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Anatole/12

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Anatole (1815)
Michel Lévy frères, éditeurs (p. 58-65).


XII


Plusieurs jours s’écoulèrent sans que le commandeur reparût chez madame de Nangis. Valentine, alarmée de cette absence, pensa que le danger de son mystérieux ami pouvait en être cause, et se persuada qu’il était de son devoir d’en témoigner quelque inquiétude. Mais elle en parla de la manière la plus réservée, dans un billet où toutes les grâces de la politesse ne dissimulaient pas la contrainte qui l’avait dicté ; car l’idée que ce billet pourrait être montré, avait intimidé Valentine : l’événement justifia sa prévoyance. M. de Saint-Albert était à la campagne, et le surlendemain elle reçut la lettre suivante :

« Madame,

» Ne me plaignez pas de l’événement le plus heureux de ma vie, mais de la fatalité qui me prive du bonheur d’aller vous remercier de votre aimable inquiétude. Hélas ! ma blessure est guérie ! et je vais perdre tous mes droits à votre intérêt, sans être moins digne de votre pitié.

» Je suis, etc.
» ANATOLE. »


À cette lettre était jointe la réponse du commandeur, qui annonçait son prochain retour à Paris, sans dire un mot d’Anatole.

— Anatole, répéta tout haut Valentine, je sais enfin son nom, et je connaîtrai bientôt celui de sa famille… Mais que m’importe le secret de sa naissance, j’aimerais mieux savoir celui de ses chagrins. Il paraît malheureux. On n’emploie tant de mystère que pour cacher un tort ou un malheur ; et l’ami de M. Saint-Albert ne peut être un homme coupable. Il n’en faut pas douter, il est malheureux. Mais de quel malheur est-il affligé !

Voilà le sujet sur lequel s’exerça longtemps l’esprit de Valentine. Plusieurs indices lui prouvaient que la fortune n’avait point de torts envers lui. La nature semblait l’avoir comblé de ses faveurs, et l’amour seul devait causer ses peines. Peut-être avait-il été indignement trahi, et s’était-il juré de fuir toutes les occasions de se laisser de nouveau séduire : sa retraite était la suite de cette résolution : et Valentine trouvait qu’un tel motif expliquait fort clairement tout ce qui lui avait paru si étrange jusqu’alors.

— Si j’étais trompée, se disait-elle, je voudrais comme lui me soustraire aux yeux de tout le monde, et même à la reconnaissance que l’on voudrait me témoigner ; je ne verrais partout que perfidie.

C’est ainsi que l’on trouve toujours le moyen de justifier les manies des gens qu’on favorise. En réfléchissant un peu mieux, Valentine aurait vu que ce projet de retraite absolue s’arrangeait mal avec sa rencontre à l’Opéra ; bien que ce soit assez la mode de nos misanthropes modernes de haïr les hommes sans pouvoir se passer de leur société, et de fuir les femmes sans manquer un jour d’Opéra ; cependant il est rare d’y rencontrer celui qui cherche la solitude ; et madame de Saverny aurait s’attendrir un peu moins sur les malheurs d’un amant accessible à de pareilles distractions. Mais à l’âge de Valentine, on raisonne avec son imagination, et l’on calcule d’après son cœur ; elle se dit qu’Anatole avait été au spectacle par complaisance, qu’il ne l’avait si tendrement regardée que par curiosité, et ne s’était généreusement exposé pour elle, que par humanité et dégoût de la vie.

Après avoir relu plusieurs fois le billet d’Anatole, elle le serra avec soin, et se rendit chez sa belle-sœur, où l’assemblée la mieux choisie se plaignait depuis longtemps de son absence.

— Qui donc vous a retenue si tard, ma chère Valentine, s’écria madame de Nangis, nous vous attendons depuis un siècle pour chanter les couplets de M. de S…, prendre le thé et commencer le quinze.

— En vérité, ma sœur, je ne méritais guère l’honneur d’être attendue pour tout cela, répondit Valentine ; vous savez que je chante fort peu, et joue encore plus mal ; monsieur, ajouta-t-elle en se tournant vers le chevalier d’Émerange, voudra bien me remplacer, et l’auteur des couplets y gagnera beaucoup.

— Gardez-vous bien de lui rien demander, reprit la comtesse, il est ce soir d’une humeur détestable ; il dit qu’il n’y a pas assez de monde pour jouer, qu’il y en a trop pour faire de la musique, que la conversation est trop brillante pour qu’il s’en mêle, enfin, il blâme tout en demandant la permission de ne rien faire ; voilà la seule réponse qu’on en puisse obtenir.

— Puisque c’est ainsi, je vais me rendre aux ordres de madame, dit le chevalier en s’adressant à Valentine.

Et se levant ensuite pour demander à M. de S… ses couplets, il laissa madame de Nangis un peu déconcertée de ce nouveau caprice. Pendant que le chevalier essayait l’air qui conviendrait le mieux à cette chanson, et que l’auteur se confondait en phrases modestes, pour prouver qu’il connaissait la médiocrité du genre et de l’exécution de ce petit ouvrage, un indiscret s’avisa de dire qu’il voudrait bien savoir quelle douce occupation avait fait oublier l’heure à madame de Saverny.

— Il faut le deviner, répondit M. de Nangis ; moi je crois qu’elle finissait quelques-uns de ces romans que ces dames prétendent ne pas pouvoir quitter ; et vous, chevalier, quelle est votre idée ?

— Madame écrivait peut-être aux heureux voisins du château de Saverny, dit le chevalier d’un air malin.

— Bah ! dit la comtesse, je parie qu’elle achevait sa toilette : il manque toujours quelque chose à une robe neuve.

— Qui sait, dit une voix qui surprit Valentine, pour occuper longtemps une jeune femme, il ne faut souvent qu’un billet.

— Vous ici, M. le commandeur, s’écria Valentine en se retournant, je vous croyais à la campagne !

— J’en arrive à l’instant, madame, et si je n’ai pas eu l’honneur de me présenter chez vous, c’est que j’espérais vous rencontrer ici.

Madame de Saverny s’excusait avec embarras de n’avoir point aperçu le commandeur en entrant dans le salon, lorsque le son du piano se fit entendre. Après avoir préludé, le chevalier décida qu’une épigramme n’avait pas besoin d’accompagnement, et se mit à chanter, sans le secours du piano, des couplets dirigés contre un ministre nouvellement nommé : plusieurs femmes de la cour y étaient désignées de la manière la moins décente, et la malignité ne s’arrêtait même pas aux courtisans. Chacun parut enchanté de cette œuvre du démon, et la meilleure des satires de Boileau n’aurait pas excité plus d’enthousiasme. On combla l’auteur d’éloges ; ceux que lui adressa le chevalier furent les mieux tournés, les plus outrés et par conséquent les plus flatteurs. M. de Nangis seul ne rit point des couplets, et témoigna à sa femme le regret de les avoir laissé chanter chez lui ; mais la comtesse devinant sa pensée, lui répondit :

— Qu’il n’y avait rien à craindre du ressentiment des personnes attaquées dans cette chanson ; dans le fonds, ajouta-t-elle, il n’y a que le prince de maltraité, et vous savez sur ce point jusqu’où va son indulgence.

Madame de Nangis avait raison : à cette époque on risquait moins à faire une chanson contre le roi, qu’une épigramme sur un commis des finances.

De retour auprès de madame de Saverny, le chevalier se pencha vers elle pour lui dire à voix basse :

— Concevez-vous rien au caprice de madame de Nangis, de me faire chanter des pauvretés pareilles ?

— N’avez-vous pas dit que vous trouviez ces couplets charmants ?

— Oui, vraiment, je l’ai dit à l’auteur ; ne voulez-vous pas que je me fasse un ennemi de cet homme-là ?

— Mais il me semble que sans blesser son amour-propre, vous auriez pu être moins prodigue d’éloges.

— Ah ! vous connaissez bien mal ces sortes de gens-là : vous blâmez mon exagération envers lui, eh bien, je ne serais pas étonné qu’il m’eût trouvé très-froid dans mes éloges, et que pour s’en venger il ne méditât quelques petits refrains joyeux contre moi.

— En effet, si la mauvaise foi se devine, j’ai peur pour vous ; mais qui peut obliger à recevoir une personne dont l’aimable esprit cause une si vive terreur ?

— On espère toujours l’avoir pour soi, et comme il ne vous montre jamais que les méchancetés adressées aux autres, à moins qu’il ne se trompe de poches, on ne risque pas de savoir celles qu’on lui inspire.

— Mais savez-vous bien que cela fait un très-vilain métier.

— Pas plus vilain qu’un autre. Au bout du compte, cet homme-là ne fait que rimer la prose de tout le monde, sa malice a rarement le mérite de l’invention ; il peint ce qu’il voit, copie ce qu’il entend, médit de tous ; et l’on sait qu’il a son couvert mis à la table de chacune de ses victimes.

— Je puis vous assurer qu’il ne sera jamais admis à la mienne.

— Il n’en voudrait pas de la vôtre : que ferait-il chez une femme qui ne peut ni goûter ni inspirer la satire ?

— Ah ! prenez-y garde, vous me flattez ; me croiriez-vous méchante ?

— Vraiment cette réflexion pourrait bien m’en donner l’idée, et c’est me punir cruellement d’avoir compromis mes éloges ; mais je m’en rapporte à votre esprit, pour distinguer le compliment que l’on cherche, de la vérité qui échappe. Au reste, quelle que soit votre opinion, je ne me donnerai jamais la peine de me justifier auprès de vous, tant je suis convaincu que vous savez déjà mieux que moi tout ce que je pense.

Le chevalier quitta son ton léger pour dire ces derniers mots, qui furent interrompus par les instances réitérées de madame de Nangis, qui voulait absolument faire jouer sa belle-sœur. Valentine sut bon gré à la comtesse de lui épargner l’embarras de répondre au chevalier ; elle alla se placer auprès d’elle, à la table de jeu, et fut étonnée de voir le chevalier s’y établir aussi malgré le refus absolu qu’il avait fait de jouer de la soirée. Madame de Nangis n’en fit point la remarque tout haut ; mais ses regards et l’inflexion de sa voix, quand elle lui adressait la parole, prouvaient trop qu’elle était vivement blessée. Pour la première fois Valentine souffrit du mécontentement de sa belle-sœur, des soins empressés du chevalier, et de la présence du commandeur.