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Analyse du Traité théologi-politique de Spinosa

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ANALISE
du Traité
Théologi-Politique
DE SPINOSA




On prétend que Benoît Spinoſa a été le premier Athée de ſyſtême, ou le premier qui ait réduit l’athéiſme en principes.

Son pirrhoniſme eſt du moins bien méthodique & par-là très-dangereux. Il goûtoit fort la méthode de Deſcartes, & il vouloit l’introduire dans la Théologie. Cette méthode, vous la ſavez, elle conſiſte à ſe dépouiller de tout préjugé, à ne ſe rendre qu’à l’évidence & à la démonſtration. Jugez où cela le mene. Le P. Lami, Bénédictin, a épuisé toute ſa métaphyſique pour réfuter ſes paralogiſmes ſur les Prophéties & ſur les miracles. Mais je ne ſais comment il ſe tire des queſtions de fait par rapport aux monumens de la Religion. Bayle par cet eſprit de critique qui ſignala ſa plume contre tous les écrits de ſon tems de quelque réputation, Bayle a eſſayé ſa logique contre Spinoſa, & Bayle eſt lui-même un Spinoſiſte.

Pour moi dans la lecture que j’ai faite du Tractatus Theologico-Politicus, je me ſuis principalement attaché aux points de critique qui concernent l’Ecriture Sainte, & c’eſt ſurquoi je m’étendrai le plus dans cette eſpece d’analyſe.

Spinoſa dans ſa préface examine la nature de la foi, & la définit une pure crédulité, un préjugé perpétuel dont l’effet eſt d’éteindre les lumières naturelles de l’entendement. Ainſi bien loin de faire une vertu de la foi, rien, ſelon lui, n’eſt plus injurieux au créateur de la raiſon, que de rejetter & d’étouffer cette raiſon comme un préſent de la nature corrompue. Il ſoutient que par le droit naturel aucun homme n’eſt tenu de vivre au gré d’un autre homme ; & par conséquent que la manière de penſer doit être auſſi libre que celle de ſentir. Il remarque que tous les troubles qui ſurviennent dans un État par rapport à la Religion, proviennent uniquement de ce qu’on érige en loi de l’État des choſes de pure ſpéculation, de ce qu’on fait des crimes aux hommes de leurs opinions, & de ce qu’on immole les défenſeurs de ces opinions, non au ſalut public & à la ſociété, mais à la paſſion & à la cruauté de leurs adverſaires. Il ajoute que ſi l’on ne puniſſoit que les actions, & que les diſcours fuſſent impunis, jamais on ne verroit arriver de pareils troubles, & que les diſputes de Religion n’aboutiroient point, comme elles font ſouvent, à des révoltes & à des guerres. Enfin il ſoutient qu’il eſt permis d’examiner l’Ecriture-Sainte comme un autre livre, & que c’eſt un abus de poſer, comme un fondement néceſſaire pour en avoir l’intelligence, & pour en pénétrer le vrai ſens, qu’elle eſt par tout véritable & toute divine, ce qu’on ne pourroit, dit-il, affirmer qu’après un profond examen & une parfaite intelligence.

Voilà les principaux paradoxes contenus dans ſa préface. Je laiſſe à votre religion & à vos lumières à vous défendre contre ces argumens ; car je ne ſuis ici que l’hiſtorien de Spinoſa. Ce qu’il y a de ſingulier, c’eſt qu’il ſoumet bonnement ſon livre à l’examen & au jugement des Puiſſances ſouveraines de ſon Pays : mais auſſi il écrivoit à la Haye « Nam ſi quid horum quæ dico judicabunt patriis legibus repugnare, vel communi ſaluti obeſſe, me errare potuiſſe fateor ; ne autem errarem ſedulo curavi, & apprime, ut quidquid ſcriberem, legibus patria, pietati, boniſque moribus omnino reſponderet ». Il répète la même choſe à la fin de ſon livre.

Spinoſa qui avoit été Juif, avoit étudié à fond le texte de l’Ecriture-Sainte ; & ſon ouvrage contient beaucoup d’érudition Rabbinique. Ce nouvel Athée pour fonder ſon Pirrhoniſme, n’oſa pas de haute lutte s’inſcrire en faux contre l’Ecriture-Sainte. Il y a bien plus d’art chez lui. Il commence par examiner phyſiquement la nature du droit Prophétique, & bientôt il en fait diſparoître le merveilleux. Il vient enſuite aux miracles ; & par l’analyſe qu’il en fait, on voit qu’il les confond purement & ſimplement avec les effets naturels. Juſque-là c’eſt un philoſophe qui s’eſſaye ; mais enfin il attaque la vérité de l’hiſtoire ſainte, & ſoumettant à ſon audacieuſe critique l’ouvrage même du St. Eſprit, il releve dans les hiſtoriens ſacrés une infinité de contradictions & d’anachroniſmes prétendus. Moyſe, ſelon lui, n’eſt plus l’auteur du Pentateuque ou des cinq livres qu’on lui attribue ; Joſué, Samuel n’ont jamais écrit leurs hiſtoires ; nos prophéties ne ſont que des fragmens tronqués, informes & mal digérés qui ne méritent pas grande foi. Après cela, confondant le gouvernement ſpirituel & temporel, il nous fait conſidérer toute l’œconomie des loix Moſaïques comme de pures ſpéculations à notre égard. Leur dit-il, propre qu’à eux, n’étoit faite que pour eux, & n’a rien de commun avec les autres hommes. On voit où il en veut venir, & il l’inſinue fort clairement : c’eſt que ſuivant ſes principes la Religion n’eſt que Police, & par conséquent que toute Religion eſt indifférente ; que toute Religion eſt bonne en ſoi, comme tout gouvernement eſt bon ſuivant les divers genres & les différens caractères des peuples qui veulent bien s’y ſoumettre : voilà tout le plan & la gradation de ce fameux Pirrhoniſme qui a tant de Sectateurs aujourd’hui. Je vais vous faire parcourir légèrement toutes ces matieres en vous marquant ſeulement les gros traits de l’ouvrage & ce qui m’a le plus frappé dans un examen aſſez ſuperficiel, & qu’aſſurément je n’ai point fait ex profeſſo.

Le mot de Prophétie ſignifie révélation : or ſelon Spinoſa, les connoiſſances naturelles ſont des révélations : car, dit-il, toutes les connoiſſances que nous aquérons par les lumières naturelles viennent de Dieu, & ſont une ſuite néceſſaire des cauſes qu’il a créées. Voici comme il argumente.

Puiſqu’il eſt certain que notre ame n’a la faculté d’acquérir certaines notions qui nous ſervent à expliquer la nature des choſes, & qui nous en montrent l’uſage, que parce qu’elle a en elle-même une vive impreſſion de la nature de Dieu & qu’elle participe de cette nature ; nous pouvons regarder avec raiſon la nature même de l’ame comme la première cauſe de la révélation divine : car tout ce que nous contenons clairement & diſtinctement nous eſt dicté par cette idée de Dieu, non pas à la vérité de vive voix, mais d’une manière bien plus excellente & qui convient parfaitement à la nature de notre ame, comme l’a ſurement éprouvé quiconque a sçu goûter une fois la certitude de l’entendement. Qui certitudinem intellectus guſtavit.

Développez ce grand principe & appliquez-le à ce qui ſuit, vous verrez que nous ſommes tous nés Prophètes comme nous naiſſons tous Phyſiciens. Tout ce que Dieu a révélé aux Prophètes leur a été révélé ou de vive voix, ou par ſignes, ou de ces deux manières à la fois.

Or les ſignes & la parole ou étoient réels & independans de l’imagination du Prophète qui voyoit & qui entendoit, ou n’étoient qu’imaginaires ; c’eſt-à-dire que l’imagination du Prophète, lors même qu’il étoit bien éveillé, ſe trouvoit diſposée de façon qu’il croyoit clairement entendre des paroles & voir des ſignes.

Par exemple, la voix qu’entendit Samuel étoit une voix imaginaire. Et rurſus apparuit Deus Samueli in Sbilo quia manifeſtatus fuit Deus Samueli in Sbilo verbo Dei. La preuve que cette voix de Dieu ne parloit qu’à l’imagination de l’enfant prophétique, c’eſt qu’elle lui ſembloit être celle d’Elie qui lui étoit familière.

Telle étoit encore la voix qui ſe fit entendre à Abimelech & dixit ipſi Deus in ſomnis, &c.

Ce ſont-là les Prophètes ſongeurs dont Spinoſa ſemble ici faire une eſpèce à part ; mais en ſonge ou bien éveillés, ils n’en étoient pas moins inſpirés de Dieu. N’eſt-il pas le maître de prendre ſon tems comme il lui plaît ?

Une autre preuve, ſelon lui, que les Prophètes n’ont eu de révélation que par le moyen de l’imagination, c’eſt qu’on leur parle preſque toujours & qu’ils s’expriment eux-mêmes par énigmes & par paraboles, & qu’ils rendent les idées les plus ſpirituelles par des images corporelles, ce qui cadre à merveille avec la nature de l’imagination.

Il conclud de là que les Prophètes n’étoient pas doués d’une ame plus excellente que les autres hommes, mais ſeulement d’une imagination plus vive. Salomon en effet, le ſage Salomon, n’eut pas le don de prophétie ; & nous voyons des ignorans, des hommes groſſiers, & juſques à des femmes comme Agar, la Servante d’Abraham, prophétiſer tant & plus. Il en rend une raiſon bien métaphyſique : c’eſt que ceux qui ont plus d’imagination ſont moins propres aux choſes purement intelligibles, & ceux au contraire qui ont plus d’entendement & qui cultivent davantage la faculté intelligente, ont l’imagination plus tempérée.

Les Prophètes eux-même étoient ſi perſuadés que leur imagination avoit beaucoup de part aux viſions qui leur arrivoient, qu’ils s’en défioient ſouvent & demandoient à Dieu des ſignes ſenſibles pour s’aſſurer de la vérité des révélations : Da mihi Signum ut ſciam quod tu mecum loqueris, diſoit Gédéon. Abraham dans la Géneſe demande à Dieu la même choſe.

Si nous conſidérons le caractère des Prophêtes (c’eſt toujours Spinoſa qui raiſonne) nous le trouverons ordinairement conforme au génie & à la condition des Prophètes. Ce caractère eſt différent dans chacun d’eux, & ſans doute varioit, ſuivant la diſpoſition du tempérament, de l’humeur & de l’imagination de chaque Prophête.

Nous avons des Prophètes gais qui étoient d’une humeur agréable & naturellement portés à la joie. Ceux-ci n’annoncent que des hiſtoires & des fêtes. Il y en a de triſtes & d’atrabilaires, ceux-là ne prédiſent que des maux, des guerres & des vengeances. On en remarque de lettrés qui ſont éloquens & ſublimes ; d’autres ſont obſcurs, confus & rampans : l’un élevé dans les champs ne parle que de bœufs, de troupeaux & tire les images qu’il préſente des idées baſſes de ſa condition ; l’autre né ſoldat & nourri dans les armes, orne ſon diſcours d’expreſſions militaires & ne parle que de combats.

Le bilieux Ezéchiel eſt toujours en colere & ne prophétiſe que du mal ; la dureté paſſe juſque dans ſon ſtyle. Michée du meme caractere n’annonce que des horreurs au pauvre Achab. Amos, Payſan groſſier, peint ſa ruſticité par-tout. Le mélancolique Jérémie pleure ſans ceſſe & ne prédit que des ſujets de larmes. Iſaïe & Daniel formés dans la politeſſe des Cours, ſont élevés, tendres & touchans.

Mais voici ſelon Spinoſa un effet bien marqué du concours de l’imagination dans les inſpirations prophétiques. Elisée preſſé par Joram de lui faire quelques prédictions, demande qu’on lui amene un joueur d’inſtrumens pour le mettre en humeur & pour égayer ſon imagination. Adducite mihi pſaltem & d’abord il prophétiſe quantité de bonnes choſes.

Vous allez voir comment Spinoſa confond ici les cauſes ſecondes avec la premiere, Dieu avec la Nature. Il a déjà fait plus, haut cet argument. La puisſance de la nature n’eſt autre choſe que la puiſſance de Dieu : Or il eſt certain que nous ne ſaurions comprendre toute l’étenduë de la puiſſance divine, tant que nous ignorons les choſes naturelles ; c’eſt ce qui fait que nous recourons mal à propos à cette puiſſance de Dieu toutes les fois que nous ignorons quelque cauſe naturelle, qui n’eſt en effet autre choſe que cette même puiſſance de Dieu. Voilà le pur naturaliſme.

Le Peuple, dit Spinoſa, s’imagine que la puiſſance & la providence de Dieu n’éclatent jamais davantage que quand il voit arriver dans la nature quelque choſe d’extraordinaire ou de contraire à l’opinion qu’il a de la nature. Il croit que rien ne prouve plus ſenſiblement l’exiſtence de Dieu que le dérangement qu’il ſe figure alors être arrivé dans l’ordre de la nature : de là tous ceux qui veulent expliquer les phénomenes & les miracles par les cauſes naturelles ſont regardés comme des impies qui veulent détruire l’exiſtence de Dieu ; car le peuple ſe perſuade que Dieu eſt dans l’inaction tant que la nature fait ſon cours ordinaire, & que la nature au contraire n’opère plus, tant qu’il plaît à Dieu d’opérer par lui-même. C’eſt pourquoi il ſuppoſe deux puiſſances tout-à-fait diſtinctes, celle de Dieu & celle de la nature. IL confeſſe pourtant que cette derniere eſt déterminée par celle de Dieu qui l’a créée, aux effets naturels qu’elle produit ; mais il ne ſait ce qu’il entend par l’une & par l’autre de ces deux puiſſances, ce que c’eſt que Dieu & la nature. Il ſe figure ſeulement la puiſſance de Dieu comme un Empire abſolu, & la puiſſance de la nature comme un ſimple mobile ou comme un reſſort fort borné pour ſes opérations.

Telle eſt l’erreur populaire qui accrédite les miracles. Spinoſa veut nous en guérir & pour cet effet il ſoutient qu’il n’arrive rien dans la nature qui ne ſoit une ſuite néceſſaire des loix de la nature ; que ces loix s’étendent à tout ce qui peut être connu, même par l’intelligence divine, ; qu’enfin la nature garde toujours un ordre fixe & immuable. Il ajoute que le nom de miracle ne peut s’entendre que reſpectivement à l’opinion des hommes, & ne ſignifie en effet autre choſe qu’un accident peu commun dont on ne peut expliquer les cauſes naturelles par la comparaiſon d’un accident plus ordinaire. Il eſt certain, pourſuit-il, qu’autrefois les hommes ont regardé comme des miracles tout ce qu’ils ne pouvoient expliquer ; & le peuple encore aujourd’hui n’explique les effets naturels qu’en recherchant dans ſa mémoire quelque autre effet ſemblable qu’il voit ſans s’étonner. Car tel eſt le génie du Peuple, il croit ſuffiſamment comprendre une choſe lorſqu’il la voit ſans étonnement. Tum enim vulgus rem aliquam ſe ſatis intelligere exiſtimat, cum ipſam non admiratur Chap. 6. pag. 70.

Il conclud de là que plus on connoîtra les cauſes naturelles, plus on avancera dans la connoiſſance de Dieu. Ce n’eſt pas-là ce que diſent nos pieux imbécilles à l’a[age de Rome qui connoiſſent l’ignorance dont ils font profeſſion. Tanto piu malo Theologo, quanto piu grande Philoſopho.

Spinoſa vient enſuite au naturaliſme des miracles, d’abord il remarque que les faux Prophêtes en ont fait d’auſſi bien affectés que ceus des vrais Prophêtes.

Les circonſtances des miracles prouvent ſelon lui, qu’ils exigent des cauſes naturelles, elles concourent du moins ordinairement avec les miracles.

Pour que les Egyptiens ſoient frappés de la lepre, il faut que Moyſe répande en l’air des flameches de feu. Les ſauterelles qui déſolerent l’Egypte y furent apportées par un vent d’orient qui ſouffla pendant un jour & une nuit & furent emportées par un vent d’occident.

La mer ſe retira pour laiſſer paſſer les Hébreux, par un vent du nord qui ſouffla violemment toute une nuit. Dieu, dit le cantique de Moyſe, envoya ſon vent.

J’ai lu quelque part, peut-être dans Appien, ou dans Diodore, qu’un Capitaine Syrien remporta une grande victoire contre les Perſes, à-peu-près de la même façon que Moyſe fit ſur Pharaon, par l’obſervation du flux & reflux du Golphe Arabique.

Le Soleil arrêté par Joſué n’étoit, ſelon Spinoſa, qu’un phénomene naturel que l’ignorance du Peuple de Dieu a traduit en miracle. Il croit que la durée extraordinaire de ce grand jour fut l’effet d’une réfraction de la lumiere causée par la glace qui ſe trouvoit alors dans la Région de l’air. La rétrogradation du Soleil, autre prodige de même nature, dont on fait honneur à Iſaïe, étoit peut-être un parélie, ou double Soleil, qui pouvoit fort naturellement faire l’effet qu’on lui attribue ſur le Cadran du palais d’Ezéchias. Un Anti-Convulſionnaire pourrait s’accommoder de ce que Spinoſa dit ici des miracles.

Le ſtile obſcur & figuré de l’Ecriture-Sainte a fait encore ſuppoſer bien du merveilleux où certainement il n’y en a point.

Zacharie s’exprime ainſi ſur l’événement d’un combat, Dies erit unicus Deo tamum notus ; non erit enim dies neque nox Tempore autem veſpertino lux erit. Il ſemble, dit Spinoſa, annoncer un grand miracle ; & tout cela néanmoins ne veut dire autre choſe que le combat tout le jour ſera douteux, que l’événement n’en eſt connu que de Dieu ſeul, & que ſur la fin du jour la victoire ſe déclarera pour Iſraël. Telle eſt la deſcription métaphorique qu’Iſaïe au Chap. 13. fait de la déſolation de Babylone. Quoniam Stella Cæli, ejuſque ſidera non illuminabunt luce ſuâ &c. Ces différentes obſervations conduiſent Spinoſa à établir cette régle pour l’interprétation de l’Ecriture-Sainte. C’eſt, dit-il, de ne lui attribuer rien comme matiere de foi, dont nous ne ſoyons bien éclaircis par l’hiſtoire même de l’Ecriture.

Mais, pourſuit-il, il faudroit déterminer le génie & toutes les propriétés de la langue en laquelle ſont écrits les livres ſaints, & comme il eſt conſtant que tous les Ecrivains de l’Ancien & du Nouveau Teſtament étoient Hébreux, il faudroit avoir une connoiſſance exacte de la langue Hébraïque & une hiſtoire sûre des différens livres qui compoſent l’Ecriture-Sainte ; il faudroit ſavoir au juſte la vie & les mœurs de chaque Ecrivain, ſon caractère particulier & le tems dans lequel il a écrit ; enſuite la fortune de chaque livre, comme il a été tranſmis juſques-à nous & par quelles mains &c.

Or, continue notre Critique, nous n’avons qu’une connoiſſance fort imparfaite de l’Hébreu, on a perdu la vraie ſignification d’une infinité de mots qui ſe trouvent dans la Bible. Les anciens Hebreux n’ont laiſſé ni dictionnaire, ni grammaire ; le peuple dépoſitaire de cette langue eſt errant, diſpersé, & ſa langue s’eſt corrompue par le mélange d’une infinité d’autres. On ne connoît preſque plus les fruits, les oiſeaux & les poiſſons dont il eſt parlé dans l’Ecriture. Enfin l’on ignore abſolument le genre de la langue Hébraïque & le tour particulier de l’Hébraïſme Phraſeologium.

D’ailleurs comme les Hébreux diviſent toutes les lettres de leur alphabet en cinq claſſes ſuivant les inſtrumens de la parole qui ſont les levres, la langue, les dents, le palais & le gozier, on confond ſouvent, les lettres gutturales avec les lettres muettes ; de plus un ſeul mot a une infinité de ſignifications différentes. Enfin ce qui eſt la ſource de bien des équivoques, les verbes à l’indicatif n’ont point de préſent, de prétérit-imparfait ; à l’impératif & à l’infinitif, ils n’ont que le préſent, & n’ont aucun tems au ſubjonctif. Outre cela les anciens Hébreux n’avoient ni accent ni ponctuation pour marquer & diſtinguer le ſens des phraſes : la ponctuation Hébraïque n’a été inventée par les Maſoretes qu’environ 500. ans après J. Ch. On ſait ſeulement que l’Evangile ſelon St. Mathieu & l’Epitre aux Hébreux ont été écrits en Hébreu, mais on ne les a point dans cette langue. On ne ſait en quelle langue a été écrit le livre de job.

Tous ces prétendus motifs de douter, ſoit de la vérité des ſacrés originaux, ſoit de la fidélité des interpretes, donnent lieu à mon incrédule de tirer ces belles conséquences.

Puiſque la liberté de penſer même en matiere de Religion, eſt de droit naturel, & qu’il n’eſt pas concevable que qui que ce ſoit, puiſſe en aucune façon décheoir de ce droit, chaque homme a donc auſſi le droit de juger librement de la Religion, & conséquemment de l’interpréter à ſa mode. Car pourquoi le droit d’interpréter les loix & de décider ſouverainement dans les affaires publiques, appartient-il aux Magiſtrats, ſi ce n’eſt parce que ces matieres ſont de droit public ? De même chacun doit avoir la liberté d’expliquer la Religion à ſa guiſe & d’en porter tel jugement que bon lui ſemble, parce que la Religion eſt matiere de droit privé.

Je paſſe à la partie la plus importante du Traité Théologique & Politique.

Spinoſa pour fapper peu-à-peu l’autorité de l’Ecriture & rendre ſuſpects les livres canoniques, contredit l’antiquité de ces livres & s’efforce de prouver qu’ils ne ſont point originaux : il eſt aisé de ſentir où cela doit le mener.

Si Moyſe, Joſué, Samuel ne ſont point les auteurs des livres qu’on leur attribue, ſi nous n’avons plus d’hiſtoriens contemporains & de témoins parlans de merveilles opérées en faveur du Peuple Juif ; ſi en un mot les monumens hiſtoriques de ce Peuple ne ſont qu’une compilation faite par Eſdras plus de 300. ans après les événemens, il s’enſuit qu’on peut humainement révoquer en doute la plupart des faits contenus dans ces livres. Moyſe, le plus conſidérable de nos hiſtoriens ſacrés, avoit vécu avec les Patriarches ; il avoit pu apprendre d’eux ce qu’ils tenoient eux-mêmes de leurs Peres, & ce que ceux-ci par une tradition ſucceſſive avoient appris des leurs. Cette filiation de témoins qui remonte juſqu’à la création, eſt du moins une preuve morale de la vérité des faits rapportés dans la Géneſe. Si l’on démontre qu’il n’eſt point non plus l’auteur de l’Exode, du Lévitique, des Nombres, du Deutéronome, il eſt sûr qu’on doit moins de foi à des hiſtoriens dont on n’a point d’auteurs contemporains. Voilà l’objet & l’idée de la critique de Spinoſa.

Les Phariſiens traitoient d’hérétiques ceux qui diſoient que le Pentateuque n’étoit pas de Moyſe ; mais ſelon Spinoſa il y a de fortes préſomptions pour ſoutenir la même choſe.

1°. La Préface du Deutéronome ne peut être de Moyſe qui n’a point paſſé le Jourdain, dont néanmoins elle fait mention.

2°. L’auteur du Pentateuque parle toujours de Moyſe à la troiſième perſonne, mais en parle encore avec éloge : Moyſes omnium hominum humillimus : où ſerait l’humilité de Moyſe de ſe rendre à ſoi-même ce témoignage ?

3°. La mort de Moyſe & le deuil des Iſraélites ſont rapportés dans un de ſes livres. En le comparant aux prophêtes qui ſont venus après lui, on le met bien au deſſus d’eux. Cette comparaiſon ne peut avoir été faite que par un homme né longtems après lui.

4°. L’hiſtorien parle de certains lieux ſous des noms qu’ils n’ont eus que longtems après Moyſe. Abraham perſecutus eſt hoſtes uſque ad Dan. Cette ville ne fut ainſi nommée que longtems après la mort de Joſué.

5°. Il y a des hiſtoires pouſſées fort loin depuis la mort de Moyſe. Au chap. 16. de l’Exode v. 34. il eſt dit que les Iſraélites reçurent de la manne juſqu’à ce qu’ils fuſſent parvenus aux confins de la terre de Canaan, c’eſt-à-dire juſqu’au tems dont il eſt parlé au livre de Joſué v. 12.

Au livre de la Géneſe chap. 36. v. 34. il eſt écrit hi ſunt reges qui regnaverunt in Edam, autequam regnavit Rex in filiis Iſraelis. On voit par là que l’hiſtorien vivoit ſous les Rois d’Iſraël, & que ce n’eſt point Moyſe qui a écrit la Génèſe.

Il eſt néanmoins conſtant que Moyſe avoit écrit ; mais ſes livres ſont perdus. Au 17e. chap. de l’Exode v. 14. il eſt fait mention du livre des guerres d’Iſraël contre les Amalécites, que Moyſe écrivit par l’ordre de Dieu. Au chap. 2. des nombres v. 12. il eſt encore parlé du livre des guerres du Seigneur où Moyſe avoit apparemment compris les guerres contre les Amacélites, & marqué les divers campemens que l’auteur du livre des Nombres chap. 23. v. 2. dit avoir été décrits par Moyſe. Au 24e. chap. de l’Exode v. 4. & 7. il eſt parlé du livre du pacte liber pacti, que Moyſe lut aux Iſraélites lorſqu’ils firent la première alliance avec Dieu. Il eſt encore dit au Deutéronome chap. 1. v. 5. que la 40e. année après la ſortie d’Egypte, Moyſe expliqua au Peuple toutes les loix qu’il avoit faites. Au 29e. chap. v. 4. on lit que Moyſe fit de nouveau jurer le Peuple, qu’il obſerveroit ſes loix ; & enfin au 31e. chap. v. 9. qu’il écrivit un livre qui contenoit & l’explication de ces mêmes loix, & le nouveau pacte fait par le Peuple, & que ce livre s’appelloit le livre de la loi de Dieu, augmenté depuis par Joſué qui y ajouta le nouveau pacte qu’il fit faire aux Iſraélites pour la troiſieme fois.

Mais il faut remarquer que de tous les livres faits par Moyſe il n’a recommandé de garder que ſon fameux cantique & le livre du ſecond pacte, où il obligeoit non ſeulement comme dans le Ier. les Iſraélites qui étoient préſens, mais encore toute leur poſtérité.

Le livre de Joſué reçoit les mêmes difficultés que le Pentateuque ; il eſt toujours parlé de Joſué à la troiſieme perſonne ; on y rapporte des choſes arrivées depuis longtems après ſa mort, comme par exemple que les Iſraélites furent fideles à Dieu tant que les vieillards contemporains de Joſué vécurent. Enfin il eſt clair que ce livre a été écrit pluſieurs ſiecles après Joſué, par le 14e. v. du 10e. chap. où il eſt dit au ſujet du ſoleil arrêté par cet habile Capitaine : Nullus alius, ſicuti ille Dies, fuit nec antea ; neque poſtea, quo Deus (ita) obediret cuiquam. page. iii.

Le livre des Juges n’eſt point l’ouvrage des Juges, il y auroit de l’abſurdité à le penſer. L’Epilogue au chap. II. fait voir qu’il eſt d’une ſeule main, & d’ailleurs l’hiſtorien y dit ſouvent dans ce tems-là il n’y avoit point de Roi en Iſraël, ce qui prouve qu’il a été écrit ſous les Rois d’Iſraël.

Le livre de Samuel embraſſe une infinité de choſes arrivées depuis la mort de ce prophète ; donc il n’eſt pas de lui. Le.6e. v. du 1. Chap. le prouve encore. L’hiſtorien dit par reflexion Antiquitus in Iſrael ſic dicebat quiſque quando ibat ad confuſendum Deum age eamus ad videntem ; nam qui hodie propheta, antiquitus videns vocabatur.

Les livres des Rois ont été tirés des livres de Salomon, des chroniques des Rois de Juda, & des faſtes des Rois d’Iſraël.

Enfin ſi l’on examine l’ordre de ces différens livres, leur liaiſon & leur ſtyle, on ne doutera plus qu’ils n’ayent été faits par un ſeul & même Ecrivain ; & il y a bien de l’apparence que c’eſt Eſdras ; car l’hiſtorien pouſſe ſon hiſtoire juſqu’à la délivrance de Joachim, & ajoute qu’il mangea toute ſa vie à la table du Roi, ce qui ne peut convenir qu’à Eſdras, le ſeul Juif illuſtre dont l’hiſtoire rend ce témoignage ; qu’il s’attacha à rechercher la loi de Dieu, & qu’il fut prompt à copier la loi de Moyſe : Scriptor promptus in lege Moſis v. 6. Dans Néhémie ch. 8. v. 9. il eſt dit legerunt librum legis Dei explicatum, & adbibuerunt intellectum, & intellexerunt ſcripturam. Or non ſeulement le livre de la Loi fait par Moyſe, ou, du moins la plus grande partie eſt contenue dans le Deutéronome, mais on y trouve pluſieurs autres choſes ajoutées pour l’intelligence de ce livre, d’où l’on peut conjecturer que le Deutéronome eſt l’ouvrage d’Eſdras. La preuve en réſulte encore de la différence qu’il y a du Décalogue rapporté dans l’Exode avec celui du Deutéronome, ſur-tout dans le 4e. Commandement.

En confrontant les Paralipomenes avec le Pentateuque, on y trouve une infinité de variations.

L’hiſtoire de Joſeph & de Jacob ſon Pere dans la Généſe eſt remplie d’anachroniſmes. L’hiſtorien commence ainſi celle de Juda & de Thamar : contigit autem in illo tempore ut Judas à ſuis fratribus diſcederet. Il faut néceſſairement rapporter ce tems à un autre dont il a parlé auparavant, non à celui donc il parle immédiatement ici ; car depuis ce tems, c’eſt-à-dire, depuis que Joſeph fut conduit en Égypte, juſqu’au tems que Jacob y alla avec ſa famille, on ne peut compter plus de 22 ans : car Joſeph avoit 17 ans lorſqu’il fut vendu par ſes freres, & 30 ans lorſque Pharaon le fit ſortir des fers ; ajoutez à cela 7 ans de fertilité & 2 ans de famine, cela fait 22 ans. Or il n’eſt pas poſſible que dans cet eſpace de 22 ans Juda ait eu 3 enfans ſucceſſivement d’une ſeule femme, qu’il épouſa alors ; que l’aîné de ces enfans devenu en âge de ſe marier, ait épousé Thamar ; que le ſecond après la mort de cet aîné ait épousé ſa veuve & ſoit mort auſſi ; & que longtems après ce même Juda ait eu affaire avec Thamar doublement ſa Bru, ſans la reconnoître ; qu’il en ait eu deux enfans d’une ſeule couche ; & qu’un d’eux ait eu lui-même auſſi des enfans.

On lit au 47e. chap. de la Génèſe que Jacob avoit 130. ans lorſqu’il fut préſenté la première fois par Joſeph ſon fils à Pharaon. Oſez de ces 130 ans 22 ans qu’il paſſa dans le deuil & à pleurer la perte de Joſeph, 17 ans qui étoit l’âge de Joſeph lorſqu’il fut vendu par ſes frères, 7 ans que Jacob ſervit chez Laban ſon oncle pour l’amour de Rachel, vous trouverez qu’il avoit 84. ans lorſqu’il épouſa Lia, que par conséquent Dina à peine en avoit 7 lorſqu’elle fut violée par Sichem, & qu’à peine Siméon & Lévi ſes freres en avoient 11 ou 12 lorſqu’ils firent le ſac de Salem.

Au 1er. Livre des Rois chap. 6. il eſt dit que Salomon bâtit le Temple 480 ans après la ſortie d’Egypte, & par le ſeul texte on trouve un bien plus grand nombre d’années.

Moyſe gouverna le Peuple dans le déſert pendant 40 ans
Joſué qui vécut 10 ans gouverna ſelon Joſeph 26
Kuſan tint le Peuple en ſervitude 8
Oloniel, Juge, gouverna pendant qu’Eglon Roi des Moabites
tint le peuple en ſervitude
18
Ehud & Sangar, Juges, gouvernèrent l’eſpace de 80
Le Roi de Canaan tint encore le Peuple en ſervitude 20
Le Peuple fut tranquille pendant 40
Il fut ſoumis aux Madianites 7
Il fut libre ſous Gédéon, pendant 40
Il fut ſous l’Empire d’Abimelech 8
Thola fut Juge pendant 23
Le Peuple fut ſoumis aux Philiſtins & aux Ammonites 18
Jephté fut Juge 6
Abſam le Bethlémite le fut 7
Elon le Sebulonite 10
Habdam le Pirhatonite 8
______
354 ans
De l’autre part 354 ans
Le Peuple fut une ſeconde fois ſoumis aux Philiſtins pendant 40
Samſon gouverna 20
Héli gouverna 40
Le Peuple fut pour la troiſième fois ſoumis aux Philiſtins,
juſqu’à ce qu’il fut délivré par Samuel ; & cette dernière
ſervitude dura l’eſpace de
20
David régna pendant 20
Salomon avant que de bâtir le Temple régna pendant 4
_______
Cela fait en tout 518 ans

A quoi il faut ajouter ſous le tems que fleurit la République des Hébreux depuis la mort de Joſué juſqu’à ce qu’elle fut ſoumiſe par Kuſan, & cet eſpace renferme bien des années, car l’Ecriture au Chap. II. des Juges v. 7. & 10. tranche ſur pluſieurs années de ce gouvernement dont elle abrege l’hiſtoire. Ajoutons encore le tems qu’a duré la Jucticature de Samuel qui n’eſt point marqué dans l’Ecriture, & le tems qu’a régné Saül, qu’on ne ſauroit conſtater par ſon hiſtoire ; car quoiqu’au 13e. Chap. du Ie. Livre des rois, il ſoit dit qu’il régna 2 ans, on voit par cette hiſtoire même qu’il a régné bien plus longtems. En effet on lit au 27e. Chapitre que David ſe réfugia chez les Philiſtins pour éviter la colere de Saül, & qu’il y demeura un an & quatre mois. Or il eſt impoſſible que le texte des événemens de ce régne ſoit arrivé dans l’eſpace de 8 mois.

Joſeph au 6e. livre des Antiquités Judaïques corrige le texte ſacré, & dit que Saül régna dix-huit ans du vivant de Samuel & deux ans après ſa mort. On ne ſait pas combien de tems a duré l’Anarchie des Hébreux ; il faudroit l’ajouter à ce calcul. Enfin l’on ne peut fixer le nombre des années où ſont arrivés tous les événemens marqués depuis le 17e. Chap. juſqu’à la fin du livre des Juges.

Voici maintenant les contradictions.

A la fin du 7e. Chap. du Ier. Liv. des Rois, il eſt dit que les Hébreux remporterent ſur les Philiſtins une victoire ſi complette & ſi ſanglante qu’ils n’oſerent plus du vivant de Samuel entrer ſur les terres d’Iſraël ; & au 13e. Chap. on lit que les Hébreux du vivant de Samuel furent ſurpris par les Philiſtins qui les déſarmerent & les réduiſirent à la dernière miſere.

Les Chroniques des Rois de Juda & celles des Rois d’Iſrael ne s’accorderent pas toujours, il eſt dit que Joram fils d’Achab commença à régner la 2e. année du régne de Joram fils de Joſaphat ; & dans les Chroniques des Rois de Juda, que Joram fils de Joſaphat commença à régner la 5e. année du régne de Joram fils d’Achab.

Il paroît que les deux livres des Paralipomenes ont été écrits longtems après Eſdras, & peut-être après le rétabliſſement du Temple par Juda par Machabée : Car au Chap. 9e. du Ier. livre, l’hiſtorien dénombre les familles qui vinrent les premieres habiter à Jéruſalem du tems d’Eſdras ; & au v. 17e. du même chap. il parle de certains portiers du Temple, dont deux ſont nommés dans Néhémie : ce qui prouve que ces livres ont été écrits longtems après le rétabliſſement de Jéruſalem. Les Pſeaumes furent recueillis & partagés en cinq livres du tems du ſecond Temple. Le Pſeaume 88e., ſelon Philon, fut composé pendant que le Roi Joachim étoit captif à Vabylone, & le 89e. lorſqu’il fut en liberté. C’étoit apparemment une tradition du tems de ce Juif, que rien n’empêcha de croire.

Les Proverbes de Salomon ont été recueillis vers le tems du Roi Joſias. On lit au dernier v. du 84. Chap. hæc etiam ſunt Salamonis Proverbia quæ tranſtulerunt viri Hiſkiæ Regis Judæ.

Nous n’avons que des fragmens des Prophètes. Iſaïe commença à prophétiſer ſous le régne d’Olias, ainſi qu’il paroît par le 1er. verſet ; & non ſeulement il prophétiſa, mais il écrivit encore l’hiſtoire de ce Prince qui nous manque.

Toutes les hiſtoires rapportées dans Jérémie ſont tirées de diverſes Chroniques. Elles ſont entaſſées ſans ſuite & ſans ordre de tems ; & la même hiſtoire eſt répétée de différentes façons. On voit au Chap. 21e. la cauſe de l’empriſonnement de Jérémie laquelle fut occaſionnée pour avoir prédit à Sédécias le ſac de Jéruſalem. Cette hiſtoire eſt interrompue parce qu’il rapporte dans le Chapitre ſuivant les predictions qu’il fulmina contre Joachim le prédéceſſeur de Sédécias, & ce qu’il prédit à ce dernier ſur ſa captivité. Le 25e. Chapitre contient quantité de révélations faites au prophête avant celles-là, c’eſt-à-dire la 4e. année du régne de Joachim. Il rapporte enſuite ce qui lui fut révélé la 1ere. année du régne de ce même Roi. On voit auſſi quantité de prophéties rapportées ſans ordre, juſqu’au 38e. chapitre, ou enfin, comme ſi les 15 chap. précédens n’étoient mis que par parenthèſe, il reprend le récit qu’il a commencé dans le 21e. & décrit tout autrement la captivité de Sédécias. Le reſte des prophéties contenues dans les autres chapitres où Jérémie parle à la 1ere. perſonne, paroiſſent tirées du livre écrit par Baruch ſon Secrétaire ſous ſa dictée : car ce livre, à ce qu’il paraît par le Chap. 36. v. 2., contenoit ce que Dieu avoit révélé à Jérémie depuis le tems de Joſias juſqu’à la 4e. année du régne de Joachim.

Les premiers verſets d’Ezéchiel & toute la ſuite du diſcours prouvent que ſes prophéties ne ſont encore que des lambeaux. On voit par le commencement de ce livre que le Prophête continue une narration, ce que l’Ecrivain a marqué au 3e. verſet par cette eſpèce de tranſition. Fuerat sæpe verbum Dei Ezechieli filio Buzi ſacerdoti in terra Chaldœorum. D’ailleurs Joſephe au 10e. livre des Antiquités, Chap. 9. dit qu’Ezcchiel avoit prédit à Sédécias qu’il ne verroit point Babylone : ce que nous ne trouvons point dans ſon livre ; puiſqu’au contraire dans le Chap. 17. il lui prédit qu’il ſera conduit captif à Babylone.

On ne ſauroit dire ſi Osée a plus écrit de prophéties que nous n’en avons de lui ; mais il y a lieu de s’étonner que ce prophête qui, au témoignage de l’hiſtoire, a prophétisé pendant plus de 84 ans, n’ait pas laiſſé de prophéties.

Nous n’avons point les écrits de tous les prophêtes, & de ceux particuliérement qui prophétiſerent ſous le régne de Manaſſès, dont il eſt parlé en général au liv. des Paralipomenes Chap. 33. v. 10. 18. & 19.

Nous n’avons de Jonas que ſes prophéties aux Ninivites, quoiqu’il ait auſſi prophétisé en Iſraël Reg. 3. Chap. 14. v. 25.

Le livre de Job eſt très-ſuſpect. Quelques-uns prétendent que Moyſe en eſt l’auteur, & que ce n’eſt qu’un pieux Roman, une parabole, c’eſt le ſentiment de pluſieurs Rabins dans le Talmud. D’autres prétendent que Job étoit du tems de Jacob, & qu’il épouſa ſa fille Dina.

Aben-Eſra, célèbre Rabbin, dit que ce livre a été traduit d’une langue étrangere en Hébreu. Spinoſa croit que Job étoit un Gentil & une eſpece de philoſophe qui éprouva ſucceſſivement tous les biens & tous, les maux de ce monde. Ezéchiel Chap. 14. vers. 12. en fait mention. Vide Spinos. Cap. 10. pag. 130.

Les avantures de Job, ajoute Spinoſa, pourroient avoir donné lieu à quelqu’un de compoſer cet eſſai ſur la Providence en forme de dialogue. Ce livre en un mot, par les choſes qu’ils contient & par la beauté du ſtyle, ne ſauroit être l’ouvrage d’un malade infortuné, plongé dans la plus affreuſe miſere, mais plutôt d’un philoſophe tranquille à l’ombre du cabinet. Nam quæ in eo continentur, ut etiam ſtilus, non Viri inter Cineres miſere agrotantis, ſed otioſe in Musæo medietantis videntur. Chap. 10. On retrouve dans Job bien du Poëtique des Payens. Le Pere des hommes y tient deux fois conſeil, & Satan qui cenſure avec beaucoup de liberté les diſcours de ſon Souverain, a un peu l’air du Momus des Grec.

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Le livre de Daniel depuis le 8e. chap. contient sûrement les écrits de ce Prophête ; mais on ne ſait d’où les 7. premiers chapitres ont été tirés : comme, à l’exception du 1er. ils ſont écrits en Chaldéen, on peut préſumer qu’ils ont été tirés des Chroniques des Chaldéens. Le 1er. livre d’Eſdras eſt tellement lié au livre de Daniel, qu’on voit aisément que c’eſt le même Ecrivain qui continue l’hiſtoire des Juifs depuis leur premiere captivité. On peut encore y joindre le livre d’Eſther, dont la liaiſon ne ſe peut rapporter ailleurs ; mais il n’eſt pas probable que ce ſoit le même livre qu’avoit écrit Mardochée : car au Chap. 9. v. 20. 21. & 22. l’auteur parle de Mardochée à la troiſieme perſonne ; & dans ſes Lettres, & au verſet 31. du même Chap. il eſt dit que la Reine Eſther fit régler par un Edit tout ce qui concernoit la fête des Sorts, & qu’il fut inſcrit dans le livre. Ce livre par excellence eſt ſans doute celui de Mardochée qui étoit aſſez connu ſans le nommer, & qui conſtamment eſt perdu.

Les livres de Daniel, d’Eſdras, d’Eſther & de Néhémie paroiſſent être d’un ſeul & même Ecrivain ; mais on ignore quel il eſt. On ne doit pas s’étonner, dit Spinoſa, d’où cet Ecrivain (quel qu’il ſoit) a pu tirer des mémoires pour écrire toutes ces différentes hiſtoires.

Les Princes des Juifs dans le ſecond Temple, comme les Rois dans le premier, avoient des Scribes & des Hiſtoriographes qui écrivoient ſucceſſivement leurs annales & leurs faſtes chronologiques. Et comme les annales & les chronologies des Rois ſont citées dans les livres des Rois, les faſtes ou chronologies des Princes & des Prêtres du ſecond Temple ſont cités dans le livre de Néhémie Chap. XII. v. 23. & au 1er. livre des Machabées 16. 24. & il y a de l’apparence que l’Edit d’Eſther & le livre de Mardochée qui ſont perdus, étoient insérés dans ces faſtes. Vid. Spinos. Cap. X. pag. 131. 132.

La preuve que les livres de Daniel, d’Eſdras, d’Eſther & de Néhémie ne ſont ni de Néhémie, ni d’Eſdras, reſulte du 12e. Chap. de Néhémie vers. 9. & 10. où l’on trouve la ſuite des Princes des Prêtres depuis Jeſugh juſqu’à Jaddudh 6e. Pontife qui, ſelon Joſephe, Liv. II. Chap. VIII. alla au devant d’Alexandre, & ſelon Philon, (in libro temporum) fut le dernier Pontife ſous la domination des Perſes.

Or il n’eſt pas vraiſemblable qu’Eſdras ou Néhémie aient vécu aſſez long-tems pour ſurvivre à 14. Rois de Perſe : on compte plus de 230. ans ; ainſi il n’y a point de doute que ces livres n’aient été écrits long-tems après que Juda Machabée eut rétabli le culte du Temple ; & cela parcequ’alors il paroiſſoit de faux livres de Daniel, d’Eſdras, faits par des gens mal intentionnés de la ſecte des Saducéens.

L’Auteur du livre d’Eſdras dans l’énumération des Juifs, Chap. II. v. 64. qui partirent pour Jéruſalem, fait monter leur nombre en total à 42360., & néanmoins le détail qu’il eſt fait dans le même chapitre ne monte qu’à 29818. Il y a erreur ou dans le détail ou dans le total. Spinos. C. X. p. 133.

La 22e. Prophétie de Jérémie touchant Jéchonias ne quadre aucunement avec ſon hiſtoire. Voyez la fin du 2e. livre des Rois & le 1er. livre des Paralipomenes Chap. III. v. 17-18. & 19.

Mais comment a-t-il pu dire à Sédécias (Chap. XXIV. v. 5.) à qui l’on creva les yeux auſſitôt qu’il eut vu mourir ſes enfans, pacifice morieris ? Il eſt certain qu’avant le tems des Machabées il n’y a eu aucun recueil canonique des livres ſaints, mais que ceux qui nous reſtent ont été choiſis parmi pluſieurs autres par les Phariſiens du ſecond Temple, & reçus par leur autorité. La raiſon pour laquelle il eſt croiable que les ſeuls Phariſiens ont fait ce choix, eſt qu’au dernier Chapitre de Daniel v. 2. la réſurrection des morts niée par les Saducéens, eſt prédite expreſſément. Vid. Spinos. C. X. P. 136.

Quand il s’agit de défendre l’Ecriture-Sainte, on a bientôt fait avec Spinoſa. Il eſt vrai que l’on paye en probabilités & en conjectures ; mais c’eſt encore trop pour un incrédule ; & ſi jamais l’axiome d’Ariſtote adverſus negantem principia non eſſe diſputandum doit avoir lieu quelque part, c’eſt ſur-tout en matière de Religion. On ſait bien, par exemple, que les livres de Moyſe & des autres en l’état que nous les avons, ne ſont point à la lettre & mot-à-mot tels qu’ils ſont ſortis de leurs mains, & par conséquent les anachroniſmes & les dénominations anticipées qui ſe trouvent dans ces livres, à moins qu’on ne veuille les regarder comme des prophéties, ſont ſur le compte d’Eſdras & des autres compilateurs. C’étoient de ſimples éclairciſſemens qu’ils avoient ajoutés au texte & qui inſenſiblement ont paſſé dans le texte par l’ignorance ou la ſuperſtition des copiſtes : mais le fond de l’hiſtoire eſt toujours de Moyſe & eſt toujours l’ouvrage du Saint Eſprit.

On peut fort bien parler de foi à la troiſieme perſonne, mille gens n’ont point écrit autrement leur hiſtoire. A l’égard des variations, des erreurs de datte & même de faits dont Spinoſa fait tant de bruit, nos ſavans interpretes trouvent le moyen de ſauver tout cela : voyez le P. Calmet, Simon, Dupin.

Laiſſons, conclud notre Critique, laiſſons les Maſſoretes adorer ſuperſtitieuſement la lettre. Que l’Ecriture, quant au dogme, ſoit une choſe ſacrée, inaltérable ; mais quant à l’hiſtoire, ce ſont des hommes qui l’ont écrite ; ils ont pu ſe tromper & ſe ſont trompés.

Il eſt étonnant, continue-t-il, qu’on veuille ſoumettre la raiſon, cette lumiere toute céleſte, qui eſt le plus beau préſent que Dieu ait fait aux hommes, à des lettres mortes, & que l’ignorance ou la malice humaine ont pu altérer de mille façons ; qu’on ſe faſſe un principe de décrier cette raiſon qui eſt le vrai dépôt de la parole de Dieu ; & qu’on ſoutienne qu’elle eſt aveugle & corrompue, tandis qu’on nous fait un crime & un crime énorme de ſoupçonner la moindre altération dans la lettre d’une livre qui n’eſt que l’ombre de la parole de Dieu. Maximum babeatur ſcelus, talia de littera & verbi Dei idolo cogitare. On fait conſiſter la piété à étouffer la lumiere de la raiſon, & l’impiété à douter un inſtant de la fidélité de ceux qui nous ont tranſmis l’Ecriture.

Dieu autrefois voulant ſe ſoumettre les Iſraélites, ne ſe montroit à ce Peuple que pour l’éblouir & pour l’étonner. Il frappoit ſon imagination par le bruit du tonnerre, par les foudres & les éclairs. Ce langage convenoit alors à la Majeſté de Dieu ; mais Dieu ne ſe communique plus de cette maniere aux hommes ; & nous ne ſommes point ſi groſſiers que les Iſraëlites. En un mot il ne s’agit plus de ſurprendre l’imagination, il faut perſuader l’eſprit : donnez nous des raiſons.

Je paſſe au plan que Spinoſa fait de l’ancien Judaïſme ; & ce n’eſt pas l’endroit le moins curieux de ſon livre :

Il remarque d’abord que le Peuple Juif n’étoit pas le ſeul choiſi de Dieu, ou du moins qu’il y eut dans tous les tems des Elus parmi les autres nations.

Nous voyons au 14e. Chapitre de la Génèſe Melchisédech Roi de Salem & Pontifie du Très-Haut qui bénit Abraham le bien-aimé de Dieu. Voilà deux étrangers qui connoiſſoient Dieu, & qui ſavoient l’adorer avant qu’il ait preſcrit un culte à ſon Peuple. On ne voit pas qu’Abraham eût reçu aucune loi de Dieu ; & néanmoins il eſt dit qu’il obſervoit la loi de Dieu.

Quelle loi ? la même apparemment qu’obſervoit Melchisédech. Gen. XXVI. v. 5.

Dieu dit dans Malachie, Chap. 1er. v 10. & 11. ab ortu ſolis uſque ad occcaſum meum nomen magnum eſt inter gentes. Vous ſavez que dans l’Ecriture le mot de Gentes par rapport aux Juifs, ſignifie toujours les Payens. Dieu avoit donc des adorateurs & des Saints chez plus d’un Peuple qui n’étoit pas ſon Peuple. Inter gentes. Tels étoient Job, dont on ignore le pays, & peut-être une infinité de bons Iſmaélites, qui, pour avoir été déſhérités d’Abraham n’en étoient pas moins honnêtes gens.

Spinoſa croit en conséquence que le choix du Peuple Juif, pour qui Dieu ſembloit marquer tant de prédilection, ne regardoit que le bonheur temporel de ce Peuple ; & l’opinion qu’ont encore les Juifs d’aujourd’hui, ſemble fortifier cette idée.

Ils prétendent que Dieu donna ſept préceptes à Noé, & que toutes les nations ne ſont tenues que de pratiquer ces préceptes ; mais qu’il en a donné un plus grand nombre à la nation Juive, afin de la rendre plus heureuſe que les autres.

Les hommes, dit Spinoſa, pour s’aſſurer une vie tranquile & commode ont été obligés de conſpirer enſemble & de mettre en commun les droits naturels que chacun avoit en particulier, pour les exercer en commun & pour ne plus dépendre de la violence & du caprice de chacun, mais ſe régler par le bon plaiſir & l’autorité de tous. Cette néceſſité où les hommes ſe ſont trouvés de vivre enſemble a donné lieu à diverſes eſpèces de Gouvernemens, ſelon les divers génies des hommes ; mais celui des Hébreux eſt le plus ſingulier de tous.

Il vient un homme qui ſe dit envoyé de Dieu pour ſouſtraire les Hébreux à la domination des Egyptiens, pour les affranchir du joug des hommes & les ſoumettre à Dieu ſeul. Cet homme ſans ambition ſe fait appeller modeſtement l’homme de Dieu, pour exercer en ſon nom la ſouveraineté ; & d’abord il porte ſon Peuple à faire une alliance avec Dieu, une alliance purement paſſive & à lui jurer une obéiſſance aveugle. L’Empire des Hébreux au moyen de cette alliance (ex vi pacti) devient donc à juſte titre l’Empire de Dieu. Dieu ſera déſormais le Roi des Hébreux ; leurs ennemis ſeront les ſiens ; & les ambitieux qui voudront uſurper le ſceptre ſeront criminels de Lèze-Majeſté divine au premier chef : car Dieu eſt un Dieu jaloux : vous n’aurez point d’autres Dieux devant moi &c. Ainſi chez les Hébreux le droit civil & le droit divin ſe trouvoient confondus, ou n’étoient que la même choſe. Les dogmes de la Religion n’étoient plus de ſimples préceptes, mais des loix de la Monarchie. La piété proprement étoit une vertu civile, & l’impiété un crime d’Etat. Quiconque abjuroit la Religion perdoit la qualité de Citoyen, & n’étoit plus regardé que comme un ennemi de la nation ; quiconque au contraire mouroit pour ſa Religion étoit réputé mort pour ſa patrie. Voilà quelle étoit la Théocratie des Hébreux, gouvernement unique & l’ouvrage de Moyſe.

Rien de mieux ſuivi que ce plan. La milice des Hébreux n’étoit composée que de citoyens. Qui in caſtris miles, in foro judex erat, & qui in caſtris dux, in curia judex. On ne ſouhaitoit la guerre que pour avoir la paix & pour défendre ſa liberté contre des voiſins jaloux qui cherchoient à l’opprimer. Vid. Spinos. C. XVII. pag. 200.

L’amour que les Hébreux avoient pour leur patrie, n’étoit point, comme chez les Romains, une ſimple vertu civile, mais un devoir de piété, un principe de Religion qui ſe fortifioit tellement chez eux qu’il paſſoit bientôt en nature avec ſa haine qu’ils croyoient devoir à tout ce qui n’étoit point Juif : car depuis que les Juifs eurent tranſporté à Dieu tous leurs droits naturels ; depuis qu’ils crurent que leur Empire étoit celui de Dieu même ; qu’ils étoient ſeuls ſes enfans, & que toutes les autres nations étoient ſes ennemis déclarés, ils ne pouvoient manquer de déteſter les nations & de regarder cette pieuſe haine comme un devoir de Religion. Ces diſpoſitions peu convenables néanmoins à l’eſprit de Dieu qui n’eſt que charité, tournoient au bien du gouvernement ; ils en étoient plus unis entre eux & meilleurs. Auſſi dans tout le tems que dura la Théocratie, ou la République des Hébreux, il n’y eut qu’une guerre civile ; & ſous les Rois d’Iſraël on ne voit que ſchiſmes & que diviſions. C’étoit encore par le même eſprit qu’on n’exiloit aucun citoyen parmi les Hébreux, & que chacun étoit propriétaire perpétuel de ſes biens : car quand quelqu’un avoit été obligé d’aliéner un fonds ou d’abandonner ſon champ, il rentroit, au Jubilé, de plein droit dans tous ſes biens.

Vous n’avez pas beſoin de mes réflexions pour ſentir où tend tout ce ſyſtême de Spinoſa. Jamais la politique humaine n’a rien imaginé de ſi merveilleux que cette Théocratie ; mais voyez que d’eſprit ce méchant homme donne à Moyſe.

Car, dit-il ailleurs, toujours en parlant des Juifs, Ratio bene vivendi, ſive vera vita deique cultus & amor, iis magis ſervitus, quam vera libertas, deique gratia donum fuit. C’eſt un peu outrer St. Paul ; mais auſſi ce Spinoſa gâte tout ce qu’il touche : je ne ſais même s’il n’eſt pas un peu Janséniſte.

Spinoſa termine ſon traité par ces dangereuſes maximes qu’il ne ſe laſſe point de répéter. Il eſt, dit-il, dangereux de réputer droit divin des choſes de pure ſpéculation, & d’ériger en loix des opinions dont les hommes peuvent tous les jours diſputer entre eux. En un mot c’eſt une vraye tyrannie que de nous faire des crimes de nos opinions, & de vouloir nous ôter la liberté de penſer, qui eſt de droit naturel : droit reſpectable & dont perſonne ne peut décheoir.

Il ajoute que la Religion n’a force de loi ou de droit, que lorſqu’elle eſt munie de l’autorité du Souverain ; que Dieu n’exerce aucun empire ſur les hommes que par le miniſtere de ceux qui les gouvernent ; qu’on doit toujours accommoder le culte de la Religion & les pratiques de piété au bien & à la paix de l’Etat ; que par conséquent c’eſt aux Puiſſances ſouveraines à preſcrire & à régler ce culte & ces pratiques dont ils ſont les ſeuls interpretes. Je parle, dit-il, du culte extérieur, & non des moyens qui nous diſpoſent intérieurement à adorer Dieu en eſprit & en vérité, qui ſont matiere de droit privé, dont par conséquent perſonne ne peut être l’arbitre au préjudice de notre liberté.

Schiſmata, continue-t-il, & c’eſt-là un beau mot, non eriuntur ex magno veritatis ſtudio (fonte ſcilicet comitatis & manſuetudinis) ſed ex magna libidine regnandi. Enfin, conclud Spinoſa, rien ne ſeroit plus avantageux à un État que de faire conſiſter la piété & la Religion dans la pratique ſeule de la charité & de la juſtice, de renfermer les droits des Puiſſances ſouveraines, tant pour le ſacré que pour le profane, dans les actions ; & du reſte de permettre à chacun de penſer tout ce qu’il veut & de dire tout ce qu’il penſe.

Nihil reipublicæ tutius, quam ut pietas & Religio in ſolo charitatis & æquitatis exercitio comprehendatur, & jus ſuminarum poteſtatum tam circa ſacra, quam profana, ad actiones tantum referatur : cæterum unicuique & ſentire quæ velit & quæ ſentiat dicere concedatur. Belle concluſion & digne de l’Exorde. Vous avez dû deviner dès le commencement de cet extrait quelle étoit la Religion de Spinoſa ; mais la voici bien expliquée dans une de ſes pensées Théologiques.

Quand, dit-il, nous liſons que Dieu défendit à Adam de manger du fruit de l’arbre de la connoiſſance du bien & du mal ; cela ſignifie que Dieu ordonna à Adam de faire le bien, purement parcequ’il eſt bien, non entant qu’il eſt contraire au mal, c’eſt-à-dire de chercher le bien pour l’amour du bien, non par la crainte du mal ; car lorſqu’on fait le bien par connoiſſance & par amour, on agit toujours librement & avec égalité d’eſprit ; mais quand on fait le bien par la crainte du mal, on agit ſervilement & par contrainte : dès là, par conséquent, on vit dans la dépendance & dans l’eſclavage. Cet unique précepte que Dieu donna au premier homme, renferme toute la loi divine qui eſt celle de la nature : totam legem divinam naturalem comprehendit, & quadre parfaitement à ce que nous dicte la lumiere naturelle. Voilà encore St. Paul : ſi non eſſet lex, non eſſet peccatum. On n’a connu le péché que par la loi. Voyez comme Spinoſa abuſe de toutes ces expreſſions.

Il eſt inutile de vous mettre ſon argument en forme. C’eſt comme s’il diſoit : « je ſuis né libre ; & je veux en faiſant le bien, ſuivre la pente naturelle que j’ai au bien ; point de Religion & je n’en ſerai que plus honnête homme ». La loi ne fait que des eſclaves : elle ne juſtifie point le cœur, elle n’arrête que la main.



FIN.