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Aline et Valcour/Lettre XXV

La bibliothèque libre.
Chez la veuve Girouard (Tome 1p. 252-257).

LETTRE XXV.


Valcour à Aline.

Paris, ce 22 septembre.


Je vous ai plaint, Aline, vous m’êtes devenue plus chère encore pendant vos souffrances ! Il faut aimer comme je le fais, pour sentir ce que j’ai éprouvé. Juste ciel ! celui qui, par état, doit être le gardien de la vertu de sa fille, en devient donc le corrupteur ? où ne conduisent pas les désordres d’une tête égarée, et d’un cœur sans principes ?… Ils triomphaient, les monstres, pendant que triste, abandonné, en proie aux plus cuisantes inquiétudes, la seule pensée du bonheur qu’ils arrachaient n’eût osé seulement pénétrer mon esprit… Aline, pardonnez-moi une question… On ne se peint point les tendres sollicitudes de l’amour malheureux ; on n’imagine point où va sa curiosité… Mais dans ce mouvement qui vous a fait fuir, entrait-il un peu d’amour à côté de la décence ? étiez vous aussi fâchée de l’insulte à la pudeur, que de l’outrage fait à l’amant ? L’un vous rend bien respectable à mes yeux ; mais combien l’autre vous y rendrait plus adorable encore ! et peut-être en l’état cruel où je suis, préférerais-je vous voir une vertu de moins, pour un degré d’amour de plus, mais où se perd mon imagination ? Ne sont-ce pas ces vertus que j’aime ? et l’idole de mon cœur est-elle autre chose que la réunion de toutes les vertus ? Ah ! fuyez, Aline, fuyez toujours le crime quand il vous poursuivra ; que ce soit amour ou sagesse, ne le laissez jamais approcher de vous ; il ne peut vous atteindre, sans doute, mais qu’il n’ose même vous approcher, imposez-lui par vos regards, contraignez-le par vos discours, éloignez-le par vos vertus, et que son existence soit impossible, dans tous les lieux que vous embellissez.

Je vous enlève une sœur, Aline, une sœur déjà votre compagne, pour vous en rendre une à deux cents lieues de vous, que vous ne verrez peut-être de votre vie. Mais si la malheureuse Sophie ne vous appartient plus par les liens de la nature, que ceux de la pitié vous la rendent toujours chère ; plus elle retombe dans l’infortune, plus vous lui devez vos soins. La nécessité où vous allez être de vous en séparer, vous fera peut-être venir l’idée de la rendre à sa mère ; ne lui désirez point un tel sort ; gardez-vous de la lui donner, elle achéverait de se corrompre. C’est par un motif excusable, sans doute, que Claudine a voulu l’éloigner d’elle ; elle croyait, au moyen de cette fourberie, faire passer à cette fille la fortune immense que votre père assurait devoir appartenir un jour à la sienne ; mais Claudine ne s’est pas tenue là ; elle est visiblement coupable d’une autre supercherie qui dévoile la bassesse de son ame : elle est de plus très-intéressée ; voyant ses projets évanouis, peut-être par des voies moins honnêtes, chercherait-elle à faire retrouver à sa fille, la fortune que n’a pu lui procurer sa première fraude. Le village qu’elle habite est un de ces asyles empestés, où la débauche de la capitale vient se couvrir des ombres du mystère, ne l’y envoyez point. Je vous réponds qu’elle n’y serait pas long-tems en sûreté. Les engagemens pris avec Isabeau, ont des écueils, Déterville les a senti : ce sera là où le président fera ses premières recherches, s’il persiste, comme il paraît, dans l’extrême envie de l’avoir ; voyez donc, avec votre aimable mère, ce qu’il y aura de mieux pour cette infortunée, et donnez-moi vos ordres, si vous croyez que dans tout ceci je puisse vous être utile encore. Cependant vous voilà tranquille jusqu’à la fin du voyage. Je l’imagine au moins ; permettez que je vous invite à mettre cet intervalle à profit, pour faire usage de vos jolis talens, quel que soit l’état que le sort vous destine, vous les retrouverez sans cesse ; ils épanouiront la fleur de vos beaux jours, si le ciel, comme je l’espère, vous en accorde après tant de malheurs ; ils calmeront vos ennuis, si par une affreuse fatalité, les épines doivent éternellement naître sous vos pas, vous devez donc les cultiver dans toutes les circonstances ; je n’en vois qu’une où peut-être ils seraient inutiles, celle où destinés l’un à l’autre, il ne pourrait exister d’instant où nous eussions besoin de nous distraire des sentimens que nous éprouverions.

Pardon des légères craintes qui s’apperçoivent encore dans ma lettre ; je les relis avec peine, et n’ose les effacer ; qu’elles ne vous effrayent pourtant point ; ne les attribuez qu’à l’état de mon ame ; ne frémit-on pas toujours pour ce qu’on aime ?