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Allumez vos lampes, s’il vous plaît !!!/07

La bibliothèque libre.
Texte établi par Association de La Salle, Éditeurs Dussault & Proulx (p. 19-23).

LETTRE DE M. J.-ED. MIGNAULT, O.O.D., le 5 octobre 1920


L’anglais, rien qu’en troisième année. — L’enseignement vivant et la capacité de synthétiser chez nos mioches. — Fait-on trop d’anglais et de comptabilité dans nos collèges commerciaux ? — Le gavage. — Des diplômés ne sachant pas bien leur français. — La désertion des campagnes… C’est la faute aux Frères enseignants !…

La Presse, le 5 octobre 1920


Monsieur le directeur,

Depuis la publication des articles de Mgr Ross, j’ai causé à plusieurs professeurs de différents collèges commerciaux, et voici les pensées que j’ai recueillies de mes entretiens.

Si on enlève des articles de l’auteur du nouveau programme les répétitions et la phraséologie, on peut les ramener aux points suivants :

(a) On ne devrait pas commencer l’enseignement de l’anglais avant la troisième année du cours primaire ;

(b) On fait trop d’anglais et de comptabilité dans les écoles primaires, c’est-à-dire, dans les écoles paroissiales ;

(c) Les élèves qui sortent des académies commerciales ne savent pas le français ;

(d) Il y a trop de collèges commerciaux ;

(e) Les Frères enseignants sont en bonne partie responsables de la désertion du sol ;

(f) Ils sont également responsables de l’imperfection du parler français en Amérique ;

(g) En un mot, ceux qui s’occupent d’instruction primaire : inspecteurs, directeurs, professeurs, sont des gens sujets à caution, plus bêtes que méchants sur qui doit s’exercer une active vigilance. Caveant consules.

Qui ne voit que dans tout cela, sciemment ou non, l’auteur traite la justice comme « matière accessoire » ? Parmi quelques assertions renfermant une part de vérité, mais que personne ne contredit, on trouve des exagérations, des inexactitudes, des découvertes de Lapalice, le tout entremêlé au petit bonheur. Le grand cheval de bataille de l’auteur des articles en question est qu’on ne devrait commencer l’enseignement de l’anglais qu’en troisième année. Sauf dans quelques écoles urbaines, c’est ce qui se fait malheureusement presque partout : là où on enseigne l’anglais avant ce temps, on le fait si peu qu’on est loin d’angliciser les enfants ; les professeurs qui reçoivent ces élèves dans leurs classes en savent quelque chose. Non, ce ne sont pas quelques demi-heures d’anglais, données surtout au point de vue de la prononciation, qui vont enlever aux enfants « le sang français qu’ils ont dans les veines » ou qui vont nuire à leur développement intellectuel, à leur capacité de s’assimiler des idées nouvelles, et à toutes ces grandes et belles choses.

En passant, Mgr le Principal ouvre des horizons nouveaux aux professeurs primaires et leur montre comment rendre leur enseignement « vivant ». Connu ! Il me semble qu’il y a longtemps que les manuels de pédagogie renferment ces choses-là ; qu’il y a longtemps aussi que les vrais pédagogues savent qui, en plus de l’enseignement vivant, il faut, pour les enfants qui savent, lire, un bon manuel, simple, clair, qui aide à « la capacité de synthétiser de ces chers petits ». Pour soutenir le contraire, il faut une pédagogie toute livresque. Autre chose est de faire de la pédagogie dans les colonnes d’un journal, et autre chose d’en faire six heures par jour devant quarante mioches turbulents et très peu disposés à synthétiser. Pourquoi nous payer de mots ?…

Il paraît qu’on fait aussi trop d’anglais, d’une façon générale, tout le long du cours. Je sais pertinemment que l’anglais occupe un rang plutôt secondaire, trop secondaire même dans la plupart des cas. On pourrait en appeler à tous les patrons qui reçoivent les élèves des écoles paroissiales ; on pourrait en appeler à ces élèves pour nous dire s’ils savaient trop ou trop peu d’anglais à leur sortie des classes. Combien se sont vu refuser des positions enviables et enviées, par suite de leur faiblesse sur ce point. L’homme ne vit pas seulement de principes : il vit de pain aussi et les écoles primaires ont contribué pour une très large part à en mettre sur la table du pauvre, à y apporter même une honnête aisance, quelquefois la fortune. Le peuple canadien n’est pas un peuple de marchands, y lit-on ; mais il ne doit pas être non plus un peuple de beaux discoureurs. L’avenir n’est pas aux beaux discours, mais à l’énergie, aux grandes initiatives, et de cela les collèges commerciaux ont été d’aussi puissants facteurs que les collèges classiques. Il suffit d’ouvrir les yeux, si le parti pris n’aveugle pas, pour s’en convaincre.

On pourrait en dire autant de l’enseignement de la comptabilité en 5e et 6e années. On a vu à charge à eux-mêmes et à leur famille, de beaux parleurs, incapables de rendre le moindre service à leur père commerçant ou industriel, ne comprenant même pas ce que signifiaient les expressions 30%, 45% et autres semblables. En bonne vérité, qu’allaient-ils faire dans cette galère ? D’après Mgr Ross, il faudrait renvoyer aux écoles complémentaires l’enseignement pratique et efficace de la comptabilité. Or ces écoles complémentaires seront, comme le sont aujourd’hui les collèges commerciaux, fréquentées par un bien petit nombre. La plupart se contenteront et devront se contenter des écoles ordinaires. Il faudra donc alors se résigner à voir les élèves en sortir nullement préparés à la lutte pour la vie et ce qui arrivera est facile à prévoir : les élèves quitteront les Frères enseignants, et iront — pas toujours pour leur bien moral, — dans les écoles mixtes, anglaises et protestantes, chercher ce dont ils ont besoin.

On dit que les élèves sortant des classes des Frères et arrivant au cours classique ne savent pas leur français. Quels élèves ? des « beaux » garçons n’ayant pas fait leurs classes, et enjôlés pour le séminaire par de zélés recruteurs désireux de se mettre en faveur ? Les élèves ayant fait leurs classes chez les Frères et conseillés par eux d’aller au séminaire, ont fait bonne figure et ont pu supporter avantageusement la comparaison, sous tous les rapports, avec les enfants de même âge de formation classique : je pourrais en appeler à plus d’un monsieur prêtre. Quant aux autres, il est probable que les Frères n’ont pas encore trouvé le sérum de la bactérie de l’intelligence.

Autre reproche : les Frères gavent les enfants. En quoi ? Comment ? Rien de précis : ils en font trop et n’en font pas assez ; on ne sait à quoi s’arrêter. Le prétendu gavage dont on les accuse est facile à expliquer. C’est que la classe d’un Frère est un feu roulant. On ne laisse pas les enfants languir et fainéanter des heures de temps. Du reste, depuis longtemps les Frères et les inspecteurs se sont chargés de dégrever eux-mêmes le programme. L’enseignement vivant et intelligent, voilà tout le secret du gavage.

Des élèves diplômés, dit-on, dans des académies de renom ont été trouvés ne sachant pas bien leur français. D’abord, il y aurait une distinction à faire entre les élèves porteurs d’un diplôme d’avec ceux porteurs d’un simple certificat. Ce dernier ne certifie pas grand-chose, sinon que le porteur n’a fait qu’un cours abrégé, et partant incomplet. Les diplômés font généralement honneur à leur alma mater. En serait-il autrement quelquefois, qu’il ne faudrait pas y attacher une importance extrême. Il y a, pas très loin en philosophie, un petit principe qui dit de ne pas conclure du particulier au général. Autrement les écoles normales et les collèges classiques seraient souvent en mauvaise posture. Ne connaît-on pas un marchand de Québec possesseur de toute une série de lettres venant de gens ayant fait des études classiques et qui attestent, de la part des auteurs, une inconcevable ignorance de la belle langue française ? D’éminents professeurs d’écoles spéciales n’ont-ils pas déclaré que nombre de leurs élèves venant des cours classiques ne savaient pas résumer une question — ne savaient pas synthétiser — ni avec précision, ni avec correction ? Des employés du gouvernement chargés de recevoir des rapports d’anciens bacheliers, ne disaient-ils pas que les dits rapports sont un véritable charabia ? Et cela n’est pas attribuable aux programmes des collèges classiques, pas plus que de pareilles faiblesses puissent être attribuées aux programmes des collèges commerciaux. Quand on écoute complaisamment, on entend dire tout ce que l’on veut, et ça ne prouve pas grand’chose.

Il y a trop de collèges commerciaux, chante-t-on depuis quelque temps. L’ordre en est donné, et les chefs d’orchestre battent en mesure. Ces institutions sont cause que la terre est désertée par ses fils les mieux doués. On ne peut certainement pas dire cela des collèges commerciaux de ville. On ne fait pas un cultivateur avec un garçon de ville, c’est chose d’expérience. Les collèges commerciaux de campagne sont fréquentés pour les neuf dixièmes, au moins, soit par des fils de citadins ou de marchands de campagne ou d’industriels, soit par des fils de journaliers résidant dans la localité. On n’en voudra pas aux marchands et aux industriels de vouloir faire donner une instruction commerciale à leurs fils en vue de préparer leur avenir. Quant aux fils de journaliers, il n’est pas criminel, je suppose, de vouloir en faire autre chose que des porteurs d’eau. Pour ce qui est des fils de cultivateurs, ils viennent parce que leurs parents, ayant le plus souvent de nombreux garçons, ne peuvent les établir tous sur des terres.

Et voilà comment ces fils de cultivateurs deviennent souvent des commerçants ou des industriels de marque, grâce au collège commercial sans lequel ils seraient scieurs de long. Si vraiment il y a trop de collèges commerciaux, pourquoi donc, sur vingt et un collèges classiques y en a-t-il treize qui donnent un cours commercial et dont neuf ont plus d’élèves en ce dernier cours que dans le cours classique ? Je propose qu’il soit fait un recensement des fils de cultivateurs dans les collèges commerciaux et dans les autres collèges : on verra qui possède les drains les plus considérables.

Passons au grand crime des Frères enseignants. Jusqu’ici on avait pu croire que les écoles primaires étaient pour quelque chose dans la conservation de la langue française. Nenni ! détrompez-vous, bonnes gens : par la faute des Frères, la langue française n’a pas toute sa pureté en Amérique ! Cette imperfection n’est pas due au voisinage, à l’ambiance où nous vivons ; au catalogue, ne donnant que le terme anglais ; à l’annonce, trop souvent véhicule d’anglicismes ; au contremaître, anglais le plus souvent, et ne sachant que le mot anglais ; à une foule d’autres causes, à l’inévitable même ; non, la faute en est aux Frères enseignants ! Ce serait drôle, si ce n’était pas dégoûtant d’entendre dire cela par ceux même qui devraient le mieux comprendre et le plus apprécier les sacrifices que font ces religieux éducateurs, et l’œuvre d’assainissement de toutes sortes, accomplie par eux.

S’il fallait en croire l’auteur des dits articles, ceux sur qui repose l’enseignement primaire sont tous des gens suspects, de bonne volonté, il est vrai, mais pas bien fins, incapables d’idées sérieuses, manquant d’horizons, ayant besoin d’être mis en tutelle. De plus que ces « bons » et dévoués Frères se gardent bien de croire qu’ils sont attaqués. Pas le moins du monde : on veut leur bien ; on veut leur faire cueillir de nouveaux lauriers : les embrasser quoi !

Voilà quelques-unes des nombreuses choses qu’on pourrait dire en réponse à Mgr Ross, et aux clichés que l’on voit écrits depuis quelque temps par des gens qui ne se donnent pas la peine de les approfondir ou qui ne le peuvent faire. À l’encontre du bon sens, on paraît vouloir favoriser d’autres maisons d’éducation, sans se soucier des critiques que l’on suscite, de la part de nos adversaires.

Monsieur le directeur, je vous demande bien pardon d’avoir été si long ; mais vous savez qu’il est plus facile d’attaquer que de défendre. Si j’ai parlé des collèges classiques, ce n’est pas que je ne les estime pas ; je sais que c’est à eux, principalement, que nous devons notre survivance et notre prestige sur ce continent ; mais j’ai voulu faire comprendre que la perfection n’est pas de ce monde, qu’il y a beaucoup de bien à faire et que nous pouvons exercer nos énergies autrement qu’en nous détruisant les uns les autres.

Merci, monsieur le directeur, au nom des collèges commerciaux et de leurs élèves, pour votre bonne hospitalité.

J.-Ed. Mignault, O.O.D.