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Aline et Valcour/Lettre XXXI

La bibliothèque libre.
Chez la veuve Girouard (Tome 1p. 293-295).

LETTRE XXXI.


Valcour à Madame de Blamont.

Paris, ce 22 octobre.


Oui, madame ; je l’avoue, trop de sensibilité est un des plus cruels présens que nous ait fait la nature ; en ce moment, cet excès fait votre malheur. Votre ame est d’une telle délicatesse qu’elle semble toujours voler au-devant de toutes les infortunes pour s’en composer des supplices. On dirait qu’elle aime à s’en nourrir, et que cette manière d’exister comme plus vive, devient celle qui lui va le mieux. Que vous importe cette fille que vous n’avez jamais connue ? c’est bien assez de pleurer sur des maux réels, sans regretter les plaisirs qu’on n’a pu prendre. Avec cette façon de penser, on se ferait des peines de tout, et l’on se rendrait fort malheureux. Sans doute notre amour pour nos enfans doit être en raison du leur pour nous ; il me paraîtrait tout aussi déplacé d’aimer un enfant qui nous haïrait, qu’il est fou, (pardonnez-moi l’expression,) d’en aimer un que nous ne devons jamais voir. L’amour suppose des rapports, et quels sont ceux qui peuvent exister entre nous et un être inconnu ? Peut-être trouverez-vous mes moyens de consolation un peu durs ; mais il faut impitoyablement enlever à un cœur aussi sensible que le vôtre, la facilité perpétuelle qu’il a de s’affliger ; retrouvez dans le sein de votre Aline…; de cette Aline qui vous adore, les jouissances que la mort de Claire vous dérobe ; ah ! votre santé m’inquiète bien plus que cette perte qui ne doit en vérité vous faire aucune impression ! voilà une chose réelle à ménager et qu’il ne faut pas sacrifier à des chimères ; songez que vous vous devez à vous-même, à une fille qui ne respire que pour vous, à des amis, au nombre desquels j’ose me mettre, et que désolerait la plus petite altération d’une santé qui leur est si chère ; j’apprends avec douleur que vous voulez être quelque tems sans me donner de vos nouvelles ; je vous remercie de l’instant que vous avez choisi pour me le dire ; mon cœur uniquement rempli de vos chagrins, sent bien moins ceux dont cette menace l’accable… Ne vous occupez que de vous, madame, ne pensez qu’à vous, je vous en conjure ; je serai consolé de tout, que dis-je, je serai toujours heureux, quand j’apprendrai que vous souffrez moins. C’est la seule chose que je vous supplie de ne me jamais laisser ignorer.