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Aline et Valcour/Lettre XVIII

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Chez la veuve Girouard (Tome 1p. 139-150).

LETTRE DIX-HUITIÈME.


Le même au même.

Vertfeuil, ce 3 septembre.


Aline est tout-à-fait bien aujourd’hui, elle jouit du calme de son amie. — Du bonheur que lui fit éprouver, hier, la visite, de son Isabeau. Dominic était revenu le premier du mois, et ayant trouvé sa malade dans le meilleur état, il ne crut nul inconvénient à lui laisser le plaisir d’embrasser sa nourrice. On a donc envoyé hier une voiture au curé de Berceuil, avec invitation à lui d’amener Isabeau, et comme on était parti de très-bonne heure, notre compagnie villageoise est arrivée pour dîner. À peine Sophie a-t-elle entendu le bruit du carrosse, qu’elle a voulu se lever pour voler dans les bras de sa nourrice ; nous l’avons contenue. Madame de Blamont, voulant jouir de cette scène attendrissante, sans témoins qui put la refroidir, a laissé le curé un moment avec madame Senneval, et nous a amené Isabeau… Mais tous nos soins alors sont devenus impuissans près de Sophie, sitôt que la voix de sa bonne mère, (c’est ainsi qu’elle la nomme) a pu frapper son oreille ; elle s’est précipitée dans la chambre, et est venue tomber aux pieds d’Isabeau. Le mouvement a été si vif, que nous avons été obligés de la rapporter dans son lit, où elle est restée quelques minutes sans connaissance ; la bonne paysanne s’est jettée sur elle ; elle l’a rappellée à la vie par ses caresses ; elles se sont embrassées toutes deux, et les larmes qu’elles répandaient à grands flots se sont opposées d’abord aux expressions de leur mutuelle tendresse. — Eh bien ! ma chère enfant, lui a dit Isabeau, dès que l’état où elles se trouvaient, leur a permis de s’entendre. Ne t’avais-je pas dit que tu serais malheureuse, dès que tu cesserais d’être sage. Sophie. — Les cruels ils m’ont trompée ; pourquoi me livrâtes vous à eux ? Isabeau. — Avais-je des droits sur toi ?… Mais il n’y a donc pas de ta faute ? Sophie — Je n’ai été que malheureuse et séduite, tout le crime est de leur côté. Isabeau. — Que ne revenais-tu dans ma maison, tu savais bien qu’elle était ouverte à l’innocence ? Sophie. — Ô ma bonne ! ma bonne ! aimez toujours votre Sophie ; elle n’a jamais oublié vos conseils, ils ont toujours été gravés dans son cœur. Isabeau. — Cette pauvre enfant ! — puis se tournant vers moi, en larmes : oh monsieur ! ne vous étonnez pas si je l’aime — je la regarde comme ma fille, je n’ai point d’autre enfant qu’elle. Les scélérats, ils ne me l’enlevaient donc que pour la perdre ?… Viens Sophie ! viens, — tu trouveras toujours le bonheur et la tranquillité chez Isabeau ; parce que la vertu, la religion n’en sortirent jamais. Et elles se sont rejetées dans les bras l’une de l’autre, et leurs larmes ont encore arrosé leurs seins.

Madame de Blamont craignant qu’un attendrissement trop prolongé ne nuisit à sa chère malade, a fait monter le curé ; il s’est approché du lit de Sophie, et l’a parfaitement reconnue. Celle-ci lui a demandé sa bénédiction ; elle lui a fait les excuses les plus sincères de la mauvaise conduite qu’elle a eue depuis qu’on l’avait enlevée. — Une des choses qui lui avait toujours laissé le plus de remords, a-t-elle dit, était d’avoir été arrachée, d’auprès de son pasteur, sans avoir rempli les devoirs de sa religion. On a pu négliger ces devoirs, a dit ici le curé, avec la plus grande surprise ? — Ah ! monsieur, a dit madame de Senneval, des libertins, au sein du vice, pensent-ils encore à la religion ? — Ce sera le premier soin qu’elle remplira, dès que sa santé va le lui permettre, a dit madame de Blamont, souffrez en attendant, monsieur, que nous nous occupions des seconds ; puis s’asseyant en face du lit, et s’adressant à Isabeau et au curé, voici les intentions que cette femme adorable leur a expliqué :

« Plusieurs raisons relatives à moi m’empêchent, a-t-elle dit, de garder cette jeune fille dans ma maison aussi long-tems que je le voudrais ; sitôt que sa santé sera rétablie je la renverrai chez vous, Isabeau, et pour qu’elle ne vous soit point à charge » — elle à charge ! non, non, mon enfant ne peut me gêner ; tout, ce que j’ai est à elle, et je vous déclare d’avance que je n’accepte rien de ce que je vous vois prête à m’offrir ; je lui dois des réparations pour ne l’avoir pas sauvé du crime : laissez-moi m’acquitter envers elle. — « Eh bien ! Isabeau je vous l’accorde, mais vous ne me refuserez pas de pourvoir à son établissement — puis s’adressant au curé, et lui remettant des papiers : « voilà ci-joint, monsieur, lui a-t-elle dit, pour quarante mille francs de billets payables d’aujourd’hui en un an, mon intention est que cette somme serve de dot à Sophie ; je vous prie, monsieur, de lui chercher pendant cet intervalle un époux digne d’elle, qui réunisse, à votre approbation, aux vertus qui doivent lui mériter une telle femme, le bonheur de lui être agréable ; car, je veux toujours l’aimer, je veux toujours lui tenir lieu de mère ; s’il arrivait que le sujet choisi ne put lui convenir, vous voudrez-bien jeter les yeux, sur un autre. La clause la plus essentielle, aux nœuds que je projette pour cette chère enfant, est qu’elle aime son mari, et qu’elle en soit aimée ; en voulant faire son bonheur je ne me pardonnerai pas de l’avoir livrée à un époux qui peut-être la mépriserait, pour une faute qui n’est pas la sienne ; il sera donc prévenu du malheur de la fille qu’on lui destine, vous lui ferez sentir à quel point elle en est innocente, et vous ne les réunirez qu’en cas ou cette fatalité n’inspirera aucun éloignement à l’époux. Comme il en coûterait à Isabeau de se séparer d’un enfant qu’elle aime, vous mettrez pour clause au contrat que les deux époux demeureront chez elle, » — et on y ajoutera, interrompit Isabeau pleine de joie, que tout ce que je possède sera pour eux, madame, continua-t-elle, je ne suis pas tout-à-fait dépourvue ; j’ai un grand quartier de terre, où les deux jeunes gens pourront trouver de quoi vivre, et avec ce que vous avez la bonté de leur donner, ils seront assurément très à l’aise : qu’ils aient de la conduite et leurs enfans seront riches — Pendant ce tems, Sophie sanglottait, elle tenait une des mains de madame de Blamont, l’arrosait des larmes de sa reconnaissance, et les expressions lui manquaient pour la peindre.

Le curé s’est chargé de tout ; il a prodigué ses louanges à madame de Blamont, qui lui a dit qu’elle ne concevait pas comment des actions si naturelles, et qui donnaient autant de plaisir, pouvaient mériter des éloges… Aline s’est précipitée dans les bras de sa mère et l’a accablée de caresses… — Ce tableau de l’innocence malheureuse, de la reconnaissance la plus tendre, d’un côté, et de l’autre celui de la tendresse filiale, de la piété, de la vertu, jetaient dans l’ame des impressions si délicieuses, y faisaient éprouver des mouvemens si délicats et si doux. — Ô mon ami ! s’il est des joies célestes elles ne sont composées que de pareilles sensations !

On se sépare ; tant de vibrations diverses avaient affaibli l’ame de Sophie : la garde nous pria de la laisser seule, et l’on fut se mettre à table ; la bonne Isabeau voulait aller manger à l’office ; madame de Blamont et madame de Senneval la firent asseoir entr’elles deux ; elle y fut décente, honnête et polie, tant il est vrai que la vertu n’est jamais déplacée nulle part ; il n’est pas une seule table, mon ami, qu’une telle convive n’honore plus, que ne l’eût fait une de ces impudentes, connues sous le nom de Petites Maîtresses, qui au lieu de ces propos simples et pleins de candeur, de ces discours naïfs, image de la nature, n’eût apporté que ce jargon du crime qui la déshonore et l’outrage.

Après le dîner Isabeau a voulu embrasser encore une fois sa fille — elle lui a dit qu’elle allait lui préparer son logement, mais que, comme elle était à-présent plus grande, et d’ailleurs, ajoutait-elle en riant, une demoiselle à marier, elle voulait lui céder sa belle chambre. — À moi ! ma bonne, à moi ! je n’en veux point d’autres que celle que j’ai toujours eue ; et je ne veux d’emploi chez vous, que celui que j’y remplissais. Si vous me ravissez ce bonheur, si vous ne me croyez plus digne de vous servir, vous me ferez croire que ce sont mes fautes qui m’ont fait démériter près de vous, et je ne m’en consolerai pas.

Il est certain que cette fille est charmante elle a une sorte d’esprit naturel, qui prête un incroyable agrément à tout ce que sa belle ame lui inspire.

On a dressé un acte de ce qui s’était passé. Madame de Blamont voulait retenir ses hôtes ; mais le ménage de l’un, les soins religieux de l’autre, se sont opposés aux desseins qu’eux mêmes aurait eu de rester, et ils sont reparti dans la même voiture.

Eh bien Valcour ! lequel, à ton avis, doit jouir du calme le plus pur, — doit passer des nuits plus sereines, ou du scélérat qui a déshonoré, maltraité, cette pauvre fille, ou de l’être honnête et sensible qui se délecte à réparer, si généreusement, tous ses maux ? Qu’ils viennent ? qu’ils paraissent ces apôtres de l’indécence et du vice, qui légitiment toutes les erreurs, qui les trouvent toutes dans la nature, parce qu’ils la croyent aussi corrompue que leurs ames ? qui se trouvent mieux de méconnaître les plus saints organes de cette loi sacrée, que d’être contraints à se mépriser eux-mêmes ; qui préfèrent de ne trouver du crime à rien, à être obligés de frémir à l’aspect de ceux dont ils se souillent ; qui n’achètent, en un mot, leur ténébreuse tranquillité qu’en étouffant tous leurs remords… ; qu’ils viennent, dis-je, qu’ils viennent, et qu’ils prononcent ? maîtres de se choisir un caractère, qu’ils balancent, s’ils l’osent, entre celui de la respectable protectrice de Sophie, et celui de son persécuteur.

Les dépositions d’Isabeau ne nous ont d’ailleurs appris rien de bien particulier ; Sophie paraissait âgée de trois semaines quand M. Delcourt arriva de Paris, l’ayant dans une barcelonette sur le devant de sa voiture : il descendit à l’auberge de Berceuil, et demanda une nourrice, on lui fit venir Isabeau ; il promit une pension qui augmenterait avec l’âge de l’enfant ; il convint qu’on lui apprendrait à lire, à écrire, à coudre ; qu’elle n’aurait point d’autre nom que celui de Sophie, et que quand il n’apporterait pas, lui-même l’argent de la pension, il le ferait tenir sûrement. Il a été exact, Isabeau a toujours été régulièrement payée, soit par lui, soit indirectement. Il n’a fait, en tout, que quatre visites à Sophie, pendant les treize ans qu’elle a été en pension chez Isabeau : il arrivait toujours par la route de Paris, descendait à l’auberge, voyait l’enfant une heure ou deux, examinait ses petits talens et repartait. Mais, a dit Isabeau, ce fut de mon chef que je lui fis apprendre sa religion, et que je la mis à l’école chez M. le curé ; car, il ne s’informait jamais de cet article, et quand je lui en parlais : coudre, coudre et lire, madame, me répondait-il, voilà tout ce qu’il faut à une fille ; propos qui, à ce qu’ajouta plaisamment, cette femme, lui fit croire que cet homme était huguenot.

Ensuite il la vint prendre avec son ami, et tu sais tout le reste. Nous attendons des nouvelles de nos négociations de Paris, et je ne t’écrirai plus que nous ne les ayons.

Fin de la première partie.