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Aline et Valcour/Lettre LV

La bibliothèque libre.
Chez la veuve Girouard (Tome 4p. 143-149).

LETTRE LV.


Aline à Valcour.

Paris, ce 24 Février.


Oh ciel ! qu’ai-je appris ?… On me le cachait,… toi que j’aime, toi que je veux adorer sans cesse,… idole de mon cœur,… tu as couru des dangers, et je n’étais pas auprès de toi… Ton sang coule,… il a coulé pour moi,… à cause de moi,… et ce n’est pas moi qui te soigne ? Je ne puis ni te veiller, ni te secourir ; j’y veux voler, on m’en empêche ; je n’aurai pourtant, ni repos, ni tranquillité, que je ne t’aie vu ; mon honneur,… ma vie, tout ce que j’ai de plus cher, dût-il être compromis, il faut que je te voie ;… il faut que mes yeux m’assurent que l’on ne me trompe point, et que tes jours sont en sûreté. Père barbare,… si je croyais que ce fût vous, l’amour étoufferait la voix de la nature ;… mais où m’emporte mon funeste état ! mes larmes coulent, et elles ne me soulagent point ! mon cœur est dans une telle oppression, que tous mes sens sont anéantis… Quel est le motif de ce funeste accident ?… Je veux le savoir ou mourir. Ah, combien je t’aime, Valcour ! — comme tes maux réveillent ma flamme ; ce fer fatal a pénétré mon cœur… Le sang qu’il en arrache se mêle aux larmes dont j’inonde ce que j’écris !… Comment es-tu ?… quel est ton état ?… je veux en être instruite à toutes les heures,… à toutes les heures on entrera chez toi de ma part,… excepté pendant le temps de ton repos,… de ce repos que je voudrais aller te procurer moi-même, au prix du mien et de ma vie… Et pourquoi n’irai-je pas ? qu’ai-je à craindre ?… qu’ai-je à redouter ?… Je ne suis effrayée que de tes douleurs… Tout m’est égal sans toi ; devoirs, respects, sentimens, décence, froides et vaines considérations, vous n’êtes rien auprès de mon amour… Qu’ils sont heureux ceux qui te soignent ;… que ne donnerais-je pas pour partager leur sort ? que dis-je ?… Ah ! si le bonheur ne m’était point ravi, qui que ce fût que moi seule, ne t’offrirait aucun service, je serai jalouse de tous ceux qu’on voudrait m’empêcher de te rendre… Pourras-tu me lire, pourras-tu comprendre le désordre de ces traits ?… Le feu de cette tête égarée par le désespoir ;… les expressions de ce cœur perdu d’amour, tout ce que j’éprouve enfin, sera-t-il entendu de toi ?… Il y a des instans où mon ame m’abandonne pour aller s’unir à la tienne… des instans où je ne respire plus, où il ne reste de mon existence qu’une triste machine, dont tous les ressorts semblent habiter au fond de ton cœur. Ma mère veut me consoler ;… elle veut sécher mes larmes… Hélas ! quelle main en serait plus capable, si mon inquiétude était susceptible de s’adoucir… À peine l’entends-je, à peine la vois-je… elle qui est le plus tendre objet de ma vie… Ô ma chère ame !… ô doux espoir de mes malheureux jours !… Pourquoi ne sont-ils pas tombés sur moi, ces coups cruels qui ont déchiré mon amant ! Je souffrirais bien moins de mes propres maux que des siens… Être éternel,… venge-le,… venge l’amour outragé,… n’importe aux dépens de qui. Ta délicatesse te déguise les véritables auteurs de ce crime ; la mienne, absorbée par tes malheurs, ne me permet pas les mêmes illusions… Je le vois, ce tyran, je le vois armer les mains des scélérats qui t’outragèrent ; eh ! dirige-les vers moi ces fers cruels,… homme dénaturé,… perce le sein qui l’idolâtre ;… entr’ouvre-le, te dis-je, si tu veux en bannir l’amour dont il est embrasé ;… Cet amour violent qui m’anime, est l’unique principe de ma vie ; il ne cessera jamais qu’avec elle :… et pourquoi ménagerais-tu mon sang quand tu as répandu celui de Valcour ?… Ignores-tu que c’est le même ? Ignores-tu que c’est ma vie qui circule dans ses veines ? et qu’en les entr’ouvrant, c’est ma vie que tu fais exhaler ! achève de l’arracher, tu le peux, mais n’espère pas de nous séparer, elles seront à jamais unies, ces ames, dont tu veux briser les liens : Dieu ne les a créées que pour être ensemble ; il n’a donné pour existence à l’une, qu’une portion de celle de l’autre ; il faut que ces moitiés se réunissent en dépit des monstres qui veulent les séparer ici… On entre,… on arrive de chez toi,… on me dit que tu vas bien, je ne le crois pas ;… on m’abuse,… tout le monde s’entend pour me tromper ;… si tu vas bien, pourquoi ne m’écris-tu point ? Ton état peut avoir changé depuis qu’on t’a quitté,… Repartez, barbare,… repartez,… dites lui qu’il trace un seul mot de sa main pour son Aline ;… qu’il dise qu’il va mieux… et qu’il l’aime…… Mais comme tout est froid à mes larmes, comme tous les cœurs sont insensibles à ce que je souffre ;… il n’y a que ma mère qui m’entende,… il n’y a que son ame à qui la mienne ressemble… Cruelle que je suis ! elle m’embrasse et je la repousse :… je lui demande Valcour,… je lui demande pourquoi elle ne veut pas me conduire à lui… si vous me le refusez, c’est qu’il n’existe plus :… et vous me le cachez :… vous craignez que je ne le suive ;… ah ! n’en doutez pas,… vos efforts seraient superflus ;… il ne serait rien qui pût me retenir… Moi,… vivre sans Valcour ?… exister dans un monde qu’il n’embellirait plus… Ah ! que ferais-je sur la terre après lui ?… Envoie-moi Déterville, je ne m’en rapporterai qu’à lui ;… qu’il vienne,… qu’il retourne, qu’il te porte mes soupirs enflammés ;… qu’il te voie,… qu’il me rassure, ou qu’il me donne la mort.