strictement vraie.

Dans son sommeil, cette nuit-là, un rêve apparut à Maltravers. Il se crut seul, dans sa vieille bibliothèque de Burleigh, regardant le portrait de sa mère ; tandis qu’il le regardait, il s’imagina qu’un frisson, qu’un frémissement d’épouvante le saisissait, en vain il essayait de détourner ses regards de la toile : sa vue y était enchaînée comme par une irrésistible fascination. Puis il lui sembla que le portrait changeait par degrés ; les traits restèrent les mêmes, mais leur fraîcheur fit place à une teinte blême et cadavéreuse ; les couleurs des vêtements se flétrirent, la coupe en devint plus ample, plus flottante, mais lourde et raide comme si les étoffes étaient taillées dans la pierre : c’étaient les vêtements de la tombe. Mais sur le visage il y avait un doux et triste sourire qui enlevait à son aspect livide toute son horreur. Les lèvres s’agitèrent, mais sans articuler aucun son, et l’âme qui avait brisé ses chaînes parla à celle que la terre retenait captive encore.

« Retourne dans ton pays natal, dit-elle, retourne dans tes foyers. N’abandonne pas à des mains étrangères tout ce qui te reste de celle qui t’a donné le jour, et qui veille encore sur toi ; tu retrouveras ton bon Ange au seuil de ta demeure ! »

La voix se tut. Par un effort violent Maltravers rompit l’enchantement qui retenait sa parole. Il jeta un cri, et le rêve s’évanouit. Il était complétement éveillé : ses cheveux étaient dressés sur sa tête : une sueur froide mouillait son front. Le misérable lit sur lequel il était couché était placé en face de la fenêtre, et la lune d’hiver jetait sa lueur pâle et spectrale dans la chambre triste et nue. Mais entre lui et la lumière il lui sembla qu’il y avait un objet, une ombre, la figure qu’avait revêtue le portrait dans son rêve, le fantôme qui avait interpellé et glacé son âme. Il s’élança les bras tendus.

« Ma mère ! même dans la tombe peux-tu venir ainsi bénir ton malheureux fils ? Oh ! ne me quitte pas… ne me dis pas que… »

L’illusion se dissipa, et Maltravers tomba sans connaissance.

Lorsque, à la lumière plus salubre du jour, Maltravers repassa dans son esprit ce rêve mémorable, il chercha longtemps en vain à se convaincre que les rêves n’ont besoin d’aucun ministère du ciel ou de l’enfer pour peupler de fantômes menteurs les sentiers du sommeil ; que l’effet de ce rêve même sur ses nerfs ébranlés et son imagination surexcitée était le seul et véritable évocateur du spectre qu’il avait cru voir en s’éveillant. Sa raison fut lente à gagner la victoire et à désavouer l’empire d’une imagination en désordre. Et lorsqu’il se fut enfin malgré lui convaincu, ce rêve l’obsédait encore, et il ne pouvait réussir à le chasser de son esprit. Il attendit avec impatience la nuit suivante ; elle arriva, mais elle ne lui apporta ni rêve, mi sommeil ; toute la nuit le vent hurla, et la pluie battit contre les vitres de sa chambre. Une autre nuit vint ; la lune brillait comme auparavant, et il tomba dans un profond sommeil ; mais nulle vision ne vint troubler ou sanctifier ce sommeil. Il s’éveilla, honteux de son attente. Toutefois cet événement, à défaut d’autres, en donnant une nouvelle direction à ses pensées, avait ranimé et soulagé son âme, et le fardeau de la douleur l’accablait d’un poids moins lourd. Peut-être aussi dut-il principalement à ce souvenir, qui le poursuivait sans cesse, le changement qui modifia sa première résolution. Il était toujours décidé à vendre son vieux château ; mais il irait d’abord en retirer pieusement ce saint portrait, il rassemblerait religieusement, pour les conserver, tous les objets qui avaient appartenu à celle dont sa naissance avait causé la mort. Heureuse de n’avoir jamais su à quelles cruelles épreuves était réservé son enfant !


CHAPITRE III

Les heures monotones s’écoulent et une nuageuse obscurité couvre le ciel.
(Shakespeare. — Richard III.)

Une fois encore, soudainement, et sans être attendu, le seigneur de Burleigh revint frapper aux portes de sa maison déserte. Et une fois encore la vieille femme de charge et ses satellites furent jetés dans le trouble et la consternation. Au milieu de figures plus étonnées que souriantes, Maltravers passa dans son cabinet de travail. Aussitôt que le feu fut allumé, que le désordre causé par son arrivée fut apaisé, et qu’il se trouva seul, il prit un flambeau, et se rendit dans la bibliothèque adjacente. Il était environ neuf heures du soir ; l’atmosphère de la pièce était humide et froide, et la lumière luttait faiblement contre l’obscurité de ces murailles garnies de livres et de sombres tapisseries. Maltravers posa le flambeau sur une table, tira le rideau qui masquait le portrait, et contempla avec une profonde émotion, mêlée d’une certaine terreur, cette belle figure, dont les yeux semblaient fixés sur lui avec une expression de mélancolique douceur. Il plane quelque chose de mystique autour de ces fantômes peints de nous-mêmes, qui survivent à notre poussière ! Quel est celui qui, en regardant longtemps et fixement un de ces vieux portraits, ne finit pas par se figurer un peu que la toile n’est pas insensible à ses regards ? On dirait que, en les considérant, on leur communique sa vie, et que ces yeux qui semblent suivre chaque mouvement sont animés par un art plus magique que le simple procédé contenu dans les couleurs du peintre.

Les bras croisés sur sa poitrine, rêveur et immobile, Maltravers contemplait cette figure qui, par l’effet des rayons vacillants de la lumière, semblait se pencher vers son fils désolé. Combien il avait chéri la mémoire de sa mère ! Que de fois, dans ses années d’enfance, il s’était caché pour pleurer, avec des larmes d’angoisse, la perte du plus cher de tous les liens terrestres, celui que rien ne peut remplacer ! Combien il avait respecté, comme il avait compris la répugnance que son père avait d’abord témoignée pour lui, cause innocente de la mort prématurée de sa mère ! Il ne l’avait jamais vue, il n’avait jamais senti ses baisers affectueux ; et cependant il lui semblait, en regardant son portrait, qu’il l’avait connue depuis bien des années. Cette étrange mémoire intérieure et spirituelle qui nous rappelle souvent les personnes et les lieux que nous n’avons jamais vus, et que les platoniciens attribueraient à la conscience vague et indestructible d’une vie antérieure, s’agitait en lui, et semblait lui dire tout bas : « Vous étiez unis autrefois. »

« Oui ! dit-il, à demi-voix, nous ne nous séparerons plus. Que bénie soit l’illusion du songe qui a réveillé dans mon cœur ton souvenir, ô ma mère ! souvenir que je puis conserver sans crime. « Tu retrouveras ton bon ange au seuil de ta demeure ! » m’as-tu dit dans cette solennelle apparition. Ah ! ton âme veille-t-elle toujours sur moi ? Combien de temps s’écoulera-t-il avant que ma chaîne soit brisée, avant que nous nous rencontrions ailleurs que dans un rêve ! »

En ce moment la porte s’ouvrit, et la femme de charge entra.

« Je vous demande pardon, monsieur, mais j’ai pensé que vous excuseriez la liberté que je prends, quoique je sache qu’il est bien hardi de…

— Qu’y a-t-il ? Que voulez-vous ?

— Eh bien, monsieur, c’est cette pauvre mistress Elton qui se meurt ; on dit qu’elle ne passera pas la nuit : or, quand votre voiture a passé devant ses fenêtres, la garde-malade lui a dit que c’était le Squire qui revenait, et elle a envoyé la garde pour vous supplier, monsieur, d’aller la voir, avant qu’elle meure. Je vous assure, monsieur, que j’ai beaucoup hésité à vous déranger pour vous transmettre un pareil message ; et je lui ai dit que vous arriviez de voyage, que…

— Qui est cette mistress Elton ?

— Est-ce que monsieur ne se souvient pas de cette pauvre femme qui fut écrasée, et pour qui monsieur eut tant de bontés, qu’il amena ici, le jour où miss Cameron… !

— Je m’en souviens. Dites que j’y serai dans quelques minutes. Elle va mourir ! murmura Maltravers ; elle est digne d’envie ! Le prisonnier voit tomber ses fers ; la barque quitte l’île déserte ! »

Il prit son chapeau, il traversa le parc, à la lueur incertaine des étoiles, et se rendit à la chaumière de la malade. Il s’approcha de son lit, et il lui prit la main avec bonté. En le voyant elle sembla reprendre ses forces. On congédia la garde ; ils restèrent seuls.

Avant le jour l’âme avait quitté cette humble enveloppe ; et la brume du matin veloutait l’herbe lorsque Maltravers rentra chez lui. Sa physionomie portait des traces d’émotions fortes et récentes, mais sa démarche était animée, et sa figure était colorée. L’espérance avait repris naissance en son cœur, quoique mêlée de doute et faiblement combattue par la raison. Une heure encore, et Maltravers était sur la route de Brook Green. Impatient, agité, inquiet, il stimulait les chevaux, il semait l’or sur sa route, et enfin la voiture s’arrêta à la porte de l’auberge du village. Il descendit, se fit indiquer le chemin du presbytère ; il traversa le cimetière, passa à l’ombre du vieil if, et entra dans le jardin d’Aubrey. Le prêtre était chez lui ; et la conférence qui suivit fut d’un intérêt profond et palpitant pour le visiteur.

Il est maintenant temps de placer avec ordre et suite, sous les yeux du lecteur, les incidents de cette histoire, dont la connaissance, à cette époque, ne se déroula à Maltravers que par fragments partiels et détachés.


CHAPITRE IV

En dépit de moi-même, j’aimerai toujours ton père ; partout où il ira, mon amour le suivra ; dans le bonheur et le chagrin, partout où il sera, mon cœur ne le quittera jamais.
(Complainte de Lady Anne Bothwell)

On peut se souvenir que dans le commencement de cette continuation de l’histoire de Maltravers il a été dit qu’Aubrey avait éprouvé, dans sa jeunesse, la douleur trop commune d’une affection déçue. Éléonore Westbrook, jeune fille d’un rang aussi obscur que lui, avait gagné, et semblait lui rendre, son amour ; mais elle était indigne de cet amour. Vaine, superficielle et ambitieuse, elle délaissa le pauvre étudiant pour un parti plus brillant. Elle accepta la main d’un négociant qui fut séduit par sa beauté, et qui avait une réputation de grande fortune. Ils se fixèrent à Londres, où Aubrey perdit toute trace d’Éléonore. Elle donna naissance à une fille unique ; et lorsque cette enfant eut atteint sa quatorzième année, son mari, tout à coup, et sans cause apparente, mit fin à son existence. La cause néanmoins en devint manifeste avant même qu’il fût enseveli. Il avait des dettes qui dépassaient de beaucoup le chiffre de sa fortune ; il s’était tué pour échapper à la banqueroute et à la prison. Une petite pension viagère, qui ne s’élevait pas à plus de cent livres[1] avait été assurée à sa veuve. Elle se retira avec son enfant à la campagne, pour y vivre de ce maigre revenu ; le hasard, le voisinage de quelques parents éloignés, et le bon marché, concoururent à fixer sa demeure dans les faubourgs de la ville de C***. Souvent les âmes qui, dans la jeunesse, ont été les plus superficielles et les plus frivoles, quand elles sont accablées par l’adversité, contre laquelle elles sont si peu en état de lutter, tombent dans une dévotion exagérée : Il leur faut toujours un stimulant, et quand la terre le leur refuse, elles se tournent avec impatience vers le ciel pour se le procurer.

Ce fut l’histoire de mistress Westbrook ; et cette nouvelle disposition de son esprit la mit naturellement en rapport avec le puritain le plus en renom du voisinage, M. Richard Templeton. Nous avons vu que ce dernier n’était pas heureux dans son premier mariage ; à cette époque la mort n’avait pas encore annulé ce lien. Il était d’un tempérament ardent et sensuel, et silencieusement abrité sous le large manteau de ses doctrines, il ne se gênait pas pour satisfaire ses goûts. Peut-être, sous ce rapport, n’était-il pas plus mauvais que neuf hommes sur dix. Mais il affichait d’être meilleur que neuf cent mille neuf cent quatre-vingt-dix-neuf hommes sur un million. À un tempérament exigeant il ajoutait donc l’hypocrisie, et c’est comme cela qu’un défaut trop commun devint chez lui un vice dangereux. Il jeta sur Marie Westbrook, la fille de la veuve, des yeux qui étaient loin d’être ceux de l’esprit. À l’âge de quatorze ans, elle le charmait déjà, mais lorsqu’il eut vu mûrir et se développer sa beauté trois années de plus encore, M. Templeton s’en trouva passionnément épris. Marie était en effet fort jolie ; son caractère était doux et bon, mais son éducation plus que négligée. Aux habitudes frivoles et mesquines d’un monde de second ordre, qui lui avaient été inculquées jusqu’à la mort de son père, avaient succédé le charlatanisme, la servilité basse, les pratiques intolérantes d’une superstition transcendante. Dans un changement si brusque et si violent, tout le caractère de la pauvre fille fut ébranlé. Avec des principes incertains, vagues, informes, son intelligence, naturellement médiocre et même faible, se cramponna à la première planche de salut qui lui fut tendue dans « ce vaste océan de cire » où « elle se trouvait arrêtée. » Habituée de bonne heure à placer une confiance implicite dans les avis de M. Templeton, enlaçant autour de lui ses croyances, comme la vigne enlace le chêne de ses rameaux, elle cédait à son ascendant, et se sentait heureuse de ses manières protectrices et presque caressantes. Nul confesseur monacal ne fut jamais en Italie plus dangereux à la vertu des villageoises que ne le fut Richard Templeton (qui s’estimait l’archétype du seul Protestantisme pur) aux mœurs et au cœur de Marie Westbrook.

La santé de mistress Westbrook avait été prématurément ébranlée par une longue participation aux excès de la dissipation de Londres, et par le revers de fortune dont elle n’avait pu se consoler : car son esprit en avait conservé plus d’aigreur que d’humilité. Elle mourut lorsque Marie avait dix-huit ans, et Templeton devint le seul ami, le seul consolateur, le seul soutien de sa fille.

Dans une heure funeste (espérons que ce ne fut pas une infamie préméditée), une heure où le cœur de l’une était attendri par la douleur et la reconnaissance, et la conscience de l’autre assoupie par la passion, Templeton triompha de la vertu de Marie Westbrook. Le chagrin et les remords de Marie, les reproches que la conscience de Templeton lui adressa au réveil, et sa crainte d’être démasqué, lui causèrent les regrets les plus amers et les plus poignants. Mistress Westbrook avait eu à son service une jeune femme qui l’avait quittée pour se marier, peu de temps avant la mort de la veuve. Le mari de cette femme la maltraitait, et heureuse de lui échapper et de témoigner sa reconnaissance envers la fille de son ancienne maîtresse, pour qui elle avait eu beaucoup d’attachement, elle revint auprès de miss Westbrook après l’enterrement de sa mère. Cette femme se nommait Sarah Miles. Templeton s’aperçut que Sarah soupçonnait sa liaison avec Marie ; une confidente lui était nécessaire ; ce fut sur elle qu’il jeta les yeux. Miss Westbrook fut transférée dans une partie éloignée du comté, où Templeton alla la voir à de rares intervalles et en s’entourant de mille précautions. Quatre mois plus tard mistress Templeton mourut, et son mari se trouva libre de réparer sa faute. Oh ! combien il se repentit alors de ce qui s’était passé ! Seulement quatre mois d’attente, et il aurait pu s’épargner tout ce fardeau de péché et de douleur ! Il était maintenant tourmenté de doutes et de perplexités. Sa malheureuse victime se trouvait dans un état de grossesse avancée. Il était nécessaire, s’il désirait que son enfant fût légitime, et plus encore s’il voulait sauver l’honneur de la mère, de ne pas hésiter davantage à accomplir cette réparation dictée par le devoir et la conscience. Mais, d’autre part, lui, le puritain, l’oracle, le modèle immaculé de toute convenance, de toute règle, de tout décorum, scandaliser le monde par un hymen si rapide et si prématuré ! Se remarier avant que les larmes hypocrites eussent séché dans ses yeux rougis ! Non, il ne pouvait braver l’ironie des mauvaises langues, le triomphe de ses ennemis, l’abattement de ses disciples, en commettant une folie aussi grande, aussi imprudente. Mais pourtant Marie se désolait tant qu’il craignit pour sa santé, pour l’enfant qu’elle portait dans son sein. Il y avait un moyen terme, un compromis entre le devoir et le monde ; il s’y raccrocha comme auraient fait la plupart des hommes dans la même situation que lui. Ils furent mariés, mais secrètement, et sous des noms d’emprunt. Le secret fut strictement gardé. Sarah Miles fut le seul témoin qui connût la position réelle et les noms véritables des époux.

Réconciliée avec elle-même, la jeune épouse recouvra bientôt sa santé et sa gaîté. Templeton conçut les plus riantes espérances. Il résolut de se rendre sur le continent, aussitôt que l’accouchement de Marie aurait eu lieu. Cette dernière l’y suivrait bientôt. Dans un pays étranger ils pourraient se marier publiquement ; ils resteraient plusieurs années sur le continent ; à leur retour, on pourrait reculer d’un an l’âge de l’enfant. Oh ! rien n’était plus clair et plus facile.

La mort réduisit en poussière tous les projets de M. Templeton. Marie souffrit cruellement en couches, et mourut quelques semaines plus tard. Templeton fut d’abord inconsolable ; mais l’égoïsme est un grand consolateur. Il avait fait tout ce que pouvait faire la conscience pour réparer une faute, et il se trouvait délivré d’un dilemme fort embarrassant, et d’un bannissement temporaire tout à fait antipathique à ses habitudes et à ses goûts. Mais maintenant il avait un enfant, un enfant légitime, qui succéderait à son nom, à sa fortune ; un enfant premier-né, le seul auquel il eût jamais donné le jour, l’espérance, le soutien de sa vieillesse prochaine ! Il chérissait cet enfant, avec toute cette passion paternelle que souvent les hommes les plus secs et les plus froids sont les premiers à éprouver vis-à-vis de leur progéniture : car fréquemment l’amour paternel n’est que l’amour propre transvasé.

Pourtant cet enfant, ce trésor qu’il brûlait de faire voir au monde entier, il était absolument nécessaire, pour le moment, de le cacher et de le désavouer. Or il se trouvait que le mari de Sarah, était mort, par suite de ses excès, quelques semaines avant la naissance de l’enfant de Templeton, au moment où Sarah venait elle-même de se relever de ses couches ; elle était donc débarrassée pour toujours de la vigilance et de l’autorité de son mari. La future héritière fut confiée aux soins de cette femme, dont l’enfant fut envoyé en nourrice. C’était elle, c’était l’enfant de Templeton, qui avait tant excité la bienveillante curiosité du digne ecclésiastique, et des trois vieilles filles de C***[2]. Le récit que lui fit Sarah de la curiosité du prêtre, et la rencontre qu’il fit lui-même de ce pasteur à l’œil de lynx, effrayèrent Templeton, qui fit changer de demeure à la nourrice sans perdre de temps. C’était à cette nouvelle résidence que s’était rendu le banquier, armé de son attirail de pêche, le jour de son aventure avec Luc Darvil[3]. Lorsque M. Templeton fit la connaissance d’Alice, son enfant avait environ treize ou quatorze mois, quelques mois de plus que l’enfant d’Alice. Si la beauté de la protégée de mistress Leslie excita d’abord les instincts grossiers de sa nature, bientôt la tendresse maternelle, la vive sollicitude d’Alice pour son enfant, firent vibrer la même corde dans son cœur de père. Il s’établit entre lui et elle des rapports de muette et continuelle sympathie. Templeton avait ressenti si vivement les alarmes et les chagrins de l’amour illicite, il avait échappé à la honte publique par une intervention si manifeste de la grâce divine (du moins, selon sa profane conviction), qu’il résolut de ne plus hasarder sa bonne renommée et le repos de sa vie au milieu d’écueils aussi dangereux. Le vœu le plus cher de son cœur était d’avoir sa fille sous son toit, de la caresser, de jouer avec elle, de la voir grandir, de gagner son affection. Pour le moment la réalisation de ce vœu semblait impossible. Mais s’il se remariait ? S’il épousait une veuve, à laquelle il pourrait confier sinon la vérité tout entière, du moins une partie de la vérité ? S’il pouvait faire passer sa fille pour l’enfant de cette veuve ? Ah ! c’était le meilleur moyen ! D’ailleurs Templeton avait besoin d’une femme. Les années s’accumulaient, et le jour était proche où il lui en faudrait une pour lui servir de garde-malade. Or, Alice passait pour être veuve ; de plus elle était très-douce, très-docile, et remplie de sollicitude maternelle. Peut-être pourrait-il la décider à s’éloigner de C***, et à se séparer de sa fille, ou à la faire passer pour sa nièce, afin d’adopter la sienne. Telles étaient de temps à autre les pensées de Templeton, lorsqu’il allait voir Alice, et qu’il découvrait à chaque nouvelle visite de nouveaux indices de son naturel tendre et dévoué. Tels étaient les motifs que nous avons signalés, dans la première partie de cet ouvrage, comme n’étant pas uniquement inspirés par l’admiration de la beauté d’Alice[4]. Mais, d’autre part, des doutes et des craintes toutes mondaines, la répugnance que lui inspirait une alliance si peu avantageuse, l’origine plus qu’obscure d’Alice, la crainte qu’on ne découvrît la faute de sa jeunesse, toutes ces considérations le retenaient hésitant, indécis. Puis, pour dire toute la vérité, l’innocence et la pureté d’Alice le tenaient aussi à une certaine distance. Il avait assez de perspicacité pour voir que lui, même lui, le grand Richard Templeton, pourrait bien être refusé par la fidèle Alice.

À la fin Darvil fut tué ; le banquier respira plus librement ; il réfléchit plus sérieusement à ses projets. À cette époque, Sarah, courtisée par son premier amant, désira se remarier. Le secret de Templeton serait transmis par elle à son second mari, et dès lors comment savoir où il s’arrêterait ? En sus, la conscience de Sarah commençait à la tourmenter ; elle voulait que la légitimité de l’enfant fût proclamée, qu’on effaçât de la mémoire de sa mère morte la flétrissure du déshonneur. Elle devint importune, elle obséda, elle effraya le pieux banquier. Il résolut donc de se débarrasser du seul témoin de son mariage dont il eût à craindre les révélations, de la présence de la seule personne qui connût sa faute, et le véritable nom du mari de miss Westbrook. Il consentit au mariage de Sarah avec William Elton, et lui offrit une dot assez considérable, à la condition qu’elle céderait au désir exprimé par Elton lui-même, jeune homme d’un esprit entreprenant, qui désirait tenter fortune dans le Nouveau-Monde. Templeton se proposait de placer sa fille en d’autres mains.

Sur ces entrefaites, l’enfant d’Alice, d’une complexion depuis longtemps faible et délicate, tomba sérieusement malade. Des symptômes de phthisie se déclarèrent ; le médecin conseilla un air plus doux, et suggéra le Devonshire. Rien ne put égaler la bonté généreuse et paternelle que déploya Templeton dans cette triste occasion. Il insista pour qu’Alice lui permît de lui fournir les moyens d’entreprendre ce voyage avec tout le bien-être possible ; et la pauvre Alice, le cœur gonflé de reconnaissance et de chagrin, consentit à tout ce qu’il proposa.

Dès lors le banquier commença à s’apercevoir que ses espérances et ses désirs étaient en bon chemin, Il prévit que l’enfant d’Alice était condamné ; c’était déjà un obstacle de moins. Il fallait éloigner Alice de l’humble sphère où elle exerçait sa modeste profession. Dans un lointain comté et sous un autre nom, elle pourrait avoir l’air d’appartenir à une classe plus élevée de la société. Conformément à ces vues, il lui fit croire que les médecins, soignaient leurs malades plus ou moins bien selon leur fortune et la position apparente de la famille. Il proposa qu’Alice partît, sans bruit, pour une ville située à plusieurs milles de distance ; là il lui procurerait une voiture et une domestique. Il serait censé faire tout cela pour une parente, dont Alice prendrait le nom. Complétement absorbée par son enfant, et soumise à tout ce qui pouvait contribuer son rétablissement, Alice consentit passivement. Tout se passait comme le voulait Templeton et, sous le nom de Cameron, qui lui était venu à l’esprit comme un nom à la fois commun et sonnant bien à l’oreille, Alice partit avec sa petite malade, emmenant une bonne (qui ne connaissait rien de la profession ou de l’histoire antérieure de sa maîtresse), et prit la route du Devonshire. Templeton résolut de l’y suivre au bout de quelques jours ; et il fut décidé qu’ils se rencontreraient à Exeter.

Ce fut pendant ce triste voyage qu’arriva le jour mémorable où Alice revit une fois encore Maltravers, échangeant des serments d’amour (à ce qu’elle crut) avec une autre femme[5]. L’indisposition de son enfant l’avait arrêtée pendant quelques heures à l’auberge ; la pauvre petite malade s’était endormie ; et Alice venait de s’éloigner de sa couche, lorsque ses yeux tombèrent sur le père de son enfant. Oh ! combien elle brûlait alors de lui apprendre la sanctification nouvelle qu’une vie humaine avait ajoutée à leur amour ! Et lorsque, anéantie, navrée, elle se retira, se croyant oubliée et remplacée, ce fut l’orgueil de la mère, plutôt que celui de l’amante, qui la soutint. La douce créature ne sentait pas l’injure qui lui était faite, à elle ; mais l’enfant d’Ernest, l’être souffrant, mourant peut-être : oh ! c’était là, là qu’était l’offense ! Non ! elle ne courrait pas la chance de voir un regard froid, grand Dieu ! peut-être même incrédule, tomber sur ce visage pâle et endormi. Il lui restait peu de temps pour réfléchir, pour expliquer, pour s’informer. Elle le vit partir de ce lieu comme un étranger, ignorant même qu’il eût passé si près du bonheur et qu’il l’eût ainsi perdu. Désormais Alice aussi avait perdu la douce espérance de vivre pour l’avenir. Il ne lui restait plus rien, que le gage de ce qui avait été. Triste, désespérée, le cœur à demi brisé, elle reprit son voyage. À Exeter, Templeton la rejoignit, comme il en était convenu ; il amena avec lui une jolie petite fille, rose et fraîche, qui faisait contraste avec l’être languissant que soignait Alice. Quoique la petite étrangère n’eût que quelques mois de plus que l’enfant d’Alice, on l’eût crue plus âgée d’un an : l’une était si forte, si précoce ; l’autre si retardée, si peu développée, si maladive.

« Vous pouvez me rendre tout ce que j’ai fait pour vous, et plus encore ; bien plus que je ne pourrai jamais faire pour vous et les vôtres, dit Templeton, si vous voulez bien vous charger de cette petite étrangère. C’est l’enfant d’une personne qui me fut très-chère ; elle est orpheline ; je ne sais à qui la confier, si ce n’est à vous. Laissez croire, pour le moment, qu’elle est à vous, que c’est votre fille aînée. »

Alice ne pouvait rien refuser à son bienfaiteur ; mais son cœur ne s’ouvrit pas, tout d’abord, pour cette belle enfant, dont les yeux étincelants et les joues vermeilles semblaient railler les regards éteints et la pâleur de son enfant chérie. Cependant la malade parut saluer avec joie l’arrivée d’une camarade de jeu ; elle sourit, elle tendit ses pauvres petites mains amaigries, elle poussa un cri de joie inarticulé. Alice fondit en larmes, et les serra toutes deux contre son cœur.

M. Templeton prit soin de ne pas habiter sous le même toit que celle dont il avait maintenant l’intention sérieuse de faire sa femme ; mais il suivit Alice au bord de la mer, et il vint la voir chaque jour. Son enfant reprit des forces ; elle se cramponnait à la vie avec une si grande ténacité ! Pauvre petite ! elle ne pouvait prévoir combien la vie est une chose amère pour la plupart ! Ce fut alors que Templeton, apprenant par Alice son aventure avec son amant absent, apprenant que toute espérance de ce côté-là s’était évanouie, saisit l’occasion, et se déclara. Dans ce moment-là le cœur d’Alice débordait de reconnaissance ; dans les regards ranimés de son enfant elle lisait tout ce qu’elle devait à son bienfaiteur. Mais cependant au mot d’amour, au mot de mariage, son cœur recula ; et l’amant perdu, infidèle, vint reprendre possession de ce pauvre cœur. D’une voix étouffée et altérée, elle étonna le banquier par son refus, en balbutiant, en pleurant, mais avec fermeté, elle refusa sa main.

Mais Templeton appela à son aide de nouveaux auxiliaires ; il se servit de l’enfant pour faire la cour à la mère. Il lui dépeignit l’avenir brillant que son mariage avec lui assurerait à sa fille qu’il chérissait, qu’il élèverait, qu’il enrichirait, comme si elle était à lui ; ces considérations ébranlèrent la résolution d’Alice, cependant elles ne prévalurent pas encore. Il eut recours à un appel plus généreux : il lui raconta une partie de l’histoire de Marie Westbrook, en ne commençant pourtant que de son mariage précipité et inconvenant ; il en attribua la précipitation à l’amour ; il lui fit comprendre les scrupules qu’il avait à reconnaître l’enfant d’une union que, bien certainement, le monde blâmerait ou tournerait en ridicule ; il s’étendit longuement sur le bienfait inestimable dont elle le comblerait, en le délivrant de tout embarras, et en ramenant sa fille (bien que sous un nom d’emprunt) sous le toit paternel. Ceci fit réfléchir Alice ; elle parut indécise. Depuis longtemps elle s’était aperçue de quelle indicible tendresse Templeton chérissait l’enfant qu’il avait confiée à ses soins ; elle l’avait vu pâlir à sa moindre indisposition, s’irriter, même contre le vent, s’il soufflait trop rudement contre les joues de la petite fille. Elle lui dit, avec simplicité :

« Votre enfant est-elle véritablement ce que vous avez de plus cher au monde ? Avez-vous concentré sur elle seule vos plus chères espérances ?

— Oui, oui vraiment ! s’écria le banquier, à qui ce moment d’élan fit oublier franchement toute sa galanterie. Du moins, ajouta-t-il, en recouvrant son empire sur lui-même, autant que cela est compatible avec mon affection pour vous.

— Et vous croyez que votre secret ne peut être bien gardé, que vos désirs relatifs à votre fille ne peuvent être bien remplis que si je vous épouse, et si je l’adopte ?

— Oui, je le crois.

— Et c’est principalement pour cette raison, que dis-je, c’est uniquement pour cette raison, que vous daignez oublier ce que j’ai été, et rechercher ma main ? Eh bien, si c’est là tout, je vous dois trop, ma pauvre enfant me dit trop haut ce que je vous dois, pour que je puisse me refuser à ce qui peut vous procurer une aussi sainte jouissance ! Ah ! son enfant ! avoir son enfant sous son toit ! c’est un si grand bienfait ! Mais si je vous épouse, ce ne sera que pour vous assurer ce bienfait ; pour servir de mère à votre enfant ; pour n’être votre femme que de nom ! je ne suis pas assez perdue, même à mes yeux, pour me mépriser jusqu’à accepter un autre rôle. Je sais maintenant ce que je ne savais pas alors que je fus coupable. Rien ne peut excuser cette faute, que ma fidélité envers lui ! Oh ! je ne serai jamais, jamais infidèle au père de mon enfant ! Pour ce qui est du reste, disposez de moi comme vous l’entendrez. »

Et Alice qui, par innocence même, avait dit tout cela sans rougir, joignit les mains avec délire, et laissa Templeton interdit, immobile de mortification et d’étonnement.

Lorsqu’il se fut remis de sa stupéfaction, il affecta de ne pas la comprendre, mais Alice ne fut pas satisfaite, et leur conversation cessa pour le moment. Après des conférences et des supplications réitérées, il commença lentement à comprendre enfin combien était étrange et opiniâtre, sur certaines questions, l’humble créature qu’il daignait honorer de ses propositions de mariage. Quoique sa fille fût en effet la grande préoccupation de sa vie, quoique pour l’amour d’elle il fût disposé à une mésalliance dont il lui faudrait soigneusement prendre à tâche de cacher l’étendue, pourtant la beauté d’Alice éveillait en lui un sentiment plus terrestre, qu’il n’était pas disposé à vaincre. Il voulait bien faire des promesses, parler généreusement ; mais quand il fut question de serment, de serment solennel et inviolable, garantie qu’exigea rigoureusement Alice, il recula. Tout hypocrite qu’il était, c’était, comme nous l’avons dit auparavant, un très-sincère croyant. Il aurait pu sans scrupules de conscience éluder adroitement une promesse ; mais il n’aurait pas osé violer un serment, et charger son âme du fardeau d’un parjure. Peut-être, après tout, cette union n’aurait-elle jamais eu lieu, si Templeton n’était tombé malade. : L’air doux et énervant du Devonshire ne lui convenait pas ; une fièvre dangereuse le saisit, et cet homme préoccupé d’intérêts temporels trembla à l’aspect de la mort. Alice le soigna dans cette maladie avec la sollicitude et le dévouement d’une fille. Lorsque, à la fin, il guérit, touché de son zèle et de sa bonté, adouci par la maladie, épouvanté par l’approche d’une vieillesse solitaire, et sentant plus que jamais ses devoirs envers son enfant privée de mère, il se jeta aux pieds d’Alice, et lui jura solennellement tout ce qu’elle voulut.

Ce fut pendant son séjour dans le Devonshire, et surtout pendant sa maladie, que Templeton fit et cultiva la connaissance de M. Aubrey. Le digne ecclésiastique priait avec lui, au chevet de son lit de douleur, et lorsque le danger de Templeton fut à son comble, il chercha à soulager sa conscience en faisant au prêtre la confession de ses torts envers Marie Westbrook. Ce nom fit tressaillir Aubrey ; et lorsqu’il apprit que la jolie enfant, qui tant de fois lui avait souri, était la petite fille de la première et de la seule femme qu’il eût jamais aimée, il eut une nouvelle raison de s’intéresser à son bonheur, d’encourager Templeton à réparer ses torts, un nouveau motif pour désirer procurer à l’enfance de la petite fille d’Éléonore les doux soins de la jeune mère, dont il prévoyait avec douleur le deuil prochain. Peut-être les exhortations et les avis d’Aubrey contribuèrent-ils beaucoup à seconder la conscience de M. Templeton, et à le réconcilier au sacrifice qu’il faisait à son affection pour sa fille. Quoi qu’il en soit, il épousa Alice, et Aubrey solennisa et bénit cette froide et stérile union.

Mais bientôt vint une nouvelle et indicible affliction. L’enfant d’Alice ne s’était rétablie que pour un moment. La fatale maladie n’avait pas fait grâce à sa proie ; elle revint avec une force rapide et subite ; un mois ne s’était pas écoulé depuis le jour où Alice était devenue la femme de Templeton, lorsque sa dernière espérance s’envola, et la pauvre mère se trouva sans enfant !

Après un premier moment de consternation sympathique, le banquier ne déplora pas très-vivement le coup qui la frappait si cruellement. Maintenant sa fille à lui serait l’unique souci d’Alice, maintenant la médisance ne s’étonnerait pas que, dans sa vie comme après sa mort, il donnât la préférence à un enfant qui n’était pas censé le sien, plutôt qu’à l’autre.

Il se hâta d’éloigner Alice du théâtre de son affliction. Il renvoya la seule servante qui l’eût accompagnée dans son voyage. Il emmena sa femme à Londres, et se fixa définitivement, comme nous l’avons vu, dans une villa des environs de la capitale. Là, son affection se concentra de plus en plus chaque jour sur la fille supposée de mistress Templeton, sa chérie, son héritière, la belle Éveline Cameron.

Pendant les premières années, Templeton manifesta des tendances alarmantes à violer le serment qu’il s’était imposé ; mais, au moindre symptôme, il y avait une inflexible fermeté chez sa femme, en toute autre circonstance si respectueuse et si soumise, qui le retenait, et lui en imposait. Elle le menaça même (et une fois il eut de la peine à l’empêcher de mettre à exécution sa menace) de quitter son toit à tout jamais, s’il mettait le moins du monde en doute la sainteté de son serment. Templeton trembla ; une séparation pareille éveillerait les commérages, la curiosité, la médisance, la rumeur publique, et entraînerait peut-être à des révélations. D’ailleurs Alice était nécessaire à Éveline ; elle lui était également nécessaire à lui-même, à son bien-être ; il lui était agréable d’avoir quelqu’un à gronder quand il se portait bien, quelqu’un sur qui compter quand il était malade. Il se soumit donc, par degrés, mais en maugréant, à son sort ; et à mesure que ses années et ses infirmités s’accumulaient, il se contenta de s’être assuré du moins une amie fidèle, et une garde-malade pleine de sollicitude. Pourtant un mariage de ce genre ne pouvait être heureux. La vanité de Templeton était froissée ; son caractère toujours irascible s’aigrit, il se vengea de son affront par mille petites tyrannies ; et, sans un seul murmure, Alice souffrit peut-être plus pendant ces années de rang et d’opulence qu’elle n’avait souffert, lorsqu’elle errait sans abri, l’amour dans le cœur, et son enfant dans les bras.

Éveline devait hériter de la fortune du banquier. Mais le titre du nouveau pair ! S’il pouvait unir la fortune et le titre, et poser la couronne de pairesse sur ce jeune front ! Ce désir l’avait porté à rechercher l’alliance de Lumley. Sur son lit de mort ce ne fut pas le secret d’Alice, mais celui de Marie Westbrook qu’il révéla à son neveu étonné et consterné, pour excuser l’aliénation, injuste en apparence, de ses biens, et pour expliquer dans quel but il avait recherché cette alliance.

Tant que vécut Richard Templeton, Alice avait paru ensevelir dans son sein son regret profond, puissant, excessif pour l’enfant qu’elle avait perdu, l’enfant de l’amant qu’elle n’avait pas oublié, et auquel, au milieu de tant d’épreuves, et en dépit de ses nouveaux liens, elle était restée fidèle jusqu’au bout. Mais lorsqu’elle se trouva libre, son cœur vola vers cette tombe humble et éloignée. De là ces visites annuelles à Brook Green ; de là son acquisition du cottage, consacré par les souvenirs de la morte. C’était sur cette pelouse qu’elle avait porté cet être si fragile, pour lui faire respirer l’air tiède de l’après-midi ; c’était dans cette chambre qu’elle avait veillé, qu’elle avait prié, qu’elle s’était désespérée ! C’était dans ce paisible cimetière que reposait cette poussière bien-aimée ! Mais Alice n’était pas égoïste, même dans ses sentiments les plus sacrés. Elle renonça à satisfaire le plus cher désir de son cœur, jusqu’à ce que l’éducation d’Éveline fût assez avancée pour lui permettre de quitter le voisinage de Londres. Alors, à la grande satisfaction d’Aubrey (qui voyait en Éveline une Éléonore plus belle, plus noble, plus pure), elle vint se fixer dans ce lieu solitaire, qui pour elle était certes le moins solitaire qu’il y eût sur la terre !

Et dès lors l’image de l’amant de sa jeunesse, que pendant son mariage elle avait cherché du moins à bannir, lui revint, et par moments lui inspira les seules espérances que la mort n’eût pas emmenées au ciel ! En racontant son histoire à Aubrey, ou en causant avec mistress Leslie, dont elle avait toujours conservé l’amitié, elle trouva que l’un et l’autre s’accordaient à penser que ce Butler, errant et inconnu, qui possédait dans l’art musical un talent auquel n’atteignent guère que les artistes, devait être d’un rang médiocre, ou même obscur. Ah ! si maintenant qu’elle était libre et riche, elle pouvait se rencontrer avec lui, si son amour à lui ne s’était pas évanoui, s’il voulait bien croire à la fidélité étrange et constante de son Alice, toute l’infidélité de cet amant tant regretté serait pardonnée, oubliée, au milieu des bienfaits dont elle pourrait le combler ! Et comment, pauvre Alice, dans ce village isolé, le hasard le mettrait-il jamais sur votre chemin ? Elle n’en savait rien ; mais une voix lui disait souvent tout bas : « Tu reverras encore ses yeux ; tu entendras encore sa voix ; et tu lui diras, en pleurant sur son sein, combien tu as aimé son enfant ! » Et lui, ne l’aurait-il pas oubliée peut-être ? n’aurait-il pas formé de nouveaux liens ? distinguerait-il sur ce pâle et pensif visage l’immuable beauté d’une affection éternelle ? Hélas ! quand on aime bien, il est difficile de s’imaginer qu’on n’est pas payé de retour !

Le lecteur connaît les aventures de mistress Elton, seule confidente du mariage secret de Templeton avec la mère d’Éveline. Par une singulière fatalité, ce fut l’insouciance égoïste et caractéristique de lord Vargrave qui, en fixant la demeure de cette femme à Burleigh, prépara les voies à la découverte de l’infâme imposture qu’il avait ourdie. Dès son retour en Angleterre, mistress Elton s’était enquise de M. Templeton, elle avait appris qu’il s’était remarié, qu’il avait été élevé à la pairie, sous le titre de lord Vargrave, et qu’il était mort. Elle n’avait pas de droits sur sa veuve ou sa famille, mais elle pensa que la malheureuse enfant qui aurait dû hériter de tous ses biens, était morte.

La première fois qu’elle vit Éveline, elle fut stupéfaite par sa ressemblance avec son infortunée mère. Mais le nom inconnu de Cameron, l’assurance que lui donna Maltravers que la mère d’Éveline vivait encore, dissipèrent ses soupçons ; et, quoique par moments cette ressemblance lui revînt à l’esprit, elle cessa de s’en préoccuper. Le fait est que ses infirmités s’accroissaient, et que la souffrance physique finit par absorber toutes ses pensées.

Or il arriva que la nouvelle du prochain mariage de Maltravers avec miss Cameron ne se répandit dans le comté que peu de temps avant le retour d’Ernest : car les nouvelles du continent sont lentes à parvenir jusqu’au fond de nos provinces. Il va sans dire que cet événement excita les commentaires de tous les villageois. La garde-malade de mistress Elton lui raconta la nouvelle, et cette dernière se rappela soudain le nom de miss Cameron, et se ressouvint de sa ressemblance avec l’infortunée Marie WestbrOok.

« Elle était fiancée, à ce qu’on assure, à un grand seigneur, dit la garde-malade bavarde, et elle a renoncé à ce mariage pour épouser notre squire ; c’était un grand seigneur de la cour, qui se trouvait en visite chez M. Merton, le recteur ! Il s’appelait lord Vargrave !

— Lord Vargrave ! s’écria mistress Elton, en se ressouvenant du titre qu’avait porté M. Templeton.

— Oui ; et l’on dit que le feu lord a laissé à miss Cameron, quoiqu’elle ne fût pas sa fille, tout son argent et il en avait gros ! au détriment de son neveu, le présent lord, à la condition qu’ils se, marieraient ensemble quand elle serait majeure. Mais elle n’en voulut plus quand elle eut vu le squire. C’est qu’aussi le squire est bien le plus beau gentilhomme de tout le comté.

— Arrêtez ! arrêtez ! dit mistress Elton d’une voix faible ; vous dites que le feu lord a laissé toute sa fortune à miss Cameron qui n’était pas sa fille ? Je devine cette énigme !… je comprends tout !… C’est ma fille de lait ! murmura-t-elle en se retournant ; comment aurais-je pu méconnaître cette ressemblance ? »

L’agitation que fit éprouver à mistress Elton la découverte qu’elle croyait avoir faite, la joie qu’elle ressentit en pensant que l’enfant qu’elle avait aimé comme le sien était vivant et en possession de ses droits, accélérèrent les progrès de son mal. Maltravers arriva juste à temps pour recevoir sa confession (qu’elle désirait naturellement faire à celui qui avait été son bienfaiteur, et qu’elle supposait être le futur époux de sa fille de lait). Il fut agité d’espoir et de joie en confirmant à mistress Elton la vérité de ses suppositions. Si Éveline n’était pas sa fille (même quand elle ne devrait pas être sa femme), de quel fardeau son âme se trouverait soulagée ! Il partit précipitamment pour Brook Green ; et craignant de se présenter à l’improviste devant Alice, le souvenir d’Aubrey lui revint à l’esprit. Dans l’entrevue qu’il cherchait, tout, ou du moins presque tout fut expliqué. Il comprit sur-le-champ la scélératesse préméditée et habilement ourdie de Vargrave. Et Alice !… comment oserait-il la voir ? Comment écouterait-il le récit de ses souffrances, de son amour indomptable !


CHAPITRE V

Allons, encore une fois, ô lauriers

Encore une fois, ô myrtes !

(Lycidas.)

Tandis que Maltravers était encore agité, stupéfait par les révélations du pasteur, auquel il s’était nécessairement fait connaître pour le mystérieux Butler, Aubrey, tournant les yeux vers la fenêtre, vit lady Vargrave qui s’approchait lentement de la maison.

« Voulez-vous passer dans la pièce intérieure, dit-il ; elle vient ; vous n’êtes pas préparé à la voir ! et puis serait-ce même à désirer ?

— Oui, oui ! je suis préparé ; il faut que nous soyons seuls. Je vais l’attendre ici.

— Mais…

— Je vous en conjure ! »

Le prêtre, sans ajouter un mot, se retira dans la seconde pièce ; Maltravers se jeta dans un fauteuil, et attendit tout ému l’arrivée de lady Vargrave. Il entendit bientôt un bruit de pas légers au dehors ; la porte d’entrée, qui donnait directement dans cette salle antique, s’ouvrit doucement ; et lady Vargrave se trouva dans la chambre. Dans la position qu’avait prise Ernest, Alice ne pouvait voir que sa silhouette, car le jour pénétrait imparfaitement par la fenêtre basse du cottage. Voyant une personne assise dans le fauteuil du pasteur, elle supposa naturellement que c’était Aubrey lui-même.

« Que je ne vous dérange pas, dit cette voix douce et suave, dont la mélodie s’était tue pendant tant d’années pour Maltravers ; mais je viens de recevoir une lettre de France, écrite par une personne que je ne connais point ; j’en suis tout effrayée ; c’est au sujet d’Éveline. »

Et dans l’intention de faire une visite plus longue que de coutume, lady Vargrave ôta son chapeau et le posa sur la table. Étonnée que le pasteur ne lui eût pas répondu, qu’il ne se fût pas levé pour venir à sa rencontre, elle s’approcha alors. Maltravers se leva, et ils se trouvèrent l’un devant l’autre, face à face. Comme Alice était encore jolie ! plus jolie même, pensait-il, que naguère ! Ces yeux de tourterelle, si divinement bleus, si doux, et pourtant qui laissaient apercevoir dans leur transparente profondeur quelque mystère impénétrable de l’âme, se trouvaient une fois encore fixés sur les siens. Alice semblait changée en pierre ; elle ne bougeait pas, elle ne parlait pas, elle respirait à peine ; son regard était fasciné, comme sous l’empire d’un charme magique, et comme si la raison, la vie même, l’eussent abandonnée !

« Alice ! murmura Maltravers, Alice, nous nous revoyons enfin ! »

Sa voix rendit sur-le-champ à Alice la mémoire, le sentiment, la jeunesse ! Elle jeta un cri de joie indicible, immense ! Elle s’élança vers lui : sa réserve, ses craintes, le temps, le changement, tout fut oublié ! Elle se jeta dans ses bras, elle le serra à plusieurs reprises contre son cœur ! Le chien fidèle qui a retrouvé son maître n’exprime pas sa joie par des transports plus violents, plus insensés. L’excès de son ravissement avait quelque chose d’effrayant. Elle couvrait de baisers les mains, les vêtements de Maltravers ; elle riait, elle pleurait ; et enfin, quand les paroles lui vinrent, elle posa la tête sur son sein, et lui dit avec passion :

« Je t’ai été fidèle ! je t’ai été fidèle !… sans cela voilà un moment qui m’aurait tuée ! »

Puis, effrayée par le silence de Maltravers, elle leva les yeux sur son visage, et sentant ses larmes brûlantes tomber sur ses joues, elle lui dit encore avec une véhémence plus grande :

« Je vous ai été fidèle !… Ne me croyez-vous pas ?

— Je vous crois !… je vous crois, noble et incomparable Alice ! Oh ! pourquoi vous ai-je perdue pendant si longtemps ? Pourquoi votre amour fait-il maintenant honte au mien ? »

À ces mots, Alice parut sortir de son premier état d’oubli de tout ce qui s’était passé depuis leur séparation ; elle rougit beaucoup, et se retira doucement et toute confuse de son étreinte.

« Ah ! dit-elle d’un accent altéré et plus humble, vous avez aimé une autre femme ! Peut-être ne vous reste-t-il plus d’amour pour moi ! En est-il ainsi ? dites-le-moi ! Non, non ; ces yeux… ah ! vous m’aimez… vous m’aimez toujours ! »

Et elle se suspendit encore à lui, comme si pour elle la foi était le ciel, et que le doute fût la mort. Puis, après un moment de silence, elle l’attira doucement, de ses deux mains, vers la lumière, et le regarda longtemps avec tendresse, avec orgueil, comme pour retrouver, ligne par ligne, et trait par trait, la physionomie qui avait été à ses douces pensées ce que le soleil est aux fleurs.

« Changé, changé, murmura-t-elle ; mais toujours le même cependant : toujours beau, toujours divin ! »

Elle s’arrêta ; une idée soudaine l’avait frappée : les vêtements d’Ernest étaient usés, souillés par le voyage, et ce front altier, courbé, abattu, ne dominait plus, par son air de défi hautain, les fils des hommes.

« Vous n’êtes pas riche, s’écria-t-elle avec empressement, dites-moi que vous n’êtes pas riche ! Je le suis assez pour nous deux, moi, et tous mes biens sont à vous, à vous ! Je ne vous ai pas trahi pour me les procurer, je ne les ai achetés au prix d’aucune honte. Oh ! nous allons être si heureux ! Tu es revenu à ta pauvre Alice ! tu sais combien elle t’aimait ! »

Il y avait dans les manières d’Alice, dans sa joie sauvage, quelque chose de si différent de son attitude ordinaire, que ceux qui l’avaient vue silencieuse, pensive, calme, ne l’auraient jamais reconnue. Tout ce que la société avec ses douleurs lui avait enseigné, avait disparu ; c’était la nature, la pure, et simple nature qui animait une fois encore sa plus belle créature. Les années mêmes semblaient être tombées de son front, et elle paraissait à peine plus âgée que lorsqu’elle était à côté de lui, sous les rayons de la lune, près des parterres de violettes, bien loin de là. Tout à coup elle pâlit ; le sourire s’éteignit sur ses lèvres gracieuses ; une expression triste et grave succéda à l’expression d’une joie sans bornes.

« Viens, dit-elle à voix basse, viens, suis-moi ! »

Et, lui tenant toujours la main, elle l’attira vers la porte. Silencieux et étonné, il la suivit à travers le jardin, par la porte couverte de mousse, et jusque dans le cimetière isolé. Elle s’avançait sans bruit, et semblait glisser sur le sol, pâle, sans voix, presque sans haleine ; on eût été tenté de croire, en dépit des rayons brûlants du jour, que cette gracieuse créature n’appartenait pas à la terre. Elle s’arrêta à l’endroit où l’if jetait son mélancolique ombrage ; devant eux se trouvait un petit tertre, séparé des autres, et qui n’était surmonté d’aucune pierre tumulaire. Elle le lui montra du doigt, et tombant à genoux, elle murmura :

« Chut ! elle dort là-dessous… ton enfant !… »

Elle se couvrit le visage de ses mains, et tout son être s’agita convulsivement.

À côté d’elle, et devant cette tombe, s’agenouilla Maltravers. Ce fut là que s’évanouit le dernier débris de son stoïque orgueil ; et ce fut là qu’oubliant même Éveline, il pria le ciel de lui pardonner, et de bénir ce cœur qu’il avait trahi. Ce fut là aussi qu’il fit le vœu solennel de consacrer les années de vie qui lui restaient encore à défendre de tout chagrin l’amante fidèle, la mère à qui le ciel avait ravi son enfant.


CHAPITRE VI

La fortune ne viendra-t-elle jamais, les deux mains pleines, sans écrire ses plus belles paroles en lettres ignobles ?
(Shakespeare. — Henri VI. 2e partie.)

Je passe ces explications, ces annales de l’existence agitée d’Alice, que Maltravers reçut de ses lèvres, pour confirmer et compléter le récit du pasteur dont le lecteur connaît déjà le résumé.

Il se passa plusieurs heures avant qu’Alice fût assez calme se rappeler le motif qui l’avait amenée chez M. Aubrey. Elle avait posé la lettre qu’elle avait apportée, et qui expliquait tout, sur la table du presbytère ; et lorsque Maltravers, après avoir enfin décidé Alice (qui semblait craindre de le perdre de vue un seul instant) à se retirer dans son appartement pour y prendre un peu de repos, reprit le chemin du presbytère, il rencontra Aubrey dans le jardin. Le vieillard avait pris le privilège reconnu d’un ami ; il avait lu la lettre destinée évidemment à ses regards. Inquiet, plein d’alarmes, il cherchait avec anxiété Maltravers pour le consulter. La lettre, écrite en anglais (langue aussi familière à celle qui écrivait que sa langue maternelle), était de Mme de Ventadour. Les sentiments les plus bienveillants l’avaient évidemment dictée. Elle s’excusait brièvement de son intervention ; puis elle rapportait que le mariage de lord Vargrave avec miss Cameron était maintenant une chose de notoriété publique ; qu’il serait célébré dans peu de jours ; qu’on remarquait avec défiance que miss Cameron ne se montrait nulle part ; qu’elle semblait presque retenue prisonnière dans sa chambre ; que certaines expressions échappées à lady Doltimore l’avaient vivement inquiétée. À en juger par ces paroles légères, il paraissait que lady Vargrave n’était pas avertie de ce mariage prochain. Prenant en considération le récent engagement de miss Cameron avec Maltravers, subitement (et de l’avis de Valérie inexplicablement) rompu dès l’arrivée de lord Vargrave, l’extrême jeunesse de miss Cameron, et sa brillante fortune ; prenant aussi en considération (insinuait délicatement Mme de Ventadour) la réputation qu’avait lord Vargrave d’apporter une persistance sans scrupules à l’accomplissement de tous ses desseins, Mme de Ventadour se permettait, par tous ces motifs, d’écrire à la mère de miss Cameron pour la mettre en garde contre un complot ou une machination possible. La meilleure excusé qu’elle pût invoquer pour se faire pardonner cette indiscrétion était le vif intérêt que lui inspirait miss Cameron, et sa longue et ancienne amitié pour la personne à qui elle avait été tout récemment fiancée. Si lady Vargrave connaissait le nouvel engagement, et y donnait son approbation, l’intervention de Mme de Ventadour était assurément superflue et intempestive ; mais le véritable motif auquel il fallait l’attribuer n’en devait pas moins lui servir d’excuse.

Il était facile pour Maltravers de reconnaître dans cette lettre le zèle et l’amitié généreuse qui avait pu décider cette femme du monde à faire une telle démarche. Mais il ne pensa pas à tout cela, en parcourant rapidement la lettre de Valérie : il frémit seulement à la pensée du danger que courait Éveline.

« Cette nouvelle, dit Aubrey, surprendra effectivement beaucoup lady Vargrave. Car ni Éveline, ni lord Vargrave, ne nous ont écrit un seul mot qui nous annonçât ce mariage ; et nous croyions tous deux, jusqu’à ce jour, que l’engagement entre Éveline et monsieur… Je veux dire, reprit Aubrey avec embarras, je veux dire entre Éveline et vous, subsistait encore. La perfidie de lord Vargrave est manifeste ; il faut que nous agissions immédiatement. Que faire ?

— Je retournerai à Paris dès demain ; je déjouerai ses manœuvres, je démasquerai son imposture !

— Vous aurez peut-être besoin de quelqu’un qui puisse agir au nom de lady Vargrave, qui soit une autorité pour Éveline ; quelqu’un qui possède, au su de lord Vargrave, le secret de la naissance et des droits de miss Cameron. Je vous accompagnerai, moi. Allons en parler à lady Vargrave.

Maltravers se tourna vivement vers Aubrey.

« Et Alice ne sait pas qui je suis ! elle ne sait pas que je suis, ou que j’étais, il y a quelques semaines, le fiancé d’une autre, et que cette autre est l’enfant qu’elle a élevée comme sa fille ! Malheureuse Alice ! Dans l’heure même de la joie que lui fait éprouver mon retour, doit-elle être frappée par cette nouvelle affliction !

— Me chargerai-je de lui tout dire ? demanda Aubrey d’un ton plein de compassion.

— Non, non ! Je dois seul lui infliger cette dernière douleur ! »

Maltravers s’éloigna. Il ne revint que plus tard, assez avant dans la soirée, et se rendit auprès d’Alice.

Un feu clair brûlait dans l’âtre : les rideaux étaient tirés : le joli mais bien simple salon du cottage semblait faire un accueil souriant à Maltravers lorsqu’il entra, et Alice se leva avec empressement pour voler au-devant de lui. On eût dit que les anciens jours de la leçon de musique et du Meerschaum étaient revenus.

« Tout ceci est à vous, dit Alice avec tendresse, en le voyant regarder autour de lui. Maintenant je comprends enfin que l’opulence est une belle chose ! Ah ! vous regardez ce portrait ; c’est le portrait de celle qui m’a tenu lieu de votre fille. Elle est si belle, si bonne ; vous l’aimerez comme une fille. Oh ! cette lettre… cette… cette lettre… Je l’avais oubliée !… elle est au presbytère ! Il faut que j’y aille sur-le champ, et vous y viendrez aussi ; vous me donnerez des conseils.

— Alice, j’ai lu cette lettre. Je sais tout. Asseyez-vous, Alice, et écoutez-moi. C’est vous qui avez bien des choses à apprendre de moi. Dans notre jeune temps j’avais coutume de vous raconter des histoires, pendant les soirées d’hiver semblables à celle-ci ; des histoires d’amour, comme le nôtre : des histoires de vicissitudes, que nous ne connaissions que de nom à cette époque. J’en ai maintenant une à vous raconter, plus vraie, plus triste que n’étaient celles-là. Deux enfants (car ils étaient à peine autre chose), enfants par leur ignorance du monde, enfants par leur jeunesse de cœur ; enfants presque par leur âge, se trouvèrent, par suite d’étranges événements, jetés dans la société l’un de l’autre, il y a plus de dix-huit ans. Ils étaient de sexes différents ; ils s’aimèrent, et ils faillirent. Mais la faute en fut uniquement au jeune homme ; car ce qui était innocence chez elle n’était que passion chez lui. Il l’aima tendrement ; mais à cet âge les qualités de la jeune fille n’étaient qu’à demi développées. Il savait qu’elle était belle, qu’elle était simple, qu’elle était aimante ; mais il ne connaissait pas toute la vertu, toute la foi, toute la noblesse que le ciel avait mises dans son âme. Ils furent séparés ; chacun d’eux ignora le sort de l’autre. Il la chercha longtemps avec anxiété, mais en vain ; le chagrin et le remords le consumèrent bien des années, et le souvenir de sa bien-aimée jeta une ombre sur toute son existence. Mais son amour n’avait pas la sainte exaltation de celui de son amante (elle resta fidèle, elle !), et plus tard il chercha à retrouver, auprès d’autres femmes, le bonheur qu’il avait perdu en la perdant. Ce fut en vain, bien longtemps en vain. Alice, vous savez à qui cette histoire fait allusion. Non, ne m’interrompez point ! j’ai appris par le vieillard qui demeure ici près, que vous aviez été, il y a bien des années, témoin d’une scène qui vous trompa, en vous faisant croire que vous aviez devant les yeux une rivale. Il n’en était rien : cette dame vit encore ; maintenant, comme alors, elle n’est que mon amie, rien de plus. Je reconnais que, pendant un moment, mon imagination m’attira vers elle, mais mon cœur te resta fidèle.

— Que le ciel vous récompense de cette parole ! » murmura Alice, et elle se rapprocha davantage de lui.

Il continua :

« Des circonstances, que je vous raconterai dans un moment plus calme, faillirent unir, une fois encore, mon sort à une autre femme, par les liens du mariage. Je vous avais alors vue de loin, sans que vous me vissiez ; je vous avais vue, selon toute apparence environnée de considération et d’opulence ; et je bénis le ciel de ne vous avoir pas condamnée à la pénurie et au besoin. (Ici Maltravers raconta en quelles circonstances il avait entrevu Alice[6], et comment il avait recommencé à la chercher partout, mais en vain.) Dès ce moment, continua-t-il, vous voyant dans une position, à laquelle je n’eusse pas osé songer pour vous, je me sentis moins de remords du passé. Pourtant, lorsque je me trouvai à la veille d’épouser une autre femme, toute belle, tout accomplie, toute généreuse qu’elle fût, je sentis qu’une pensée, qu’un souvenir à demi avoué, vaguement reconnu, enchaînait tous mes sentiments à ma mémoire, et que l’admiration, l’estime, la reconnaissance, n’étaient point l’amour ! La mort, une mort funeste et tragique, empêcha cette union ; et dès lors je m’en allai errant par le monde, comme un pèlerin, comme un proscrit. Les années s’écoulèrent, et je crus avoir triomphé de cette soif d’amour qui m’avait tourmenté depuis que je t’avais perdue. Mais tout à coup, et récemment, une femme belle comme vous, aimable, innocente, et jeune comme vous l’étiez la première fois que nous nous vîmes, éveilla en moi un sentiment étrange et nouveau. Je ne vous le cacherai pas, Alice ; j’aimais enfin une autre femme ! Pourtant, tout singulier que cela puisse vous paraître, ce fut une certaine ressemblance avec vous, non pas dans les traits, mais dans les inflexions de la voix, dans cette grâce sans nom des gestes et des manières, dans le timbre mélodieux du rire joyeux (traits de ressemblance que je m’explique maintenant, et que les enfants ne tiennent pas seulement de leurs parents, mais aussi des personnes qu’ils ont le plus connues, le plus aimées, le plus imitées dans leurs premières années) ; tout cela, dis-je, fut peut-être le principal charme qui m’attira vers… Alice, y êtes-vous préparée ? qui m’attira vers Éveline Cameron. Connaissez-moi dans mon véritable caractère, sous mon vrai nom : je suis ce Maltravers à qui la main d’Éveline était promise il y a quelques semaines ! »

Il s’arrêta, et se hasarda à lever les yeux sur Alice ; elle était excessivement pâle, et ses mains étaient fortement enlacées ; mais elle ne pleurait point, et gardait le silence. Le pire moment était passé ; il continua avec plus de rapidité et moins d’effort.

« Soudain, par ses artifices, sa duplicité, ses mensonges, lord Vargrave me fit croire qu’Éveline était notre fille, et que vous frémissiez à la pensée de revoir l’auteur de tant de maux. Je n’ai pas besoin de vous dire, Alice, l’épouvante qui succéda à l’amour. Je passe sous silence les tourments que j’endurai. Par une suite d’incidents que je vous raconterai plus tard, j’eus lieu de mettre en doute la vérité de ce que m’avait dit Vargrave. Je vins ici ; Aubrey m’a tout appris. Je ne regrette plus le mensonge qui m’a si cruellement torturé pendant un moment ! Je ne regrette plus la rupture de mon mariage avec Éveline ; je ne regrette rien de ce qui me ramène enfin libre et sans entraves à tes pieds, pour me révéler ta sublime fidélité et ton ineffable amour. Ici donc, ici, sous ton toit, celui qui fut à la fois ton premier ami et ton premier ennemi, te demande, à genoux, le pardon et l’espérance !… Il te conjure d’être sa femme, sa compagne jusqu’au tombeau ! Oublie ses fautes, et sois pour lui, sous un nom plus saint, ce que tu fus jadis !

— Et vous êtes donc le fiancé d’Éveline ? Vous êtes celui qu’elle aime !… je comprends tout… tout ! »

Alice se leva, et avant même qu’il se doutât de son intention, avant qu’il se rendît compte de ce qu’elle éprouvait, elle avait quitté l’appartement.

En proie aux sentiments les plus douloureux, il attendit longtemps son retour ; elle ne vint point. À la fin il lui écrivit précipitamment quelques lignes pour la conjurer de revenir auprès de lui, de le tirer de cet état de suspens, de croire à sa sincérité, d’accepter ses vœux. Il lui envoya ce billet dans sa chambre, où elle s’était empressée d’aller cacher son émotion. Quelques minutes après on lui apporta cette réponse, écrite au crayon, et tachée de larmes.

« Je vous remercie ; je comprends votre cœur ; mais pardonnez-moi si je ne puis vous voir encore. Elle est si bonne, si belle ! Elle est digne de vous. Je serai bientôt résignée. Que Dieu vous bénisse ! qu’il vous bénisse tous deux ! »

La porte du presbytère s’ouvrit brusquement, et Maltravers y entra, d’un pas empressé, mais appesanti.

« Allez auprès d’elle ! allez auprès de cet ange !… allez, je vous en conjure ! Dites-lui qu’elle me fait injure… si elle pense que je puisse jamais épouser une autre femme qu’elle, que je puisse jamais avoir d’autre but dans la vie que de réparer mes torts envers elle, que de me rendre digne d’elle Allez, allez… plaidez en ma faveur ! »

Aubrey, à qui Maltravers eut bientôt fait comprendre ce qui s’était passé, s’achemina vers le cottage. Il était près de minuit lorsqu’il revint. Maltravers vint à sa rencontre dans le cimetière, auprès de l’if.

« Eh bien ! eh bien !… quel message m’apportez-vous ?

— Elle désire que nous partions tous deux pour Paris main, Il n’y a pas un jour à perdre ; il faut que nous arrachions Éveline à cette infâme machination.

— Éveline ! oui, Éveline sera sauvée ! mais le reste !… pourquoi détournez-vous la tête ?

— Vous n’êtes pas un pauvre artiste, un aventurier errant ; vous êtes le noble, le riche, le célèbre Maltravers ; Alice ne peut rien vous donner. Vous avez obtenu l’amour d’Éveline : Alice ne peut condamner l’enfant confiée à ses soins aux tourments d’un amour sans espoir. Vous aimez Éveline ; Alice ne peut se comparer à une personne si jeune, si belle, dont l’amour est un trésor sans prix. Alice vous prie de ne pas vous affliger à cause d’elle, elle sera bientôt contente et heureuse de votre bonheur. Voilà son message.

— Et qu’avez-vous répondu ?… lui avez-vous dit que des paroles semblables me briseraient le cœur ?

— Peu importe ce que j’ai dit. Je me défie toujours de moi-même, lorsque je lui donne des conseils. Ses sentiments sont plus vrais que toute notre sagesse ! »

Maltravers ne répondit pas, et le prêtre le vit se diriger rapidement, au milieu des tombes éclairées par les étoiles, vers le village.


CHAPITRE VII

Pensez-vous que je puisse aller puiser de la résolution dans les mignardises d’une tendresse fleurie ?
(Shakespeare. — Mesure pour mesure.)

Ils étaient sur la route de Douvres. Maltravers s’était enfoncé dans l’angle de la voiture, son chapeau tiré sur son front, il ne faisait pas encore assez jour pour que le pasteur pût apercevoir autre chose que la silhouette de ses traits.

Les bornes milliaires disparaissaient rapidement, et ni l’un ni l’autre des voyageurs ne rompait le silence. C’était une matinée froide et humide ; le brouillard se dissipait lentement, laissant apercevoir les haies ruisselantes et les champs mornes.

Maltravers examinait les recoins de sa conscience, et les pages à demi effacées du passé, avec une implacable sévérité. Cette mère pâle et solitaire, pleurant sur la tombe de son enfant (qui était le sien aussi !) se dressait devant ses yeux, et semblait silencieusement lui demander compte du cœur qu’il avait rendu stérile, et de la jeunesse que son amour avait condamnée à la mélancolie de la vieillesse. À l’image d’Alice, éloignée, seule, soit qu’elle errât mendiante et sans asile, soit qu’elle vécût dans une prospérité vide, où le bien-être physique lui-même ne faisait que donner de plus grands loisirs aux regrets de son cœur ; à cette image pure, affligée et fidèle jusqu’au bout, il comparait sa jeunesse à lui, jeunesse insensée, inutile, gaspillée, qui avait cherché des aliments dans l’imagination et la passion. Il comparait son arrogante révolte contre les épreuves dont son esprit orgueilleux avait exagéré l’amertume, son mépris pour les occupations et les ambitions des autres, l’impérieuse indolence des récentes années de sa vie, et son oubli des devoirs que la Providence lui avait assignés, à la patiente résignation d’Alice. Son esprit, après avoir été si rudement précipité du haut de ce hautain piédestal, d’où il avait si longtemps regardé avec dédain les hommes, en disant : « Je suis meilleur et plus sage que vous, » devint bientôt et même trop vivement pénétré de sa propre infirmité, et ce désir de vertu, qu’il avait toujours profondément senti, fit entendre sa voix plus haut et plus distinctement, au milieu des ruines et du silence de son orgueil.

Il s’éveilla de cette contemplation du passé pour tourner ses regards vers l’avenir. Alice avait refusé sa main ; Alice elle-même avait ratifié et béni son union avec une autre ! Éveline, si follement aimée, Éveline pourrait encore lui appartenir ! Aucune loi, dont la violation, même en pensée, fait frémir d’épouvante et d’horreur la nature humaine, ne lui interdisait de réclamer sa main, de l’arracher à Vargrave, de fléchir encore et de regagner son cœur ! Mais Maltravers embrassa-t-il avec joie cette pensée ? Rendons-lui justice ; il ne le fit point. Il sentait que la résolution d’Alice, dans ce premier moment d’affection froissée, ne devait pas être considérée comme irrévocable ; et même, s’il devait en être ainsi, il sentait, encore plus vivement, que l’amour d’Alice, cet amour qui avait résisté à tant d’épreuves, ne s’éteindrait jamais. Devait-il se faire de la magnanimité de la victime une arme contre elle ? Devait-il lui dire : « Tu as passé ; ta jeunesse est finie ; et je t’abandonne une dernière fois à ta solitude, pour celle que tu as chérie comme une fille ? » Il tressaillit, consterné, à la pensée de ce nouveau, de ce dernier coup porté à un cœur abattu, accablé. Puis de nouveaux obstacles, également sacrés, s’élevèrent lentement à ses regards entre Éveline et lui. Si Templeton pouvait sortir de sa tombe, avec quel ressentiment, avec quelle juste répugnance, ne verrait-il pas, dans le séducteur de sa femme (bien qu’elle ne fût sa femme que de nom), l’époux de son enfant !

Ces pensées se présentèrent avec une force rapide et effrayante à Maltravers, et servirent à raffermir son honneur et sa conscience. Il sentit que, quoique, au point de vue de la loi, il n’y eût pas une ombre de parenté entre Éveline et lui, ses relations avec Alice avaient été de nature à le séparer à jamais d’une personne qui avait regardé cette femme comme sa mère. Le fardeau de la douleur, l’angoisse de la honte, avaient en effet disparu ; pourtant une voix intérieure lui disait, comme avant : « Éveline est à tout jamais perdue pour toi ! » Mais l’image de celle-ci avait déjà été tant ébranlée par les tempêtes et les convulsions récentes de son âme, que cette pensée était préférable à celle de sacrifier Alice… Ah ! si c’eût été là tout ! mais Éveline l’aimait peut-être encore ; et en rendant justice à Alice, il ferait peut-être le malheur d’Éveline ! Il sortit de sa rêverie par un geste véhément, et il gémit tout haut.

Le pasteur se tourna vers lui avec étonnement et lui adressa quelques questions ; mais ses paroles ne furent pas entendues, et il remarqua, grâce à la lueur croissante du jour, que la physionomie de Maltravers était celle d’un homme complétement absorbé par une pensée dominante et irrésistible. Il pensa donc sagement qu’il valait mieux laisser son compagnon de route en paix, et il se replongea lui-même dans ses profondes préoccupations.

Les voyageurs ne s’arrêtèrent pas avant Douvres. Le bâtiment partait le lendemain matin de bonne heure, et Aubrey, qui était très-fatigué, alla prendre quelque repos. Maltravers regarda la pendule placée sur la cheminée ; elle marquait neuf heures. Pour lui, il n’y avait nul espoir de sommeil ; et la longue nuit ne lui offrait d’autre perspective qu’une pénible attente, que des méditations affligeantes.

Il s’agitait avec inquiétude dans son fauteuil, lorsque le garçon d’hôtel entra pour lui dire qu’un monsieur, qui l’avait aperçu à son arrivée, désirait lui parler. Avant que Maltravers pût répondre, le monsieur en question entra lui-même, et Maltravers reconnut Legard.

« Je vous demande mille pardons, dit ce dermier d’un ton de grande agitation : mais je désirais vivement vous voir quelques instants. Je viens de rentrer en Angleterre ; tous les lieux me paraissent également haïssables. Je lis dans les journaux une… une nouvelle qui… qui me cause le plus grand… je ne sais ce que je voudrais vous dire… mais est-ce vrai ? Lisez ce paragraphe ?

Legard plaça le Courrier devant Maltravers. Le passage en question contenait ce qui suit :

« Le bruit se répand que Lord Vargrave, qui est actuellement à Paris, doit épouser dans peu de jours la belle et riche miss Cameron, à laquelle il est depuis longtemps fiancé. »

« Est-ce possible ? s’écria Legard, suivant Maltravers des yeux, pendant qu’il parcourait le paragraphe : n’était-ce pas vous qui étiez l’amoureux, le fiancé heureux et accepté de miss Cameron ? Parlez ; dites-moi, je vous, en conjure, que ce fut pour vous, qui aviez sauvé ma vie et racheté mon honneur, et non pour ce froid intrigant, que je renonçai à toutes mes espérances de bonheur sur la terre, et que j’abandonnai l’espoir d’obtenir un jour le cœur et la main de la seule femme que j’aie jamais aimée ! »

Une ombre de tristesse se répandit sur les traits de Maltravers. Il considéra longtemps la physionomie agitée de Legard, puis il lui dit, après un moment de silence :

« Vous aussi vous l’aimiez donc ! Je ne l’ai jamais su, je ne l’ai jamais deviné ; ou si le soupçon m’en vint une fois ce ne fut que pour un instant, et…

— Oui, interrompit Legard d’un accent passionné, le ciel m’est témoin avec quelle ferveur, quelle tendresse j’aimais, j’aime encore Éveline Cameron ! Mais quand vous me fîtes l’aveu de votre amour, de vos espérances, je sentis tout ce que je vous devais ; je sentis que je ne pouvais pas être votre rival. Je quittai brusquement Paris. Ce que j’ai souffert, je ne vous le dirai pas ; mais j’éprouvais quelque consolation en songeant que j’avais agi comme devait le faire celui qui avait contracté vis-à-vis de vous une dette que rien ne pouvait jamais acquitter. Je voyageai d’un lieu à un autre, panorama monotone et fatigant ; à la fin, je ne sais trop pourquoi, je revins en Angleterre. Je suis arrivé d’aujourd’hui ; et maintenant… mais dites-moi si c’est vrai ?

— Je crois qu’il est vrai qu’Éveline est en ce moment promise à lord Vargrave, dit Maltravers d’une voix sourde. Je crois qu’il est également vrai que ce projet d’union, fondé sur des impostures, ne s’accomplira jamais. C’est dans cet espoir et cette confiance que je suis en ce moment sur la route de Paris.

— Et elle sera votre femme ? dit Legard en détournant la tête : allons ! je puis supporter cette pensée-là ! Puissiez Vous être heureux, monsieur.

— Arrêtez, Legard, dit Maltravers d’une voix fort émue : il faut que nous nous comprenions mieux. Vous avez sacrifié votre passion au sentiment de l’honneur. (Maltravers s’arrêta pensif.) Vous avez agi noblement à mon égard ; je vous remercie, et vous respecte. Mais, Legard, y avait-il quelque chose dans les manières ou dans l’attitude d’Éveline Cameron qui pût vous faire supposer qu’elle ne vous en savait pas mauvais gré. Il est vrai que si nous avions combattu à armes égales, je ne suis pas assez vaniteux pour ne pas reconnaître les avantages, que votre jeunesse et votre personne vous donnaient sur moi, mais je croyais posséder l’affection d’Éveline, avant que nous nous revissions à Paris.

— C’est possible, dit Legard d’un air sombre ; il ne m’appartient pas de dire qu’un cœur aussi pur, aussi généreux que celui d’Éveline, ait voulu tromper ou vous ou moi. Pourtant je m’étais imaginé… j’avais espéré, pendant que vous vous teniez à l’écart, que la faveur avec laquelle elle vous regardait tenait plus de l’admiration que de l’amour ; que vous aviez ébloui son imagination plutôt que séduit son cœur. J’espérais que j’obtiendrais, que j’obtenais déjà son amour ! Mais n’en parlons plus ; je ne reviendrai plus jamais sur ce sujet ; seulement, Maltravers, seulement rendez-moi justice. Vous êtes un homme orgueilleux, et votre orgueil m’a souvent irrité, et blessé, en dépit de ma reconnaissance. Soyez plus indulgent à mon égard que vous ne l’avez été ; croyez que, malgré mes fautes et mes folies, je suis pourtant capable de quelques victoires sur moi-même. Et maintenant je souhaite bien sincèrement que l’amour d’Éveline soit pour vous un bienfait aussi grand qu’il l’eût été pour moi ! »

C’était là véritablement un nouveau triomphe sur l’orgueil de Maltravers ; une nouvelle humiliation. Il avait regardé cet homme avec un froid dédain, parce qu’il n’affectait pas d’être au-dessus du commun des mortels ; et cet homme l’avait devancé dans le sacrifice même qu’il se proposait de faire.

« Legard, dit Maltravers, et une légère rougeur colora son visage, vos reproches sont justes. Je reconnais ma faute, et vous prie de me la pardonner. Dès ce soir, quoi qu’il arrive, j’estimerai toujours comme un honneur d’être admis à votre amitié ; dès ce soir Georges Legard n’aura jamais à me reprocher mon arrogance ou ma sévérité. »

Legard pressa chaleureusement la main que lui tendait Maltravers, mais ne répondit rien. Son cœur débordait, et il n’osait se hasarder à parler.

« Vous croyez alors, reprit Maltravers d’un ton plus pensif, vous croyez qu’Éveline vous eût peut-être aimé, si mes prétentions n’étaient venues contrarier les vôtres ? Et vous croyez aussi (pardonnez-moi, cher Legard) que vous auriez pu acquérir la stabilité de caractère, la fermeté de principes nécessaires au guide, au protecteur d’une femme si jeune, si belle, si inexpérimentée ? si sensible, si environnée de tentations de toute espèce ?

— Oh ! ne me jugez pas d’après ce que j’ai été. Je sens qu’Éveline aurait pu réformer des défauts plus grands que les miens ; que son amour aurait élevé des caractères plus légers, plus frivoles encore. Vous ne savez pas les miracles qu’opère l’amour ! Mais à présent que me reste-t-il à faire ? Qu’importe que mes occupations soient puériles et insignifiantes, pourvu qu’elles puissent distraire mes pensées et me donner l’oubli ? Pardonnez-moi ; je n’ai pas le droit de vous importuner de mes égoïstes récriminations.

— Ne vous désespérez pas, Legard, dit Maltravers avec bonté : peut-être la fortune vous réserve-t-elle des jours meilleurs que vous ne le prévoyez. Je ne puis vous en dire davantage maintenant ; mais voulez-vous rester à Douvres quelques jours de plus ? Dans moins d’une semaine vous aurez de mes nouvelles. Je ne veux pas faire naître des espérances qu’il ne dépendra peut-être pas de moi de réaliser. Mais si je retrouve les choses dans l’état où vous les supposiez il y a peu de temps, assurément il ne me resterait pas grand’chose à faire. Allons, ne me regardez pas d’un air si inquiet, ajouta Maltravers en souriant tristement ; laissons là cette question pour le moment. Vous restez à Douvres ?

— J’y resterai ; mais…

— Point de mais, Legard ; c’est une affaire arrangée. »

  1. 2,500 francs
  2. Voy. Ernest Maltravers, 1re partie, liv. iv, p. 164.
  3. Ibid. p. 182.
  4. La beauté morale d’Alice faisait toujours plus d’impression sur notre banquier que sa beauté physique. Par exemple, son amour pour son enfant le touchait profondément, etc. etc. — En somme, ses sentiments vis-à-vis d’Alice, les projets qu’il nourrissait à son égard, étaient très compliqués dans leur nature, et le lecteur sera peut-être très longtemps avant de comprendre. (Voy. Ernest Maltravers, 1re partie, liv. iv, p. 178.)
  5. Voy. Ernest Maltravers, 1re partie, liv. v, p. 223.
  6. Voy. Ernest Maltravers, 1re partie, liv. v, p. 230 et 231.