Aller au contenu

Anatole/18

La bibliothèque libre.
Anatole (1815)
Michel Lévy frères, éditeurs (p. 95-99).


XVIII


Plusieurs jours se passèrent sans que Valentine pût rejoindre sa belle-sœur. Elle était toujours sortie, ou n’était point visible. Justement offensée de cette affectation à ne la pas recevoir, madame de Saverny n’insista plus, et se refusa même le plaisir de voir son frère, dans la crainte d’être obligée de répondre aux questions qu’il lui ferait probablement sur le motif qui l’éloignait de sa femme. Cependant l’ayant rencontré un soir chez la princesse de L…, et s’étant approchée de lui pour lui témoigner ses regrets d’être restée si longtemps sans le voir, elle fut très-étonnée d’en être accueillie d’un air sévère, et de lui entendre dire qu’il était tout naturel de sacrifier ses amis à ses adorateurs. Elle se serait justifiée sans peine d’une aussi injuste accusation, si les témoins qui les entouraient le lui avaient permis. Mais les réunions du grand monde ont cela de particulier, qu’on y peut toujours lancer une injure, et jamais entrer en explication ; de là vient l’habitude que tant de gens d’esprit ont contractée, de se justifier d’un tort par une épigramme.

Tourmentée par de pénibles réflexions, Valentine pria la princesse de la dispenser de faire une partie, et se plaça auprès de sa table de jeu. Le commandeur de Saint-Albert vint bientôt l’y rejoindre, et voyant l’expression de mécontentement répandue sur son visage, il lui dit :

— Comment se fait-il qu’on ait le regard aussi triste quand on vient de causer tant de joie ?

— Je ne sais, répondit madame de Saverny, sans avoir l’air de comprendre la fin de cette phrase, mais il est vrai qu’aujourd’hui je suis assez maussade.

— C’est une manière de répondre que vous ne vous souciez pas de me dire ce qui vous importune ; tranquillisez-vous, je suis discret, et ne demande jamais ce que je sais.

— Puisque vous êtes si bien instruit, faites-moi, je vous en prie, la confidence de ce que j’éprouve ?

— Non, vraiment ; je n’aime point à me mêler des affaires de famille ; d’ailleurs, vous savez si l’on perd son temps à m’interroger ?

— Aussi n’ai-je plus envie de rien savoir de vous.

— C’est dommage, car je me sens ce soir une certaine disposition au bavardage, dont votre curiosité aurait pu profiter.

— Je ne suis plus curieuse.

— Je l’avais bien prévu que ce caprice ne durerait pas plus qu’un autre.

— En vérité, vous jugez de tout admirablement, reprit Valentine ; au reste, quand on prend la reconnaissance pour du caprice, on peut bien prendre le silence pour de l’oubli.

— Que la colère vous sied bien ! et que de gens aimables m’envieraient le bonheur de vous animer ainsi !

— Ah ! par grâce, épargnez-moi votre ironie, je ne saurais la supporter aujourd’hui ; c’est de votre amitié seule que j’ai besoin.

— Vous y pouvez compter, reprit le commandeur d’un ton plus affectueux, et le moment approche où cette amitié déconcertera, j’espère, plus d’un projet.

Ces derniers mots auraient laissé une impression profonde dans l’esprit de madame de Saverny, si une lettre qu’on lui remit en rentrant chez elle n’eût changé le cours de ses idées. Cette lettre contenait les remercîments d’Anatole ; et comme une prière exaucée en autorise nécessairement une autre, il suppliait Valentine, dans les termes les plus humbles, de lui accorder la permission de lui écrire quelquefois. « Puisque le ciel me condamne, ajoutait-il, à ne jamais goûter le bonheur de ceux qui vous entourent, ne me privez pas du plaisir de vous peindre des sentiments dignes de vous. Ils sont sans danger pour votre repos ; et votre cœur fût-il libre, vous n’y sauriez répondre. Je vous le répète, madame, un obstacle invincible me sépare à jamais de vous ; mais la fatalité qui s’oppose à mes vœux ne me rend point indigne de votre confiance ni de votre intérêt, et vous pouvez recevoir en toute assurance l’hommage d’un culte qui n’est dû qu’à la divinité. » Plus bas on lisait que le renvoi de cette lettre serait regardé comme l’ordre de n’en plus adresser.

Il serait trop long d’analyser tous les sentiments que fit naître cette lecture ; le plus vif était bien certainement celui dont Valentine n’osait convenir avec elle-même. C’était ce plaisir qui ravit l’âme au premier aveu d’un amour qu’on désire ; c’était cette ivresse du cœur qui trouble la raison au point d’ôter tout souvenir du passé, pour se livrer uniquement à l’espoir d’un avenir enchanteur. Les chagrins, les obstacles, tout disparaît devant l’idée d’être aimée ; on croit sincèrement que l’amour a borné son ambition à cet excès de félicité, et l’on défie le malheur. Heureuse illusion, dont rien ne remplace la perte !

Absorbée dans sa douce rêverie, Valentine se demandait comment Anatole pouvait avoir conçu pour elle un sentiment aussi vif, sans la connaître. À cette question fort raisonnable, son cœur répondait par un retour sur lui-même qui lui expliquait mieux ce mystère que n’auraient pu le faire tous les calculs de son esprit. D’ailleurs, M. de Saint-Albert avait probablement instruit son ami de ce qui l’intéressait, peut-être même s’était-il plu à parer Valentine de toutes les qualités aimables, pour mieux séduire l’imagination exaltée d’Anatole. Ce projet n’avait d’abord été que l’effet d’une plaisanterie fondée sur l’aventure romanesque de l’Opéra ; mais il arrive parfois que le même événement qui fait rire un vieillard fait rêver un jeune homme, et tout prouvait que celui-là avait laissé des traces profondes dans le souvenir d’Anatole ; il est si naturel de s’attacher aux objets de son dévouement, et de vouloir aimer une femme déjà captivée par la reconnaissance ! Voilà les suppositions qui occupèrent longtemps l’esprit de Valentine, avant de s’arrêter sur la pensée de cet obstacle invincible, qui aurait été le premier sujet des réflexions de toute autre personne. Son imagination n’en fut pas vivement tourmentée : elle se peignit Anatole soumis aux volontés d’un père ambitieux, et peut-être lié par des promesses qu’il n’osait ni accomplir, ni enfreindre, réduit à attendre sa liberté d’un malheur : elle ne voyait dans sa conduite mystérieuse qu’une preuve de la délicatesse qui doit interdire à un homme d’honneur le désir de faire partager un sentiment malheureux. Enfin, à travers cette obscurité profonde, elle voyait clairement tout ce qui expliquait à son gré la situation d’Anatole. C’est ainsi que tout l’esprit imaginable ne sauve pas des absurdités du cœur.