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Aline et Valcour/Lettre XLIX

La bibliothèque libre.
Chez la veuve Girouard (Tome 4p. 105-115).

LETTRE XLIX.


Sophie à Madame de Blamont.

Du château de Blamont,
ce 29 janvier.


Oh ! madame, pourquoi faut-il que je ne sois destinée qu’à vous raconter des infamies ; pourquoi faut-il que le ciel ne m’ait donné l’existence que pour être toujours victime du malheur… Et puis, comment oser parler quand celui qui me fait souffrir vous appartient d’aussi près ? Vous avez bien voulu lire ma première lettre, une réponse de vous, que je conserve au fond de mon cœur, m’apprend que vous avez daigné pleurer sur mes maux ; j’ose vous les confier encore, j’ose encore implorer votre protection, je suis menacée de plus grandes infortunes que celles que je viens de soutenir ; oh ! madame, daignez m’y soustraire. Je ne vous demande plus les mêmes bontés, je sais qu’elles vous sont impossibles ; mais tâchez seulement, je vous conjure, de me faire arracher de ces lieux, j’irai vivre ignorée dans quelque coin de la terre, où l’on n’entendra jamais parler de moi, mes malheureuses mains fourniront à ma subsistance ; je n’implore d’autres secours que la liberté de pouvoir travailler, on aura pitié de ma misère, on protégera ma jeunesse : tous les cœurs ne sont pas endurcis ; je ne demande que le fruit de mon travail, je le mériterai par ma conduite et mon activité ; mais passons aux détails madame, puisque vous me permettez de vous les faire[1].

Monsieur le président arriva ici en poste le 25 au soir ; il était environ huit heures quand il entra dans la maison, on lui avait préparé du feu et à souper dans ses appartemens d’en haut, il y monta tout de suite ; et dès qu’il eut fait, il m’envoya dire de venir lui parler… La feuille agitée par l’orage était moins tremblante que moi. Son laquais, en sortant, ferma soigneusement toutes les portes, il ne restait plus de communication de libre que celle de ma chambre à la sienne ; à peine osais-je avancer… Il était sur une bergère, au fond de l’appartement, en face de la porte par laquelle j’entrais.

Approchez, me dit-il, je conçois vos craintes. Vous devez frémir de me voir après la sottise que vous avez faite… Vous êtes bien convaincue, j’espère, que je ne viens ici que pour vous la faire pleurer ; mais avant tout écoutez-moi, et que la vérité guide vos réponses.

Quels motifs ont pu vous déterminer à aller chercher la maison de ma femme pour azyle ? — Le hazard, monsieur, soyez-en bien sûr, est la seule cause de cet événement ; je fuyais vers Bercueil ; chassée par votre ami, j’allais implorer le secours de la femme qui m’avait élevée ; madame de Blamont m’a trouvée dans le bois, et m’a conduite dans son château, sans que je susse que j’étais chez quelqu’un qui vous tint par de tels nœuds. — Mais vous lui avez raconté tout ce qui se passait chez mon ami et chez moi ? — Ignorant à qui je parlais. — Vous ne le deviez dans aucun cas. — Après la manière cruelle dont on m’avait chassée, je m’étais cru permis de me plaindre. — Vous méritiez le traitement que vous avez reçu. — Non, monsieur. — Vous êtes une impudente et vous avez trahi mon ami. — Par quel serment faut-il vous protester le contraire ? — Vous ne m’en imposerez pas, vous êtes une catin,… vous êtes pis, vous nous avez volé en partant. — Moi, monsieur !… Juste ciel ! Et me jetant à ses pieds, oh monsieur ! je suis une malheureuse ; mais l’indigence n’exclue ni la franchise ni l’honnêteté… Croyez au serment que je vous fait de mon innocence sur tous les points dont vous m’accusez. — Ce n’est pas dans ce moment-ci… Non, ce n’est pas à l’instant où je viens vous punir sévèrement de vos fautes, que vous me ferez croire qu’elles n’existent pas. — Et alors il s’est levé et s’est promené quelque temps dans la chambre. — Je me suis levée aussi, et je me tenais en silence, n’osant lever les yeux sur mon juge et frémissant de ses arrêts… Alors, il s’est approché de moi, et m’obligeant à lever la tête, qu’il soulevait et contenait d’une de ses mains. — Ils vous ont tourné la cervelle ; ils vous ont dit que vous étiez jolie, il est impossible de l’être moins ; ils vous ont dit que vous ressembliez à Aline, il serait bien fâcheux pour elle qu’elle fut aussi laide que vous… Quelques traits si l’on veut… Ce qui fait, qu’en badinant, je vous appelais ma fille ; mais j’espère que vous êtes bien persuadée que vous ne m’appartenez point. — Oh ! oui, monsieur, je connais maintenant ma naissance. — Vous la connaissez ? — Oui, monsieur. — Qu’elle est-elle ?… Et ici madame, je n’ai pas cru faire une imprudence en avouant que je savais que je n’étais que la fille de Claudine Dupuis, du pré-Saint-Gervais. — Et qui a éclairci ce point, a-t-il demandé alors avec le plus grand étonnement ? — Hélas ! monsieur, je l’ignore, mais on l’a dit dans le château. — On vous en a imposé, personne ne sait mieux que moi qui vous êtes, vous fûtes nourrie quelque temps par cette femme, mais vous ne lui appartenez pas. Puis prenant ma gorge de l’une de ses mains, et fixant ma tête de l’autre pour m’examiner de près, il vous suffit de savoir que vous n’êtes pas ma fille… Et que, quand vous la seriez, je n’en aurais que plus de droit à vous punir rigoureusement, et à vous réduire dans la soumission où je veux que vous soyez vis-à-vis de moi… Déshabillez-vous… Il y travaillait déjà lui-même… Mais quand il a vu que je me reculais en baissant la tête et en ayant l’air de l’implorer, il s’est jeté comme un furieux sur moi, et m’ayant brutalement arraché tout ce qui me couvrait, il m’a fait éprouver le même traitement que j’avais essuyé de son ami lorsque je fus chassée de leur maison[2]. Ni larmes, ni prières n’ont été capables de l’attendrir ; on eut dit qu’il s’enflammait au contraire en raison de mes efforts a le désarmer ; et faisant succéder à ces cruels préliminaires des actions plus indécentes encore, il m’a soumis la moitié de la nuit, à tout ce qu’a pû lui suggérer l’égarement de sa tête et la perversité de son cœur.

Le lendemain, il m’a fait revenir à l’heure de son lever. — Tout ce que j’ai fait hier, m’a-t-il dit, n’est que le très-léger échantillon de ce que mon ami vous prépare ; c’est lui que vous avez trahi, c’est donc à lui à se venger ; je vous l’amènerai incessamment, apprêtez-vous à le recevoir, et tachez sur-tout de l’attendrir, comme vous l’essayâtes hier avec moi, par le moyen de ces deux grands yeux bleus, inondés d’un ruisseau de larmes, dont l’effet, comme vous voyez, n’a pourtant pas été très-sûr… Nous avons le malheur, nous autres gens de loi, d’être un peu blazés sur tous ces beaux secrets de femmes… Ne dirait-on pas que je vous ai pulvérisé… Voyons… Ses regards se sont rassasiés des vestiges de son intempérance, il les a contemplé long-temps avec une curiosité féroce… il les a renouvellées…

 

Ensuite il a appelé l’homme qui me garde ici, il lui a recommandé de me veiller avec plus de soin que jamais, et de m’ôter, surtout, les moyens de m’entretenir ou verbalement ou par lettres, avec qui que ce pût être. Il a ajouté qu’il reviendrait bientôt avec son ami, et il est remonté dans sa chaise.

Si j’ai fait quelqu’imprudence, daignez me le dire, madame, afin que je la répare de tout mon pouvoir ; mais ne m’abandonnez pas je vous conjure, je n’ai que le Ciel et vous pour appui, qu’il me soit permis de les implorer tous deux… qu’il me soit permis d’attendre de tous deux un peu de repos après tant de malheurs ! J’ose me jetter aux pieds de mademoiselle Aline, et lui présenter mon respect… Heureux instans où je pus l’appeler ma sœur, douce illusion, comme vous vous êtes évanouie… il y a donc des êtres dans le monde qui ne sont nés que pour l’infortune et la douleur !… Que deviendraient-ils si l’espoir consolant d’un Dieu juste ne venait adoucir leur tourment ! Mais hélas ! ma jeunesse m’effraye, ce qui ferait le charme d’une autre, fait le malheur de la triste Sophie. Combien d’années je puis encore souffrir sur la terre, heureux ceux qui sont près du cercueil… qui, après avoir langui sous les fers de la vie, voyent enfin le ciseau de la parque prêt à terminer tous leurs maux ! Avec quelle tranquillité n’aperçoivent-ils pas l’instant qui va les réunir à l’être qui les a créé ! Contens d’aller le glorifier en paix,… heureux de renaître au sein de sa puissance, comme ils doivent se dépouiller avec joie des lambeaux de leur humanité ! Et pourquoi fallait-il que je visse le jour ! À quoi servai-je au monde ? Inconnue, méprisée, à charge à l’univers,… était-ce bien la peine de naître ? Sont-ce des épreuves, ô mon Dieu ! je vous les offre, et ne vous demande pour prix de ma soumission, que de détruire bientôt la malheureuse existence d’une créature qui n’aspire qu’à revoler vers vous pour vous servir et vous adorer.

Pardon, madame, devrais-je vous fatiguer de mes plaintes, hélas ! ce sont peut-être les dernières qu’il me sera permis de vous adresser… Qui sait ce qu’on me prépare ! qui sait ce que je vais devenir ! Dieu puissant ! faites que ce ne soit pas sur une croix de douleur que la malheureuse Sophie parvienne aux pieds de votre trône[3].

servai je: servais-je

  1. Nous prévenons nos lecteurs que la décence nous a contraints à élaguer beaucoup ces détails ; peut-être reste-il encore des choses fortes, il est impossible d’affaiblir par trop la teinte des caractères.
    (Note de l’éditeur.)
  2. Voyez tome I, page 112 et 113.
  3. Les deux lettres qu’on vient de lire étaient incluses dans la suivante.