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Aline et Valcour/Lettre XX

La bibliothèque libre.
Chez la veuve Girouard (Tome 1p. 156-160).

LETTRE XX.


Valcour à Aline.

Paris, ce 8 septembre.


Que j’aurais désiré encore un mot d’Aline, dans cette dernière lettre de mon ami ; s’il m’en coûte pour être séparé de vous dans tous les tems, combien cette absence ne devient-elle pas plus cruelle, quand elle me prive du spectacle de votre ame exerçant des vertus. Les procédés de votre adorable mère m’ont fait verser des larmes… Ah ! combien sont douces celles que la pitié fait répandre. Je crains fort que cette petite malheureuse, au sort de laquelle il est impossible de ne pas s’intéresser, ne vous tienne par des liens plus étroits qu’on ne l’imagine ; votre tendresse en redoublera, je vous connais ; mais que ces soins ne prennent pas sur votre santé, je vous en conjure, Aline, songez que vous vous devez à l’amant le plus passionné, et qui regarde comme une faveur les soins que vous accordés à votre conservation ; ne me refusez pas au moins celle-là, puisque celle de vous voir m’est enlevée… vous voir ! Aline… Ah ! comme ce désir est impérieux en moi, quand une vertu de plus vient vous rendre encore plus digne d’être révérée… Elle vous aime cette Sophie… eh ! qui pourrait tenir à l’empire universel que vous exercez sur les cœurs ? Le besoin de vous adorer se fait sentir dès qu’on vous voit, et il faut cesser d’être, ou céder au culte qui vous est dû ; il n’y a donc que moi qui suis privé de vous le rendre… moi qui oserais m’en croire si digne ! si l’encens s’appréciait à la délicatesse du cœur qui veut l’offrir. Il me semble que je vois Aline… ses belles joues mouillées de larmes, aidant les pas de sa mère effrayée, et tenant près de son sein ce petit être, dont les cris déchirans pénètrent son ame et l’attendrissent… je la suis près du lit de Sophie, jalouse des soins que l’on a d’elle, désirant les lui donner tous, parce qu’elle a souffert… cette Sophie ; parce qu’elle est malheureuse, et que la bonne et tendre Aline ne se satisfait réellement que par la bienfaisance…, et je ne l’adorerais pas !… et, je n’idolâtrerais pas cette fille céleste, mille fois plus belle encore par ses vertus, que par ses attraits… Cette créature angélique qu’il semble que le ciel n’ait créée que pour être le charme de ses amis, le refuge de l’infortune, et les délices de son amant !… Ah ! toutes les expressions sont trop faibles, aucunes ne rend ce que j’éprouve — effet cruel des passions trop violentes… Nature avare des dons que tu nous fais, pourquoi faut-il qu’en nous inspirant un sentiment aussi vif, tu nous prives de la faculté de l’exprimer, et que tout ce que nous essayons pour le peindre soit toujours au-dessous de lui.

Si le nom de ces deux aventuriers nous trompent… si effectivement… je frémis de mes soupçons ! ils me révoltent, et je ne puis les bannir… Eh quoi ! ce serait là le monstre qui oserait prétendre à mon Aline ?… lui grand Dieu ?… il faudrait que je n’eûs plus une goutte de sang dans les veines, pour qu’une telle infamie se consommât !… homme vil et barbare, comment as-tu pu fixer mon ange, sans que ton cœur redevint honnête ? comment le libertinage souille-t-il un instant l’individu auquel il a été permi de respirer l’air que mon Aline épure ? Quoi tu l’as vue, et des horreurs empoisonnent ton ame ?… Tu oses aspirer à elle, et tes mains se plongent dans l’infamie ? Il est donc des êtres insensibles sur qui l’amour et la venu n’agissent point… Ah ! je croyais qu’auprès des dieux le crime devenait impossible.

L’état de mon cœur ne se conçoit pas… tour-à-tour livré à la crainte, aux soupçons ; en proie à la plus amère douleur, inquiété par tout ce qui arrive, déchiré par votre absence… il faut que je vous quitte… Je le sens ; mes pensées, mes expressions, tout porterait l’empreinte de ma douleur ; tout se ressentirait de mon trouble, et je ne veux pas augmenter le vôtre.


eûs: eus permi: permis