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Aline et Valcour/Lettre LXXII

La bibliothèque libre.
Chez la veuve Girouard (Tome 4p. 363-366).

LETTRE LXXII.


ET DERNIÈRE.


Valcour à Déterville.

Ce 17 mai 1779.


Je les ai lus ces funestes écrits,… je les ai lus et je respire encore ! Le sentiment de mon amour est si vif, que même en perdant celle qui en est l’objet, il m’est impossible de trancher une vie qu’elle anime et qu’elle enflammera jusqu’au dernier moment…… Je ferai bien plus que mourir, je vivrai Déterville, je me nourrirai des serpens de la vie,… je m’abreuverai du fiel qu’ils exhalent. Le sacrifice est plus affreux que si je m’immolais moi-même ; celui qui, ne pouvant supporter les fléaux qui le pressent, s’y soustrait en se privant du jour, n’est-il donc pas infiniment plus faible que celui qui consent à vivre dans les maux et dans les tourmens ? L’un craint la peine et s’y soumet ; l’autre la brave et s’y résigne… Non, que je désapprouve, en disant cela, l’affreux parti qu’Aline a pris, elle m’arrache tout ce que j’ai de plus cher,… et je ne saurais pourtant la blâmer ;… mais ma position, différente, me permet le choix des moyens, et j’aime mieux ce qui doit entretenir ma douleur, que ce qui me forcerait à la perdre… Une retraite profonde va m’ensevelir à jamais, je me jetterai dans les bras de Dieu,… je m’y jetterai,… et n’adorerai que mon Aline.

Abandonné dès mon enfance n’ayant vécu que pour souffrir,… n’ayant respiré que l’infortune, n’ayant vu luire sur chaque instant de mes malheureux jours que les sinistres feux du flambeau des furies, je devais bien savoir qu’aucune des heures de ma vie ne pouvait s’écouler sans revers,… mais je ne croyais pas à celui-là,… il n’entrait pas dans mon cœur de pouvoir l’admettre une minute ;… quel asyle irai-je chercher ? Où pourrai-je aller pour la fuir ? Quels lieux ne m’offriront pas son image ?… Je la verrai par-tout ;… elle me poursuivra dans la retraite, elle s’offrira sous les traits de ce Dieu, au sein duquel j’aurai cru le bonheur… Ô mon ami ! entr’ouve-moi le tombeau qui l’enferme ;… ce n’est que là qu’il m’est permis de vivre. Laisse-moi l’aller mouiller chaque jour des larmes amères de mon désespoir…… Qui sait si cette ame ardente et sensible, uniquement embrâsée du feu de l’amour, ne se rallumera pas à toute la violence du mien. Ouvre-moi son cercueil, te dis-je, que je la ranime ou que je meure…… Je cesse d’écrire,… ma raison s’égare ; trop violemment aigri,… je deviendrais bientôt ou stupide ou cruel… Adieu… Aime-moi,… oublie-moi, ne cherche jamais sur-tout à savoir où je suis ; si malgré tous mes soins,… ton amitié découvre ma retraite, je verrai ton souvenir bien plutôt comme une preuve de mépris, que comme des marques d’une tendresse que tu ne dois plus à celui qui abjure, de ce moment-ci, pour jamais, tout ce qui peut lui rappeller un monde la main féroce du destin ne le plongeât que pour les larmes.