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Aline et Valcour/Lettre XVI

La bibliothèque libre.
Chez la veuve Girouard (Tome 1p. 89-117).

LETTRE SEIZIÈME.


Le même au même.

Vertfeuille, ce 28 Août.


Le courrier ne partant point hier, je n’ai pu reprendre le fil de notre aventure qu’aujourd’hui… ô mon ami, que d’idées tout ceci va faire naître en toi, et quels soupçons singuliers se forment ici dans toutes les têtes ! Serait-il possible que le hasard eût voulu placer dans nos mains, le premier anneau d’une chaîne, dont l’extrémité peut tenir au but d’éclaircissement que nous nous proposons avec tant d’ardeur ! Mais comme rien ne peut s’affirmer encore, contentons-nous, moi de raconter, toi de soupçonner, de conjecturer et d’approfondir, même si tu veux.

La sage-femme introduite hier matin dans la chambre de la jeune personne, nous apprit peu après que la nuit avait été agitée, qu’il y avait eu un peu de fièvre, mais que ces accidens n’ayant rien d’étranger à l’état, nous pouvions entrer si nous le désirions et apprendre tout ce qui la concernait ; elle consentait à nous instruire. Il n’y eut d’admis que madame de Senneval, madame de Blamont et moi, on ne crut pas décent d’y mener Aline. Heureux caractère qui modèle toujours ses désirs sur ses devoirs ! cette privation ne lui coûta rien, sa curiosité ne l’emporta pas sur sa pudeur… Eugénie lui tint compagnie. Nous entrâmes après quelques civilités de part et d’autres : tels furent, mon cher Valcour, les termes dans lesquels s’exprima notre aventurière.

Histoire de Sophie.


On me nomme. Sophie, madame, dit-elle, en s’adressant à madame de Blamont, mais je serais bien en peine de vous rendre compte de ma naissance, je ne connais que mon père, et j’ygnore les particularités qui ont pu me donner le jour. Je fus élevée dans le village de Berseuil, par la femme d’un vigneron qui se somme Isabeau, j’allais la joindre quand vous m’avez trouvée ; elle m’a servi de nourrice, et m’a prévenue, dès que je pus entendre raison, qu’elle n’était point ma mère, et que je n’étais chez elle qu’en pension. Jusqu’à l’âge de treize ans, je n’ai eu d’autre visite que celle d’un monsieur qui venait de Paris, le même, à ce que dit Isabeau, qui m’avait apporté chez elle, et qu’elle m’assura secrétement être mon père. Rien de plus simple et de plus monotone que l’histoire de mes premiers ans, jusqu’à l’epoque fatale où l’on m’arracha de l’asyle de l’innocence, pour me précipiter malgré moi, dans l’abyme de la débauche et du vice.

J’allais atteindre ma treizième année, lorsque l’homme dont je vous parle vint me trouver pour la dernière avec un de ses amis du même âge que lui, c’est-à-dire d’environ cinquante ans. Il firent retirer Isabeau et m’examinèrent tous deux avec la grande attention ; l’ami de celui que je devais prendre pour mon père fit beaucoup d’éloges de moi… j’étais selon lui charmante, faite à peindre… hélas ! c’était la première fois que je l’entendais dire, je n’imaginais pas que ces dons de la nature dussent devenir l’origine de ma perte… qu’ils dussent être la cause de tous mes malheurs ! L’examen des deux amis était entremêlé de légères caresses ; quelquefois même on s’en permettait où la décence n’était rien moins que respectée… ensuite tous deux se parlaient bas… je les vis même rire… eh quoi ! la gaîté peut donc naître où se médite le crime ! l’ame peut donc s’épanouir au millieu des complots formés contre l’innocence. Tristes effets de la corruption ! que j’étais loin d’en augurer les suites ! Elles devaient être bien amères pour moi. On fit revenir Isabeau… Nous allons vous enlever votre jeune élève, dit M. Delcour, (c’est le nom de celui qu’on m’avait dit de regarder en père) elle plait à M. de Mirville, dit-il, et montrant son ami, il va la conduire à sa femme qui en prendra soin comme de sa fille… Isabeau se mit à pleurer, et me jettant dans ses bras, aussi chagrine qu’elle, nous mêlâmes nos regrets et nos pleurs… Ah monsieur ! dit Isabeau en s’adressant à M. de Mirville, c’est l’innocence et la candeur même, je ne lui connais nul défaut… je vous la recommande, monsieur, je serais au désespoir s’il lui arrivait quelque malheur… Des malheurs ? intérompit Mirville, je ne vous la prends que pour faire sa fortune. Isabeau. — Que le ciel au moins la préserve de la faire au dépends de son honneur. Mirville. — Que de sagesse dans la bonne nourrice ! On a bien raison de dire que la vertu n’est plus qu’au village. Isabeau. à M. Delcour. — Mais vous m’aviez dit ce me semble, monsieur, à votre dernière visite que vous la laisseriez au moins jusqu’à ce qu’elle eût rempli ses premiers devoirs de religion. M. Delcour. — De religion ? Isabeau. — Oui monsieur. M. Delcour. — Eh bien ! est-ce que cela n’est pas fait ? Isabeau. — Non monsieur, elle n’est pas encore assez instruite ; monsieur le curé l’a remise à l’année prochaine. M. Mirville — Oh parbleu ! nous n’attendrons pourtant pas jusques-là, je l’ai promise pour demain, à ma femme… et je veux… eh mais ! ne s’acquitte-t-on pas de ces misères-là par-tout ? M. Delcour. — Par tout, et aussi-bien chez vous qu’ici. Ne croyez-vous donc pas, Isabeau, qu’il puisse être dans la capitale d’aussi bons directeurs de jeunes filles que dans votre village de Berseuil ?… Puis se tournant vers moi — Sophie, voudriez-vous mettre des entraves à votre fortune, quand il s’agit de la conclure… le plus petit retard. Hélas ! monsieur, interrompis-je naïvement, dès que vous me parlez de fortune, j’aimerais mieux que vous fissiez celle d’Isabeau, et que vous me permissiez de ne la jamais quitter ; et je me rejetais dans les bras de cette tendre mère… et je l’inondais de mes pleurs… Va, mon enfant, va, dit celle-ci, et me pressant sur son sein, je te remercie de ta bonne volonté, mais tu ne m’appartiens pas… obéis à ceux de qui tu dépens, et que ton innocence ne t’abandonne jamais. Si tu tombes dans la disgrace, Sophie, souviens-toi de ta bonne mère Isabeau, tu trouveras toujours un morceau de pain chez elle ; s’il te coûte quelque peine à gagner, au moins tu le mangeras pur… il ne sera pas le prix de la honte… il ne sera pas arrosé des larmes du regret et du désespoir… Bonne femme, en voilà assez ce me semble, dit Delcour, en m’arrachant des bras de ma nourrice, cette scène de pleurs toute pathétique qu’elle puisse être, met du retard à nos désirs… partons… On m’enlève, on se précipite dans une berline qui fend l’air et nous rend à Paris le même soir.

Si j’avais eu un peu plus d’expérience, ce que je voyais, ce que j’entendais, ce que j’éprouvais, auraient dû me convaincre avant que d’arriver, que les devoirs que l’on me destinait étaient bien différens de ceux que je remplissais à Berseuil, qu’il entrait bien d’autres projets que ceux de servir une dame, dans la destination qui m’attendait, et qu’en un mot cette innocence que me recommandait si fort ma bonne nourrice était bien près d’être outragée. M. de Mirville, à côté duquel j’étais dans la voiture, me mit bientôt au point de ne pouvoir douter de ses horribles intentions, l’obscurité favorisait ses entreprises, ma simplicité les encourageait, M. Delcour s’en divertissait et l’indécence était à son comble… mes larmes coulèrent alors avec profusion… Peste soit de l’enfant, dit Mirville… cela allait le mieux du monde… et je croyais qu’avant que nous fussions arrivés… mais je n’aime pas à entendre brailler… Eh ! bon, bon, répondit Delcour, jamais guerrier s’effraya-t-il du bruit de sa victoire ?… Quand nous fûmes l’autre jour chercher ta fille, auprès de Chartres, me vis-tu m’alarmer comme toi ? Il y eut pourtant comme ici une scène de larmes… et cependant, avant que d’être à Paris, j’eus l’honneur d’être ton gendre… Oh ! mais vous gens de robe, dit M. de Mirville, les plaintes vous excitent, vous ressemblez aux chiens de chasse, vous ne faites jamais si bien la curée que quand vous avez forcé la bête. Jamais je ne vis d’ames si dures que celles de ces suppôts de Bertole. Aussi n’est-ce pas pour rien qu’on vous accuse d’avaler le gibier tout cru pour avoir le plaisir de le sentir palpiter sous vos dents… Il est vrai, dit Delcour, que les financiers sont soupçonnés d’un cœur bien plus sensible… Par ma foi, dit Mirville, nous ne faisons mourir personne, si nous savons plumer la poule, au moins ne l’égorgeons-nous pas. Notre réputation est mieux établie que la vôtre, et il n’y a personne qui au fond, ne nous appelle de bonnes gens… De pareilles platitudes, et d’autres propos que je ne compris point, parce que je ne les avais jamais entendus, mais qui me parurent encore plus affreux, et par les expressions qui les entrelassaient et par l’indignité des actions dont Mirville les entrecoupait ; de telles horreurs dis-je, nous conduisirent à Paris, et nous arrivâmes.

La maison où nous descendîmes n’était pas tout-à-fait dans Paris, j’en ignorais la position, plus instruite maintenant, je puis vous dire qu’elle était située près de la barrière des Gobelins. Il était environ dix heures du soir quand on arrêta dans la cour ; nous descendîmes. — La voiture fut renvoyée et nous entrâmes dans une salle où le souper paraissait prêt à être servi ; une vieille femme, et une jeune fille de mon âge, étaient les seules personnes qui nous attendissent ; et ce fut avec elles que nous nous mîmes à table ; il me fut facile de voir pendant, le souper que cette jeune fille nommée Rose, était à monsieur Delcour, ce qu’il me parut que monsieur de Mirville désirait que je lui fusse. Quand à la vieille, elle était destinée à être notre gouvernante, son emploi me fut expliqué tout de suite, et on m’apprit en même tems que cette maison était celle où je devais loger avec ma jeune compagne, qui n’était autre que cette fille de monsieur de Mirville, que monsieur Delcour et lui disaient avoir été dernièrement chercher près de Chartres. Ce qui prouve, madame, que ces deux messieurs s’étaient réciproquement donné leurs deux filles pour maîtresses, sans que l’une de ces deux malheureuses créatures, connût mieux que l’autre la seconde partie des liens qui les attachaient à ces deux pères.

Vous me permettrez de taire, madame, les indécens détails, et de ce souper, et de l’affreuse nuit qui le suivit ; un autre sallon plus petit et plus artistement meublé, fût destiné à ces honteuses circonstances ; Rose et monsieur Delcour y passèrent avec nous ; celle-ci déjà au fait, n’opposa nuls refus, son exemple me fut proposé pour adoucir la rigueur des miens, et pour m’en faire sentir l’inutilite, on me fit craindre la force, si je m’avisais de les continuer… que vous dirai-je, madame, je frémis… je pleurai… rien n’arrêta ces monstres et mon innocence fut flétrie.

Vers les trois heures du matin les deux amis se séparèrent, chacun passa dans son appartement pour y finir le reste de la nuit, et nous suivîmes ceux qui nous étoient destinés.

Là, monsieur de Mirville acheva de me dévoiler mon sort ; « vous ne devez plus douter, me dit-il durement que je vous ai prise pour vous entretenir ; votre état vient d’être éclairci de manière à ne plus vous laisser de soupçon. — Ne vous attendez pourtant pas à une fortune bien brillante ni à une vie très-dissipée ; le rang que monsieur et moi tenons dans le monde, nous oblige à des précautions, qui rendent votre solitude un devoir. La vieille femme que vous avez vue près de Rose, et qui doit également prendre soin de vous, nous répond de votre conduite à l’un et à l’autre une incartade… une évasion, serait sévèrement punie, je vous en préviens ; du reste soyez avec moi, soumise, honnête, prévenante et douce, et si la différence de nos âges s’oppose à un sentiment de votre part dont je suis médiocrement envieux, que, pour prix du bien que je vous ferai, je trouve du moins en vous toute l’obéissance sur laquelle je devrais compter, si vous étiez ma femme légitime. Vous serez nourrie, vêtue, etc. et vous aurez cent francs par mois pour vos fantaisies ; cela est médiocre, je le sais ; mais à quoi vous servirait le surplus dans la retraite où je suis obligé de vous tenir, d’ailleurs j’ai d’autres arrangemens qui me ruinent. Vous n’êtes pas ma seule pensionnaire… c’est ce qui fait que je ne pourrai vous voir que trois fois la semaine, vous serez tranquille le reste du tems ; vous vous distrairez ici avec Rose et la vieille Dubois, l’une et l’autre dans leur genre ont des qualités qui vous aideront à mener une vie douce, et sans vous en douter, ma mie, vous finirez par vous trouver heureuse ».

Cette belle harangue débitée, monsieur de Mirville se coucha, et m’ordonna de prendre ma place auprès de lui. — Je tire le rideau sur le reste, madame, en voilà assez pour vous faire voir quel était l’affreux sort qui m’était destiné ; j’étais d’autant plus malheureuse qu’il me devenait impossible de m’y soustraire, puisque le seul être qui eût de l’autorité sur moi… mon père même me contraignait à m’y résoudre et me donnait l’exemple du désordre.

Les deux amis partirent à midi, je fis plus ample connaissance avec ma gardienne et ma compagne ; les circonstances de la vie de Rose ne différaient en rien de celles de la mienne, elle avait six mois plus que moi. Elle avait comme moi passé sa vie dans un village, élevée par sa nourrice, et n’était à Paris que depuis trois jours, mais la distance énorme du caractère de cette fille au mien, s’est toujours opposé à ce que je fisse aucune liaison avec elle ; étourdie, sans cœur, sans délicatesse, n’ayant aucune sorte de principes. La candeur et la modestie que j’avais reçues de la nature, s’arrangeaient mal avec tant d’indécence et de vivacité, j’étais obligée de vivre avec elle, les liens de l’infortune nous unirent ; mais jamais ceux de l’amitié.

Pour la Dubois, elle avait les vices de son état et de son âge ; impérieuse, tracassière, méchante, aimant beaucoup plus ma compagne que moi ; il n’y avait rien là, comme vous voyez, qui dût m’attacher fort à elle, et le temps que j’ai été dans cette maison, je l’ai presqu’entièrement passé dans ma chambre, livrée à la lecture que j’aime beaucoup, et dont j’ai pu faire aisément mon occupation, moyennant l’ordre que M. de Mirville avait donné de ne me jamais laisser manquer de livres.

Rien de plus réglé que notre vie ; nous nous promenions à volonté dans un fort beau jardin, mais nous ne sortions jamais de son enceinte ; trois fois de la semaine, les deux amis qui ne paraissaient jamais qu’alors, se réunissaient, soupaient avec nous, se livraient à leurs plaisirs, l’un devant l’autre, deux ou trois heures de l’après-souper, et allaient de-là finir le reste de la nuit chacun avec la sienne, dans son appartement, qui devenait le nôtre le reste du temps….. Quelle indécence ! interrompit madame de Blamont… Eh quoi les pères aux yeux de leurs filles ! Ma chère amie, dit madame de Senneval, n’approfondissons pas ce gouffre d’horreur, cette infortunée nous apprendrait peut-être des atrocités d’un bien autre genre. — Que savez-vous s’il n’est pas essentiel que nous les sachions, dit madame de Blamont… Mademoiselle, continua en rougissant ; cette femme vraiment honnête et respectable, je ne sais comment vous exposer ma question… mais n’est-il jamais arrivé pis ? Et comme elle vit que Sophie ne la comprenait point ; elle me chargea de lui expliquer bas, ce qu’elle voulait dire.

Une sorte de jalousie, dominant l’un et l’autre ami, est peut-être le seul frein qui les ait contenu sur ce que vous voulez dire, madame, reprit Sophie, au moins ne dois-je supposer que ce sentiment pour cause d’une retenue… Qui dans de telles âmes n’eut sûrement jamais la vertu pour principes. Il est mal de juger ainsi son prochain sans preuves, je le sais, mais tant d’autres écarts… tant d’autres turpitudes ont si bien su me convaincre de la dépravation de mœurs de ces deux amis, que je ne dois assurément attribuer leur sagesse dans ce que vous voulez dire, qu’à un sentiment plus impérieux que leur débauche ; or, je n’en ai point vu qui l’emportât sur leur jalousie. — Elle est difficile à entendre avec cette communauté de plaisirs dont vous nous parlez, dit madame de Senneval. Et sur-tout avec ces autres pensionnaires dont monsieur de Mirville convenait, ajouta madame de Blamont. — Je l’avoue, mesdames, reprit Sophie, peut-être est-ce ici un de ces cas où le choc violent de deux passions, ne laisse triompher que la plus vive, mais ce qu’il y a de bien sûr, c’est que le désir de conserver chacun leur bien, désir né de leur jalousie trop reconnue pour en douter, l’emporta toujours dans leur cœur, et les empêcha d’exécuter… des horreurs… dont ma compagne, je le sais, n’eut fait que rire, et qui m’eussent paru plus affreuses que la mort même. — Poursuivez, dit madame de Blamont, et ne trouvez pas mauvais que l’intérêt que vous m’avez inspiré, m’ait fait frémir pour vous.

Jusqu’à l’événement qui m’a valu votre protection, madame, continue Sophie, en s’adressant toujours à madame de Blamont ; il me reste fort peu de choses à vous apprendre. Depuis que j’étais dans cette maison, mes appointemens m’étaient payés avec la plus grande exactitude, et n’ayant aucun motif de dépense, je les économisais dans la vue de trouver peut-être un jour l’occasion de les faire tenir à ma bonne Isabeau, dont le souvenir m’occupait sans cesse. J’osai communiquer cette intention à monsieur de Mirville, ne doutant point qu’il ne me procurât lui-même la manière d’exécuter l’action que je méditais… Innocente ! Où allais-je supposer la compassion ? Habita-t-elle jamais dans le sein du vice et du libertinage ! — Il vous faut oublier tous ces sentimens villageois, me répondit brutalement monsieur de Mirville, cette femme a été beaucoup trop payée des petits soins qu’elle a eus de vous ; vous ne lui devez plus rien. — Et ma reconnaissance, monsieur, ce sentiment si doux à nourrir dans soi, si délicieux à faire éclater. — Bon, bon, chimère que toutes ces reconnaissances là. Je n’ai jamais vu qu’on en retirât quelque chose, et je n’aime à nourrir que les sentimens qui rapportent. Ne parlons plus de cela, ou, puisque vous avez trop d’argent, je cesserai de vous en donner davantage. — Rejettée de l’un, je voulus recourir à l’autre, et je parlai de mon projet à monsieur Delcour. Il le désaprouve plus durement encore, il me dit qu’à la place de monsieur de Mirville, il ne me donnerait pas un sol, puisque je ne songeais qu’à jetter mon argent par la fenêtre ; il me fallut renoncer à cette bonne œuvre, faute de moyens pour l’accomplir.

Mais avant que d’en venir à ce qui donna lieu à la malheureuse catastrophe de mon histoire, il faut que vous sachiez, madame, que les deux pères s’étaient plus d’une fois, devant nous, cédé leur autorité sur leurs filles, en se priant réciproquement de ne les point ménager quand elles se donneraient des torts, et cela pour nous mieux inspirer la retenue, la soumission et la crainte dont ils voulaient nous composer des chaînes ; or, je vous laisse à penser si tous deux abusaient de cette autorité respective ; monsieur de Mirville extraordinairement brutal, me traitait sur-tout avec une dureté, inouïe, au plus léger caprice de son imagination ; et quoiqu’il agit devant monsieur Delcour, celui-ci ne prenait pas plus ma défense, que Mirville ne prenait celle de sa fille, quand Delcour la maltraitait de même, ce qui arrivait tout aussi souvent. Cependant madame, il faut vous l’avouer ; entièrement coupable, entièrement complice du malheureux commerce où j’étais entraînée, la nature trahit et mon devoir, et mes sentimens, et pour me punir davantage ; elle voulut faire éclore dans mon sein, un gage de mon déshonneur. Ce fut à-peu-près vers ce temps que ma compagne impatientée de la vie qu’elle menait, m’avoua qu’elle méditait une évasion. Je ne veux pas l’entreprendre seule, me dit-elle un jour, j’ai trouvé des moyens d’intéresser le fils du jardinier… Il est mon amant… il m’offre de me rendre libre ; tu es la maîtresse de partager notre sort… peut-être vaudrait-il mieux pour toi d’attendre après tes couches… je n’en agirai pas moins pour ta délivrance, je te ménagerai un ami, il viendra te retirer d’ici, et nous nous réunirons si tu le veux. Ce dernier plan de liaison ne me convenait guères, et si je désirais ma liberté, c’était pour mener un genre de vie bien différent de celui qu’allait embrasser ma compagne. J’acceptai néanmoins ses offres, je convins avec elle qu’il valait mieux que je n’exécutasse cette fuite qu’après mes couches, je la priai de ne pas m’oublier et de disposer tout pour ce moment.

Cependant, quelque pressée qu’elle fût elle-même, les préparatifs de son projet exigeaient des retards et tout ne put être arrangé qu’environ deux mois avant la fin de mon terme. L’instant était venu, elle allait s’évader, lorsqu’un jour, la veille de celui qu’elle avait choisi pour son départ, et la veille également de celui où j’ai eu le bonheur de vous rencontrer, pendant qu’elle montait dans sa chambre pour aller chercher quelque argent destiné au jardinier qui devait lui faire trouver un appartement tout prêt ; elle me pria de rester avec ce jeune homme qui pressé de sortir, paraissait ne vouloir point s’arrêter, et de l’engager d’attendre une minute…… Fatale époque de mon infortune ! ou plutôt de mon bonheur, puisque cette même circonstance fut celle qui m’enleva de ce gouffre ; mon sort voulut qu’il arriva pour lors ce qui n’était jamais arrivé depuis trois ans ; M. de Mirville entra seul et se trouva sur moi avant que j’eusse le temps de repousser le jeune homme pour le soustraire à ses regards, il s’évada cependant fort vîte, mais ce ne fut pas sans être vu. Rien ne peut rendre l’accès de colère dans lequel Mirville tomba sur-le-champ ; sa canne fut la première arme dont il se servit, et sans égard pour ma situation, sans approfondir si j’étais coupable ou non, il m’accable d’outrages, me traîne au travers de la chambre par les cheveux, me menace de fouler à ses pieds le fruit que je porte dans mon sein, et qu’il ne voit plus que comme un témoignage de sa honte. J’allais enfin expirer sous les coups dont je suis encore toute meurtrie, si la Dubois n’était accourue et ne m’eut arrachée de ses mains. Alors sa rage devint plus froide… Je ne l’en punirai pas moins cruellement, dit-il,… qu’on ferme les portes… que personne n’entre, et que cette prostituée monte à l’instant dans sa chambre… Rose qui avait tout entendu, fort contente d’échapper, par cette méprise, à ce qu’elle méritait seule, se gardait bien de dire un mot, et la foudre n’éclata que sur moi…

Je fus bientôt suivi de mon tyran, ses yeux étincellaient de mille sentimens divers, parmi lesquels je crus en démêler de plus terribles que ceux de la colère, et dont les impressions, en disloquant les muscles de son odieuse phisionomie, me le firent paraître encore plus affreux… Oh ! madame, comment vous rendre les nouvelles infamies dont je devins victime ! elles outragent ensemble et la nature et la pudeur, je ne pourrai jamais vous les peindre…… Il m’ordonne de quitter mes vêtements…… je me jette à ses pieds, je lui jure vingt fois mon innocence, j’essaie de l’attendrir par ce funeste fruit de son indigne amour ; l’infortuné, agitant mon sein de ses palpitations, il semblait déjà se courber sur les genoux de son pere… on eut dit qu’il implorait ma grâce… Mon état ne toucha point Mirville, il y trouvait, prétendait-il, une conviction de plus à l’infidélité qu’il soupçonnait ; tout ce que j’alléguais n’était, qu’imposture, il était sûr de son

fait, il avait vu, rien ne pouvait lui en imposer…… je me mis donc dans l’état


L’infortuné… il semblait déjà se courber sur les genoux de son père… on eut dit qu’il implorait sa grace.

qu’il désirait, dès que j’y fus, des liens barbares lui répondirent de ma contenance…

Je fus traitée avec cette sorte d’ignominie scandaleuse, que le pédantisme se permet sur l’enfance…… Mais avec une cruauté,… avec une rigueur,… enfin, je pâlis… Je chancelai sous mes liens,… mes yeux se fermèrent, j’ignore les suites de sa barbarie… Je ne retrouvai l’usage de mes sens que dans les bras de la Dubois… Mon bourreau arpentait la chambre à grands pas, il diligentait les soins qu’on me donnait… non par pitié… le monstre… mais pour être plus vite débarrassé de moi… Allons, s’écria-t-il, est-elle prête, et me voyant encore aussi nue qu’il m’avait mise, rhabillez-la, rhabillez-la donc madame, et qu’elle disparaisse… Il me demande mes clefs, reprend tout ce que je tiens de lui, et me donnant deux écus ; — tenez, me dit-il, voilà plus qu’il n’en faut pour vous conduire chez une de ces femmes publiques dont la ville est remplie, et qui recevra, sans doute, avec empressement, une créature capable de la conduite que vous avez tenue chez moi…… Oh ! monsieur, répondis-je en larmes, ne pouvant tenir à ce dernier avilissement, je n’ai jamais fait qu’une faute, et c’est vous seul qui me l’avez fait commettre. Jugez mon repentir par mes malheurs, et ne m’outragez pas dans l’infortune. À ces mots qui devaient l’attendrir, si l’ame des tyrans s’ouvrait à la pitié, si le crime qui la corrompt, ne la fermait pas toujours aux cris de l’innocence ; il me saisit par le bras, m’entraîne à l’extrémité de la maison, et me jette dans une rue détournée qui aboutissait à l’une des portes du jardin…… Que votre ame sensible conçoive ma situation, madame, seule à l’entrée de la nuit, près d’une ville absolument inconnue de moi, dans l’état où je me trouvais, ayant à peine de quoi me conduire, déchirée, blessée de toutes parts, n’ayant pas même la ressource des larmes, hélas ! je n’en pouvais répandre.

Ne sachant où porter m’es pas, je me jettai sur le seuil de cette porte qu’on venait de refermer sur moi… Je m’y précipitai sur les traces mêmes de mon sang, résolue d’y passer la nuit. — Le barbare, me disais-je, il ne m’enviera pas l’air que j’ai le malheur de respirer encore… Il ne m’ôtera pas l’abri des bêtes, et le ciel qui prendra pitié de mes maux, m’y fera peut-être mourir en paix. Un moment, je me crus perdue, j’entendis passer près de moi,… était-ce Lui qui me faisait chercher ? Voulait-il achever son crime, voulait-il m’enlever un reste de vie que je détestais ? ou le remords enfin, dans son ame de boue, y rappellait-il un instant la pitié, quoiqu’il en fût, on me dépassa fort vite ; le jour vint, je me levai, et me déterminai sur-le-champ à aller regagner l’habitation de ma chère Isabeau, bien sûre qu’elle ne me refuserait l’asile dont elle m’avait toujours flattée… Je partis donc… et j’en étais à mon quatrième jour de marche, me traînant comme je pouvais, moulue de coups, palpitant de crainte, fatiguée du fardeau de mon sein, n’osant presque point prendre de nourriture, de peur que le peu d’argent que j’avais ne me conduisit point à Berceuil ; je m’en croyais près, lorsque je me suis perdue, et que les douleurs m’ont arrêtées ; c’est là où j’ai eu le bonheur de rencontrer monsieur, dit Sophie en me désignant, et quelqu’affreuse que soit ma situation, poursuivit-elle, en fixant madame de Blamont, je la regarde comme une grâce du ciel, puisqu’elle m’assure l’appui d’une dame, dont la pitié me secoure, et dont les bontés me feront retrouver celle que j’appelle ma mère. Je suis jeune, j’ose ajouter que je suis sage, si j’ai fait une faute, Dieu m’est témoin que c’est malgré moi… je la réparerai… je la pleurerai toute ma vie… j’aiderai ma bonne Isabeau dans son ménage, et si je n’ai pas une aisance semblable à celle que m’avait procuré le crime, j’y trouverai du moins de la tranquillité et n’y connaîtrai pas le remord.

Ici, les larmes coulèrent des yeux de toute L’assemblée ; Sophie trop émue, pour contenir les siennes, nous supplia de la laisser seule un moment. Nous nous retirâmes pour aller renouveller nos conjectures, et comme le courrier part, je suis obligé, mon cher Valcour, de te laisser aux tiennes, en t’assurant que mon premier soin sera de t’achever le détail de ce que nous aurons pu découvrir sur cette malheureuse aventure.